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Les Ombres sur le Rocher
Les Ombres sur le Rocher
Les Ombres sur le Rocher
Livre électronique258 pages4 heures

Les Ombres sur le Rocher

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À propos de ce livre électronique

Les derniers bateaux ont levé les voiles et disparu de l'horizon. Pas un navire ne reviendra avant huit mois. De octobre à juillet, les colons seront seuls sur ce rocher éloigné de l'Europe, cette terre nouvelle appelée Québec.Pour la plupart, le Québec est synonyme d'exil, d'hiver rude, de forêts vierges et de nature sauvage. Mais pour Cécile Auclair, une fillette de douze ans arrivée au Canada depuis son plus jeune âge, ce rocher grisâtre et isolé est sa maison et son unique raison d'être.Au fil des pages, Cécile prouve que le courage et la dévotion sont à l'origine des plus grandes nations. À travers son histoire, c'est celle du Québec du XVIIe siècle que l'on découvre. Willa Cather restitue la fondation d'un pays aux paysages grandioses. Le livre a remporté le Prix Femina américain.-
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie8 nov. 2021
ISBN9788726955118
Les Ombres sur le Rocher
Auteur

Willa Cather

Willa Cather (1873-1947) was an award-winning American author. As she wrote her numerous novels, Cather worked as both an editor and a high school English teacher. She gained recognition for her novels about American frontier life, particularly her Great Plains trilogy. Most of her works, including the Great Plains Trilogy, were dedicated to her suspected lover, Isabelle McClung, who Cather herself claimed to have been the biggest advocate of her work. Cather is both a Pulitzer Prize winner and has received a gold medal from the Institute of Arts and Letters for her fiction.

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    Les Ombres sur le Rocher - Willa Cather

    Willa Cather

    Les Ombres sur le Rocher

    SAGGA Egmont

    Les Ombres sur le Rocher

    Titre Original Shadows on the Rock

    Langue Originale : Anglais

    Image de couverture : Shutterstock

    Copyright © 1933, 2021 SAGA Egmont

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788726955118

    1ère edition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.

    Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.

    www.sagaegmont.com

    Saga Egmont - une partie d'Egmont, www.egmont.com

    Vous me demandez des graines de fleurs de ce pays. Nous en faisons venir de France pour notre jardin, n’y en ayant pas ici de fort rares ni de fort belles. Tout y est sauvage, les fleurs aussi bien que les hommes.

    Marie de l’Incarnation .

    (Lettre à une de ses sœurs.)

    Québec, le 12 août 1653.

    Livre premier

    L’apothicaire

    I

    Un après-midi, vers la fin d’octobre 1697, Euclide Auclair, l’apothicaire-philosophe de Québec, debout au sommet du cap Diamant, contemplait le large fleuve qui s’étendait, vide, bien au-dessous de lui : vide parce qu’une heure plus tôt la tache brillante des voiles qui le descendaient avait disparu derrière l'île verte qui partage le cours du Saint-Laurent au-dessous de Québec, et le dernier des navires, venus de France l’été, était parti pour son long voyage de retour.

    Tant que La Bonne Espérance avait été en vue, beaucoup des amis et voisins d’Auclair lui avaient tenu compagnie sur la falaise, mais quand le dernier point blanc fut caché par la courbe du rivage, ils regagnèrent leurs boutiques ou leurs cuisines pour affronter les sévères réalités de la vie. Pendant huit mois désormais, la colonie française établie sur ce rocher du Nord serait absolument séparée de l'Europe, du monde. On était en octobre et pas une voile ne remonterait avant juillet l’immense cours d’eau, pas une provision, pas une barrique de vin ou un sac de farine, pas de poudre de chasse, de cuir, de vêtements ou d’outils… pas même une lettre, aucune nouvelle de la patrie. Il pourrait y avoir des guerres, des inondations, des incendies, des épidémies, les colons n’en sauraient rien avant l’été suivant. On disait parfois que si le roi Louis mourait, le ministre le ferait savoir par les bateaux anglais qui venaient tout l’hiver à New York et que les trafiquants hollandais de Fort Orange enverraient des courriers à Montréal.

    L’apothicaire s’attarda à son poste d’observation longtemps après que ses concitoyens furent retournés à leurs affaires : pour lui cet isolement devenait chaque année plus dur à supporter. Il était vraiment étrange qu’un homme de ce tempérament doux et réfléchi, élevé à la ville, et aux mœurs tout ce qu’il y a de plus conventionnelles, se trouvât sur un rocher grisâtre dans la solitude du Canada. Le cap Diamant sur lequel il se tenait était simplement la crête de cette falaise fortifiée qui était Kébec, — un promontoire triangulaire coincé entre deux rivières qui se rejoignaient, et encerclé par la plus importante comme par un bras qui l’entourait. Il avait directement au-dessous de lui la place forte française, clochers et toits d’ardoises brillant sous la belle lumière de l’automne, cette petite capitale qui était précisément alors le sujet de tant de discussions en Europe et le but de tant de rêves fantastiques.

    Aux yeux d’Auclair, cette ville bâtie sur les rochers ne ressemblait à rien tant qu’à ces petites montagnes artificielles qu’on élevait chez lui, dans les églises, pour représenter la nativité dans un décor à effet : collines de carton coupées à pic et creusées de précipices pour recevoir des groupes de figurines en route vers la crèche, anges, bergers, cavaliers et chameaux plantés sur des cimes, abrités dans des grottes ou attroupés au pied des hauteurs.

    Abstraction faite de la couleur orientale, on voyait là une montagne rocheuse de ce genre, sur laquelle s’élevaient hardiment églises, couvents, fortifications, jardins, suivant les irrégularités naturelles du promontoire, les uns en haut, les autres en bas, les uns perchés sur un éperon, d’autres nichés dans un creux, d’autres accrochés sur une pente. Le château Saint-Louis, en pierre grise, avec toit incliné à lucarnes, reposait sur un terrain plat, mais juste à côté, le couvent et l’église des Récollets dégringolaient la pente comme s’ils glissaient en arrière. Du côté de l’intérieur, en un coin bas et bien abrité, se trouvait le couvent des Ursulines, et plus bas encore, en face de la cathédrale, la fondation massive des Jésuites. Immédiatement derrière la cathédrale, la falaise se dressait à pic, puis projetait en avant un éperon où, très haut dans l’air bleu, entre le ciel et la terre, surgissait le séminaire du vieil évêque Laval. Au-dessous, le rocher descendait, comme un escalier circulaire, par une succession de terrasses ; sur l’une d’elles, était le palais neuf du nouvel évêque avec son jardin à l’étage inférieur.

    Pas un édifice sur le rocher n’était au même niveau qu’un autre et, à deux cents pieds plus bas qu’eux tous, gisait la ville basse, massée le long de l’étroite bande de terre entre le bord de la rivière et la paroi perpendiculaire de la falaise. La ville basse était si directement au-dessous de la ville haute qu’on pouvait, de la terrasse du château Saint-Louis, jeter une pierre dans les rues étroites de la première.

    Ces lourdes bâtisses grises, monastères et églises, avec leurs murs inclinés percés de lucarnes, leurs flèches et leurs toits d’ardoises, avaient un vague aspect de gothique normand. Elles étaient l’œuvre de Français du Nord qui ne connaissaient pas d’autre style. L’ensemble donnait l’impression d’être un morceau de quelque ville de Normandie ou de Bretagne qu’on aurait transporté là, C’était en somme comme l’embryon grossier d’une « nouvelle France », d’un Saint-Malo, d’un Rouen ou d’un Dieppe, fixé là dans la lumière et le temps sans cesse variables du Nord. A ses pieds, et contournant sa base, coulait le puissant Saint-Laurent qui roulait vers le Nord, vers la ligne pourprée des monts Laurentiens, vers le farouche cap Tourmente qui profilait sa masse sombre sur le bleu délicat d’un ciel d’octobre. Au milieu du fleuve, l'île d’Orléans ressemblait à une carte en relief avec ses dunes, ses champs et ses pâturages qui étendaient leurs plis sous des cimes d’arbres nus.

    Sur la rive opposée du fleuve, juste en face du fier rocher de Québec, la forêt de sapins noirs descendait jusqu’au bord de l'eau et à l'Ouest, derrière la ville, couvrait un territoire dont aucun être vivant ne savait l’étendue. C’était le monde mort, fermé, du règne végétal, un continent impénétrable, encombré d’arbres enchevêtrés, vivants, morts ou à demi-morts, leurs racines plongeant dans des marécages et des fondrières, s’étouffant mutuellement dans une lente agonie qui durait depuis des siècles. La forêt suffoquait, annihilait les humains ; l’Européen y était promptement englouti dans le silence et par la distance, dans la terre et la boue noire, et les essaims d’insectes dévorants qu’elle produisait. La seule voie praticable était le fleuve, la seule chose vivante, remuante, brillante et changeante, grande route sur laquelle les hommes pouvaient voyager, jouir du soleil et du grand air, goûter la liberté, rejoindre leurs semblables, atteindre la mer… le monde enfin !

    Après tout, il existait toujours, le monde, songeait Auclair, en regardant dans la direction par laquelle était partie La Bonne Espérance. Il n’avait pas l’étoffe d’un colonisateur, et il le savait. C’était un homme mince et assez frêle, d’une cinquantaine d’années, un peu voûté, aux cheveux grisonnants, avec une courte barbe en pointe et un teint clair, délicatement coloré de rose sur les joues et autour des oreilles. Ses yeux bleus étaient ardents et vifs, même quand il méditait ; et souvent une lueur s’y allumait, comme si ses pensées étaient des images. En dehors de cette expression animée et curieuse du regard, toute sa personne était modeste et réservée. La chose était claire, ce n’était pas un homme d’action, un adversaire des Indiens ou un explorateur. Le seul trait remarquable de son existence, c’était qu’il ne l’eût pas vécue jusqu’au bout, exactement là où son père et son grand-père avaient passé la leur, dans une petite boutique de pharmacien, à Paris, quai des Célestins.

    Il finit par tourner le dos à la rivière et il regardait le soleil pour se rendre compte de l’heure, quand il aperçut un soldat en train de gravir la pente herbeuse du cap Diamant par le sentier irrégulier qui menait à la redoute. Celui-ci, mettant la main à sa coiffure, lui cria :

    « Il me semblait bien avoir reconnu votre silhouette, monsieur Euclide. Le Gouverneur vous demande et vous a envoyé chercher à votre magasin. »

    Auclair le remercia de la peine qu’il avait prise et redescendit avec lui vers le château. Le Gouverneur était le comte de Frontenac, son chef, au service duquel il était venu au Canada.

    II

    L’après-midi était avancé quand Auclair quitta le château et, après avoir traversé le jardin des Récollets, passa devant le nouveau palais de l’Evêque pour redescendre chez lui. Il habitait dans la rue montante et tortueuse, appelée la Côte de la Montagne, qui était la seule voie réunissant la Ville Haute à la Ville Basse. Celle-ci se serrait sur la bande de terre au pied de la colline dont la Ville Haute couronnait le sommet Pour descendre de la falaise, il n’y avait que ce chemin, qui n’était probablement qu’un ruisseau à l’époque où Champlain et ses hommes avaient pour la première fois gravi la pente afin de planter les lis de France à la cime du rocher nu. Le lit du torrent était à présent une rue escarpée, empierrée, avec des boutiques d’un côté et, de l’autre, les murs de soutènement du palais épiscopal. Auclair y habitait pour deux raisons : afin d’être tout près du comte de Frontenac et de se rendre rapidement à son appel au château, et parce que, située ainsi sur la montée sinueuse qui réunissait les deux moitiés de Québec, sa pharmacie était également à la portée des habitants de l’une et de l’autre.

    En franchissant sa porte, l’apothicaire trouva sa boutique vide et éclairée par une seule bougie. Dans la salle de derrière, en partie séparée du magasin par une cloison de tablettes et d’armoires, un bon feu brûlait dans la cheminée et la table ronde pour les repas était déjà couverte d’une nappe blanche et garnie de candélabres d’argent, de verres et de deux carafes, l’une de vin rouge et l’autre de blanc.

    Derrière cette pièce était une petite cuisine, basse de plafond, en pierre, bien que la maison elle-même fût construite en bois, à la manière du Québec primitif, doubles parois dont l’intervalle était rempli de sciure de bois et de cendres, formant une épaisseur de près de quatre pieds pour protéger des froids de l’hiver. Provenant de cette cuisine, deux impressions agréables accueillirent le maître du logis : il sentait une bonne odeur de poulet rôti et entendait une voix d’enfant qui chantait. Quand il ferma derrière lui la lourde porte de chêne, cette voix cria :

    « C’est toi, papa ? »

    Et sa fille arriva en courant, une enfant de douze ans, déjà grande, vêtue d’une jupe courte et d’un tricot de marin, ses cheveux châtains coiffés comme ceux d’un garçon.

    Auclair se baissa pour lui mettre un baiser sur ses joues roses.

    « Pas de clients ? » (1) demanda-t-il.

    « Mais si, beaucoup de clients. Mais ils ne désiraient tous que des choses très simples que j’ai trouvées aisément, et inscrites sur le livre. Mais pourquoi es-tu resté si longtemps dehors ? Est-ce que M. le Comte est malade ?

    — Pas positivement, mais il a reçu de mauvaises nouvelles de Montréal.

    — S’il te plaît, papa, change de veston tout de suite, et allume les bougies. Je suis si inquiète pour le poulet. La mère Laflamme a fait tout son possible pour me vendre un coq, mais je lui ai dit que mon père n’en voulait pas. »

    Les yeux de la fille avaient la même forme que ceux du père, mais en beaucoup plus foncé, d’un bleu très sombre, presque noir, quand elle était agitée, comme en ce moment à propos de son rôti. Sa mère était morte depuis deux ans et elle tenait la maison de son père.

    Contrairement à l’habitude de ses voisins, Auclair dînait à six heures en hiver et à sept en été, une fois sa besogne finie, comme il avait eu coutume de le faire à Paris, encore que là même tout le monde dînât à midi. Il baissa alors les rideaux à la devanture de sa boutique pour indiquer à ses voisins qu’on n’eût pas à le déranger sans de sérieuses raisons. Puis, après avoir mis son veston d’intérieur, il alluma les bougies et apporta, pour soulager sa fille, la lourde soupière.

    Ils prirent leur potage en silence et avec appétit, car tous deux étaient assez fatigués, et, tandis que l’enfant servait le rôti, Auclair versa un verre de vin rouge pour elle et de blanc pour lui.

    « Papa », dit-elle pendant qu’il commençait à découper, « quel est le plus bref délai dans lequel tante Clotilde et tante Blanche peuvent recevoir nos lettres ? »

    Auclair réfléchit. Chaque automne les colons se posaient la même question les uns aux autres et recommençaient de nouveaux calculs.

    « Eh bien ! si La Bonne Espérance a de la chance, elle peut atteindre La Rochelle en six semaines. Bien entendu, on a fait le parcours en cinq, mais disons six ; ensuite, si les routes sont mauvaises, et il faut s’y attendre en décembre, on doit compter une semaine pour arriver à Paris.

    — Et si le bateau n’a pas de chance ?

    — Ah ! alors qui peut prévoir ? Mais enfin, à moins qu’il ne rencontre de très violentes tempêtes, il peut faire le voyage en deux mois.

    Avec ce vent d’Ouest, sur lequel on peut toujours compter, il sortira très rapidement du fleuve et du golfe, et c’est quelquefois la partie la plus difficile de la traversée. Quand nous sommes venus ici avec le comte, nous avons mis un mois de Percé à Québec, et cela parce que nous avions contre nous ce même vent d’automne qui poussera La Bonne-Espérance à la mer.

    — Alors nos tantes auront certainement nos lettres vers le nouvel an et elles sauront quel plaisir m’ont fait mon béret et mon jersey, et que nous avons grand-peine à attendre pour ouvrir la caisse qui est là-haut. Je me rappelle un peu tante Blanche, parce qu’elle était jeune et jolie et qu’elle jouait avec moi. Je suppose qu’elle n’est plus jeune à présent : voilà huit ans de cela.

    — Pas précisément jeune, mais elle aura toujours beaucoup d’entrain. D’ailleurs, elle est bien mariée et a trois enfants qui lui donnent de grandes joies.

    — Trois petits cousins que je n’ai jamais vus, une à laquelle on a donné mon nom, Cécile, puis André et Rachel. »

    Elle prononçait leurs noms avec tendresse : c’étaient presque des camarades pour elle. Leur mère écrivait de si longues lettres sur eux que Cécile avait l’impression de les connaître, eux et leurs caractères, leurs défauts à chacun et leurs qualités. La cousine Cécile, à sept ans, était très studieuse, bien sérieuse, déjà préparée à sa confirmation, mais elle ne voulait manger que des bonbons et des aliments très épicés. André, qui avait cinq ans, était très droit, très vaillant, mais se rongeait les ongles. Rachel était encore un bébé qui, aux dernières nouvelles, faisait ses dents.

    Cécile aurait préféré vivre avec la tante Blanche et ses enfants quand elle retournerait en France, mais, pour obéir au désir de sa mère, elle devait aller chez sa tante Clotilde, depuis longtemps veuve avec une belle fortune et qui s’entendait très bien à l’éducation des jeunes filles. Le visage de cette tante, Cécile ne parvenait pas à s’en souvenir, et pourtant elle voyait nettement sa silhouette : elle semblait être toujours debout, à contre-jour, personne massive, petite et lourde, sans être à proprement parler grosse, carrée plutôt, comme un grand meuble en chêne, toujours en noir, un noir de veuve qui sentait la teinture, avec des bagues en or aux doigts et à la main un mouchoir parfaitement blanc. Cécile revoyait également sa tête, qu’elle portait en arrière sur un cou très court, comme un général ou un homme d’Etat posant pour son portrait, mais le visage… il y avait là un vide, comme si la tante se tenait sur le seuil d’une porte avec un soleil aveuglant derrière elle. Cécile essayait encore une fois de se rappeler cette figure quand son père interrompit ses réflexions.

    « Qu’avons-nous pour dessert ce soir, ma chérie ?

    — Le fromage à la crème, que tu as rapporté hier du marché, et les confitures que tu préféreras, prunes, fraises des bois ou groseilles.

    — Oh ! des groseilles, sans hésiter, après du poulet.

    — Mais, papa, tu aimes mieux l'es groseilles presque après tous les plats ! Nous avons de la chance de pouvoir obtenir du comte tout le sucre que nous voulons. Nos voisins ne peuvent pas se permettre de faire des confitures quand le sucre coûte si cher, et les groseilles en prennent plus que n’importe quel fruit.

    — Le goût de ces groseilles a quelque chose de très appétissant, une certaine amertume qui fait du bien. Chez nous, les groseilles sont plus grosses et bien meilleures, mais j’en suis arrivé à aimer cette acidité.

    — En France, nous avons tous les légumes et tous les fruits, jusqu’aux dattes », murmura Cécile. Elle n’avait jamais vu une datte, mais avait appris cette phrase dans un livre, quand elle allait comme externe, à l’école chez les Ursulines.

    Sitôt le dîner fini, l’apothicaire passa dans la boutique pour mettre son livre de comptes à jour pendant que sa fille lavait la vaisselle avec l’eau chaude laissée dans une bouilloire sur le fourneau, où le feu de bouleau couvait maintenant à l’état de braises. Elle avait à peine commencé qu’elle entendit gratter à l’unique fenêtre de sa cuisine. A travers les vitres, une figure la regardait, un visage terrifiant, mais qu’elle s’attendait à voir. Elle fit un signe de tête et du doigt invita le personnage à entrer. Un homme petit et gros se glissa dans la cuisine. Il paraissait venir à contre-cœur, mais attiré par un désir plus fort que sa répugnance. Cécile, allant au fourneau, y emplit un bol de soupe.

    « Voici pous vous, Lourhard.

    — Merci, mam’selle ».

    L’homme parlait du coin de sa bouche, de même qu’il regardait de côté. Il avait les yeux si affreusement de travers que Cécile ne les avait jamais réellement vus, d’où son surnom de Louchard. Il tira de sa poche un demi-pain et se mit à avaler sa soupe avidement, en s’appliquant à ne pas faire de bruit. Il lui était difficile de manger, ayant eu à la mâchoire inférieure un abcès si mauvais qu’on avait dû lui enlever des fragments d’os. Son visage, sous les vieilles cicatrices, était affreusement racorni de ce côté-là. Il savait que c’était une souffrance pour Cécile de l’entendre laper sa soupe avec bruit, aussi y avait-il lutte entre sa gourmandise et ses précautions, et il trempait son pain pour qu’il fût plus facile à mâcher.

    Ce pauvre diable d’estropié travaillait chez le voisin, le boulanger Nicolas Pigeon, dont il entretenait les fours la nuit pour que celui-ci pût dormir tranquillement. Il avait pour salaire les vieux vêtements de son patron, deux paires de chaussures par an, une pinte de vin rouge par jour et autant de pain qu’il en pouvait absorber. Mais on ne lui donnait pas de soupe : Mme Pigeon avait trop d’enfants à nourrir.

    Quand il eut vidé son bol et achevé son pain, il se leva et, Sans mot dire, prit deux grands seaux de bois. L’un était plein des épluchures de la cuisine de la journée, l’autre d’eau de vaisselle. Il les porta jusqu’én bas de la côte, et, traversant la place du marché, alla les vider dans le fleuve. A son retour, il trouva un petit verre d’eau-de-vie qui l’attendait sur la table.

    « Merci, mam’selle, merci beaucoup », murmura-t-il. Et, s’asseyant, il le sirota à petits coups, regardant Cécile mettre de l’ordre dans sa cuisine pour la nuit. Il s’attarda tandis qu’elle balayait le plancher, remettait les plats à leur place sur les tablettes, étendait les torchons à Sécher sur un fil de fer au-dessus du fourneau, et il suivait attentivement toutes ces opérations de ses yeux de travers. Quand elle prit sa bougie, ce fut pour lui le moment de partir. Il posa son verre, se leva, et ouvrit la porte de derrière, mais ses pieds semblaient cloués au Seuil. Il restait là à cligner des yeux avec un air d’une incroyable stupidité, à loucher de côté, sans que Cécile pût savoir s’il là voyait, elle ou quoi que ce soit. Il tâtonna comme pour boutonner son manteau, bien que celui-ci n’eût pas de boutons.

    « Bonsoir, mam’selle », marmotta-t-il.

    Comme cela se répétait identiquement tous les soirs, Cécile n’y

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