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Hors Sentier: Le vrai monde
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Livre électronique365 pages5 heures

Hors Sentier: Le vrai monde

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À propos de ce livre électronique

Un périple au cœur des Pyrénées va prendre une tournure inattendue ... 

Fin 1979. Gérard Mercier traverse les Pyrénées d'est en ouest depuis les rives de la Méditerranée qui a englouti un jour sa mère. Il emporte avec lui, selon ses dernières volontés, les cendres de son père, tombé malade de chagrin, pour les enfouir au bord du petit lac en forme de cœur où il avait demandé sa main à la mère de Gérard, en vallée d’Ossau, sa région d’origine.
Pris dans une terrible tempête de neige et sans nourriture depuis trois jours alors qu’il parvenait enfin à destination, il regagne le fond de la vallée et s'écroule, inconscient, dans la neige profonde. Nathalie, une jeune infirmière bloquée par la tempête dans le petit chalet d’un ancien instituteur, repère sa trace depuis une fenêtre et le sauve. Il disparaît pourtant mystérieusement, sautant d’une fenêtre de l’étage sans chaussures.

Pourquoi Gérard a-t-il disparu ? Où compte-t-il aller, pieds nus, dans la neige ? Découvrez ce roman palpitant qui ravira les amoureux de la nature et des relations humaines.

EXTRAIT

Il alluma en quelques minutes un petit feu. Il savait qu’il allait rapidement se refroidir après sa marche et sa course et aussi que le soleil allait bientôt disparaître derrière les belles arêtes enneigées. Mais il était là pour vivre tout cela. Tout en bas un renard remontait précautionneusement le vallon, flairant la neige de temps en temps, puis se mettait à trottiner un peu avant de s’arrêter à nouveau. Gérard Mercier, fasciné, l’observa un moment puis se tourna du côté où les chocards attendaient probablement qu’il mange. Leur patience cette fois allait être bien prise en défaut. L’homme de haute taille et aux larges épaules qu’ils ne quittaient pas de l’œil ne repartirait pas. Il allait rester là, perdu loin de ses congénères, dans cet endroit où il n’y avait aucune nourriture pour lui et où le froid seul était vraiment à sa place. Il se baissa pour souffler un peu sur les braises qui commençaient à se former puis chercha le renard du regard, mais il avait disparu, certainement au fond d’un terrier creusé sous un gros rocher.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1958, André PAGE après des études de psychologie et des études paramédicales exerce finalement pendant de nombreuses années le métier d’accompagnateur en montagne. Spécialisé dans les sorties de raquette à neige, d’observation de la faune sauvage et de survie en milieu naturel, il met fin à cette activité au décès de sa compagne et se consacre depuis lors entièrement à l’écriture. Il fait partie des lauréats en poésie d’un site de littérature et écrit également des textes et des nouvelles, inspiré par la nature, l’amour et l’amitié. Ce premier roman reprend tous ces thèmes.
LangueFrançais
Date de sortie24 juil. 2018
ISBN9782378772420
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    Aperçu du livre

    Hors Sentier - André Page

    Chapitre 1

    Le masque de glace

      L’automne s’achevait. Un mois et demi plus tôt déjà, les Pyrénées s’étaient une première fois ornées de la blanche couronne des premières neiges, les plus précieuses, celles que chacun dans le secret de son cœur sans trop savoir pourquoi avait longtemps espérées. Puis, suivant une immuable loi, les grands espaces immaculés avaient rapidement disparu pour réapparaître avec de plus en plus d’insistance au cours des semaines suivantes, et, un jour de décembre, s’admirant une dernière fois dans le grand miroir des lacs, les majestueux sommets avaient semblé décider d’un commun accord que leur belle cape blanche avait enfin la bonne longueur et la bonne épaisseur, qu’elle scintillait avec suffisamment d’ardeur pour répondre vaillamment à l’assaut meurtrier des soleils glacés de l’hiver.

        Arrivèrent enfin ces jours décisifs où, comme toujours par un coup de force, une saison s’impose définitivement à celle qui la précède. Dans la partie occidentale de la chaîne, la vallée d’Ossau était en proie ce matin-là à une tempête d’une effroyable violence. Celle dont tout le monde parlerait encore bien des années après.

        Des tourbillons de neige secouaient les grandes forêts de hêtres et de sapins. Comme un grand peintre furieux l’hiver s’en donnait à cœur joie, comme s’il savait déjà que cette fois personne n’aurait assez d’audace et d’obstination pour effacer une fois de plus son œuvre gigantesque. Les cimes des grands arbres s’enlaçaient fougueusement et l’on entendait le puissant grincement des hauts des troncs enchevêtrés. La neige tombait sans répit depuis trois jours et celle qui était déjà tombée s’envolait de nouveau, comme pour habiller de blanc le vent qui balayait inlassablement les vastes étendues sauvages. Son redoutable chant de guerre était constitué à la fois des notes graves de son formidable souffle gelé et des notes aiguës de ses inquiétants sifflements variés, provoqués par sa tumultueuse rencontre avec des milliers d’obstacles. Il était la voix de l’hiver et ses plaintes lugubres parcouraient les terres désolées, annonçant à chacun la nécessaire venue des temps mauvais.

        Des arbres s’abattaient, s’endormaient pour toujours dans la neige, qui leur faisait un lit garni de flocons blancs. Plus d’un mètre vingt de poudreuse recouvrait déjà le relief escarpé des montagnes, mais aussi tout le fond de la haute vallée, recouvrant sans pitié villages et hameaux, les coupant du reste du monde, effaçant d’un seul coup les dérisoires traces de toute activité humaine. La nature, pour une fois, semblait bien avoir gagné.

        Pendant trois jours et trois nuits toute trace de vie sembla avoir disparu des versants abandonnés à la grandiose tourmente qui faisait rage, magnifique de violence, ivre de colère. Même les isards, qui avaient déjà revêtu leur épais pelage hivernal, luttaient désespérément pour leur survie au cœur des grandes forêts dans lesquelles ils s’étaient réfugiés, délaissant pour quelque temps les crêtes inaccessibles et les vires aériennes qui constituaient leur habituel royaume.

        Dans de telles conditions, sans abri un homme ne serait rien sinon le misérable jouet des éléments déchaînés, une proie sans défense entre les griffes acérées du froid. Pourtant, défiant tout bon sens et toute logique, un homme seul se battait jusqu’à l’extrême limite de ses forces, offrande ridicule livrée au courroux destructeur des éléments en furie. Que quelqu’un ait osé se risquer dehors par un tel temps paraissait évidemment totalement impossible. Il avait d’ailleurs toutes les peines du monde à rester debout, bien qu’il soit enfoncé dans l’immense flot blanc jusqu’aux hanches. On aurait dit que le vent s’amusait à le bousculer et à le recouvrir entièrement de neige, comme pour le gommer tout simplement lui aussi du paysage.

        Gérard Mercier était pourtant une force de la nature, c’est du moins ce qu’il avait toujours cru jusqu’alors, mais il se retrouvait là en grande difficulté. Son visage volontaire et harmonieux n’était plus qu’une grimace de rage et d’effort, ses yeux bleu foncé n’étaient plus que des yeux de loup, et sa bouche grande ouverte respirait de la neige et du vent. De temps en temps, sa haute silhouette à la fois élancée et puissante emmitouflée dans une épaisse veste de montagne bleue se penchait en avant, ses mains gantées de laine cardée cherchaient un hypothétique appui dans la masse mouvante de la poudreuse qui l’enserrait, et il parvenait à extirper l’une de ses jambes de la neige puis la deuxième aussitôt dans le même mouvement, pour venir s’enliser un peu plus loin, et faire ainsi un pas, un misérable pas...

        Ses longs cheveux blonds tirés en arrière par les puissantes rafales, son menton mal rasé levé vers le ciel en un vain signe de protestation, il luttait de toutes ses forces comme un animal sauvage abandonné dans un monde soudain devenu irréel et tirait ses dernières ressources mentales des parties les plus anciennes du cerveau humain, celles qui existaient déjà quand l’homme devait assurer sa survie dans un milieu naturel peuplé de mille dangers, où seul l’instinct pouvait le sauver. Il n’était plus temps de réfléchir froidement à la manière de l’homme moderne, mais de lutter farouchement pour pouvoir continuer à vivre un petit peu plus longtemps...

        Il pouvait déjà sentir sur son visage le masque glacé du froid qui cherchait à l’enserrer dans son étau mortel, et sa conscience rétrécie, animée seulement par cet instinct de survie ne lui donnait plus qu’un seul ordre : bouger, bouger pour ne pas geler sur place. Il croyait parfois que le froid et le vent étaient en fait le même sinistre personnage, mais à d’autres moments il se rendait compte qu’ils étaient bien deux qui s’acharnaient sur lui et l’attaquaient tour à tour sans relâche. Il était seul, perdu dans un monde étrange où le blanc régnait en maître et où plus rien ne semblait avoir de relief, de limites, ou de consistance. Il était devenu une sorte d’aveugle qui voyait tout en blanc, et il songea amèrement que pour y voir vraiment il faut pouvoir discerner au moins deux couleurs.

        Une tempête comme celle-là il y en avait peut-être une tous les vingt ou vingt-cinq ans dans les Pyrénées, et il était en plein dedans. Cela faisait maintenant plus de trois heures qu’il progressait à l’aveuglette avec une désespérante lenteur et en s’arrêtant souvent pour essayer de s’évader du piège blanc dans lequel il était emprisonné depuis deux longues journées, trois heures qu’il s’était risqué à quitter une petite cabane perdue sur un replat à flanc de montagne. Il l’avait trouvée par hasard au tout début de la tourmente et y était resté bloqué par le vent soufflant à plus de cent kilomètres à l’heure, la neige tombant sans répit à gros flocons et l’absence totale de visibilité. Le premier jour il avait mangé ses derniers vivres de course constitués seulement de quelques biscuits et d’un morceau de pain de campagne, si bien qu’il n’avait rien pu avaler le lendemain. Dans cette cabane il n’y avait pas beaucoup de bois et le feu qu’il avait allumé n’avait duré que quelques heures, de ces heures où l’on apprécie pleinement chaque seconde qui passe, parce que l’on sait que bientôt on n’aura plus ce que l’on a encore... Les belles flammes jaunes avaient ainsi cessé trop vite une à une leur danse envoûtante, et beaucoup plus tard les braises pleines de chaleur à leur tour avaient lentement fermé pour toujours leurs yeux rouges et brûlants aux paupières de cendre. Alors, peu à peu, le froid glacial avait envahi la petite cabane de pierre et Gérard avait dû s’obliger à faire quelques pas de temps en temps ou quelques mouvements pour se réchauffer, avant de se décider enfin à se coucher sur un vieux lit de fer muni d’une antique paillasse qui avait peut-être été jadis un matelas convenable. Une fois bien au chaud dans son épais sac de couchage, il avait écouté longtemps le vent essayer rageusement d’arracher le toit de son abri, et s’était félicité toute la nuit de l’avoir trouvé juste à temps.

        Il avait passé la majeure partie des deux jours suivants à regarder la tempête se déchaîner à travers les vitres épaisses et sales de la petite fenêtre dont deux carreaux cassés avaient été réparés au scotch blanc qui était devenu son principal centre d’intérêt depuis que la dernière volute de fumée s’était envolée dans le conduit de la cheminée, comme un fantôme ayant terminé sa nuit. Plein d’espoir, il avait passé ces journées à guetter la moindre amélioration susceptible d’annoncer la fin de son calvaire, mais il avait bien vite compris que chaque répit était systématiquement suivi d’une aggravation, et c’était comme s’il pouvait percevoir les deux phases de la respiration régulière et puissante de l’être gigantesque qui avait pris possession des montagnes. À partir de cet instant, la cabane lui avait paru encore plus petite, abandonnée et perdue au milieu de la multitude des sommets désolés.

        Après une dernière nuit blanche au cours de laquelle il avait essayé en vain d’échapper au bruit en se bouchant les oreilles comme il le pouvait, il était si épuisé qu’il avait décidé de quitter son abri pour ne pas mourir de faim et de froid sans avoir rien tenté. C’est ainsi que dans la matinée du troisième jour, affamé et grelottant, jouant son dernier va-tout, il avait laissé là son gros sac à dos, avait remonté sur son menton la fermeture éclair de sa veste de montagne, avait rabattu la capuche de celle-ci sur son front, avant de tirer difficilement le verrou grinçant de la vieille porte métallique pour pénétrer soudain dans l’enfer blanc de la tempête de neige au plus fort de sa violence.

        À cet instant curieusement, Gérard Mercier s’était tout à coup senti devenir quelqu’un d’autre, quelqu’un de beaucoup plus fort et déterminé, comme si le seul fait d’oser s’aventurer à l’extérieur dans un tel moment l’avait fait devenir l’égal des éléments déchaînés. Il avait ainsi loyalement repris sa place dans le concert sauvage et grandiose que joue pour nous la nature depuis la nuit des temps. Il savait tout au fond de lui-même que sa place était là, dans le danger naturel du Grand Dehors. Il aimait la nature sous tous ses aspects, au point d’en faire sa seule religion. Il avait la lenteur de gestes et la détermination de ceux qui ont tout leur temps et cependant paraissait porter sur ses larges épaules l’invisible poids de quelque terrible secret.

        Dans sa soif d’action, il avait tout d’abord progressé lentement certes mais régulièrement, malgré la profondeur de la neige, avec au fond du cœur la joie insensée et magnifique d’être là, seul, à lutter farouchement de toutes ses forces dans cet autre monde, celui où les lois de la nature sont plus fortes que les pauvres lois humaines, celui où ce qui doit arriver finit toujours par arriver, celui où l’on ne peut plus tricher. Il savait que dans ce contexte survivent seulement les plus forts, ceux qui réussissent à s’adapter, aussi ne faisait-il qu’un avec la grande tempête. Il en était le centre et il était Elle. Il en serait ainsi jusqu’au bout de sa formidable envie de vivre.

        Il avait alors traversé mètre par mètre une partie du petit plateau qui s’étendait devant la cabane, une zone plane et sans arbres dont il ne pouvait pas deviner les contours, et dont il n’avait même pas soupçonné l’existence quand il avait découvert avec un immense soulagement les murs de pierre de la petite habitation au début de la terrifiante tourmente. Il avait dû s’arrêter très vite une première fois, puis une deuxième, et chaque pas bientôt était vite devenu un hasardeux défi lancé à la nature entière qui tentait de l’immobiliser dans la neige profonde pour mieux pouvoir lui porter ses coups. Il était comme un boxeur sonné en train de perdre peu à peu un inégal combat, sous les néons blafards d’un ring sans limites, au cours d’une reprise qui semblait ne devoir jamais avoir de fin.

        Gérard Mercier maintenant ne savait plus du tout où il se trouvait. Sa seule certitude était qu’il lui fallait d’une manière ou d’une autre atteindre la limite des arbres et il n’en distinguait pas un seul autour de lui. Il allait contre le vent qui curieusement semblait souffler de toutes les directions à la fois, entraînant avec lui des tourbillons de neige. Il espérait ainsi rejoindre le fond de la vallée d’Ossau et trouver quelques habitations où il pourrait trouver de l’aide. Il s’imaginait parfois pour se donner du courage en train de faire sa trace vers les premiers chalets, tout en ayant conscience qu’il y avait certainement tout en bas presque autant de neige qu’à l’endroit où il se trouvait. La faim le tenaillait et il sentait ses forces diminuer de minute en minute. Il revenait cependant vite à la réalité et se rendait alors amèrement compte qu’il n’atteindrait probablement jamais la route et qu’il allait certainement mourir là, planté dans la neige comme une statue blanche, ou dans la forêt pelotonné au pied du tronc d’un grand arbre. Il essayait de plus en plus souvent de tourner le dos au vent pour gagner un peu de répit, puis, rassemblant le peu d’énergie qui lui restait, poursuivait à l’aveuglette sa lente progression.

        Il se sentit soudain tomber dans un trou et dut écarter les bras pour essayer de se retenir, puis dans un ultime réflexe parvint à se retourner d’un coup et à s’agripper en plantant ses deux mains à la fois dans la neige. N’importe qui d’autre aurait dévalé la pente jusqu’en bas. Il lui sembla un instant entendre au-dessous de lui le bruit cristallin d’une petite chute d’eau. Il était apparemment une dizaine ou une quinzaine de mètres au-dessus d’un torrent. Il se força à se reposer un court instant, attendant que le rythme de son cœur redevienne normal après cette forte poussée d’adrénaline. Il décida que le mieux était d’imaginer que le vide n’était peut-être pas si important qu’il le croyait, et essaya de se hisser sur le rebord supérieur de la pente pratiquement verticale qui avait bien failli l’engloutir. Il trouva un appui très haut pour son pied gauche sur lequel il poussa de toutes ses forces pour aller placer une main, puis la deuxième, à la sortie du gouffre. Il tira alors sur ses bras en basculant d’un coup vers sa gauche pour lancer sa jambe droite au niveau de ses mains. Il se trouvait maintenant au niveau du fond de l’épaisse couche blanche, au bord du vide. Il s’arrêta volontairement quelques secondes de respirer pour ne pas s’étouffer. Il réussit heureusement à se mettre aussitôt à quatre pattes et se remit d’un seul coup debout, transperçant la couche de neige d’un coup de tête comme pour une deuxième naissance. Il resta un moment sans bouger, profitant pleinement de cette vie qu’il avait bien failli perdre. Mais il offrait à nouveau son visage tout neuf au vent et à la neige, et il sentit bien vite à nouveau le dur masque de glace lui enserrer le visage. Il commença à rajuster la capuche de sa veste sur sa tête, mais il préférait toujours être au plus près des éléments et l’enleva aussitôt.

        Le jeune homme, après cette petite victoire, se sentit encore plus faire partie de ce monde extérieur qu’il aimait tant. Il venait de naître de la neige et n’en avait pas peur. Il était bien là à sa vraie place et n’avait jamais été autant lui-même, aussi près de se reconnaître que dans cette lutte farouche qu’il menait contre le vent dans les montagnes et les forêts de cette vallée qu’il ne connaissait pas. Il décida de suivre le torrent jusqu’en bas. Il avait enfin une direction à suivre et le faible bruit de l’eau qui coulait était comme une présence à ses côtés.

        Quelques minutes plus tard, Gérard Mercier atteignait enfin les premiers arbres, des hêtres et des sapins, et il sentit alors une énorme bouffée d’espoir le submerger, bien qu’il soit si faible à cet instant qu’il craignait à tout moment de s’évanouir. Alors commença l’interminable descente de la forêt. La neige était tellement profonde qu’il n’était pas beaucoup plus facile dans l’état d’épuisement où il se trouvait de descendre que de marcher sur le plat ou même de monter. Il sentait ici moins directement les rafales, mais devait à tout moment contourner ou enjamber un arbre ou une branche vaincus par la puissance phénoménale de la tornade dévastatrice qui rugissait de plus belle, secouant férocement son épaisse crinière de neige. Il perdait cependant peu à peu de l’altitude et sa trace profonde, expression de son chemin vers la vie était comme une flèche cherchant désespérément à atteindre le cœur de la forêt, cette forêt altière et dense qui fait comme une écharpe aux fières montagnes ossaloises. Mais la journée s’écoulait rapidement et il sembla à Gérard que plus il ralentissait, plus le temps au contraire pressait le pas pour entraîner sa perte.

    Le sifflement du vent était assourdissantpar moment et accroissait encore sa fatigue nerveuse. Il était aussi au cœur de tout un monde de craquements, de froissements, de crépitements qui prenaient le relais là-haut dans le monde furieux des branches, dont les incessants mouvements à l’origine de ce fracas perpétuel contrastaient avec la relative immobilité des troncs près du sol. Les arbres étaient des êtres vivants qui se battaient comme lui. Il s’appuyait souvent de tout son corps contre eux pour qu’ils lui donnent un peu de leur formidable force statique et s’aidait de leurs branches basses pour maintenir son équilibre, et s’extirper aussi plus facilement de la neige.

        Plus bas, il dut descendre de petites barres rocheuses qu’il n’avait plus la force de contourner. Il se laissait parfois glisser ou carrément tomber, provoquant de petites coulées autour de lui, parfois c’était de la vraie désescalade qui lui demandait beaucoup de concentration. Il ne ressentait même plus la faim tellement il était fatigué en continuant obstinément sa descente et son regard perdu avait de plus en plus de mal à s’extirper de son visage glacé pour trouver un passage plus facile entre les grands arbres enneigés et les rudes rochers gelés.

        Bientôt le jour déclina et la nuit était pratiquement tombée quand il sortit enfin de la forêt pour déboucher sur les dernières pentes dans le jour finissant. Une joie intense l’envahit alors, lui donnant un petit regain de force qui lui permit d’atteindre une zone où de petits arbustes épineux, qu’il savait être des genévriers recouverts par la neige, l’empêchaient d’avancer. Il chuta plusieurs fois au milieu des piquants en essayant de les enjamber. Gérard Mercier avait laissé là ses dernières forces. Quand il arriva sur le plat au fond de la vallée, il se rendit à peine compte que le gave de Brousset lui barrait le passage. Il se mit machinalement à longer vers le nord les flots tumultueux du petit torrent aux eaux gonflées et sauvages. Depuis qu’il était sorti de la forêt, il avait du mal à ne pas tomber à cause de la bourrasque qui soufflait dans l’axe de la vallée en direction de l’Espagne. Il fut cette fois obligé de rabattre sa capuche sur son front car ses oreilles commençaient à geler, et partit à la recherche d’un pont qui lui permettrait d’arriver enfin sur la route, qu’il devinait vaguement de l’autre côté de la rivière dans l’étrange et irréelle clarté diffusée la nuit par l’extrême blancheur des grands champs de neige.

        Il se trouvait sans le savoir tout près du premier chalet quand il fut soudain pris d’un étourdissement et s’écroula de tout son long dans la neige profonde qui l’engloutit aussitôt. Il n’eut pas le temps de voir qu’au même instant le vent s’était arrêté de souffler et la neige de tomber, comme s’ils en avaient fini là avec leur sinistre besogne, le laissant seul et inanimé entre les mains gantées de noir d’une nuit sans lune et sans étoiles.

    Chapitre 2

    La danse des ombres

        Depuis trois longues journées, les quelques habitants de la quinzaine de chalets qui constituaient les dernières habitations avant la frontière espagnole étaient bloqués chez eux sans téléphone et sans électricité, réunis comme autrefois devant la chaleur bienfaisante et la lumière changeante des feux de cheminée. C’était là le petit hameau d’Ayguebelle, le plus haut de cette branche de la vallée d’Ossau.

        Beaucoup de ces vieux chalets de pierre étaient régulièrement loués à des touristes pendant les vacances. Certains faisaient d’ailleurs partie d’un centre de vacances qui accueillait des enfants. La beauté sauvage de cet endroit où une petite rivière, le gave de Brousset, déployait ses méandres à travers les prairies verdoyantes ou enneigées du fond de la vallée au pied des montagnes et des forêts, faisait que quelques personnes revenaient occuper année après année ces bâtiments anciens aux toits de tôle ou d’ardoise. Nous étions justes avant la période des vacances de Noël et ils étaient pour l’instant tous inoccupés, sauf deux qui étaient habités en permanence : tout en bas du petit hameau un bar-restaurant aux épais murs de pierre où s’arrêtaient volontiers montagnards et touristes, « Les isards », et un kilomètre plus loin vers l’Espagne, à la sortie d’Ayguebelle, un chalet isolé, le seul construit de l’autre côté de la route près de la rivière, abritait depuis le début de sa retraite un ancien instituteur, Robert Casaubielle, et sa femme Marie.

        Depuis le début de la tempête, de nombreux habitants de la vallée étaient restés bloqués chez eux, car les deux routes montant vers la station de ski de Gourette et vers l’Espagne étaient exceptionnellement coupées très bas, à la sortie du village de Laruns. Chez les Casaubielle, Nathalie, la jeune infirmière, qui venait ces derniers temps deux ou trois fois par semaine refaire le pansement de la cuisse de Robert, n’avait pas osé repartir après être montée difficilement un soir avec des chaînes dans sa vieille 4 L sur la route déjà très enneigée et balayée par le vent.

        Dans ces conditions, la présence de cette jolie jeune femme brune aux longs cheveux lisses et brillants qui avait toujours le sourire aux lèvres était une distraction inespérée pour le couple, qui se trouvait encore plus isolé que d’habitude. C’est ainsi que malgré le temps épouvantable, l’absence d’électricité et l’angoisse permanente de voir une partie des ardoises de leur toit s’envoler, le moral était presque au beau fixe dans le petit chalet de pierre. Cela avait été l’occasion de sortir du grenier deux magnifiques lampes à pétrole en cuivre jaune qui n’avaient plus servi depuis la dernière guerre, dont l’une fut disposée sur la table de la pièce principale qui faisait à la fois cuisine et salle à manger, et l’autre sur le réfrigérateur à présent éteint que l’on n’ouvrait plus que si c’était vraiment nécessaire. Plusieurs bougies décoratives avaient également été installées sur le buffet et sur la cheminée disposés chacun de part et d’autre de la pièce, ce qui contribuait à donner avec quelques jours d’avance un air de fête de fin d’année à la grande pièce dont l’immuable agencement semblait depuis longtemps défier le temps lui-même. Un peu d’imprévu était vraiment le bienvenu et Marie Casaubielle en avait profité pour se remettre à faire un peu de cuisine en l’honneur de leur invitée forcée. Son mari, lui, montrait à celle-ci les dossiers remplis de coupures de journaux qui allaient lui permettre de reconstituer l’histoire de la vallée et peut-être même d’écrire un livre sur ce sujet qui lui tenait particulièrement à cœur. Ce livre c’était son grand projet la jeune fille le sentait bien, et elle écoutait de bon cœur les commentaires passionnés du vieil homme qui ressuscitait pour elle les anciens temps :

    — À cette époque, il y avait même un chemin de fer en activité et... Il s’arrêta un instant de parler pour aller chercher un autre dossier qui contenait de nombreuses cartes postales dans le grand tiroir d’une commode rustique qui occupait une place de choix près de la fenêtre donnant vers la rivière, comme la porte d’entrée. Marie, qui s’affairait joyeusement depuis plus d’une heure devant ses fourneaux, en profita pour intervenir :

        — Mais tu crois que ça l’intéresse, Robert, toutes ces vieilleries, la pauvre ! Elle ne doit pas oser te le dire, mais tu dois sérieusement l’embêter !

        — Oh pas du tout, je vous l’assure ! se défendit la jeune fille qui trouvait là un moyen comme un autre d’oublier pendant quelques instants les inquiétants craquements de la toiture et les prodigieux mugissements du vent, dont on arrivait à sentir le souffle à travers les fenêtres et les vieux volets déjà fermés.

    — Enfin de toute façon il est l’heure de passer à table, c’est prêt ! annonça Marie d’une voix triomphale, et ses yeux bleus brillaient de malice derrière les verres épais de ses lunettes aux montures argentées sur lesquels se reflétaient la lueur vacillante des bougies et du feu, dont les flammes se penchaient par moment dans un bel ensemble sous l’action d’une rafale plus forte que les autres qui avait pénétré à l’intérieur par la cheminée ou les moindres interstices des fenêtres ou de la porte, et les ombres changeantes des trois personnes dansaient au rythme du vent sur les vieux murs.

        Et alors, devant un délicieux repas préparé sur l’antique cuisinière à gaz et composé d’un reste de garbure suivi d’un rôti de porc aux haricots et d’un excellent gâteau au chocolat et aux noix, ce fut au tour de Marie Casaubielle d’essayer d’accaparer la jeune infirmière pour lui faire oublier un peu son exil momentané en lui parlant elle aussi de son sujet de discussion favori, c’est à dire de sa fille qui s’était éloignée de la vallée. Ce gros repas était aussi destiné à ne pas laisser se perdre la nourriture se trouvant dans le congélateur sans électricité. Mais quand il fut terminé ce soir-là, le quatrième depuis le début de la tempête qui ne semblait pas décidée le moins du monde à fléchir enfin, il fut convenu d’un commun accord qu’ils iraient tous se coucher de bonne heure, car ils n’avaient jusqu’alors vraiment pas beaucoup pu dormir.

        Cependant, les trois premières nuits avaient été si terribles, qu’au moment de monter dans leur chambre ils retardèrent un peu cet instant en buvant devant le feu de grandes tasses de verveine, dont la douce odeur se répandit dans tout le bas du petit chalet. Et une fois de plus, Robert et Marie encouragèrent Nathalie à leur parler de son métier d’infirmière libérale dans ces petits villages de montagne dont certaines habitations n’étaient pas du tout faciles à atteindre, surtout quand le vent, la pluie, ou la neige s’ajoutaient à la raideur de la pente et à l’étroitesse des routes et des pistes. Les yeux brillants, la jeune fille, qui était véritablement passionnée par ce qu’elle faisait, se mit à leur raconter quelques anecdotes.

      — Une fois, il m’a fallu aider d’urgence une femme à accoucher chez elle, croyez-moi je n’en menais pas large, heureusement tout s’est bien passé, mais j’en avais les mains qui tremblaient ! On ne nous apprend pas vraiment ça à l’école d’infirmière, j’ai fait comme dans les vieux films !

        Et elle finissait toujours, au cours de ces récits, par en revenir à son éternel étonnement devant la chaleur de l’accueil qui lui était partout réservé, à tous les cafés et les chocolats chauds qu’on lui proposait et qu’elle se sentait souvent obligée d’accepter devant la gentillesse et la simplicité des gens de la haute vallée qui l’avaient très vite adoptée. Ceux-là étaient fiers d’être là, perchés sur les pentes les plus rudes depuis des générations. Ils aimaient qu’on leur dise et leur redise que leurs montagnes étaient restées belles et sauvages, ils étaient souvent chasseurs et pêcheurs, toujours en relation d’une manière ou d’une autre avec la nature, et leurs yeux finissaient toujours par se plisser pour mieux se porter sur les crêtes les plus inaccessibles, les cimes les plus acérées au-dessus des forêts, et dans la fente étroite

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