Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Voyage à travers les malentendus: Tome I
Voyage à travers les malentendus: Tome I
Voyage à travers les malentendus: Tome I
Livre électronique644 pages9 heures

Voyage à travers les malentendus: Tome I

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Extrait : "La Providence, il est ordonné de le croire, eût voulu faire de ce monde une harmonie des esprits, une mélodie universelle des âmes et des cœurs qui respirent. Nous en avons fait une Babel. Parlons-en dans cet ouvrage. Comme ce n'est point une étude abstraite qu'il importe de faire sur les malentendus qui ont cours dans la société humaine, il est visible, du premier abord, que la partie dominante de ce livre ne doit point s'attarder après l'idée pure."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie30 août 2016
ISBN9782335169485
Voyage à travers les malentendus: Tome I

En savoir plus sur Ligaran

Auteurs associés

Lié à Voyage à travers les malentendus

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Voyage à travers les malentendus

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Voyage à travers les malentendus - Ligaran

    etc/frontcover.jpg

    à

    la charmante ville de Saint-Girons,

    mon berceau,

    à

    la fière cité de Foix,

    aux initiatives scientifiques,

    à

    l’ancienne ville dominatrice, Pamiers,

    industrielle, pieuse et studieuse,

    Un fils de l’Ariège,

    H. DUCLOS.

    1891. -1892

    Préface de la nouvelle édition

    En redonnant un livre, que j’avais presque aussitôt retiré que livré au public, il y a quinze ans, il ne serait pas impossible que j’eusse cédé, en partie, au mobile qu’indique Pierre Loti dans l’un de ses travaux : Le livre de la Pitié ; « Le besoin de lutter contre la mort étant, dit-il, – après le désir de faire quelque bien si l’on s’en croit capable, – la seule raison immatérielle que l’on ait d’écrire. »

    Mais donnons quelques explications supplémentaires ou justificatives, qui sont, nous le savons, attendues.

    I.– Un prince navigateur s’occupe d’océanographie ; si j’inventais un mot pour désigner l’objet de ce voyage et si je prenais celui de « mystificographie » ou de géographie de la mystification ?

    Le prince de Monaco, ne trouvant plus de mondes à découvrir sur les continents terrestres, s’est tourné vers une science nouvelle, hier encore inconnue. Il s’est livré aux sondages sous-marins pour contribuer à faire connaître la figure, les formes, les profondeurs de ces gouffres qui portent les navigateurs. Pourquoi n’aurais-je point dirigé mes recherches sur d’autres régions, sur la profondeur, la température, la faune de cet autre Océan qui s’appelle la Vie ? Pourquoi mes sondages n’auraient-ils point pour objet les bizarreries sociales ? Aurai-je découvert les courants intérieurs, et les lois secrètes des Malentendus, en aurai-je exactement décrit la forme, la physionomie ? je l’ai tenté, me tenant à mon expérience personnelle ; j’ai cherché les racines cachées, les origines psychiques de tel ou tel malentendu, de même que les géographes de la mer demandent à quelles chaînes de montagnes englouties appartiennent tels sommets qui forment les archipels et les îlots. Néanmoins, ce n’est pas ici un traité méthodique. On s’est borné à grouper les accidents qui ont marqué une vie, en suivant l’ordre chronologique de toute existence, c’est-à-dire la série des âges, depuis l’adolescence jusqu’aux confins de la vieillesse.

    Nous adoptons le mot mystificographie et non celui de mystificothérapie. Il y a bien la psychothérapie (voir les trois stations de M. Maurice Barrès). Mais je doute qu’aucun traitement au monde puisse guérir du malentendu. Il est, en effet, à désespérer qu’on bannisse tous les malentendus de la terre, puisqu’ils tiennent à notre nature imparfaite. On peut se tenir en garde ; on peut avertir, amoindrir dans une certaine mesure. Mais supprimer la chose, qui donc peut en répondre ? Comme il y aura toujours des mécontents, il y aura toujours des malentendus. Nous croyons devoir faire ici l’application de cette phrase du poète humoristique d’une feuille des plus répandues :

    Car on n’en finira pas,

    Tant qu’on ne voudra pas faire

    De ce qu’on fait ici-bas

    À peu près tout le contraire.

    Quant à nous, ce que nous cherchons, c’est la signification des malentendus terrestres ; c’est leur philosophie, leur théologie pour ainsi dire. Plus vous étalerez les antipathies existantes sur la terre, antipathies indéracinables, antipathies d’individu à individu, de famille à famille, plus vous renforcez la thèse du malentendu vivace, inextinguible. Si vous ne pouvez empêcher qu’il y ait sur la terre des matérialistes et des spiritualistes, pourra-t-on, par exemple, jamais exiger que, pour plaire aux premiers, les derniers consentent à considérer la vertu comme un produit chimique ?

    Il n’est point nécessaire, pour s’assurer de la triste pérennité du malentendu, de remonter jusqu’à la constitution intime de notre organisme corporel, et d’interroger l’histoire de notre cerveau. Soit ! Oui, dirons-nous avec Huschke ; le cerveau est le temple de ce qui nous intéresse le plus au monde. Soit ! La destinée du genre humain est étroitement liée aux soixante-cinq ou soixante-dix pouces de la masse cérébrale, et l’histoire de l’humanité s’y trouve inscrite, comme dans un grand livre plein de hiéroglyphes. Et encore, il faudrait s’entendre avec Huschke, car notre fatalité du malentendu n’est peut-être pas la sienne. Schiller n’ajoute-t-il pas, que « le monde est étroit, et que le cerveau est vaste » ? En quelque sens qu’on entende ce mot vaste, il est indubitable que le cerveau humain recèle le germe d’une quantité indéfinie de malentendus ; j’ignore s’il y a des cerveaux de travers, mais les esprits n’ont-ils pas des travers, ne voient-ils point plus d’une fois de travers, et par conséquent le malentendu n’est-il pas au fond de l’être humain ?

    Ce n’est pas tout. À cause des préoccupations générales, économiques de cette fin de siècle, il ne faudrait pas se tromper sur la portée intentionnelle de cette mystificographie et sur le but qu’elle poursuit. Puisqu’elle coudoie l’économie des relations humaines, elle touche naturellement par cela même, mais incidemment, à la question sociale, que nous n’avons pas la fatuité de vouloir résoudre. Mais n’est-il pas licite, à chaque effort individuel, de s’utiliser en vue de mener autant qu’on pourra à bonne fin l’état philosophique des esprits et les aspirations des masses ? Il ne sera pas inutile de reproduire ici le tableau de la société actuelle, peu optimiste il est vrai, tracé à propos des grèves par un publiciste ouvert à tous les progrès démocratiques et à toutes les investigations de la pensée. Il a des visions d’avenir et avoue que l’idéal entrevu, qui n’est pas définissable, renferme d’obscurs nuages. Craint-il les malentendus des nouvelles générations ? Citons cet auteur, bien que quelques insinuations de son tableau soient contestables ; néanmoins nous le croyons dans le vrai, quand il nous annonce que la voie où nous marchons nous mène à un état futur inconnu, plein de menaces et de dangers, et selon d’autres, rempli d’espérances. Je ne m’étonne pas que les plus sages disent, de l’aveu de notre publiciste, que pour nous maintenir encore, il faut jeter du lest. « Les disciplines anciennes ont disparu. On ne peut pas plus concevoir une monarchie passivement obéie au nom du droit divin qu’un gouvernement théocratique imposant la résignation au nom de la foi et de l’espoir des célestes compensations. Le bonheur immédiat, terrestre et matériel est l’idéal incontesté des sociétés modernes. Le plus grand nombre est loin de réaliser cet idéal. Il a essayé révolutionnairement de s’en approcher ; mais, dans les sociétés, le nombre n’est pas la force. Les bagaudes gaulois étaient cent mille : ils furent détruits par quatre légions. Les pastoureaux ou les anabaptistes furent écrasés par des poignées de chevaliers organisés.

    Le nombre tend à agir autrement que par le passé. Il s’organise. Par le suffrage universel, il compte arriver à être le pouvoir légal. Dans le champ restreint de l’industrie, en limitant les choses au débat de la main-d’œuvre et du capital, on voit celui-ci marcher de défaite en défaite. Par le renchérissement de toutes choses, par le prix croissant de la main-d’œuvre, l’argent a perdu le tiers de sa valeur depuis un siècle. Depuis cinquante ans seulement, le revenu du capital diminue dans la même proportion. Je voudrais bien savoir l’heureux rentier à qui cent mille francs donnent cinq mille francs de revenu assuré, en dehors du travail ou de la spéculation, qui est une forme particulière du travail. Aussi, lorsqu’on se plaît, comme fit jadis Mercier dans son livre si curieux : L’an deux mille quatre cent quarante, à se demander ce que pourra bien être notre société dans deux siècles, on peut la deviner profondément différente de la nôtre. Les paysans y seront actionnaires et employés de sociétés agricoles, la propriété individuelle et fractionnée, avec ses moyens d’exploitation limités, ne produisant plus de quoi nourrir le propriétaire.

    Comme le petit propriétaire, le petit commerçant a été absorbé par les grands entrepôts et par les sociétés coopératives. Les rentiers ont disparu. L’égalité des fortunes a été la conséquence de l’égalité politique. Il y a moins de misère et moins de richesse. Le bien-être s’est généralisé, mais le luxe n’existe plus. L’art paraît une folie dont le confortable n’a pas besoin. Il n’y a plus de nations, mais des usines qui marchent par la commandite obligatoire des citoyens. L’égalité des conditions matérielles de la vie a porté toutes ses conséquences. Le rêve matérialiste de la démocratie s’est réalisé… »

    (HENRI FOUQUIER).

    II.– Une grande réserve néant moins est à faire, si les utopistes, les socialistes ainsi que les sincères amis de l’humanité prononcent ou écrivent le mot bonheur ; car on se heurte à une confusion de choses, trop féconde source d’un millier de malentendus. Lorsque nous rêvons le bonheur, c’est tronquer les réelles aspirations de toute âme humaine, que de venir nous faire prendre le change sur les expressions, et laisser entendre par ce mot bonheur, uniquement le bonheur matériel, animal. « Vivre à son aise, et vivre content, sont deux choses différentes, » écrivait Mozart, le 7 août 1778 à l’abbé Bullinger. Est-ce tout, pour être vraiment heureux, de manger et de boire ? Et comment la promesse démocratique du bonheur universel futur s’arrangera-t-elle avec les borgnes, les asthmatiques, les culs-de-jatte, les aveugles, les goutteux, les bossus, les catarrheux, les goitreux, les sourds et les muets, comment s’arrangera-t-elle, puisqu’elle supprime le mot résignation de la philosophie humaine, devant les inquiétudes, les incertitudes, les trahisons de la chance dans les spéculations ?… à moins qu’à l’avenir les affaires, le mouvement progressif des carrières, l’industrie, le commerce ne soient plus nécessaires, et que les portions de bien-être ne tombent d’elles-mêmes tous les matins du ciel, avec une régularité et une égalité absolues, sur chacun des habitants du globe terrestre.

    Nos théories modernes sur la félicité cosmopolite renfermeraient-elles le plus colossal des malentendus ? Toujours est-il que « de toutes parts craquent les vieilles assises philosophiques de notre société. » On convient que les progrès de la civilisation réduisent de jour en jour l’importance des limites entre les nations. Les socialistes de toutes les races sont en train de former une alliance effective et pratique autrement solide que celle de l’ancienne internationale. Il est évident par ailleurs que la question sociale doit être aujourd’hui la même dans le monde entier, les conditions de la vie sociale y étant les mêmes, ou à peu près. Les intérêts des capitalistes sont solidaires les uns des autres, à travers le monde, comme ceux des ouvriers : de là une inquiétude vague, immense, universelle (voir l’Enquête sur le socialisme en Europe, par T. de Wyzewa).

    S’entendra-t-on ? D’autre part, est-ce l’idée de justice entre les hommes qui plane sur les mouvements des grandes masses, ou bien une banale idée de noces présiderait-elle aux agitations des organismes politiques et sociaux ? Il est certain que nous sommes à la fin d’un monde et à l’entrée d’un monde nouveau. Je n’en veux pas d’autres symptômes que le projet d’un ministre conservateur anglais, le successeur de lord Beaconsfield, méditant, plus démocrate que les républicains d’Europe et d’Amérique, de mettre en perspective l’accession des femmes au droit électoral politique (il s’agit de lord Salisbury).

    En attendant, il faudra du temps avant qu’on puisse rectifier les préjugés populaires, les ignorants devant des hommes qui cultivent l’art de la parole, et devant un ancien ministre, s’acharnant à classifier le monde en ceux qui travaillent et ceux qui ne font rien ; – on ne fait rien selon eux, quand on ne joue pas des bras ou des jambes. – Avant qu’on rectifie les préjugés des violents, disant : « Oui, la révolution ! le sang se lavera par le sang ! » il faudra du temps (conférence donnée à Troyes, par M. Goblet et M. Millerand, 1891). Je veux bien admettre pour un instant, que dans le vingtième siècle, dans le vingt et unième siècle, tout le monde sera propriétaire, tout individu sera millionnaire. Mais chacun trouvera-t-il le repos auquel tout être humain a aspiré dans tous les siècles ? – Allez ! Allez ! la mystificographie aura sa raison d’être, même dans l’âge d’or de l’avenir. Nous cherchons tous le repos, et qui le trouve ?

    Et si l’humanité doit se partager en deux fractions, dont l’une trouve que cette vie, cette terre est une vallée de larmes, lacrymarum vallis, tandis que l’autre n’y voit qu’une fête perpétuelle, un paradis, où tout le monde est appelé à une gaieté intarissable, comment s’entendre ? – Quand même nos merveilleux progrès, nos inventions étonnantes iraient jusqu’à ôter toute peine, tout labeur à l’homme, quand on inventerait une machine pour nous dispenser dans nos repas de la fatigue de lever le bras, une machine qui porterait d’elle-même les aliments, les morceaux à notre bouche, est-ce que tout cela ôtera à cette terre son caractère de lacrymarum vallis ? Est-ce qu’on peut décréter la gaieté ? – On en conviendra, la mystificographie a une inexorable raison d’être.

    Nous allons plus loin. Nous supposons qu’on arrive à réaliser, – ce qui est encore à l’état de rêve, de recherche, de poursuite ou de chimère, – la navigation aérienne, qui fournira à l’homme des routes plus rapides d’un point du globe à l’autre. On dit que la science proclame la possibilité d’enlever en haut dans l’air des corps lourds, de se servir de couches d’air comme de rails pour faire courir des trains pesants (l’astronome de Washington, le savant Langley). On croit qu’on affirmera bientôt la possibilité de la direction des ballons. Mais alors, ce serait le renouvellement de la face de la terre ! La base de l’existence serait déplacée, les conditions de la vie changées ! Accordons tout cela ; oui, une telle transformation emporterait le vieux monde. On dirait : À quoi bon continuer à mener le train de vie présent, puisque l’avenir doit tout changer ? À quoi bon agiter la question sociale et tant d’autres problèmes, puisqu’un prochain avenir annonce l’inconnu ? (Voir article de Arthur Loth.)

    On aurait raison de tenir ce langage. Eh bien, sur les ruines du vieux monde détruit et dans les assises du monde nouveau, vous auriez encore le malentendu, du moment que vous auriez l’humanité. En attendant, débattons-nous entre les malentendus inconscients et les malentendus voulus. J’appelle malentendus voulus, l’exploitation de la naïveté des individus ou des peuples, par motif d’intérêt ou d’ambition. Ce serait le cas, par exemple, d’un premier ministre, usant de tous les moyens pour se prolonger au pouvoir dans son pays. C’est, ce qu’insinuerait un journal protestant, à propos de l’attitude du premier ministre d’un pays voisin, en vue des prochaines élections. Selon cette feuille qui n’affirme pas la chose absolument… l’homme d’État en question se montrerait habile à manier la psychologie des passions : « Analyser la question irlandaise, – dit-elle – ce formidable composé où la race, l’histoire, la légende, et toutes les passions de l’âme sont venues se mêler, et ne trouver au fond que l’asservissement de la masse ignorante par la propagande cléricale, c’est une de ces erreurs voulues qui sont de la haute stratégie électorale » (le Temps, du 25 juillet 1891).

    III.– Mais notre voyage, notre circumnavigation parmi les malentendus n’est pas d’aujourd’hui.

    On répète que rien n’est plus difficile que de toucher à l’histoire des évènements contemporains. Que de susceptibilités se réveillent ! Que de manières opposées de juger les mêmes choses ! Surtout, quelle difficulté de toucher aux contemporains eux-mêmes, aux personnes vivantes ! Ne va-t-on pas déchaîner des tempêtes de récriminations, si l’on prononce des jugements sévères, si l’on discute des glorifications hâtives ! D’autres avant nous ont ressenti ces inconvénients. J’en appelle à ce célèbre avocat qui, ayant naguère publié des Souvenirs du Palais, a été obligé d’en faire cesser la vente chez le libraire, parce que sa publication, où il ne voyait qu’une œuvre littéraire, réveillait, en rappelant des procès oubliés, maintes susceptibilités et blessures.

    J’en ai fait l’expérience moi-même ; j’ai constaté que l’adage : « Ne touchez pas aux contemporains » était l’équivalent de la maxime espagnole : « Ne touchez pas à la reine. » Aussi, c’est de propos délibéré que j’avais mis au repos mon ancien navire d’exploration. Il m’a paru utile, avant de revenir à la mer, de laisser s’écouler quelques années depuis le jour où parurent les Malentendus, afin qu’il pût s’établir un silence relatif ; que certains lecteurs devinssent moins susceptibles, et que l’impartialité parvînt à se faire jour, la vivacité des partisans et des adversaires finissant par s’amortir ; de sorte, que, comme librairie et émission d’ouvrages, je me suis placé dans une situation inaccoutumée, très originale. Comme l’homme du barreau, que je signale plus haut, j’ai fait cesser la vente de la première édition ; j’ai retiré quelques centaines de volumes pour les faire reparaître plus tard, dans une nouvelle édition, retouchés, ne serait-ce qu’en deux endroits. De sorte aussi que, comme le poète mélancolique Jules Tellier, j’ai eu des pages restées assez de temps inédites après l’impression. Car les amis de ce dernier ayant d’abord imprimé ses œuvres posthumes, et se trouvant saisis ensuite par la délicatesse et par la pudeur d’une amitié jalouse, il arriva qu’ils craignirent de livrer les reliques de l’absent aux indifférents et aux profanes, et ils décidèrent que le livre ne serait point mis en vente.

    Il est résulté de là que le directeur du journal parisien le plus répandu, décidé à rendre compte du livre, s’est étonné, d’un long étonnement, de me voir, enterrer, moi-même provisoirement, la première édition des Malentendus. Il disait ne pas comprendre ma condescendance devant quelques susceptibilités trop méticuleuses, notamment à propos des chapitres VIII et IX, où je remuais des cendres non encore refroidies. Or, je ne suis pas fâché d’être passé outre à ces étonnements.

    Nous en sommes à l’inconvénient de parler des vivants, même dans un monologue où le penseur fait passer et repasser devant lui, simplement, en poète ou en sociologue, les contemporains qu’il a rencontrés, aimés, loués, admirés ou critiqués. N’ai-je pas un autre exemple d’hier, encore chaud ? Je ne dis pas, il en a cui, mais il a dû être fort désagréable à M. Edmond de Goncourt de s’être attiré une âpre polémique pour avoir rapporté de vieilles conversations exactes, dit-il, de 1870, où M. Renan était l’un des interlocuteurs. M. Renan, dans une lettre du 26 novembre 1890, à propos des récits de M. de Goncourt sur des dîners, ne se plaignait-il pas, de « mensonges, de faux commérages et de faux racontars » ? Si l’un des deux accuse les gens de « radotage, de brutalité, de perte de sens moral », M. de Goncourt aurait-il paru indiscret ? Et le voilà attiré à son tour à cette réplique : « Certes, c’est beaucoup, en ce dix-neuvième siècle, d’avoir inauguré, sur toute matière, sur tout sentiment, détachée de toute conviction, de tout enthousiasme, de toute indignation la rhétorique sceptique du pour et du contre ; d’avoir apporté le ricanement joliment satanique d’un doute universel ; et par là-dessus encore, à la suite de Bossuet, d’avoir été l’adaptateur à notre histoire sacrée de la prose fluide des romans de Mme Sand. Certes, c’est beaucoup, mais point assez vraiment, monsieur Renan, pour bondieuser comme vous bondieusez en ce moment sur notre planète, » etc. (à propos du journal des Goncourt). – Donc, il ne faut point trop se hâter avec les vivants, – quand bien même rien ne soit plus opposé à ma pensée et à ma manière habituelle, que d’écrire des pages malveillantes.

    N’avons-nous pas aussi l’exemple des Confessions d’Arsène Houssaye ? Certes, je ne me prononcerai pas sur le fond de ces confessions, ni sur l’atmosphère où elles nous entraînent constamment. L’auteur a entendu écrire ses mémoires, mémoires de ses passions et de ses idées, mais il ajoute aussi très ingénument « mémoires des autres ». Comment prétendre faire connaître le siècle, les mœurs, sans dévoiler l’ensemble des physionomies contemporaines ? Il faut dire que ce sont chacune des scènes de la comédie parisienne dont il a été si longtemps le spectateur, qu’il raconte. Aussi est-il trop question de choses mondaines, de théâtres, de comédiens et de comédiennes, – le péril était imminent. – Arsène Houssaye, disent les chroniqueurs, ne l’a pas évité ; il n’a pas manqué d’avoir maille à partir avec un certain nombre de personnalités mises en scène, qui auraient voulu rester dans la coulisse. Il avoue lui-même les injonctions qu’il s’est attirées et auxquelles il n’a pas cédé : « Je ne me suis pas soumis à beaucoup de menaces ou de prières en effaçant des figures, des actions, des mots qui appartiennent à l’histoire intime d’une période. » Il n’a écouté, dit-il, ni les demi-mondaines, ni les comédiennes, ni les hommes politiques qui voulaient qu’on les représentât sous le masque auguste des sauveurs du monde.

    Il est vrai que, dans les transactions avec le temps, on perd d’un côté si l’on fait un gain de l’autre ; lorsque les évènements s’enfoncent dans le passé, ils n’offrent plus le même genre d’intérêt. Pour passionner le public, il faut lui raconter des incidents d’hier ou d’aujourd’hui. Parlez-lui de drames si émouvants qu’ils soient, mais remontant à trente, cinquante, soixante ans, sa curiosité tombe tout aussitôt. Les actualités seules ont le privilège de le piquer, de l’éveiller et de l’attacher. Nous ne nous dissimulons pas que, sous ce rapport, la nouvelle édition est moins avantagée que la première. Ce qui se passait il y a quinze ans, vingt ans, en 1875, en 1870, en 1860, c’est de l’histoire bien ancienne pour des lecteurs de 1892 ; – Mais, il faut bien payer, par quelque inconvénient, les avantages réels d’un ajournement de quinze années.

    Je le sais également, plus j’attends, et plus cet écueil d’éveiller des susceptibilités en m’en prenant à mes contemporains diminue jusqu’à disparaître, moins la crainte de choquer a de raison d’être. Quand on a vieilli soi-même, quand le nombre de vos jours déjà considérable vous avertit que la limite de la vie est proche, reste-t-il, hélas ! beaucoup de vos contemporains ? C’est la tristesse de la condition des écrivains devenus âgés ; ils ne peuvent, en touchant l’histoire de leur temps, que prononcer des noms qui ne sont plus. En attendant de les aller rejoindre, collègues, compagnons, amis, connaissances, qu’en reste-t-il, lorsqu’on veut revenir sur son propre passé, sur une période de quarante, cinquante ans ?

    Toutefois, de même que les combinaisons matérielles par lesquelles les produits de la nature, tels que certains liquides, s’améliorent avec le temps et prennent des tons, des énergies, et des parfums qu’ils n’avaient pas au début, de même, je le crois, en est-il ordinairement pour les travaux de l’esprit. On gagne à laisser des manuscrits, des écrits quelconques, imprimés ou non, s’éloigner un peu de l’époque où on les a composés, de l’époque où l’intelligence étaient en fermentation, en veine d’enthousiasme ou bien de critique et de blâme. Un écrivain qui revoit ses propres pages, mises de côté pendant quelques périodes d’années, les juge et les étudie plus tard avec une froideur calme, comme s’il était étranger. Plus reposé, plus impartial, il voit mieux ce qui est exagéré, ce qui est outré, ce qui est téméraire, irritant, intempestif ou inutile. « Méfiez-vous du premier mouvement, c’est le bon. » On connaît la portée de cet adage ; quoi qu’il en soit, d’une manière générale, il arrive qu’on se repent bien plus souvent d’avoir suivi le premier mouvement que de n’avoir agi qu’après le second, c’est-à-dire après réflexion, quand la secousse nerveuse est passée. Cette édition des Malentendus pourra-t-elle bénéficier, elle aussi, de s’être attardée pendant quinze ans ? La sagesse populaire n’a-t-elle pas une autre maxime : Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage.

    Voilà ce qu’il était opportun de dire sur l’intervalle entre la première et la deuxième édition, surtout sur ma décision ou plutôt mon opposition volontaire à la divulgation des premières centaines de volumes, qui en a fait de véritables mort-nés. Il reste néanmoins que, pour demeurer dans le ton dominant de cet ouvrage sur les malentendus, il semblait nécessaire qu’une nouvelle aventure, une aventure de librairie vînt se placer entre la première publication de ce livre et sa réapparition, afin que j’eusse à en faire mention dans cette préface.

    IV.– Ce ne sont point là les seules manières d’opérer du Temps. Entre la première et la deuxième édition, le Temps a fait encore son œuvre, de façons nouvelles et très diverses. D’une part, il m’a permis de remanier les huitième et neuvième chapitres dans lesquels on pouvait supposer que de petites rancunes personnelles avaient été mes conseillères, mauvaises et indignes conseillères qui ôtent la juste mesure des personnes et des choses. D’autre part, le Temps, qui tient une hache dans ses mains, ne l’a pas laissée oisive ; il m’a occasionné une anomalie, en moissonnant plusieurs des personnages dont je parle comme vivants, parce qu’ils étaient vivants lorsque je tenais la plume. Ainsi ont disparu, depuis la première édition : Louis Veuillot, Arnaud de l’Ariège, le cardinal Newman, le docteur Salles-Girons, directeur de la Revue médicale, le pasteur d’Ax, l’abbé Commenge, M. Bonamy Price, l’économiste d’Oxford, monseigneur Jourdan, évêque de Tarbes, monseigneur Lamazou, évêque de Limoges, Octave Feuillet, Paul Féval, Paul Lacroix (bibliophile Jacob), le père Corail, le comte Maxence de Damas d’Hautefort, l’abbé Darras, l’historien de l’Église, etc.

    Je n’ai pas cru devoir, en rien, modifier cette anomalie aux chapitres, où ces diverses individualités sont mises en scène, et font acte d’être très vivantes, bien qu’elles aient abandonné maintenant la scène terrestre. Mon point de vue, mon observatoire était posé aux environs des années 1875-1876. On comprendra aisément que si je ne maintenais cette date, je bouleverserais trop profondément la conception primitive de cet ouvrage.

    Le huitième et le neuvième chapitre, auxquels j’ai fait subir un remaniement, comportaient une modification, parce que les pages remaniées en question émanaient d’un agent susceptible de se rectifier lui-même, c’est-à-dire de l’auteur du livre. Mais qu’avons-nous à dire, lorsque c’est le grand autocrate, nommé la Mort, qui se faufile à travers nos conceptions et nos arrangements de littérature, de philosophie et d’art ? Il n’y a qu’à ployer la tête. La mort, qui ne se rétracte jamais, ne rend pas ce qu’elle prend.

    D’après le cours ordinaire des choses, je devais m’attendre à cette discourtoise attitude du temps envers un aspect de mon œuvre ! Que de mutations chez les vivants dans un espace de quinze années ! Quelle trouée dans le Vapereau ! « L’hiver que nous avons traversé, noté par les météorologistes pour sa rigueur, n’est-il pas un de ceux qui auront vu disparaître coup sur coup le plus de personnages en renom ? » – Pour mon compte, les morts notables se sont succédé avec une triste rapidité dans mon département : les Latour de Saint-Ybars (qu’on a appelé un émule de Luce de Lancival ou de Baour-Lormian), le poète Napoléon Peyrat, Adolphe d’Assier, vrai Swedenborg de l’Ariège, les sénateurs Vigarosy, Anglade, etc., avec ceux déjà nommés.

    Le lecteur ne s’étonnera donc pas s’il voit figurer comme vivante, dans nos chapitres, quelque célébrité dont il aura lu naguère la notice nécrologique. Il tiendra compte des années qui nous séparent de la date de la première édition. Qu’il écoute le dernier historien de la comédie humaine : « Il y a dix ans – il me semble qu’il y a déjà cent ans – je vivais, dit-il, dans un rayonnement de personnages bien vivants que la mort a couchés pour jamais. Qui m’eût dit qu’après une si courte période il ne resterait que moi debout de tant d’amis d’une heure, d’un jour ou d’un demi-siècle ! » (Arsène Houssaye, les Confessions, Souvenirs d’un demi-siècle, tome VI, page 296, Figures disparues.)

    En ce qui concerne les chapitres VIII et IX, je les ai retouchés – ce sont les seuls – parce que je tenais par-dessus tout à ne laisser subsister pas même la seule apparence, l’ombre d’une infiniment petite malveillance. J’ajoute que je désavoue toute page, toute affirmation qui ne serait pas assez orthodoxe.

    V.– Je n’en ai pas fini avec le Temps. Grâce à lui, j’ai vu se confirmer plusieurs des visées de la première édition, entre autres ma causerie avec l’ingénieur Eugène Flachat au chapitre XV, je veux dire mes réclamations pour la reprise ou le retour d’une influence sociale délaissée ou perdue.

    Il ne suffit pas aujourd’hui, pour agir sur nos contemporains, de se montrer utiles pour l’Au-delà. Avec les difficultés croissantes de l’existence, rendons-nous tous, par des moyens divers, utiles à nos frères dès aujourd’hui, et justifions le mot de Montesquieu : « La religion, qui semble ne s’occuper que de l’autre vie, est encore utile dans celle-ci. »

    La marche des choses vient montrer tous les jours que la docilité des nouvelles générations est à ce prix. Quand on veut faire goûter aux hommes un usage, une institution, une coutume, une législation, une doctrine quelconques, une philosophie, une religion, il faut prouver que cette législation, cette religion viennent servir et sauver les êtres qui pensent et sentent, servir les âmes, faire aimer ce qui est beau, faire découvrir et rayonner ce qui est utile. Le voyage à travers les Malentendus n’a pas d’autre objet que d’aider à cette démonstration, en faveur des institutions et des idées philosophico-religieuses qui ont éclairé, guidé et soutenu nos pères.

    Deux bons curés de campagne (voir le Corresdant, juillet 1881) ont fait parler d’eux, dans ces derniers temps, par leur utilité cherchée, voulue, en faveur de l’humanité. L’un est l’inventeur du Volapuk ; il espérait se rendre utile au commerce en créant une langue commerciale universelle. L’autre vient d’ouvrir de prétendus horizons à la science médicale par un certain renouvellement de l’hydrothérapie (l’abbé Kneipp). – J’ai pour mon compte voulu servir, à la manière de l’illustre Gorini, la science historique française, par des travaux sur le XVIIe siècle, sur le pays de Chantilly, de Creil, de Royaumont, et par des études sur le Comté de Foix et sur les Pyrénées centrales. Je continue dans les Malentendus.

    Seulement une complication se présente ; nous sommes aujourd’hui infatués à juste titre des progrès des sciences physiques et de leurs merveilleuses applications à l’industrie. Que d’inventions ! Quels prodiges ! – C’est vrai, et alors, ce mot science nous remplit la bouche. Mais malheureusement on est exclusif ! Tout pour les sciences d’ordre matériel ; presque rien pour les sciences qui regardent les intérêts moraux. De plus, rien n’agace les nerfs comme la monomanie qui s’en va répétant : « Esprit moderne ! dégagement des préjugés théologiques ! orientation vers l’avenir ! grande religion de l’humanité ! » Et le christianisme donc ! Oculos habent et non videbunt !

    Marchons toutefois, n’importe les complications. « L’homme a soumis la nature entière. Il a su asservir les forces dans le monde extérieur, diriger le cours des fleuves, endiguer les torrents, enlever la foudre au ciel pour s’en faire un précieux auxiliaire. Il a domestiqué les animaux. Contre les bêtes féroces, il a utilisé les animaux inoffensifs ; enfin des bêtes féroces elles-mêmes, – comme le léopard, ou le guépard (dans les Indes et en Perse), l’homme s’en sert pour vaincre et dompter les autres fauves rebelles. » – Que cela nous excite et nous soutienne. Cherchons les moyens d’attirer et de soumettre les rébellions des esprits et des cœurs. Sans doute, il est difficile de contenter tout le monde ; le curé mentionné plus haut guérit les malades par milliers, paraît-il ; il écrit des livres de médecine, et ses volumes ont plus d’éditions, dit-on, que les romans de Zola ou les pamphlets de Drumont. Il donne des consultations médicales (dans son village de Wœrishofen, en Bavière), et chaque année plus de 3 000 malades affluent dans son village. Est-ce de l’engouement ? Il est sûr que tout le monde n’est pas content ; un grand médecin allemand, très anticlérical, ne s’écriait-il pas, après avoir lu l’un des livres de l’abbé Kneipp, Ma cure d’eau : « Ce petit livre est excellent, quel dommage qu’il vienne d’un calotin ! » Irons-nous, après cela, nous leurrer de l’espoir de satisfaire tout le monde sans exception, lorsque l’ex-tisserand de Stefansried devenu curé de Wœrishofen, n’y a pas réussi ? Nous n’en persistons pas moins à poursuivre MA CURE D’EXPÉRIENCE, c’est-à-dire à tenter de faire acte d’utilité pour des besoins immédiats de cette vie. Est-ce trop de chercher à être utile ? Il y a des feuilles publiques en France qui éprouvent le besoin de nous assurer, comme une belle trouvaille, « qu’il y a actuellement aux États-Unis du Nord, deux cent quarante religions connues et pratiquées, sans compter les églises blanches et les églises noires ». A-t-on réellement bien fait les comptes ? Ces chiffres sont-ils exacts ? À quelle conclusion tendent-ils ? Cette notification est-elle si urgente et si utile ? Le monde en deviendra-t-il meilleur et plus heureux ? Quoiqu’il en soit, je n’ai point cru inutile de revenir avec une autre édition sur les Malentendus ; à quoi bon attendre que « l’indigestion d’anticléricalisme », selon le mot du cardinal Jacobini, soit passée ? Ah ! quand passera-t-elle ?

    J’ai pu voir, en tout cas, mon opinion sur la manière de reconquérir l’influence que l’ancienne société accordait au clergé en France et en Europe, recevoir d’un laïque, éminent par la science, une confirmation éclatante. Mon silence a eu ainsi quelque compensation. On le verra en se reportant au chapitre XV du tome Ier. – Voilà le profit que j’ai retiré de ma lenteur, et que je dois au temps.

    VI.– J’ai eu la pensée d’abréger dans cette édition le titre de l’ouvrage, qui portait dès le principe : Voyage à travers les Malentendus et la PLAISANTERIE DE L’EXISTENCE HUMAINE ; j’ai fait disparaître à l’extérieur ou à la couverture du livre ce qui est une sorte de sous-titre : La Plaisanterie. Je ne voudrais pas, quant au fond dominant de cet ouvrage, qu’on pût supposer à mes deux volumes une intention de faire rire pour rire et de n’être uniquement composé que pour accumuler des niaiseries et des facéties. Si j’ai mêlé quelque gaieté, quelque sourire à une philosophie sérieuse, austère même, je suppose que le lecteur sera assez équitable pour ne pas considérer comme principal dans cet ouvrage ce qui n’est qu’un accessoire de pure forme. D’ailleurs, je m’en explique dans le premier chapitre du tome Ier, et à la fin du second volume, dans les chapitres trente et unième et trente-cinquième. Enfin, ne serait-ce pas trop que de dépenser deux longs volumes, si l’on ne voulait que répandre du noir sur la vie, ou tourner tout au comique et au grotesque ?

    Certes, nous sommes loin de renoncer à la prétention d’être sérieux, d’écrire pour la vie sérieuse et de vouloir conclure à la vie sérieuse. Pour peu que l’on s’enfonce dans la lecture de ces Malentendus, on ne tardera pas à s’apercevoir que, sans adopter la forme d’exposition didactique, je touche, avec des anecdotes, à la plupart des questions philosophiques, sociales, religieuses, économiques qui ont préoccupé notre siècle.

    Assurément on n’attendait pas de moi que je vinsse traiter avec les romanciers des sujets qu’un certain public recherche, des problèmes scabreux, tels que ceux qui concernent l’affection, chose sainte, aujourd’hui appelé microbe dont on dit tant de ravages, et qu’on nomme amour. Je n’avais pas à me demander, « si l’influence féminine, ou tout au moins la présence, l’assiduité d’une femme sont favorables ou nuisibles à l’homme d’action, à l’être qui veut jouer un rôle parmi ses contemporains et agir sur son siècle. La femme fait-elle des victimes, ou est-elle un levier de l’âme » ? On agitait ces questions naguère à propos d’un général et d’un décès survenu à Bruxelles, en juillet 1891. Pourquoi nous engagerions-nous dans ce labyrinthe, puisqu’on dit qu’il y a du pour et du contre ? Ainsi de cent autres questions. Toujours est-il que nous touchons à beaucoup des thèses fondamentales du siècle. Avons-nous besoin de suivre certains avocats qui, devant les nombreux assassinats de jeunes femmes, estiment qu’il est bon d’en tuer beaucoup, sans les tuer toutes.

    D’autre part, ne faut-il pas tenir compte de ce qu’on appelle les habitudes modernes. On ne lit plus aujourd’hui : on ne sait plus lire ; d’autres disent qu’on ne veut plus lire, en dehors des journaux et des romans. On ne lit que pour se distraire des soucis et des peines de la vie réelle, voilà pourquoi l’administration s’est émue de la quantité de demandes de romans pour les bibliothèques populaires. – Ne voit-on pas, dès lors, à quelle suggestion nous avons obéi. Publier deux gros tomes, c’est bien lourd et bien long. Quels estomacs aujourd’hui pourraient supporter l’aliment si indigeste de deux volumes sérieux de haut en bas, sérieux de la première page à la dernière ? – Enfin, n’ai-je pas le droit d’invoquer, comme tout le monde, la formule atténuante : Castigat ridendo mores ?

    Sans doute, il y a des privilèges pour les aristocrates de la popularité, pour V. Hugo, par exemple. Ne voit-on pas dans son poème : Dieu, l’infini, écrit en 1855, avec des qualités incomparables, merveilleuses, des passages étranges qui semblent faits pour égayer par des tableaux vraiment macabres. On y lit : L’homme est un être à part… entre l’aile et le ventre, il est l’être debout.

    Le hibou qui personnifie le Scepticisme, s’exprime sur l’Être, sur Dieu… Alors, je m’approchai de cette silhouette. Et je lui demandai : – Que fais-tu là, chouette ? – et le noir chat-huant me dit : Je guette Dieu ? Puis le Hibou de V. Hugo parle :

    Je suis le regardeur formidable du puits…

    Ce monde c’est l’abîme, et l’abîme est mon trou ;

    Je sens frémir sur moi le bord vague du cercle,

    L’urne peut-être ayant l’infini pour couvercle !

    L’Être éternel est fait d’atomes idiots…

    D’où vient-on ? où va-t-on ? Je n’en sais rien. Et toi ?

    Ensuite un lecteur du poème ajoute ce que le dernier chapitre intitulé la lumière, contient. Ceci d’abord : Dieu est X. – Ceci ensuite : L’homme ne doit manger ni viande, ni poisson, ni légume. (Causerie littéraire, Univers du 21 juillet 1891), et c’est tout.

    Et l’on ne voudrait pas que nous aussi nous mêlions le plaisant au sévère ! ! !

    L’étude de Victor Hugo était-elle intentionnellement gaie ? Était-elle sérieuse ? Dans ce dernier cas, j’aimerais cent fois mieux le livre du professeur d’Oxford, Max Müller : Physical religion, la religion physique. Cet érudit penseur ne se contente pas de guetter Dieu ; il tire de ses savantes études la conclusion générale que « l’idée religieuse est naturelle, réelle, inévitable et universelle ». (London, Longmans, 1891.) – Pour moi, l’on voit pourquoi j’ai cru devoir introduire dans ces pages une pointe de gaieté.

    VII.– J’ai dit que je n’avais changé dans cette édition aucun des chapitres, excepté le chapitre VIII et le chapitre IX dans le tome Ier. J’avais reconnu la nécessité d’un remaniement profond dans ces deux chapitres : mais je ne voyais point la même urgence à toucher à d’autres, quoique les points de vue, les idées et les assertions, en certains terrains mouvants ou mobiles, soient susceptibles quelquefois de modifications radicales après quinze ans. Aujourd’hui, il y a une telle rapidité dans les opinions en vogue aussi bien que dans les évènements, qu’il n’est pas rare que, tel personnage qu’on voyait impressionné d’une façon déterminée, à une certaine époque, ne change totalement, après une période de dix, vingt années, de manière de voir et de sentir. Longtemps avant la première édition, ne parlait-on pas déjà, avec « l’art moderne », d’une âme nouvelle, de « l’âme moderne ». On était à la veille de professer sur le Beau une esthétique nouvelle, en quête « de sensations aiguës, inconnues et troublantes ».

    Je reconnais qu’en refusant de rien remanier, à part les deux chapitres indiqués plus haut, je me suis privé de quelques avantages pour cette mystificographie ; cet espace de quinze années, entre les deux éditions, n’ayant pas manqué de fournir des matériaux nouveaux, qui eussent enrichi mes chapitres. Des voyages se sont intercalés entre 1877 et 1890, par occasion et non sous la menace de Mozart, qui disait qu’on n’était qu’un pauvre être si l’on ne voyageait pas. J’ai visité la Hollande, une partie de la Bohême, de la Suisse, de l’Espagne, de l’Italie, de l’Écosse, si ce n’est pour l’art, du moins pour la science historique ; et certes, l’humanité s’est manifestée avec quelque nouveauté sous des aspects spéciaux qui ont éveillé mon goût d’observation, et me fourniraient de nouveaux épisodes. N’ai-je pas entendu en Écosse, en 1888, une dame protestante affirmer que tout prêtre catholique faisait partie de la société des jésuites, et que le jésuite, c’est le diable en personne ? Mais après tout, on ne peut pas tout dire dans un ouvrage, qui a ses limites nécessaires. Sans cela j’eusse mentionné, entre autres, l’escroquerie parisienne si ingénieuse, l’escroquerie récente aux faux accidents.

    On sait que la plupart des conducteurs de voitures de Paris sont assurés, moyennant une prime mensuelle contre les accidents, ou pour mieux dire contre les responsabilités pécuniaires qui pourraient leur incomber, si un accident se produisait par leur insouciance ou leur maladresse. Or, qu’est-il arrivé ? L’imagination des farceurs a su inventer quatre opérations : créer un faux accident (le supposer) ; faire dresser procès-verbal par un gardien de la paix de complaisance ; faire constater le dommage par un inspecteur infidèle ; enfin faire payer les Compagnies d’assurance.

    J’aurai pu raconter, que cela s’est largement pratiqué d’après un procès en police correctionnelle, qui comprenait soixante-quatre inculpés. La compagnie avait beau envoyer un inspecteur pour expertiser les dégâts. Ou cet inspecteur était un complice qui ne constatait rien du tout et dressait un faux rapport, ou c’était un agent de bonne foi auquel on exhibait alors une vieille Victoria défoncée, un coupé, un phaéton en miettes. La bande avait tout un stock de voitures dont les brancards étaient cassés et les lanternes aplaties. Force était alors aux Assurances de payer à la prétendue victime de l’accident ; ensuite avait lieu la répartition de l’argent entre tous les compères (voir la Gazette des tribunaux). Sans doute, cette aventure ne m’est pas personnelle ; hélas ! Mais n’aurais-je pu raconter, divers épisodes analogues absolument calqués sur celui-là, je veux dire l’exploitation fréquente de l’individu, de personnages respectables, par des tricheries de misérables et de polissons qui jonglent avec les escroqueries aux fausses suppositions ?

    J’aurais pu, aussi, combler quelques lacunes ; je ne me suis pas arrêté à un malentendu qui depuis quinze ans a pris d’énormes proportions, c’est le mot et le spectre du Cléricalisme dont j’ai ressenti le contrecoup. Il est vrai qu’il faudrait un volume entier pour s’en expliquer, car ce mot, très vague et dont les définitions sont multiples (voir le livre de M. H. Depasse), sert pour recouvrir bien des contradictions et bien des paradoxes, puisque tantôt on le définit « un état d’esprit qui nous rend hostiles à toute liberté, à toute lumière intellectuelle, à toute émancipation de l’esprit public et de la conscience nationale » ; tantôt « une maladie mentale qui fait trembler à la vue de toute opinion contraire à celle qu’on professe » ; tantôt « la coalition ecclésiastique et laïque de tous les éléments réactionnaires » ; tantôt « la confusion de la politique et du culte, le complot de la police et du dogme ».

    Comment éclaircir ce chaos, attendu qu’au fond, on veut voir dans le cléricalisme l’Église, et dans le catholicisme d’un pays catholique, le catholicisme romain ?

    On dit que la marque du cléricalisme, c’est d’être exclusif. Et qui n’est pas exclusif ? Quelles sont les écoles, les opinions, les drapeaux politiques, philosophiques contemporains qui ne soient pas exclusifs ou fermés, qui ne tremblent pas à la vue d’opinions contraires aux leurs ? Est-ce qu’ils n’ont pas leur cléricalisme à eux, un cléricalisme farouche, ceux qui écrivent contre le cléricalisme au nom de la tolérance ? Cela ne va-t-il pas – puisque tous les fanatiques se touchent – jusqu’à la folie furieuse, à la folie en commun ? Réclamer toute liberté pour soi et la refuser aux autres, n’est-ce pas la tactique de tous les temps, chez les révolutionnaires comme chez les traditionnalistes ? En définitive, lorsque croyants et libres-penseurs se chamaillent avec quelque vivacité, il faut croire que pour s’envoyer réciproquement des mots vifs, le croyant jette l’épithète d’impie et de mécréant, et le libre-penseur réplique par celle de clérical. Pur échange de vivacités entre interlocuteurs échauffés. Car les plus indépendants des anticléricaux ont leurs heures mixtes de loyauté et d’opinions préconçues ; c’est l’un d’eux qui dit : « La grande raison d’être du christianisme dans le monde demeure, malgré les corruptions postérieures de l’idée primitive, une idée d’émancipation. »

    En m’interdisant de rien innover dans cette édition et de rien retoucher aux malentendus (à part les chapitres VIII et IX), j’ai cependant quelque regret de m’être enlevé à moi-même la possibilité de rectifier ou de justifier, si besoin était, quelques détails biographiques qui auraient peut-être demandé à être vérifiés de nouveau comme au chapitre IV, où je parle d’un écrivain dramatique qui a laissé une si profonde empreinte dans notre littérature contemporaine. Mais il ne m’a pas paru que des détails secondaires eussent de l’importance. J’en dis autant pour le chapitre où il est question des négociations parisiennes de mariage.

    Mon seul regret effectif, c’est de n’avoir point ajouté un chapitre nouveau qui aurait eu pour titre : J. DE STRADA, ou l’AMITIÉ et LA NOTORIÉTÉ dans leurs rapports avec l’inconnu, et AVEC LE PHÉNOMÈNE DE L’OUBLI, et qui aurait rappelé mes relations avec une intelligence des plus originales de ce temps. Notre amitié, qui date de 1857, avait trouvé sa cause occasionnelle chez des amis communs, les de Lesseps, les Cabarrus. J’allais dîner chez lui, rue de Satory à Versailles, il venait dîner chez moi, rue de la Ville-l’Évêque. Il n’y avait pas longtemps qu’il avait publié un travail sur la méthode, c’est-à-dire sur le moyen d’arriver à la vérité, et son Ultimum Organum, qui eut pour lecteurs attentifs M. Ravaisson et Claude Bernard. Que de conversations philosophiques et poétiques ! car M. de Strada est un poète en même temps qu’un philosophe. Mais voici le côté singulier : sans motif apparent, notre amitié a cessé ; je n’ai pas revu M. de Strada depuis plus de vingt-cinq ans. Il avait en 1867, publié, outre sa méthode et quelques brochures politiques, un fragment de poème : la Mort des dieux.

    Y avait-il quelque chose de sauvage dans cette nature pourtant si cultivée, dans ce jeune homme, que les passants à Rome appelaient Il Principe, figure « aux traits fins », au regard « caressant et méditatif » (Émile Berr) ? je n’oserai le dire ; ce que je sais, c’est que le futur auteur d’une gigantesque épopée humaine en vingt-huit volumes (qui va paraître dit-on), préludait, quand je l’ai connu, à la retraite absolue dans laquelle il s’est enseveli pendant trente-cinq ans, pour travailler aux deux cent soixante mille vers qui sont écrits.

    N’est-ce pas le malentendu au suprême degré ? n’est-ce pas sujet de réflexions tristes et amères ? La dernière fois que je reçus J. de Strada, c’était, je crois, en 1868. Au dîner, un ancien professeur de philosophie à Beauvais, se mit à disserter sur la méthode ; « je ne connais que celle de Bacon », dit-il. M. de Strada ne souffla mot. Quant à moi, je ne pouvais que répéter ce que j’avais dit plusieurs fois à mon ami : « j’ai la tête dure ; je ne connais pour arriver à la certitude que ma raison individuelle, l’évidence, ou la raison de tous, la raison collective, le consentement commun, la tradition, que jadis défendait Lamennais ».

    Voilà tous les griefs, et j’ai le regret de n’avoir pas revu J. de Strada depuis ce jour-là. Pourquoi cet éloignement entre personnes qui, à peine entrevues, s’étaient attirées ? Mon ami me parlait de ses peintures ; j’avais vu de lui un beau travail de sculpture, un Christ d’une conception des plus inaccoutumées. Mais comment y a-t-il entre nous une interruption de vingt-cinq ans ? J’aurais voulu causer de son Histoire de L’humanité en vingt-huit chants, dont deux volumes ont paru, – la Genèse et les Races. – J’aurais voulu connaître ce qui avait présidé à la naissance de cette épopée, sorte de grand fleuve, dont M. Émile Berr a dit : « D’ici un an, un fleuve de trois cent mille vers aura coulé sur Paris. » Cet « étrange Bénédictin » qui vit seul dans son hôtel, avenue Henri-Martin, au milieu de chefs-d’œuvre, « sans famille et sans amis », et dont deux serviteurs protègent soigneusement depuis trente ans la « sauvage rêverie », qui est « un homme timide et doux », aura-t-il voulu rendre sa solitude la plus entière possible, en se séparant même de ceux qui l’admiraient et qui l’aimaient ?… je ne sais.

    Malentendu ! Malentendu ! « Placez donc vos toiles à l’Exposition au salon », lui disais-je. Non, me répondait-il, j’aurai une galerie à moi. « Voilà en effet chez lui, dit un visiteur récent de l’avenue Henri-Martin, une sorte de musée Wiertz, une œuvre étrange, énorme, incompréhensible par endroits, des centaines de toiles entassées. »

    (ÉMILE BERR.)

    Il a voulu le musée libre, lui qui avait fourni, à Turin, à M. de Cavour, la formule : « l’Église libre dans l’État libre. »

    Quoi qu’il en soit, il m’est impossible de dire qui de nous deux aura été le premier déserteur de l’amitié. – Or, je regrette de n’avoir point, dans cette édition des malentendus, ajouté un chapitre sur les interruptions inexplicables ou inexpliquées des camaraderies et des amitiés. Bien que je rejette plusieurs des idées exprimées par M. J. de Strada, je le tiens pour un penseur des plus vigoureux et pour un poète viril doué d’un puissant souffle.

    Ce chapitre aurait ouvert plusieurs horizons sur cette mélancolique invasion de l’inconnu et de l’oubli, tombant sur des amitiés ou des renommées, très souriantes à leur éclosion. C’est ainsi que j’avais coudoyé un homme considérable dans le monde de Paris, quand il était à ses débuts en 1844 ; et, c’est en 1890 seulement que, frappé par la rencontre fortuite d’une édition de mon Histoire de mademoiselle de La Vallière, il vint m’aborder en me disant : « Je ne vous connaissais pas, bien que j’aie passé sans cesse à côté de vous pendant quarante-cinq ans. »

    VIII.– Je fais observer dans le premier chapitre qu’on ne saurait donner à cet ouvrage le titre de Mémoires, et que je n’ai pas voulu le lui donner, soit parce que la pensée seule d’écrire ses propres mémoires présuppose, en général, la conviction qu’on a joué un rôle plus ou moins prépondérant dans la société de son temps, soit parce que d’habitude, les mémoires ne sont qu’une série d’anecdotes plus ou moins piquantes, bonnes à satisfaire la curiosité, mais néanmoins n’ayant souvent qu’un caractère oiseux. Pour moi, en prenant la plume dans le Voyage à travers les Malentendus, j’ai essayé de faire sortir, des faits où j’ai été plus ou moins mêlé, quelque philosophie utile. Avec la satisfaction qu’on éprouve à se repaître de ses propres souvenirs, j’ai pu croire qu’en évoquant mon passé, quelque humble qu’il soit, ce ne serait peut-être pas complètement en pure perte. En entreprenant donc l’historique d’un voyage individuel dans la vie, j’ai espéré que peut-être, pour quelques-uns, je tracerais une sorte de Guide de voyage

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1