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L’homme des phares: La vie très riche et romanesque de Michel Pacha
L’homme des phares: La vie très riche et romanesque de Michel Pacha
L’homme des phares: La vie très riche et romanesque de Michel Pacha
Livre électronique331 pages5 heures

L’homme des phares: La vie très riche et romanesque de Michel Pacha

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À propos de ce livre électronique

Découvrez l'ascension fulgurante d'un personnage hors normes du XIXe siècle !

L’itinéraire personnel de Blaise Marius Michel, illustre Varois du XIXe siècle, devenu, en raison de son action appréciée en terre ottomane, Michel Pacha, mérite d’être qualifié d’exceptionnel. Simple mousse au départ, il gagne, grâce à son travail et à son talent, ses galons de capitaine qui lui permettent de commander des navires dans la Royale d’abord, dans la marine marchande ensuite. De là, il se fait ingénieur, installant, sous l’autorité de l’empereur Napoléon III et du sultan de Constantinople, une série de phares destinés à éclairer les côtes de la Méditerranée orientale. L’entreprise lui procure une grande renommée, une immense richesse et un titre de comte. Revenu en France, il met son énergie et sa fortune au service de sa ville natale, Sanary-sur-Mer, puis d’une station de bord de mer qu’il aménage de toutes pièces à la mode orientale, Tamaris. Mais ces remarquables succès sont ternis par de multiples malheurs qui affectent sa vie privée, assez pour donner à ce destin contrasté un caractère fascinant et une coloration romanesque.

Seule une narration enlevée, mêlant documentation, rigueur, légèreté et élégance, pouvait rendre sa vraie dimension à ce personnage hors du commun.

EXTRAIT

Les enfants de l’école des Sœurs, vêtus de leurs habits du dimanche, garçons et filles, en rang par deux, ouvrent le cortège qui monte à la chapelle Notre-Dame de Pitié. L’un d’eux, en surplis, à côté du prêtre, porte la grande croix d’argent sortie pour l’occasion. Plusieurs voies permettent d’atteindre la vieille chapelle : la montée des Oratoires, la montée de la Carrerade-des-Riberado et le chemin de la Colline, qui part de la pointe de Bau Rouge et, suivant le bord de mer, surplombe la carrière des Baux. En ce jour de l’Assomption la petite ville de Saint-Nazaire, proche de Toulon, dans le Var, fête sa protectrice, la Vierge Marie, qui veille sur l’importante corporation des pêcheurs et celle des marins. La confrérie de Saint-Pierre, patron des pêcheurs, précédée de sa bannière aux armoiries de la ville (une tour entourée de deux palmes) suit immédiatement le groupe des enfants.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Yves Stalloni est agrégé de lettres modernes, docteur d’État ès lettres, professeur honoraire de Chaire supérieure, membre titulaire de l’Académie du Var. Il a fait l’essentiel de sa carrière à Toulon, au Lycée Dumont d’Urville où il eut en charge les Classes préparatoires et notamment les prépas HEC et la classe de Première supérieure (Khâgne). Avec, occasionnellement, une fonction de chargé de cours à l’Université de Toulon et du Var. Yves Stalloni est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, de nombreuses éditions critiques et d’environ quatre cents articles parus dans des revues diverses, le tout dans le domaine de la critique littéraire, de la littérature générale, de la culture et de la méthodologie.
LangueFrançais
Date de sortie6 avr. 2018
ISBN9782374641409
L’homme des phares: La vie très riche et romanesque de Michel Pacha

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    L’homme des phares - Yves Stalloni

    PREMIÈRE PARTIE

    LE MARIN

    1

    Les enfants de l’école des Sœurs, vêtus de leurs habits du dimanche, garçons et filles, en rang par deux, ouvrent le cortège qui monte à la chapelle Notre-Dame de Pitié. L’un d’eux, en surplis, à côté du prêtre, porte la grande croix d’argent sortie pour l’occasion. Plusieurs voies permettent d’atteindre la vieille chapelle : la montée des Oratoires, la montée de la Carrerade-des-Riberado et le chemin de la Colline, qui part de la pointe de Bau Rouge et, suivant le bord de mer, surplombe la carrière des Baux. En ce jour de l’Assomption la petite ville de Saint-Nazaire, proche de Toulon, dans le Var, fête sa protectrice, la Vierge Marie, qui veille sur l’importante corporation des pêcheurs et celle des marins. La confrérie de Saint-Pierre, patron des pêcheurs, précédée de sa bannière aux armoiries de la ville (une tour entourée de deux palmes) suit immédiatement le groupe des enfants.

    La procession officielle emprunte la montée des Oratoires, ainsi nommée en raison des cinq autels qui marquent le parcours. Le premier oratoire est dédié à sainte Catherine, puis vient celui consacré à saint Michel, représenté dans son attitude traditionnelle, la lance tendue vers le dragon qu’il doit transpercer. Suivent les oratoires de saint Joseph, celui de Notre-Dame, enfin, faisant dos à la montée, celui dédié au Sacré-Cœur. Devant chaque oratoire, la procession fait un arrêt, au cours duquel le prêtre, père Tolozan, lit un extrait des Évangiles, avant que soient récitées, en latin, des prières, commencées par les enfants et reprises par l’ensemble des participants, presque tous les habitants de la petite commune qui compte un peu plus de deux mille âmes. Après quoi L’Harmonie nazairienne, la société musicale récemment créée, joue un morceau d’inspiration provençale. Il faudra près d’une heure au cortège pour parcourir la courte distance qui mène à la chapelle.

    Parmi les enfants en tête du cortège, Marius Michel, qui vient de fêter ses neuf ans il y a juste un mois, ne lâche pas la main de Louise, sa camarade d’école, mais aussi sa voisine, puisqu’elle est la fille du cordier Gensollen dont la maison est mitoyenne de celle des Michel. Les parents de Marius font partie de la procession, mais ils sont restés plus en arrière, surtout Madame Michel, car le père, Jean-Antoine, en tant qu’officier de la Marine royale, a pris place parmi les notables, juste après les pêcheurs.

    Pour la circonstance, Marius a été habillé d’un costume bleu dont le pantalon s’arrête au genou, et coiffé d’un chapeau à larges bords qui lui dissimule la moitié du visage. Le soleil est brûlant et l’enfant ne doit pas défaillir pour cette cérémonie annuelle. Son grand frère, Fortuné-Amant, de deux ans plus âgé, le suit à quelques mètres, posant régulièrement sur son cadet un regard protecteur. Louise, dans son ample robe blanche, semble impatiente, fatiguée de cette ascension en pleine chaleur ; devant l’oratoire de Joseph, elle se montre distraite, tire la main de Marius pour l’inviter à contempler la vue dominante. En contrebas, proche du môle du levant, se devine la petite cale, peu active en ce jour de fête. Plus loin, au-dessus des maisons et des entrelacements de palmiers, le campanile crénelé de l’église constitue un repère rassurant, concurrencé, environ à la même hauteur, par l’autre édifice représentatif de la cité, la Tour carrée ou romane qui, aujourd’hui encore (l'an de grâce 1828), abrite toujours des canons, même si sa fonction militaire est révolue. Et puis, dessinant un arc de cercle quasi parfait, la baie de Saint-Nazaire et le bleu de la mer, à peine piqueté, ici et là, d’embarcations immobiles, mât abaissé et voile roulée. Côté sud-est, se découpe l’île des Embiez, dernière étape avant le large. Marius gronde son amie : l’heure n’est pas à l’amusement, et d’ailleurs la procession repart.

    La chapelle Notre-Dame de Pitié a été construite vers le milieu du XVIe siècle, mais, malgré son âge, elle a gardé, dans ses dimensions modestes, un élégant équilibre. La façade est constituée par un porche formé de trois ouvertures en plein cintre, délimitées par des piliers cylindriques ; l’arche centrale, permettant l’accès au moyen de deux marches, est plus large que les parties latérales. Un sobre fronton triangulaire orné d’une rosace en saillie surmonte l’ensemble avec, sur le pignon, un motif décoratif constitué de deux volutes symétriques encadrant une croix de fer. On aperçoit, sur l’arrière, le clocher en forme de U renversé au milieu duquel se balance la cloche. Cette cloche qui fut emportée, dit-on, par les Révolutionnaires avant d’être récupérée. Sur le côté gauche, accolé à la chapelle, se trouve le mur de pierres d’un enclos se terminant par une petite maison. À un mât planté au milieu de l’enclos, est hissé, certains jours, un « pavillon de signal » chargé d’informer les marins de l’obligation de se rendre à terre ou de signaler les malades. M. Michel, le père de Marius, connaît ces règlements et les a expliqués souvent à ses garçons dont il espère qu’ils deviendront marins, comme lui.

    Jean-Antoine a toutefois regretté que le maire, M. Granet, ait dénaturé ce lieu attaché à la mer et à la piété en permettant l’installation, à proximité de la chapelle, et contre l’avis du père Tolozan, de deux moulins à vent où les Nazairiens viennent apporter leur grain à moudre. Du coup, l’endroit est devenu un banal lieu de promenade pour les familles, et même un refuge pour les amoureux ou un terrain de jeu pour les garnements du village. La vocation spirituelle de la colline est en passe de se perdre. Évolution regrettable quand on sait que la chapelle est placée sous la surveillance d’un ermite, dont la fonction essentielle est de prévenir les pêcheurs par mauvais temps. Un Michel, jadis, assura cette fonction.

    – Je ne suis jamais entré dans la chapelle, chuchote Louise à l’oreille de son compagnon. Et toi ?

    – Moi non plus. Chaque fois que je suis monté avec mes parents, elle était fermée. Mais je sais ce qu’on trouve à l’intérieur. Mon père me l’a dit : une statue de la Vierge très ancienne et des sortes de plaques avec des dessins et des inscriptions gravées dessus. C’est ainsi que les marins remercient la Vierge quand elle les a aidés. On les désigne d’un nom latin que j’ai oublié.

    La statue, dans une niche, à la droite du chœur, est une pietà en bois polychrome, de facture assez primitive, aux couleurs agressives, notamment le rouge choisi pour la robe de Marie et pour l’étoffe qui couvre une partie du corps du crucifié. Quant aux ex-voto, on en compte une quinzaine, la plupart ayant pour sujets des scènes maritimes.

    La cérémonie religieuse a commencé sur le parvis, le prêtre prononçant son homélie depuis le porche de la chapelle, entouré des enfants de l’école. Face à lui, côté droit, la population civile, majoritairement féminine, est sagement rangée. À l’opposé, côté mer, se tiennent les pêcheurs, les marins et les officiels, dont le maire et le sous-préfet, venu de Toulon. Marius et Louise sont restés à l’intérieur de la chapelle qu’ils prennent le temps de découvrir.

    Marius est fasciné par les dessins des ex-voto et par les textes qui les accompagnent. Ces représentations naïves s’accordent au caractère simple et franc du garçon, éloigné de tout calcul comme de toute convoitise. Enfant discret et poli, Marius aime à rendre service ; il salue respectueusement les connaissances de la famille quand il les croise sur le chemin de l’école. Plutôt timide et d’un physique presque chétif, il répugne à participer aux jeux bruyants de certains de ses camarades. Il préfère la lecture, qui alimente sa tendance à la rêverie et son goût de l’évasion. Son père aide ses choix en lui proposant, tirés de sa bibliothèque, des livres qui racontent les péripéties de voyages d’explorateurs, de missionnaires et surtout de marins, les légendaires conquérants de nouveaux continents, Vasco de Gama, Magellan, John Cabot, mais aussi des navigateurs plus récents tels Jean-Antoine de La Pérouse (le même prénom que son père), parti avec les frégates l'Astrolabe et la Boussole explorer le Pacifique, ou encore Louis-Antoine de Bougainville, qui avec la Boudeuse a accompli le tour du monde, et encore quelques audacieux corsaires comme le célèbre Chevalier Paul, de son vrai nom Jean-Paul de Saumeur, mort à Toulon, Jean Bart ou le Breton Robert Surcouf, disparu l’année dernière.

    Les témoignages de reconnaissance qui décorent les murs blancs de la chapelle Notre-Dame de Pitié célèbrent, avec moins d’éloquence mais plus d’émotion, l’épopée de la mer. Une mer dangereuse, cruelle, pleine de risques, porteuse de malheur et de drame souvent, mais que pour rien au monde ces anonymes donateurs n’auraient abandonnée. La plupart d’entre eux ont échappé à la mort, comme l’équipage de ce « Brick dans la tempête » daté de 1792, ou ce matelot tombé d’une vergue du mât de misaine et miraculeusement sauvé par la Vierge. Aucun de ces marins rescapés ne songe à s’en prendre à l’élément, cette mer qu’ils parcourent parfois par besoin, encore par devoir, plus souvent par passion. Une aquarelle, maladroitement encadrée, illustre le combat du chebek la Normande qui, en 1809, affronta les Anglais commandés par l’amiral Collingwood.

    Marius, toujours accompagné de Louise, s’est arrêté devant l’une de ces images votives. Elle est peinte à l’huile, de dimensions réduites, à peine plus grande que la page d’un cahier. Au premier plan, occupant la plus grande partie du tableau, est représentée une mer tourmentée, symbolisée par des vagues profondes que couronne une crête blanche d’écume. Comme posé sur le sommet de l’une d’elle, grossièrement peinte, une goélette (son mât avant est plus court que le grand mât), gréée avec des voiles auriques, semble sur le point d’aller se fracasser sur de menaçants récifs. Dans le coin droit du tableau figure une falaise escarpée avec, à son sommet, une silhouette irradiante, vaguement bleutée, enveloppée d’un nimbe lumineux, qui doit indiquer à l’équipage le moyen d’éviter le naufrage.

    – Viens voir, dit Marius à Louise qui s’attardait sur un petit tableau représentant une famille guérie miraculeusement de la peste. Tu vois cette lumière qui signale le danger au navire, c’est la sainte Vierge, bien sûr. La phrase écrite sous le dessin le confirme : « Merci Marie de ta protection. » Mais en réalité, Marie n’est pas apparue aux marins sur la falaise comme le peintre l’a imaginé. C’est grâce à eux-mêmes, et aussi à leurs prières, que ces marins ont pu se sauver. La Vierge les a peut-être entendus et leur a indiqué les moyens de s’en sortir. Mais la navigation, ce n’est pas une affaire de miracle.

    Louise a du mal à comprendre ce que veut lui expliquer son ami. Pour elle, les choses sont claires : la sainte Vierge est la protectrice des marins ; c’est elle qui décide s’ils doivent périr en mer ou rentrer au port. Le dessin le montre clairement et la procession d’aujourd’hui est destinée à rendre grâce à celle sans qui beaucoup de marins seraient morts noyés.

    – Il est vrai, consent Marius, que la Vierge est là pour veiller sur ceux qui risquent leur vie sur la mer, et qu’il faut la remercier. Mais cette lumière qui entoure Marie est une invention du peintre. Pourquoi ne pas imaginer de vraies lumières qui indiqueraient la route aux navigateurs, la nuit ou par mauvais temps ? Une lumière placée aux endroits risqués, les caps qui avancent dans la mer, comme si tu disais, chez nous, la Pointe de la Cride ou celle de Portissol. Ou l’entrée des ports, comme celui de Toulon, pas toujours bien visible comme me l’a raconté mon père. La Vierge seule ne peut pas veiller sur tous les bateaux. C’est aux hommes, aux marins, de trouver un moyen pour tracer leur route de façon sûre.

    Louise ouvre de grands yeux étonnés. Elle connaît son ami : Marius a toujours été très inventif, se servant souvent de son imagination pour tenter de modifier la réalité à son avantage. Le voici reparti dans ses rêves.

    – Alors toi, Marius, tu voudrais remplacer la Vierge par des feux de la Saint-Jean ? Drôle d’idée. La Vierge est partout, elle écoute les prières et sait quand elle doit intervenir. C’est ainsi depuis toujours et ce n’est pas toi qui iras changer les règles. Monsieur le curé ne serait pas d’accord avec ta proposition. Et ces feux, qui va les allumer, qui va les surveiller la nuit ? Tu délires. Viens plutôt voir mon dessin, avec ces malades de la peste qui grâce à la Vierge ont échappé à la mort. C’est elle qui décide, je te dis.

    Marius n’est pas intéressé par l’histoire des pestiférés. Il continue son idée.

    – Ce n’est pas du rêve, mon idée. Et les lumières dont je parle, ce ne sont pas des feux de la Saint-Jean, mais ce qu’on appelle des phares. Des sortes de tours où l’on placerait un signal lumineux qui servirait de repère pour prévenir du danger. J’ai lu l’histoire, dans un livre que m’a acheté mon père, de la construction du Phare d’Alexandrie, une des Sept Merveilles du monde, dans l’Égypte d’autrefois. Il s’est depuis totalement effondré, mais il a longtemps protégé les marins qui approchaient la côte. Il était très haut et se voyait de loin. Bien plus haut que la Tour carrée de Saint-Nazaire. Son nom a été choisi parce qu’il était bâti sur l’île de Pharos, à l’entrée du port d’Alexandrie.

    Louise aime quand son ami, mieux connaisseur des choses du passé qu’elle ne l’est, se lance dans des explications savantes. Ils ont tous deux le même âge, mais elle n’est pas aussi informée que lui sur les questions d’histoire et sur les aventures de navigateurs. Il lui arrive de passer des heures à écouter les récits que Marius, qui les a lus peu avant dans les livres de son père, lui restitue avec un supplément de fantaisie et surtout d’exotisme. Ses histoires se passent toujours dans des pays lointains, de préférence aux portes de l’Orient. Doté d’une mémoire remarquable, le garçon est capable de retenir des passages entiers de descriptions empruntées aux écrivains, comme ce jour où il a récité à Louise médusée plusieurs phrases parlant de Constantinople dues au Comte de Chateaubriand, et qu’elle a cru un moment être de lui : « Nous rasâmes la pointe d’Europe, où s’élève le château des Sept-Tours, vieille fortification gothique qui tombe en ruine. Constantinople, et surtout la côte d’Asie étaient noyés dans le brouillard : les cyprès et les minarets que j’apercevais à travers cette vapeur, présentaient l’aspect d’une forêt dépouillée. Comme nous approchions de la pointe du sérail, le vent du nord se leva, et balaya, en moins de quelques minutes, la brume répandue sur le tableau ; je me trouvai tout à coup au milieu du palais du Commandeur des croyants : ce fut le coup de baguette d’un génie. »

    La fillette ne parviendrait pas à situer sur une carte la ville de Constantinople, alors que Marius, toujours plongé dans le vieil atlas de son père, se promène avec aisance dans cette partie du monde ; elle ignore le sens de certains mots comme « minaret », « sérail », mais cette évocation la ravit, surtout quand son camarade la développe avec passion, enthousiasme. Il arrive aussi à Marius de broder autour de la carrière de son père, l’homme qu’il admire le plus et qu’il aimerait imiter. Après être entré dans la Marine en 1798, Jean-Antoine, âgé d’à peine plus de vingt ans, eut l’honneur de servir comme lieutenant de vaisseau sous les ordres de l’Empereur. Une campagne désastreuse en Espagne, puis la chute de Napoléon n’ont pas permis à l’officier nazairien de parvenir au sommet de la hiérarchie. Le père a été très discret sur les circonstances qui l’ont amené à être capturé devant le siège de Cadix et sur ses six longues années de prisonnier passées en Angleterre, d’où il est revenu au moment des Cent-Jours. Le retour de la Royauté avait correspondu au début de sa relative disgrâce : le prometteur officier se contenterait désormais de fonctions secondaires dans le port de Toulon.

    Marius connaît un peu cette ville voisine, éloignée d’environ quatre lieues, où son père l’a souvent emmené en omnibus pour découvrir les mouvements du port et observer les navires en partance pour de lointaines destinations. Ces expériences aussi ont fait l’objet de récits embellis que Louise a écoutés avec admiration. Comme le récent appareillage de Toulon en 1827 de l’escadre partie combattre à Navarin, ou celle, dont on parle beaucoup, à destination de la Morée pour libérer la Grèce. Ou encore l’expédition d’Espagne, décidée par le roi Louis XVIII, qui a pu bloquer le port de Cadix, là même où Jean-Antoine fut pris par les Anglais. Le contre-amiral Hamelin, sur le vaisseau le Colosse commandait alors une petite escadre de dix bâtiments qui quitta Toulon au début du mois de juin 1823 et contribua à rétablir sur le trône le roi Ferdinand VII.

    Certes, le lieutenant de vaisseau Michel ne participe plus à ces glorieux faits d’armes, mais il les suit avec attention et pense que sa carrière n’est pas achevée, qu’il pourra bientôt à nouveau prouver sa vaillance. Et ses fils avec lui, dont Marius qui l’écoute donner des explications techniques, et qui s’empresse de reconstituer de façon lyrique pour son amie Louise ces extraordinaires aventures appartenant à l’histoire. Lui aussi sera officier et commandera une flotte en Méditerranée. Il se sent programmé pour un tel destin. Avant son père, ses deux grands-pères se sont également illustrés sur les mers, Jean Michel, capitaine d’artillerie sur les vaisseaux du roi, et Jacques Lautier, le père de sa mère, capitaine au long cours, tous deux de Saint-Nazaire et tous deux généreux en anecdotes, récits de pêche ou de guerre. Il lui faut les égaler, sinon les dépasser.

    Les deux enfants ont quitté l’intérieur de la chapelle au moment où le père Tolozan donne sa dernière bénédiction. La cérémonie s’achève. Le soleil, plus haut dans le ciel, est toujours brûlant. Les cigales se font de plus en plus sonores. Un léger mistral fait voler les surplis des enfants de chœur et oblige les dames à maintenir de la main leurs chapeaux à voilette. Le cortège solennel de la montée des Oratoires est en passe de se transformer en joyeux désordre. Les pêcheurs, notamment, restent réunis sous un arbre et échangent des propos bruyants ponctués de grands éclats de rires. Les musiciens de l’Harmonie nazairienne rangent leurs instruments. La descente vers la ville se fera pour chacun à son rythme et suivant son propre itinéraire. La journée se terminera pour certains dans un estaminet du port, non loin de la Tour carrée, pour d’autres près de la fontaine, où ils iront fumer une pipe et bavarder en attendant de retrouver, demain, leur barque ou leur charrue.

    Échappant à la vigilance de sa maman, occupée à deviser avec des amies, Marius, ayant lâché la main de Louise et abandonné son chapeau aux larges bords, s’est mis à courir en direction des moulins à vent. La petite fille peine à le rejoindre, soucieuse de ne pas abîmer ses jolies sandales et sa robe blanche. À nouveau réunis, ils s’arrêtent prudemment au bord de la falaise des Baux pour observer, en contrebas, quelques embarcations tirées sur la rive, puis le chantier, provisoirement abandonné, de la carrière et une partie du bâtiment de la Corderie, exploitée par M. Gensollen, le père de Louise.

    Face à eux s’ouvre, sans limite, sans nuage, l’immensité de la mer, d’un bleu cru en cette fin de journée d’été. Un peu essoufflés par la course, les enfants ont cessé de parler, s’efforçant de se pénétrer de l’éblouissant paysage. La première, Louise, accepte de rompre le silence.

    – C’est beau, tu ne trouves pas ?

    Marius, sans quitter du regard la ligne d’horizon où se détache un point minuscule qui pourrait être un grand voilier, se contente d’approuver :

    – Oui, c’est beau, c’est grand. C’est là qu’est la vie.

    2

    Jean-Antoine Michel nourrissait pour son plus jeune fils, Marius, de grandes ambitions. Fortuné-Amant, l’aîné, garçon lymphatique et solitaire, ne semblait pas en mesure de répondre aux attentes de son père, même s’il serait toujours possible de faire de lui un marin, un bon exécutant sachant se rendre utile sur un bateau. Pour Marius, il espérait davantage. Cet enfant curieux des choses de la mer, passionné par les livres, féru de géographie et d’histoire, présentait de prometteuses dispositions. Avec lui, Jean-Antoine réaliserait la carrière qu’il n’avait pu, en raison de circonstances défavorables, accomplir lui-même.

    Certes, il avait connu, sous l’uniforme, de belles satisfactions ; ses mérites avaient même été récompensés par l’attribution de la Légion d’honneur. Mais il gardait, la cinquantaine venue, une sorte de sentiment d’inachevé, une triste sensation de ratage professionnel. Avec un peu de chance ou d’opportunisme, il serait aujourd’hui en train de commander un bâtiment de sa Majesté, au lieu d’être oublié de sa hiérarchie et cantonné dans un rôle subalterne. À peine nommé aspirant, il avait été trop jeune quand, le 19 mai 1798, un jour de mistral, le général Bonaparte embarqua de Toulon à bord de l'Orient, solide vaisseau de 110 canons, pour aller conquérir l’Égypte. Mais, ainsi que ses camarades de promotion, il avait assisté, depuis le rivage, à l’appareillage pour une traversée qui devait durer quarante-trois jours.

    Quelques années plus tard, il avait été offert au jeune officier de faire ses preuves et de servir l’Empereur quand celui-ci avait décidé d’armer une escadre performante afin de limiter les conquêtes des Britanniques et même, pourquoi pas, d’envahir l’Angleterre. L’épisode tragique de Trafalgar avait refroidi les ardeurs de Napoléon qui, pourtant, avait continué à souhaiter entretenir une flotte bien fournie. Et puis il y avait eu ce fatal siège de Cadix et cette longue captivité.

    Aujourd’hui, le capitaine Michel était affecté au commandement du « stationnaire », nom, assez humiliant en lui-même, donné au bâtiment chargé de surveiller les mouvements de navires à l’entrée du port de Toulon. En guise de navigation, son rôle consistait à assurer d’insignifiants déplacements entre la Grosse Tour et le fort de l’Éguillette, éventuellement jusqu’au fort de Balaguier, face au Lazaret des Sablettes. Quelquefois, ordre lui était donné de dépasser la Petite Rade pour s’aventurer jusqu’au Cap Brun ou aux alentours des forts de Sainte-Marguerite et des Vignettes. Rien de plus. Pas de quoi satisfaire son goût de l’aventure et du commandement. Amer et ironique, l’officier vieillissant appelait cette fonction « faire les moules ».

    Il reviendrait à son cadet de lui apporter une gloire de compensation.

    Il fallait pour cela lui assurer la meilleure formation possible afin qu’il atteigne le grade d’officier. Le roi Louis-Philippe venait précisément d’officialiser le nom et l’implantation de l’École Navale à Brest qui prenait la suite de celle d'Angoulême, voulue par Louis XVIII et installée jusqu'alors sur le navire Orion. Là, des jeunes gens, sélectionnés par concours, venaient apprendre le métier de marin. Marius serait de ceux-là. Cette voie était pour lui, à condition qu’il puisse satisfaire aux exigences du concours de recrutement dont la préparation se faisait à Marseille.

    La mère de Marius, Joséphine Michel, née Lautier, elle-même fille d’un capitaine au long cours, se gardait bien de soulever une quelconque objection à ce projet qui s’inscrivait dans une double tradition familiale. Elle n’avait toutefois aucune impatience à voir son petit Blaise quitter la maison et dire adieu à l’enfance. Blaise était le second prénom de Marius ; à moins qu’il fût le premier, on ne sut jamais ce qu’il en était. L’usage avait toujours flotté pour savoir si l’on devait appeler le garçon « Blaise » ou « Marius », bien qu’il fût pourvu d’un troisième prénom, Jean, que tout le monde ignorait. Pour le capitaine de vaisseau Michel, l’hésitation n’était pas permise : son fils cadet, futur officier, répondait au prénom de Marius, un nom d’empereur, investi des marques de la virilité et de la puissance. Son épouse, à l’inverse, inclinait pour Blaise, prénom aux consonances douces, caressantes, presque féminines. Le Blaise des calendriers s’était illustré par son dévouement auprès des malades et sa grande piété. S’il n’avait pas été destiné à devenir marin, son Blaise, comme son saint patron, fêté le 3 février, aurait pu devenir médecin et philosophe. Pour fuir la persécution des Romains, cet Arménien du IVe siècle, s’était réfugié en Cappadoce, sur les rives de l’ancien Pont-Euxin, à l’est de cet Empire ottoman que son jeune fils aimait à repérer sur le vieil atlas de son père.

    Pour l’heure, Marius Blaise ou Blaise Marius, âgé de douze ans, va donc quitter Saint-Nazaire et la protection de ses parents pour aller étudier dans la grande capitale voisine, le plus grand port de la Méditerranée, Marseille. Il abandonne l’école des Sœurs, ses camarades et surtout Louise, son amie préférée, à qui il aime raconter ses lectures et livrer ses rêveries, pour continuer sa scolarité dans une autre école religieuse, celle des Bons Pères, institution rattachée à celle des Frères des Écoles chrétiennes fondées par Jean-Baptiste de La Salle.

    Résignée à l’idée de l’exil de son fils cadet, Joséphine Michel a toutefois l’idée de maintenir, à distance, le contact avec la famille en sollicitant l’aide de ses cousins marseillais, André-Émeric et Anne-Marie Rouden. Le pensionnaire des Bons Pères pourrait trouver un peu de réconfort et d’affection chez ce jeune couple qui habitait un vaste appartement de la rue Grignan, pas très loin du quai de Rive-Neuve où venaient accoster de beaux vaisseaux que Blaise ne manquerait pas de vouloir admirer.

    André-Émeric était cousin issu de germain de Joséphine, petit-fils de François Rouden, le frère du grand-père de madame Michel. Les relations entre lui et les Michel étaient un peu distendues, en raison de l’éloignement, mais elles restaient vivaces, car remontant à l’enfance à Saint-Nazaire où était né André-Émeric qui, bien qu’un peu plus jeune, avait

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