Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Les Murènes: 31 nouvelles sur des personnages écorchés
Les Murènes: 31 nouvelles sur des personnages écorchés
Les Murènes: 31 nouvelles sur des personnages écorchés
Livre électronique247 pages3 heures

Les Murènes: 31 nouvelles sur des personnages écorchés

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Trente et une nouvelles sur la complexité des sentiments

« Je compris alors qu’elle était morte. Sans la voir, loin d’elle et sans nouvelles, j’avais ouvert les yeux. Je savais qu’elle reposait quelque part, inanimée, morte ou mourante, bientôt morte, qu’elle gisait ailleurs, désarticulée, désossée, comme endormie. Rasséréné, sous le charme d’une image que je n’avais osé me figurer, d’une toile jadis abstraite, je me plus à la détailler. »
Un homme goûtant la fin d’un règne ; une femme qui trahit sa mère à l’agonie ; un père et un fils rapprochés par un manuscrit oublié, d’autres séparés par l´horreur ; des amants unis dans leurs lectures, un poète et sa muse en une étrange sarabande.

Trente et une nouvelles qui disent la beauté, l’art et le silence, la solitude et la violence, dont les personnages se cherchent, se manquent, s’effleurent et s’écorchent. Contemplatives, troublantes, leurs histoires nourrissent le doute et l’ambiguïté : pantins et démiurges s’égarent, se débattent, ignorant que c'est le verbe qui mène la danse. Les masques ne tombent pas, les plaies ne cicatrisent pas, mais tout se suspend lorsque survient la grâce déliée d'une mystérieuse Ophélie...

Des personnages écorchés et des histoires poétiques riches en images

EXTRAIT

Vêtu de noir de pied en cap, il arpente la pièce à pas lents et cérémonieux. Sa main droite caresse courtoisement la soie de sa cravate, tandis que l’autre, encore assoupie, se blottit au creux de sa poche. Il flâne, musarde, se hasarde dans le petit salon qui jouxte la porte, furète entre les rayons de la bibliothèque, lourds de bustes grecs et de chats d’Egypte, d’ouvrages anciens clairsemés. Il s’immobilise enfin devant le bureau, éprouve la lame d’un coupe-papier contre la pulpe de son pouce. L’enveloppe se déchire. Il parcourt une lettre concise et convenue qu’il laisse choir en s’approchant de la fenêtre.

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

« Cédric Pignat est un digne héritier de ceux qui ont rendu la littérature si belle et si riche, il n’y a rien à retirer, rien à découper, tout est là, intègre, plein, rempli, vrombissant de talent. Trente et une nouvelles aux rimes qui s’ignorent et riches d’images. Une mélodie littéraire exceptionnelle. » - David Campisi, La Cause Littéraire

A PROPOS DE L’AUTEUR

Né en 1980 à Moudon, juriste de formation, Cédric Pignat enseigne le français, l’histoire et l’économie à Villeneuve. La littérature occupe depuis toujours une place centrale dans sa vie. Les Murènes compilent la plupart de ses premières nouvelles, rédigées entre 2002 et 2011, dont plusieurs ont été primées.
LangueFrançais
Date de sortie27 oct. 2015
ISBN9782881089350
Les Murènes: 31 nouvelles sur des personnages écorchés

Auteurs associés

Lié à Les Murènes

Livres électroniques liés

Fiction d'action et d'aventure pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Les Murènes

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Les Murènes - Cédric Pignat

    Pour Raphaël Rosa,

    pour les siens

    « Qui a mangé des murènes et des lamproies

    engraissées avec de l’homme ? »

    Théophile Gautier, Préface à

    Mademoiselle de Maupin

    « Que je crève comme un chien plutôt que de hâter

    d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre. »

    Gustave Flaubert, lettre du 26 juin 1852 à

    Maxime Du Camp

    « Ah ! la forme, là est le grand crime ! »

    Emile Zola, Préface à L’Assommoir

    L’AUTRE

    « J’avais deux personnages qui luttaient en moi : celui que je n’étais pas et celui que je ne voulais pas être. »

    Romain Gary, Pseudo

    Vêtu de noir de pied en cap, il arpente la pièce à pas lents et cérémonieux. Sa main droite caresse courtoisement la soie de sa cravate, tandis que l’autre, encore assoupie, se blottit au creux de sa poche. Il flâne, musarde, se hasarde dans le petit salon qui jouxte la porte, furète entre les rayons de la bibliothèque, lourds de bustes grecs et de chats d’Egypte, d’ouvrages anciens clairsemés. Il s’immobilise enfin devant le bureau, éprouve la lame d’un coupe-papier contre la pulpe de son pouce. L’enveloppe se déchire. Il parcourt une lettre concise et convenue qu’il laisse choir en s’approchant de la fenêtre.

    Il arbore le sourire suffisant que je lui connais de longue date. Il s’avance. Voilé de blanc, l’horizon le déçoit. Il incline les lamelles des stores vénitiens, ajourant l’ombre qui s’abat sur le parquet.

    Les tours de verre se dressent partout alentour, qui inquiètent les nuages. Ses pommettes saillent de fierté. Nos regards se croisent ; il détourne la tête et s’éloigne.

    Son errance confinée le mène devant l’aquarium. Les minuscules poissons aux nageoires spectrales déambulent, désinvoltes, dans l’eau tiède. Ils effleurent le tapis de galets, se lovent contre les conques artificielles, s’élèvent paresseusement le long des algues vacillantes, à la rencontre des daphnies saupoudrées à la surface de leur monde.

    La touffeur des lieux m’accable. Mon front s’emperle. Sa cravate reste étroitement nouée sous son col glacé. Seule sa main, fébrile, aplanit ses mèches moites.

    Il s’affale sur le cuir frais de son fauteuil. Il n’y tient plus. Ses doigts se tendent, fléchissent, se raidissent à nouveau, s’entrecroisent. Quelques secondes s’écoulent.

    Il ouvre un volumineux dossier, en extrait un petit encart rose. Il contemple, comme cent fois auparavant, les sept chiffres qui s’y prélassent, joliment esquissés, presque calligraphiés. Sa plume jaillit. Le bec d’or glisse, sursaute, virevolte et s’envole, lit les courbes des chiffres. Il flatte le galbe d’un six, l’élégance d’un quatre, se complaît dans la plénitude d’un zéro, se perd dans l’entrelacs d’un huit, les recouvre d’une encre noire aux reflets bleutés. Puis il ripe, traverse brusquement la feuille, s’enivre, s’énerve, décoche des traits aigus qui griffent le papier et égratignent son grain.

    Il bascule dans son fauteuil, tient la feuille à bout de bras. L’encre luit. Son regard se trouble. La petite horloge, en perpétuelle avance, sonne ; cinq brefs et frêles carillons, qui lui semblent trop stridents.

    Mes yeux se ferment. Il est épuisé. Son teint blafard dénonce ses nuits d’insomnie ; ses traits tirés, son dos voûté lui rappellent son acharnement. Demain lui paraît désespérément lointain.

    Il s’adosse. Agacées, ses jambes impriment un léger mouvement au fauteuil. Le balancement et l’odeur du cuir l’apaisent. Les sourcils froncés, les yeux plissés, il scrute la silhouette ovée du pélican d’ébène qui lui sert de presse-papiers, comme s’il attendait qu’elle éclose et se déploie.

    Les bruits de la rue s’étouffent, onze étages plus bas. Les paupières mi-closes, il tente de s’abstraire. Ses lèvres frémissent, soufflent machinalement quelques vers anonymes. Les syllabes hésitent. Il marque un temps. Un mot, trois pieds lui échappent. Il poursuit néanmoins sa mélopée muette. Sa langue s’empresse, scande en hâte les dernières strophes, non sans trébucher, piteuse, sur le dernier alexandrin.

    Le papier crisse entre ses doigts. Froissé, il manque de peu la corbeille.

    Il se lève, écarte le fauteuil, ouvre le dossier qu’il feuillette frénétiquement, le referme presque aussitôt. Il le connaît par cœur. La chronologie des faits, le rôle des parties, la hiérarchie des responsabilités, l’arborescence des griefs, les moindres détails lui sont parfaitement clairs.

    Il me maudit. Devais-je précisément réapparaître aujourd’hui ? Son crâne le fait souffrir, vrillé par l’horreur d’un visage trop familier.

    Deux coups secs sont frappés à la porte. Il se rengorge. Sa secrétaire lui tend une tasse de café. Elle ne me voit pas. Il la remercie, elle s’en va.

    Dans quelques minutes, il gagnera l’étage supérieur et longera une galerie de pastels impressionnistes, un interminable couloir complanté de ficus, pour entrer enfin dans la vaste salle de conférences. Son estomac geint. Contre leur gré, ses pensées viennent à moi.

    Entre et malgré nous, depuis toujours, tout est équivoque.

    Nous nous sommes longuement côtoyés, sans jamais le vouloir. Tout au plus nous tolérions-nous, à l’image de frères ennemis, victimes d’une gémellité contre nature, chacun voyant en l’autre un corps étranger, un parasite vivace et vorace dont il n’espérait rien. Toute tentative de conciliation était vaine ; nos dialogues faisaient inexorablement long feu. Le mal, nous l’apprenions à nos dépens, restait incurable.

    Je le savais pétri d’orgueil, imbu de certitudes et d’ambitions ; il s’en targuait. Je le devinais vicieux ; il s’en réjouissait. Il n’avait pour moi aucun égard. Je lui en savais gré. Sa haine nourrissait la mienne.

    La cuillère s’agite dans les ténèbres de la tasse. Il se délecte des volutes parfumées qu’elle disperse.

    Son mépris à mon endroit, toutefois, et quoiqu’il s’en défendît, laissait poindre de l’envie. Mes sentiments connaissaient une même ambiguïté. Rétif et narquois, rogue et sournois, il était ma parfaite antithèse et, partant ou pourtant, à mon grand dam, l’objet d’une forme dégénérée de mon admiration.

    Aujourd’hui, je me contente de l’observer. L’angoisse et l’euphorie s’alternent en moi, s’évitent ou s’affrontent. Il n’a guère changé. En près de dix ans, il a eu le temps de m’oublier, d’oblitérer nos souvenirs communs. Il a pu se croire définitivement affranchi d’une vie trop longtemps asservie.

    Cependant, à mieux y regarder, sa prestance boitille. Ma venue l’importune. Les minutes que nous partageons, je le sens, blessent son arrogance. Sa superbe, enfin, s’étiole. S’évertuant à faire bonne contenance, il s’empare d’un journal, fait mine d’en lire les titres, le plie sur son avant-bras en prêtant un œil absent aux variations boursières. Sur la page précédente, la bande dessinée le laisse songeur.

    Il glisse un carré de chocolat noir sur sa langue, l’y laisse fondre dans un léger bruit de succion, croque quelques brisures de cacao. Leur amertume le rassure.

    L’un de nous devait l’emporter. Je suis parti, il est resté, défait de moi comme d’une gangue qui l’eût empêché de resplendir de son plein éclat.

    Il jette le journal sur la table basse et fait volte-face. Accrochée au crépi, la Feuerquelle de Klee s’offre à lui. J’aime ce tableau, son évocation tourmentée d’un visage, lacérant une toile orangée, l’œil bleu qui s’y noie. Je l’ai acheté avec mon premier cachet. Il en époussette le cadre et porte la tasse à ses lèvres. La brûlure du café l’indiffère.

    Il consulte sa montre. Il est temps. Le reste attendra. Il ajuste les quatre épingles de son complet, se tapote les joues et s’enquiert du lustre de ses chaussures. Il s’empare du dossier, fait claquer la porte ; je le suis.

    Sa secrétaire lui sourit. Il marche, salue distraitement ses subordonnés. Eux aussi m’ignorent. Il trotte, maintenant. Ses semelles écrasent le semis de fleurs jaunes qui orne la moquette. Son pas rythme sa respiration.

    La porte coulissante de l’ascenseur tinte, s’ouvre sur un large miroir. Ses pupilles, les miennes s’étrécissent. Je demeure immobile ; il ne bouge pas davantage. Face à face, nous nous toisons.

    La porte se referme en un sourd grondement.

    Mon reflet me révulse.

    21H34

    « Sur la table, une chandelle éclairait la pâleur de sa face froide. »

    Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Le Secret de l’échafaud

    C’est alors seulement, trois, quatre ans plus tard, que je m’en souvins. Sur les lames cirées du parquet vers quoi vaguait mon regard m’apparurent les premiers linéaments, épars, presque inertes, comme caressés d’une étincelle. M’interdisant de ciller, je les vis s’animer, sinuer, s’entrecroiser, tissant une trame aux motifs familiers : le vent, la terre, le sel d’un soir de juin, un mardi, au terme d’une journée passée à planter courgettes et concombres, à cueillir des fraises flétries, d’un jour pourtant à l’image de tous ceux qui l’ont précédé, de chacun de ceux qui l’ont suivi. Elle se déploya à mesure que la salle s’emplissait.

    Sur le plateau de plastique pâle, déchirant les plis d’une serviette froissée, pointe le lustre oxydé du couvert argenté. A ses côtés gisent un bol de brouet, une maigre escalope de volaille gavée, sèche, nappée d’une sauce laiteuse, une timbale de riz éventrée, un bouquet de chou-fleur, trois tiers tristes d’une assiette tiède. Une tranche de pain de mie en ferme un angle, à l’opposé d’une tasse vide. J’aurais aimé un fruit, le mordre et l’épépiner longuement.

    Vingt heures, ou presque. Libérée de mon poignet, ma montre s’étend, lascive, sur le formica. La plus petite aiguille, gracile, à peine visible, ralentit sa course ; quelques minutes encore. Le soleil enfin décline entre les quatre barreaux de la haute fenêtre, frêles et fragiles. Perversement rares, ils sonnent creux, semblent attendre qu’une âme déchue les descelle. Conjugués à la tentation des carreaux, à la discrétion des gardiens, ils cultivent à dessein l’espoir, le droit si précieux d’évasion du détenu.

    L’heure approche, où tout bascule. De part et d’autre de mes murs mats sourdent des lamentations, entrecoupées d’éclats de voix éraillées. Grinchant, geignant, mes compagnons m’ignorent.

    Les bouchées insipides se succèdent. La sanguine du ciel en relève néanmoins l’intérêt, dont j’apprécie chaque touche et chaque trait, chaque trace sur les strates des nuages, leur conférant un suc substantiel. Je mâche lentement, ne déglutis qu’à regret.

    Les teintes du ciel tardent à se ternir. Le cœur de ma journée vient à moi, à pas cérémonieux. Dans l’aile droite du bâtiment, la lucarne de l’infirmerie se voile.

    Je repousse le plateau. L’estomac distrait, je me lève et m’avance. Au loin, les collines se tapissent, les champs s’endeuillent. Paresseuses encore, les ombres s’étirent, se mêlent, s’étendent en lentes processions. Insensiblement, en constant suspens, elles gravissent le haut mur d’enceinte, l’absorbent, gagnent la large cour et contournent les miradors. L’une d’elles se hisse jusqu’à mon étage, rampe jusqu’à mon parement. Il est temps de rejoindre ma paillasse. Je n’ai que trop attendu.

    En tailleur sur le lit, adossé au mur froid, les mains jointes sur la grossière étoffe d’un gris nauséeux de mon pantalon, je veille. Sur ma gauche, la croisée s’ouvre sur un ciel sans lune, bientôt sans reliefs, qui occulte les lumières de la ville. Hors de ma vue, le paysage s’abîme. Les barreaux s’amollissent, fléchissent, s’écartent ; la nuit s’insinue chez moi.

    C’est d’abord le reflet du téléviseur aveugle qui disparaît. Ainsi qu’en un sourd écho, les bruits ambiants se feutrent ; mes voisins se taisent. Puis le ciel s’étouffe et s’éteint. Ce ne sont toutefois là que les prémices d’une conversion.

    Le noir s’impose alentour, implacable, comme une invitation à fermer les yeux. La pièce s’en imprègne. Les couleurs sont aussitôt corrompues. S’obscurcissent de concert, se dissimulent les draps livides, sans odeur, les pages d’une anthologie béante, Stoker, les lettres à en-tête de Me Vercors, l’émail fendu du lavabo. La clarté s’embrume jusqu’au souvenir du blond vénitien.

    Les briques se désolidarisent ; les murailles s’abattent. Mes paumes s’évanouissent à leur tour. Le dos droit, affranchi, loin des affres de la nyctalopie, je goûte l’enivrant confort de la cécité. L’illusion est parfaite : on n’est nulle part, voire au-delà.

    Il reste pourtant un pas, un seul, à franchir. Pour peu que l’on s’y prête quelque peu, tout se brouille. La prison se résume à sa dernière syllabe, sifflante, ouverte, un mot d’enfant, une rime malencontreusement masculine, dont on aime à zézayer l’hypocoristique redoublement. La cellule s’éloigne du cachot, remonte les méandres de son étymologie, retrouve l’intimité latine d’une simple chambre, évoque la chaleur d’un foyer, le sacerdoce d’un prêtre, l’oisiveté domestique. Le détenu l’est désormais de son plein gré. A force de les tourner, de les retourner, de les répéter, d’en dégager chaque lettre, chaque son, d’étudier leurs phonèmes, d’en scander les successions, de les considérer en soi, les mots blêmissent, s’évanouissent. Leur signification se morcelle, part en charpie, puis en poussière. Tout s’abstrait. Plus rien ne fait sens ; plus rien n’existe que le néant.

    La nuit me pénètre ; peut-être est-ce moi qui m’engouffre. Ainsi s’oblitèrent, à un rythme insensé, surréaliste, les reproches, l’ironie, les propos navrés des magistrats, la raideur de l’huissier, celle du greffier, les soupirs des avocats. J’omets la rage et les remords. La deuxième incartade n’est plus qu’un second hasard, une peccadille, un péché ridiculement véniel, le refus du sursis une simple erreur. Sacrifié à l’arbitraire d’une stupide conjoncture spatiotemporelle, d’un nombre relatif à deux, trois chiffres, perdu dans un code ou dans une loi, à laquelle une autre époque, un autre lieu, d’autres mœurs n’auraient pas accordé la même voire la moindre importance, je suis l’un des quatre cents anonymes de l’établissement, perdu au sein d’une foule confinée, cloisonnée, quelqu’un d’autre, plus personne. Je m’efface à mon tour ; je me dépersonnalise. J’abandonne soixante kilos de chair inerte. Comme je le ferais d’une fourmi née d’une fourmilière, je m’observe. Je m’en doutais depuis quelque temps : je ne suis plus.

    Je désapprends les regrets, le bouillonnement du sang versé, l’amère fraîcheur de l’alcool, le grain des billets de banque, les trois fières hypostases d’une trinité païenne. On se conforme, on oublie.

    Le temps des brefs instants qui me séparent du sommeil, je recouvre la sérénité. Les Anciens parlaient d’ataraxie. Plus rien ne me trouble.

    Ce n’est qu’ainsi que l’on s’assoupit. La tête enfoncée dans l’oreiller, les paupières figées, on n’appréhende plus le lendemain. On dort jusqu’à ce que les premiers pépiements nous annoncent, à notre grand dam, que l’ombre devient pénombre, que les ténèbres se sont dispersées, que l’on se réincarne ; qu’une nouvelle journée s’ébauche à la lueur jaunâtre d’une ampoule nue.

    La lune recommencera à croître, esquissant un nouveau cycle de nuits de plus en plus claires, nimbées des néons pastel de l’horizon, toile de fond d’une blafarde utopie, d’une heure désespérément bleue, d’une aube éternelle réprimant toute envie de sommeil, qui nourrissent à l’envi la crainte d’être éveillé par des coups de masses, de maillets et de marteaux sur la charpente d’un échafaud fantastique, formidable. Bientôt à l’affût, bien malgré soi, on se surprend à tendre l’oreille. On attendra un mois, puis, au-delà, l’hiver et son sombre solstice.

    C’est pourtant vrai : je n’avais plus songé à cette nuit depuis près de cinq ans. Le mercredi matin, elle souffrait déjà d’une onirique irréalité, s’apparentait à une vague et ondoyante réminiscence. L’éveil l’avait estompée ; la journée la dissipa. Condamnée à croupir sous la surface, à s’égarer dans les limbes de ma mémoire, elle devait n’en jaillir que bien plus tard, en cet instant précis, tandis que, dans un silence contrarié des seuls craquements de phalanges de mon conseil, le juge s’apprêtait à rendre sa sentence.

    L’AMPHORE

    « J’étais assis sur le revers d’un chemin ; j’avais à ma gauche, et commençant à se perdre dans l’ombre naissante, toute cette plage couverte de ruines, au milieu desquelles ses trois temples seuls restaient debout. […] J’avais devant moi une jeune fille qui revenait de la fontaine, portant sur sa tête une de ces longues amphores antiques à la forme délicieuse […]. »

    Alexandre Dumas, Pauline

    « L’espoir n’était pas vain », se dit-il en refermant la porte. Et dans la chaude étreinte de l’air, dans sa sensuelle moiteur, il n’a pas besoin de considérer le ciel pour se convaincre qu’il brille de son plus bel éclat. Encore somnolent, Eugène s’anime ; il s’étire, emplit ses poumons. Frottant sa barbe naissante, il descend vivement le perron, puis bondit en prudence sur le chemin de terre battue. A n’en pas douter, la matinée sera splendide. Il ajuste son panama, de travers, et se met à marcher.

    A ses yeux, l’embellie n’a rien d’une surprise. Eugène a foi en l’avenir. Les lendemains, pour lui, sont toujours plus clairs que les veilles, et les heures de trouble ne lui sont que d’insignifiants contretemps. Ainsi, cette nuit, lorsqu’un violent orage l’a réveillé, brandissant la menace d’une journée confinée, il comprit que le soleil ne tarderait pas à reprendre ses droits. Face à la fenêtre entrebâillée, devant les palmiers tourmentés, il savait que la pluie ne dérangerait pas son rituel matinal. Il se rendormit entre deux éclairs, le sourire aux lèvres.

    De derrière un tonneau surgit un gros chat jaune. Eugène le connaît pour l’avoir entrevu hier soir ; il en est aussitôt tombé secrètement amoureux. Il le suit. Ensemble, quoique à digne distance, ils arpentent l’étroit sentier qui mène à la plage. L’animal, placide, ne se retourne qu’une fois, l’air de n’y pas penser, pourtant presque impatient. Par précaution, néanmoins, de crainte de l’effaroucher, Eugène réduit son allure ; il désirerait qu’il miaule.

    A la sortie du village, le chat se dirige vers le bas banc de bois noir sur lequel sommeille un vieillard. Il s’assied à ses pieds, impérial, se laisse rejoindre. Eugène ne saurait le faire attendre ; il se hâte, amusé, théâtralement empressé. Parvenu devant la tête chenue, il porte deux doigts à sa tempe en guise de salut enthousiaste. Il aime à voir dans cette forme trapue l’éternel Nestor ; Nestor qui, retiré, après l’Iliade, au terme de l’Odyssée, vit dans le souvenir de sa gloire. Arc-bouté sur sa canne, il marmotte un laconique bonjour.

    Le chat, pour sa part, ne se soucie guère de réincarnation. Qui plus est, qu’on lui

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1