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Trauma complexe: Comprendre, évaluer et intervenir
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Livre électronique549 pages5 heures

Trauma complexe: Comprendre, évaluer et intervenir

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À propos de ce livre électronique

Les traumas complexes représentent un phénomène social et de santé publique névralgique. Comment comprendre et évaluer les traumas complexes ? Comment intervenir et intégrer des pratiques sensibles aux traumas dans les différents milieux où évoluent les jeunes ? De quelle manière les connaissances contemporaines nous invitent-elles à agir autrement et à revoir l’organisation des services ?

En misant sur des expertises complémentaires et sur une perspective multifactorielle tenant compte de la complexité du phénomène, le présent ouvrage propose un tour d’horizon de l’historique des traumas complexes, de leurs répercussions, des modèles explicatifs et des programmes probants en matière d’évaluation et d’intervention. Il appelle à l’édification collective de sanctuaires où victimes, proches et intervenants se sentent acceptés, soutenus, aidés. Ce premier ouvrage en français traitant de ce sujet s’adresse à tout intervenant, chercheur, étudiant ou gestionnaire préoccupé par le bien-être des enfants et des adolescents traumatisés.
LangueFrançais
Date de sortie13 juin 2018
ISBN9782760549845
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    Aperçu du livre

    Trauma complexe - Tristan Milot

    Introduction

    Tristan Milot

    Delphine Collin-Vézina

    Natacha Godbout

    Chacun porte son histoire! Voilà une expression courante, qui renvoie à un fait universel, et universellement reconnu. De même, la plupart des gens reconnaissent aisément que certaines histoires, en particulier celles qui comportent de la violence familiale, sont assez souvent difficiles à porter. Le fait d’avoir été abusé ou négligé lorsqu’enfant laisse des traces profondes, des plaies difficiles à panser. Une constellation de traces qui prennent, par exemple, la forme de comportements dysfonctionnels, de problèmes relationnels, de difficultés à faire confiance aux autres, d’opposition, de colère, de vide, de tristesse, de perte d’espoir. Pourtant et étrangement, vis-à-vis des difficultés des gens qui nous entourent, particulièrement celles des enfants, cette sagesse populaire tend à s’estomper. En effet, l’origine de ces traces et le vécu passé (l’abus, la négligence ou autre condition de vie difficile) sont souvent oubliés, mis de côté, lorsqu’en tant qu’aidant, nous nous retrouvons en relation avec les personnes qui les portent et dont les difficultés mêmes à entrer en relation, et les comportements de colère et d’opposition nous dérangent, nous confrontent, ou mettent en échec les services offerts. Dit autrement, bien qu’une majorité de personnes reconnaisse aujourd’hui que les difficultés d’un enfant sont souvent explicables par les évènements difficiles qu’il a vécus pendant l’enfance, lorsque ces difficultés nous interpellent directement dans notre vie ou dans notre travail (un enfant refuse d’écouter, un élève frappe un professeur, les parents de cet enfant sont hostiles à toute intervention, un enfant se met à hurler parce qu’il s’est fait dire non), il est souvent très difficile de demeurer empathique, compréhensif et bienveillant. Nous sommes alors déstabilisés. Confrontés. Excédés.

    C’est sur la base de ce constat que nous avons eu l’idée d’écrire ce livre sur les traumas complexes; pour mieux comprendre les difficultés des enfants bien sûr mais, surtout, pour mieux comprendre pourquoi il est souvent difficile de bien les aider. Les traumas complexes – définis plus en détails dans le chapitre 1 –, sont une forme particulière de traumas relationnels causés par le fait d’avoir vécu des situations traumatisantes de nature interpersonnelle et qui impliquent, le plus souvent, des personnes significatives pour l’enfant. Les traumas complexes sont caractérisés par des difficultés d’adaptation sévères, multiples et persistantes, qui touchent l’ensemble des sphères du fonctionnement d’un enfant.

    On peut donc dire des traumas complexes qu’ils résultent des difficultés d’enfants (ou d’adolescents) à se remettre de situations ou d’évènements de vie très éprouvants. Pour surmonter ces épreuves et leur faire face, ces enfants ont dû mettre en place des stratégies particulières, comme apprendre à se méfier, se couper de leurs émotions, agresser, ou s’isoler. Ces stratégies, que l’on reconnaît d’emblée adaptées aux épreuves vécues, ont cependant un coût fort important; elles interfèrent avec les processus développementaux et la formation même de la personnalité et elles minent la capacité d’être en relation. Judith Herman, l’une des pionnières à proposer l’expression complexes pour qualifier certains traumas, a écrit: «La très grande détresse psychologique observée chez les personnes traumatisées a pour effets simultanés d’attirer l’attention sur l’existence d’un terrible secret, tout en voulant dévier l’attention de ce secret (1992, p. 1).» À la lumière de cette citation, on peut dire que, bien que chacun porte son histoire, et que, collectivement, l’on soit prêt à reconnaître que certaines histoires soient très difficiles à porter, les traumas complexes et les difficultés qui les accompagnent ont justement pour fonction et effet pervers de nous faire oublier ces histoires, en attirant notre attention sur ce qui déplaît, et en la détournant de leurs causes profondes. Les traumas complexes, sous la forme des difficultés qu’ils prennent chez une personne, envoient un message très clair sur l’existence d’une terrible souffrance, mais une souffrance qui nous dérange indéniablement. Les traumas complexes sont une forme de «cri à l’aide» dont l’effet produit est si insupportable pour celui ou celle qui le reçoit (qu’il soit parent, ami, intervenant, thérapeute ou enseignant) que l’on préfère souvent ignorer ce cri, l’étouffer, et que l’on est souvent prompt à le condamner.

    Heureusement, depuis plus de 30 ans maintenant, les travaux scientifiques et cliniques menés sur les traumas psychologiques et les traumas complexes en particulier nous ont permis de comprendre pourquoi il en est ainsi. Ce faisant, ces connaissances, notamment les théories sur les traumas, proposent des pistes de solution fort prometteuses pour l’intervention et le rétablissement des enfants, des adolescents et des adultes ayant vécu des traumas complexes. Plus encore, les traumas complexes nous rappellent les aspects les plus fondamentaux sur notre caractère humain et révèlent de nouvelles perspectives, permettant d’entrevoir des explications et des solutions potentielles à de nombreux enjeux sociaux complexes: Pourquoi le fait d’être maltraité cause d’aussi grands dommages? Pourquoi de nombreuses interventions auprès des enfants traumatisés ont si peu d’effets? Pourquoi est-il si difficile, confrontant, voire traumatisant, pour nombre de personnes d’intervenir auprès des enfants traumatisés et de leurs familles? Pourquoi les traumas vécus durant l’enfance ont des effets si persistants, et risquent d’affecter la capacité même d’une personne à s’occuper adéquatement de ses propres enfants? Pourquoi certaines familles, qui vivent pourtant d’importantes difficultés, ne semblent, en apparence, ni engagées, ni motivées, ni intéressées, à aller mieux? Et même, pourquoi nos dispositifs actuels de protection de la jeunesse, d’aide à l’enfance, de système d’éducation ou de système de soins sont limités dans leur capacité à répondre aux besoins des enfants traumatisés et de leurs familles, au risque même d’aggraver leurs situations?

    Bien que cette proposition puisse sembler ambitieuse, nous prétendons que les théories sur les traumas complexes sont en mesure d’offrir des réponses à toutes ces questions. La raison en est simple. Les traumas complexes ne sont pas qu’un simple domaine de connaissances, une simple discipline de recherche, une simple approche d’intervention, ou encore une condition clinique particulière parmi tant d’autres. Plutôt, les traumas complexes, en raison de ce qu’ils nous apprennent sur le fonctionnement de l’être humain, sont une philosophie, une manière de concevoir l’humanité et nos rapports les uns aux autres. Une philosophie à la convergence de travaux en psychologie, en neurosciences, en génétique, en sociologie, en sexologie, en travail social, et même en philosophie politique et du droit, etc., qui nous rappelle fondamentalement à notre commune interdépendance, à notre besoin des autres (Milot et Hamrouni, 2017) et aux conséquences délétères qui accompagnent le malheur d’avoir été mal entouré, mal aimé, mal soigné, abusé, utilisé, négligé, trahi, agressé. Et lorsque nous intégrons, dans une logique d’ensemble, les résultats probants d’un ensemble d’études transversales et longitudinales qui forment actuellement les bases d’un consensus grandissant au sein de la communauté scientifique internationale, une conclusion s’impose: il est grand temps que l’on change notre manière de concevoir les personnes humaines, et notre façon d’aider.

    Ces constatations nous obligent alors à changer de lunettes lorsque l’on porte notre regard sur les enfants, pour nous demander non plus «qu’est-ce qui ne va pas avec cet enfant? Avec ses parents?», mais plutôt «Que leur est-il arrivé, dans leur vie?» (Bloom, 1994). Ou, encore, dans des termes proches de ceux d’Herman (1992), «Quel est donc ce secret si bien dissimulé?». On se rend alors compte que nous ne sommes pas si différents les uns des autres, et que notre propre incapacité à bien aider les enfants traumatisés et leurs familles relève de mécanismes très semblables à ceux qui ont produit leurs incapacités. L’hostilité, l’impuissance ou la méfiance qui, si souvent, qualifient le comportement des enfants, des adolescents et des parents traumatisés, se transposent presque inévitablement dans leurs relations subséquentes, dont celles qu’ils entretiennent avec les milieux d’intervention. Des milieux qui, à leur tour, deviennent hostiles, impuissants, méfiants, bref, des milieux traumatisés et re-traumatisants.

    Malgré cela, et au-delà de cette apparente et sombre fatalité, nous sommes convaincus que les traumas complexes, comme philosophie et regard sur les difficultés des personnes, sont porteurs d’espoir. En démystifiant les difficultés multiples et chroniques des enfants et des parents traumatisés, en démontrant de quelle manière ces difficultés finissent inévitablement par affecter l’entourage de ces personnes (incluant les intervenants, les enseignants, les proches), en ouvrant la voie à des modes d’intervention différents qui, dans certains milieux, révolutionnent, bref, en montrant que chacun est susceptible d’être affecté par l’expérience du trauma, c’est la dignité même de chaque personne qui est remise à l’avant-plan. À la suggestion de Sandra Bloom, l’une des pionnières des pratiques sensibles sur les traumas, édifions autour de nous des sanctuaires, des endroits où chacun, aidants et aidés, participeront collectivement à créer des environnements propices à la guérison. Des environnements offrant une réelle et bienfaisante sécurité physique, psychologique, sociale et morale (Bloom, 1997). Voilà un grand projet.

    Certes, nous aurions aimé dans ce livre présenter un ensemble exhaustif des arguments démontrant en quoi les traumas complexes nous concernent tous, universellement. Nous avons néanmoins dû faire des choix. Notre premier choix a été de présenter avec suffisamment de détails les bases conceptuelles, théoriques et empiriques des traumas complexes, avec l’objectif de permettre au lecteur de comprendre l’importance de s’y intéresser lorsque l’on veut aider les enfants, les adolescents et leurs parents (voir les chapitres 1 à 5). Notre second choix a été de présenter des pistes pour l’évaluation ainsi qu’une gamme de programmes d’intervention prometteurs et soutenus empiriquement auprès d’enfants, d’adolescents et de leurs familles, avec l’objectif que les intervenants et les milieux disposent des meilleurs outils dans leur mission et dévouement à soutenir ces personnes (voir les chapitres 6 à 11). Plus précisément, le chapitre 1 présente des éléments définitionnels des traumas complexes, remontant aux origines théoriques, scientifiques et cliniques du concept et permettant de le distinguer des traumas «non complexes». Le chapitre 2 présente une multitude de modèles théoriques qui, au cours des années, ont été proposés afin d’expliquer les grandes difficultés typiquement observées chez les enfants et les adolescents traumatisés. Le chapitre 3 dresse un portrait détaillé de ces difficultés. Les chapitres 4 et 5 présentent, respectivement, les travaux de recherche les plus récents sur la neurobiologie de la maltraitance (l’une des principales formes de trauma complexe) et sur l’attachement, deux processus (ou mécanismes) largement documentés et profondément impliqués dans les traumas complexes. Le chapitre 6 porte sur l’évaluation des traumas complexes, mettant en lumière certains défis de l’évaluation et présentant des instruments utiles pour une évaluation fine et intégrée des traumas complexes. Les quatre chapitres suivants présentent chacun un programme d’intervention spécifique aux traumas. Bien que ces programmes aient tous leurs particularités, et, dans certains cas, des conditions d’application assez précises, ils ont tous été élaborés sur la base des connaissances contemporaines sur les traumas complexes. Dans l’ordre, le chapitre 7 présente le programme Traitement d’approche cognitive comportementale axé sur les traumas (trauma-focused cognitive behavioral therapy, TF-CBT) (Cohen et al., 2012) et son adaptation aux traumas complexes; le chapitre 8, une adaptation pour adolescents du programme Skill Training in Affect and Interpersonal Regulation (STAIR) (Cloitre et al., 2005); le chapitre 9, le programme Traitement intégratif du trauma complexe auprès des enfants et des adolescents (Lanktree et Briere, 2017) et le chapitre 10, une adaptation du modèle Attachement, Régulation et Compétences (ARC, Blaustein et Kinniburgh, 2010) pour accompagner les donneurs de soin d’enfants et d’adolescents présentant des traumas complexes. Enfin, le chapitre 11 traite des pratiques sensibles aux traumas. Celles-ci offrent un cadre permettant de penser, d’organiser et de structurer les différentes organisations afin de mieux répondre aux besoins des enfants et des adolescents traumatisés et de leurs familles.

    Ce livre est l’un des seuls à offrir en langue française un tour d’horizon aussi complet et exhaustif des traumas complexes, visant leur compréhension, leur évaluation et leur traitement. Pour réaliser cet ouvrage et atteindre nos objectifs, nous avons sollicité la collaboration de nombreux experts d’ici, du Canada, et des États-Unis. Nous les remercions pour leur précieuse contribution. Nous tenons également à remercier les directeurs de la collection D’Enfance, en particulier Jean-Pascal Lemelin qui, le premier, nous a proposé d’écrire un livre sur le trauma complexe. Merci d’avoir cru en ce projet et de nous avoir soutenus tout au long du processus. Nous remercions Mathilde Baumann, Cloé Canivet, Marie-Ève Grisé-Bolduc, Richard Houle, Anne-Julie Lafrenaye-Dugas, Francis Lapointe et Francis Morissette Harvey qui ont contribué à la traduction de certains chapitres, au formatage ou à la révision linguistique des chapitres. Nous remercions également, pour leur soutien financier, le Centre d’études interdisciplinaires sur le développement de l’enfant et la famille (CEIDEF) de l’Université du Québec à Trois-Rivières, l’Université du Québec à Montréal et le Centre de recherche sur l’enfance et la famille de l’Université McGill.

    Enfin, nos derniers mots vont aux enfants, aux adolescents et aux parents qui, pour reprendre les termes de Cloitre et ses collaborateurs (2006), ont vu leur «existence interrompue». Un peu partout au Québec, une philosophie nouvelle émerge, s’installe, et prend racine. Des actions locales, régionales et provinciales s’organisent pour une meilleure reconnaissance de l’histoire de chacun, en particulier celles qui sont difficiles à porter, espérant offrir des environnements bienveillants. Des environnements propices à la guérison et à l’émancipation.

    Bibliographie

    BLAUSTEIN, M. E., & KINNIBURGH, K. M. (2010). Treating Traumatic Stress in Children and Adolescents: How to Foster Resilience through Attachment, Self-Regulation, and Competency, New York, Guilford Press.

    BLOOM, S. (1994). The sanctuary model: Developing generic inpatients programs for the treatment of psychological trauma, in M. B. Williams & J. F. Sommers (Eds.), Handbook of Post-Traumatic Therapy: Practical Guide to Intervention, Treatment, and Research, Westport, Greenwood Publishing, p. 444-491.

    BLOOM, S. (1997). Creating Sanctuary: Toward an Evolution of Sane Society, New York, Routledge.

    CLOITRE, M., COHEN, L. R., & KOENEN, K. C. (2006). Treating Survivors of Childhood Abuse: Psychotherapy for the Interrupted Life, New York, Guilford Press.

    CLOITRE, M., FARINA, L., DAVIS, L., CARR, D., & BROWN, J. (2005). Treating Multiply Traumatized Grils in Community Settings. Life Skill/Life Story: Joining Skills Training in Affective Regulation with Narrative Storytelling, New York, New York School of Medicine.

    COHEN, J. A., MANNARINO, A. P., KLIETHERMES, M., & MURRAY, L. A. (2012). Trauma-focused CBT for youth with complex trauma, Child Abuse & Neglect, 36(6), p. 528-541. doi: 10.1016/j.chiabu.2012.03.007

    HERMAN, J. L. (1992). Trauma and Recovery, New York, Basic Books.

    LANKTREE, C. B., & BRIERE, J. (2017). Treating Complex Trauma in Children and their Families: An Integrative Approach, Thousand Oaks, Sage Publications.

    MILOT, T., & HAMROUNI, N. (2017). La vulnérabilité ordinaire et les théories sur les traumas psychologiques: repenser les pratiques en protection de la jeunesse, communication présentée au colloque international Éducation, Familles, Enfants et Vulnérabilités, Besançon (France), juin.

    chapitre 1

    Qu’est-ce que le trauma complexe?

    Tristan Milot

    Delphine Collin-Vézina

    Natacha Godbout

    Le terme trauma complexe renvoie au fait d’avoir vécu des traumas interpersonnels chroniques et répétés (p. ex., agression sexuelle, négligence, violence, etc.) et aux séquelles complexes et durables qui leur sont associées. Le terme a été introduit dans les années 1990 sous l’influence de différentes sources, la plupart préoccupées par les limites du diagnostic du trouble de stress post-traumatique (TSPT) formulé par l’American Psychiatric Association (APA, 1980, 1994). Le TSPT de l’APA représente (en Amérique du Nord) le modèle conceptuel dominant pour expliquer les traumas psychologiques. Ce chapitre décrit comment le concept de trauma complexe a émergé, se distanciant progressivement et inévitablement de la conception du TSPT. Pour ce faire, ce chapitre présente quelques-unes des notions fondamentales sur lesquelles s’appuie ce concept, dont les notions de stress et de traumas psychologiques. Le chapitre se poursuit avec une présentation du TSPT, suivie des principales critiques ayant été formulées à l’égard de ce diagnostic. Des conceptions alternatives des traumas psychologiques sont par la suite présentées. Le chapitre se termine par une définition complète et précise du trauma complexe et de quelques implications de cette définition.

    1.Le stress

    Le stress est la réaction normale de l’organisme en réponse aux pressions auxquelles il est soumis. Cette réaction favorise, dans la mesure du possible, l’adoption d’une réponse adaptée aux circonstances, compte tenu des ressources dont dispose une personne. Selon Lupien (2010), pour qu’une situation soit stressante, elle doit répondre à au moins l’une des quatre caractéristiques suivantes: 1) un sentiment de perte de contrôle, 2) l’imprévisibilité, 3) la nouveauté et 4) une menace à l’ego ou à la personnalité (représenté par l’acronyme CINÉ, pour Contrôle, Imprévisibilité, Nouveauté et Ego). Le stress peut être provoqué par des agents externes (p. ex., devoir s’exprimer devant un groupe, conduire dans le trafic) ou encore être le résultat de processus internes (p. ex., se souvenir d’un évènement déplaisant, imaginer qu’une personne nous déteste ou nous rejette). Les agents stresseurs peuvent également être d’intensité variable, de telle sorte que certains ont des effets beaucoup plus marqués (p. ex., se faire attaquer physiquement) que d’autres (p. ex., patienter au restaurant pour obtenir une table), provoquant par le fait même des réactions d’intensité variée. À cet effet, Lupien suggère que plus un agent présente des caractéristiques du système CINÉ, plus intense sera la réaction de stress.

    Le stress se manifeste sur les plans neurologique, biologique, psychologique et comportemental (voir notamment les chapitres 3 et 4 pour plus de détails) permettant à l’individu de mobiliser les ressources nécessaires aux exigences de la situation. Le stress est ainsi une réaction visant à favoriser l’adaptation et le retour à l’homéostasie. Les situations de stress plus extrêmes, c’est-à-dire celles au cours desquelles il y a notamment une menace à l’intégrité physique de la personne (p. ex., subir une agression, voir une voiture surgir à toute vitesse alors que l’on traverse la rue) déclenchent ce que l’on nomme les réponses de «combat ou de fuite». Ces réponses sont activées automatiquement par le système nerveux autonome et prédisposent le corps à agir efficacement en situation de danger. La réponse de combat prépare le corps à faire face à la menace et permet éventuellement de la neutraliser (p. ex., maîtriser son agresseur ou le faire fuir). La réponse de fuite vise quant à elle à échapper rapidement au danger. Dans certaines situations, les réponses de combat ou de fuite sont précédées d’une réaction initiale d’immobilisation permettant d’analyser plus amplement (mais très rapidement) la situation. C’est le cas notamment lorsqu’un danger potentiel est détecté, mais dont l’issue est incertaine (p. ex., une personne marchant seule en forêt aperçoit un grizzly). Les informations perçues permettent alors de prendre rapidement la décision qui semble optimale au regard des caractéristiques de la situation: fuir, combattre ou demeurer immobile (espérant passer inaperçu). Toutefois, dans certaines circonstances, ni les réponses de fuite, de combat et d’immobilisation sont possibles, ou ont été tentées, en vain. Deux autres réponses sont alors possibles: figer (un état d’immobilité caractérisé par une peur paralysante) ou se soumettre. Ces deux dernières réponses sont associées au niveau le plus élevé de stress. Au niveau biologique, les mécanismes neurologiques, biochimiques et neurohormonaux qui sous-tendent la réaction de soumission sont d’ailleurs distincts de ceux permettant la fuite et l’attaque (deux réactions plus proactives), se traduisant potentiellement par des effets plus toxiques sur le cerveau (Stien et Kendall, 2004).

    L’ensemble des réponses possibles face au danger (combattre, fuir ou figer) sont dépeintes comme des vestiges de l’évolution, ayant été sélectionnées en raison de leur potentiel adaptatif (p. ex., Baldwin, 2013; Lupien, 2010). Elles ont permis à l’espèce humaine de survivre aux différentes sources de dangers rencontrés lors de la phylogenèse¹. Toutefois, nous verrons plus loin que l’adoption de ces réponses, bien qu’elles soient adaptatives, n’est pas sans conséquences. De fait, elles orientent la trajectoire de développement de l’individu, notamment dans sa façon de penser, de réagir et d’interagir avec les autres.

    2.Le trauma psychologique

    Étymologiquement, le mot trauma signifie «blessure» (Larousse, 2017). En médecine, le trauma désigne une lésion au corps causée par un élément externe. En psychologie, le trauma désigne les dommages temporaires ou permanents causés par une situation de stress extrême.

    Le concept de trauma psychologique n’est pas récent. Dans son ouvrage Trauma and Recovery publié en 1992, Judith Herman propose trois grandes périodes dans l’histoire contemporaine de ce concept. Dès la fin du XIXe siècle, Charcot, Freud et Janet démontrent par leurs travaux que des expériences émotionnelles très intenses vécues en bas âge (p. ex., le fait d’avoir été abusé) peuvent engendrer d’importantes difficultés à l’âge adulte. À une certaine période, Freud conclut d’ailleurs que l’hystérie est causée par une ou des expériences sexuelles vécues tôt durant l’enfance; les symptômes de l’hystérie correspondant alors à des représentations déguisées de ces évènements refoulés. Freud réalise cependant que si sa théorie est vraie, cela implique que plusieurs femmes ont été abusées sexuellement dans leur enfance, ce qui lui paraît inconcevable. Il en conclut donc que les expériences d’abus racontées par ses patientes sont faussées et relèvent davantage du fantasme. Ce revirement de Freud est un des facteurs ayant contribué à un désintéressement des cliniciens pour les traumas psychologiques, du moins durant un certain temps.

    Les deux grandes guerres mondiales engendreront un regain d’intérêt pour les traumas psychologiques. L’ampleur de ces guerres est sans précédent. Des millions de soldats sont mobilisés, blessés et tués et encore plus de civils sont victimes des atrocités des situations de guerre. Des concepts tels que «névrose de guerre», «choc de l’obus» ou «obusite» apparaissent dans le jargon des médecins de l’armée, permettant éventuellement de reconnaître que la guerre engendre des effets négatifs sévères et durables sur les soldats et les civils. Un diagnostic reconnaissant le caractère traumatique des situations de guerre est d’ailleurs intégré dans la première et la deuxième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux² (DSM), mais leur effet est vu comme temporaire et devant s’amenuiser naturellement chez une personne normale. Les personnes dont les symptômes persistaient étaient alors considérées comme ayant une faiblesse psychologique, soit une condition prémorbide antérieure à l’évènement traumatisant. La persistance des symptômes serait donc due à cette faiblesse plutôt qu’à l’évènement lui-même.

    Ce n’est qu’au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, suivant les premiers travaux sur le stress et, en particulier, à la préoccupation grandissante pour les grandes difficultés d’adaptation observées chez les vétérans de guerre, qu’une conception plus moderne du trauma émerge. Dans les années 1970, de nombreux groupes, représentant des vétérans de la guerre du Vietnam en particulier, exercent une forte pression pour que l’on reconnaisse les impacts psychologiques associés à la guerre. Un groupe de travail est notamment mis en place afin d’étudier ces difficultés, ce qui mènera, avec la parution du DSM-III en 1980, à la première formulation contemporaine du trouble de stress post-traumatique. Parallèlement à ces travaux, la reconnaissance grandissante de la violence faite aux femmes et des conséquences de cette violence contribue à démontrer que la violence subie peut être la source d’importantes difficultés psychologiques.

    3.Le trouble de stress post-traumatique

    Le TSPT, à titre de trouble mental, a officiellement été reconnu en 1980 avec la publication de la troisième édition du Manuel diagnostique des troubles mentaux (APA, 1980). Quelques changements sont apportés lors de la révision de 1987 (APA, 1987), notamment des précisions dans l’organisation des différents symptômes du TSPT (Brett et al., 1988). Le TSPT est alors présenté comme un trouble de santé mentale pouvant se développer chez certaines personnes ayant été exposées à un évènement particulièrement stressant qui se situe hors de l’étendue des expériences usuelles. L’exposition à un tel évènement traumatisant constitue d’ailleurs le premier critère diagnostique du TSPT (critère A). On y spécifie que les évènements susceptibles de causer un TSPT sont de nature à éprouver une majorité de personnes, comme la guerre, les génocides, la torture, le viol ou une catastrophe naturelle. En définissant ainsi la nature des évènements pouvant causer un TSPT, l’APA introduit une distinction importante entre les évènements potentiellement traumatisants et les épreuves de la vie plus régulières telles que la séparation, l’échec, le rejet ou la maladie (Friedman, 2007), ces derniers n’étant pas suffisants pour causer un TSPT.

    Pour qu’une personne reçoive le diagnostic du TSPT, elle doit présenter au moins trois types de symptômes regroupés sous la triade classique du TSPT: 1) la reviviscence de l’évènement traumatique, comme des souvenirs récurrents (critère B), 2) l’évitement persistant des stimuli associés au traumatisme et l’émoussement de la réactivité générale, comme des efforts délibérés pour ne pas penser à l’évènement (critère C) et 3) la présence de symptômes persistants traduisant une hyperactivité neurovégétative, comme l’hypervigilance (critère D). Certains symptômes sont particuliers aux enfants, tels que la présence de jeux répétés où l’enfant remet en scène les évènements vécus.

    La parution du DSM-IV en 1994 (APA, 1994) et sa version révisée (APA, 2000) apportent quelques changements importants aux critères diagnostiques du TSPT. On retire notamment la nécessité que l’évènement traumatisant se situe «hors des expériences usuelles», permettant alors de considérer un éventail plus grand d’évènements potentiellement traumatisants. On ajoute toutefois, en complément au critère A (exposition), la nécessité que la personne exposée ait ressenti une peur intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur. Enfin, il est également possible de spécifier s’il s’agit d’une forme aiguë (durée moins de trois mois) ou chronique (les symptômes persistent plus de trois mois).

    Le DSM-5³ présente le TSPT au sein d’une nouvelle section sur le trauma et les troubles de stress liés et s’accompagne de changements majeurs. D’abord, des clarifications supplémentaires sont apportées sur ce qui est considéré comme un évènement traumatique, dont l’intégration des traumas indirects. L’expérience de trauma indirect réfère ici au fait 1) d’être témoin de l’évènement, 2) d’apprendre qu’un proche est victime, ou 3) d’être exposé de manière répétée aux détails aversifs de traumas vécus par d’autres personnes (p. ex., les intervenants exposés aux récits de leurs patients). Autre changement majeur, on a retiré la nécessité que la victime rapporte avoir ressenti une peur intense ou un fort sentiment d’impuissance ou d’horreur lors de l’évènement traumatisant. Cette condition a notamment été retirée parce qu’elle était, dans certains cas, très difficile à évaluer par le clinicien, et aussi parce qu’elle contribuait peu à juger de la sévérité des symptômes (critères B, C et D) rapportés par la personne (Friedman et al., 2011).

    En comparaison avec les éditions antérieures, le DSM-5 accorde davantage d’attention aux symptômes comportementaux. Toutefois, influencé par les débats entourant les traumas complexes (qui sont décrits ici-bas), l’APA propose un critère additionnel, soit l’altération négative dans les cognitions et les émotions des victimes (p. ex., blâme de soi persistant, aliénation d’autrui, perte d’intérêt, incapacité de se rappeler les principaux aspects de l’évènement traumatique). On introduit également la possibilité de spécifier une forme dissociée, caractérisée par des symptômes de dépersonnalisation (c’est-à-dire se sentir à l’extérieur de son corps, être observateur externe) ou de déréalisation (c’est-à-dire un sentiment que les choses ne sont pas réelles, comme dans un rêve). Enfin, le DSM-5 introduit pour la première fois un sous-type «préscolaire» pour les enfants âgés de six ans et moins, reconnaissant que certains évènements peuvent être plus traumatisants pour les enfants en raison de leur plus grande vulnérabilité et que leur façon d’y répondre (voir les critères diagnostiques) peut différer d’un adulte ou d’un enfant plus âgé. Également, en raison de leur plus grande difficulté à verbaliser, les critères diagnostiques ont été formulés pour faciliter leur observation par une personne externe (p. ex., l’enfant présente une perte d’intérêt, un détachement des personnes qu’il aime).

    La reconnaissance du TSPT comme trouble mental a marqué une étape importante dans le développement du concept de trauma, réaffirmant l’hypothèse que de nombreux symptômes qu’on associait aux maladies nerveuses ne sont pas le résultat d’une fragilité génétique ou personnelle, mais sont plutôt expliqués par la difficulté d’une personne à se remettre d’expériences «réelles» (van der Kolk, 1996). D’ailleurs, une particularité fort intéressante du diagnostic du TSPT est qu’on reconnaît, à même ses critères diagnostiques, la cause du trouble (c’est-à-dire le trauma). De fait, seules les personnes exposées à un évènement traumatisant peuvent développer un TSPT⁴. Or, en général, les critères diagnostiques d’un trouble mental ne décrivent que des symptômes, jamais la cause; l’établissement d’un diagnostic repose donc sur la seule configuration de symptômes psychologiques ou comportementaux sans égard aux considérations étiologiques de la pathologie. En ce sens, le DSM est un ouvrage de référence dit «athéorique». En revanche, le TSPT est le seul diagnostic pour lequel on doit d’abord identifier une cause préalable au développement du trouble (l’évènement ou la situation traumatique), ce qui distingue donc le TSPT des autres troubles.

    La reconnaissance du TSPT a également favorisé l’explosion de la recherche sur les traumas psychologiques, permettant notamment une meilleure compréhension des liens entre la biologie et la psychologie et sur la manière dont l’expérience affecte le corps et l’esprit. On assiste alors à un foisonnement d’études ayant pour objectif d’évaluer l’incidence et la prévalence de l’état de stress post-traumatique auprès de populations diverses: les femmes victimes de violence conjugale, les victimes d’une agression sexuelle ou physique, les personnes ayant vécu la guerre, des accidents de la route ou des catastrophes naturelles. Les résultats d’une vaste étude menée auprès de 2181 Américains ont notamment permis de réaliser qu’une grande majorité de personnes ont été exposées à un évènement traumatique au cours de leur vie, même si seulement 9,2% de celles exposées présentaient, à un moment ou à un autre de leur vie, le portrait clinique du TSPT (Breslau, 1998). Cette étude a également permis d’observer une certaine variabilité dans les taux de prévalence du TSPT en fonction du type d’évènement auquel une personne est exposée, avec un taux de prévalence de près de 21% pour celles victimes d’une violente agression.

    Outre ces travaux, plusieurs études ont documenté le TSPT chez les enfants, les adolescents et les adultes exposés à de la violence familiale. Bien que ces études aient principalement porté sur l’abus sexuel (Kendall-Tackett et al., 1993; McLeer et al., 1988; Merry et al., 1994), l’abus physique (Adam et al., 1992; Runyon et al., 2002) et le fait d’être exposé à la violence conjugale (DePrince et al., 2009), quelques études ont également documenté un risque accru du TSPT ou de réaction traumatique chez les enfants, les adolescents et les adultes ayant vécu des situations de négligence parentale. En

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