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Pas de droit sans technologie
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Livre électronique583 pages6 heures

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À propos de ce livre électronique

Il est temps de s’en rendre compte ! Les « technologies nouvelles » n’ont plus rien de… nouveau.

Tout au contraire, elles ont déjà innervé toutes les pratiques juridiques quotidiennes. L’avocat ne peut y échapper, que ce soit dans un nombre croissant de procédures, mais aussi pour les questions de preuves.

Ce livre permettra également de faire le point sur les derniers développements en matière de e-réputation (contours du droit à l’effacement), mais aussi d’incidence des technologies en droit du travail et en droit pénal (protection pénale des mineurs sur internet et collecte de preuves informatiques en matière pénale).
LangueFrançais
Date de sortie17 juil. 2015
ISBN9782804483920
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    Aperçu du livre

    Pas de droit sans technologie - Éditions Larcier

    1

    E-réputation : vers une amnésie sélective ?

    Jean-François Henrotte

    avocat

    directeur de la Revue du Droit des Technologies de l’Information (R.D.T.I.) et de la collection Lexing – Technologies avancées & droit

    Alexandre Cassart

    avocat

    « Les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan

    de l’entreprise : sa réputation et ses hommes. »

    Henri Ford

    Sommaire

    Introduction

    Section 1

    Méthodes alternatives

    Section 2

    Le recours aux juridictions classiques

    Conclusions

    Introduction

    1. La réputation est un actif immatériel essentiel. Elle se construit lentement et peut se perdre en un instant.

    2. Il y a quelques années encore, les informations susceptibles de porter atteinte à la réputation n’étaient pas diffusées à large échelle. Sauf à être relayées par un média de masse – dont l’accès est gardé par les journalistes qui, s’ils n’engagent que marginalement leur responsabilité, engagent leur… réputation – les rumeurs, calomnies et diffamations dépassaient difficilement les frontières de la famille, du bistrot, de l’entreprise voire de la ville.

    Qui plus est, le support de ces informations était soit la mémoire humaine – faillible par nature – soit des archives papier dont l’accès et la consultation étaient laborieux.

    3. La révolution technologique a profondément modifié ce paradigme. Grâce aux smartphones, tablettes et ordinateurs portables, il n’a jamais été aussi simple de capturer ou de créer de l’information et de la diffuser immédiatement.

    Les archives sont digitalisées, classées et rendues massivement accessibles. L’information est copiée, sauvegardée et transférée à une vitesse qui dépasse l’entendement humain. Le tout est indexé par des moteurs de recherche toujours plus performants qui associent contenus et personnes avec une impitoyable efficacité.

    Enfin, la mémoire numérique est eidétique. Elle n’oublie jamais. Rien.

    4. Bien que le recul manque encore pour déterminer quel va être l’impact de cette révolution – et comment elle va être intégrée par la génération Y – il existe une crainte de voir l’être humain réduit à son passé¹, à ses données.

    5. Juridiquement, cette situation s’analyse comme un conflit entre différents droits fondamentaux. Droits à la liberté d’expression et à l’information d’une part, droits à la vie privée et à la protection des données d’autre part.

    6. Nos sociétés, issues des révolutions contre un Ancien Régime où la censure régnait en maître, ont érigé le principe de la liberté d’expression en droit fondamental. Celui-ci est consacré par de nombreux textes : l’article 19.2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, l’article 10.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, les articles 19 et 25 de la Constitution, …

    La portée donnée à ce droit fondamental par la jurisprudence est très importante. Cette importance a notamment été formalisée dans l’arrêt Handyside de la Cour européenne des droits de l’homme du 7 décembre 1976, lequel indique :

    « La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de pareille société, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2), elle vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique »².

    7. Le droit à l’information est un corollaire du droit à la liberté d’expression et la protection de la liberté de la presse est essentielle dans le cadre d’une société démocratique.

    La Cour européenne des droits de l’homme l’a rappelé à de nombreuses reprises dans différents arrêts :

    « [la liberté d’expression et les principes qui en découlent] revêtent une importance particulière pour la presse : si elle ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de préserver la sécurité nationale ou de garantir l’autorité du pouvoir judiciaire, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en était autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de chien de garde »³.

    L’usage de l’Internet par la presse est également protégé, la Cour européenne des droits de l’homme dégageant même une obligation pour les États signataires de la convention de prévoir des dispositions spécifiques dans leur droit positif⁴.

    8. Les libertés d’expression et de la presse ne sont toutefois pas absolues, comme l’indique très clairement l’article 10.2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme :

    « L’article 10 ne garantit toutefois pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. En vertu du paragraphe 2 de cette disposition, la presse est tenue au respect de ses devoirs et responsabilités dans l’exercice de sa liberté d’expression. Ceux-ci revêtent une importance particulière dans le cas où, comme en l’espèce, les informations diffusées par la presse risquent d’avoir de graves répercussions sur la réputation et les droits de particuliers. En outre, la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable (Fressoz et Roire c. France [Gde ch.], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I, et Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 65) »⁵.

    9. L’Internet est un terrain privilégié du conflit entre la liberté d’expression et d’information, d’une part et le droit à la vie privée, le droit à l’honneur et à la réputation et le droit à la protection des données, d’autre part, qui trouvent leurs fondements dans l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme⁶.

    10. Par exemple, la récente digitalisation des articles et archives de presse couplée à l’indexation de ces contenus par les moteurs de recherche a soudainement jeté une nouvelle lumière crue sur certains souvenirs malheureux.

    Toute recherche sur le nom des personnes concernées renvoie – dans les premiers résultats, les sites de presse étant généralement très bien référencés – vers ces contenus. Avec les conséquences que l’on imagine sur la vie sociale et professionnelle.

    11. Face à cette situation, le réflexe est généralement d’utiliser l’action en justice pour obtenir le retrait. Or, il convient d’être particulièrement prudent dans ce type d’action afin d’éviter ce que l’on appelle « l’effet Streisand »⁷. Il s’agit de l’augmentation de l’exposition médiatique d’une information que l’on souhaitait dissimuler du fait des actions engagées dans ce but. L’on ne compte plus les exemples de cet effet pervers, dans lesquels une information largement ignorée jusque-là prend soudainement une nouvelle dimension hautement publique suite à une mise en demeure ou une action en justice maladroite.

    12. De plus, le recours « classique » aux juridictions civiles ou pénales pour tenter de faire cesser une atteinte sur les réseaux relève parfois du parcours du combattant : difficulté pour identifier l’auteur des propos, choix délicat de la base légale, licéité de l’information en cause nonobstant le préjudice causé, …

    Le recours à ces méthodes « classiques », et les difficultés qu’elles comportent, seront abordées dans la Section 2 de notre contribution.

    13. Il est curieux que des juristes n’envisagent qu’en second lieu les recours judiciaires. Toutefois, force est de constater qu’il existe différentes méthodes extra-judiciaires qui permettent d’agir efficacement en utilisant les mécanismes inhérents à la technologie, ou de réguler en amont. Ces possibilités, seront abordées dans la Section 1.

    Section 1

    Méthodes alternatives

    14. Saisie d’une question préjudicielle concernant justement la mise en ligne d’anciens articles de journaux, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un arrêt important⁸, jetant les fondations de ce que certains appellent erronément le « droit à l’oubli ». Il ressort de l’analyse effectuée au point A. ci-après qu’il est plus approprié de parler de droit à l’effacement ou de droit à la désindexation.

    Dans la foulée de cet arrêt et à l’initiative de la Commission de la protection de la vie privée, les associations d’éditeurs ont entamé un processus de réflexion sur leurs pratiques de digitalisation. Ce processus devrait aboutir à une charte de bonne pratique. Les lignes de force de ce projet seront abordées au point B. ci-après.

    Enfin, le point C. sera consacré à un bref rappel des principes en matière de droit de réponse.

    A. Le droit à la désindexation tiré de l’arrêt Google Spain

    1. Les faits et la question préjudicielle

    15. En mars 2010, un citoyen espagnol avait constaté qu’une requête sur la base de son nom dans le moteur de recherche Google renvoyait, en tête de la liste des résultats, à deux pages du journal La Vanguardia le concernant et rappelant ses difficultés financières passées. Considérant que ces informations n’étaient plus pertinentes – et lui portaient certainement un préjudice d’image – il introduisit, auprès de l’Autorité espagnole de protection des données (A.E.P.D.), une réclamation à l’encontre de La Vanguardia, ainsi qu’à l’encontre de Google Spain et de Google Inc., afin d’obtenir la suppression de ces deux pages Web et leur désindexation de ces pages dans les résultats de recherche de Google.

    16. Cette requête fut refusée par l’A.E.P.D. en ce qu’elle concernait le journal au motif que la publication de ces informations était licite. La requête fut toutefois acceptée en ce qu’elle visait le moteur de recherche Google, l’A.E.P.D. estimant que Google opérait un traitement de données à caractère personnel, couvert par la législation espagnole protégeant les données personnelles, et que l’Autorité pouvait lui ordonner de mettre fin à un traitement susceptible de porter atteinte au droit fondamental à la protection des données.

    17. Saisie du recours de Google Spain et de Google Inc., la chambre du contentieux administratif de l’Audiencia nacional espagnole a posé, en date du 9 mars 2012, une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne⁹, portant sur les obligations des exploitants de service de moteurs de recherche au regard de la législation protégeant la vie privée – soit la directive 95/46/CE, dite directive vie privée¹⁰ – lorsque des personnes s’opposaient à l’indexation, par ces moteurs de recherche, de données à caractère personnel les concernant figurant sur des sites Web. Outre des sous-questions précises sur le droit applicable, l’application de la notion de traitement de données aux opérations de moteur de recherche et la qualification de responsable du traitement, l’enjeu principal de la question préjudicielle concernait l’existence, ou non, d’un droit à l’oubli¹¹ fondé sur le droit européen de la protection des données.

    2. Les conclusions de l’avocat général

    18. L’avocat général a déposé ses conclusions en date du 25 juin 2013¹². Aux termes de celles-ci¹³, l’avocat général a estimé que, sauf circonstances particulières¹⁴, l’exploitant d’un moteur de recherche n’est pas responsable du traitement des données à caractère personnel figurant sur les sites Web tiers qu’il indexe puisqu’il n’agit qu’à titre d’intermédiaire, fournissant un outil de localisation de l’information. À titre subsidiaire, l’avocat général a conclu que l’activité de moteur de recherche permettait à un internaute d’exercer effectivement son droit de recevoir des informations relatives à la personne concernée à partir de sources publiques¹⁵ et que l’exploitant d’un moteur de recherche ne devrait pas se voir obligé de désindexer, et donc de censurer, certaines informations, au risque de porter atteinte au droit à l’information du public à la liberté d’expression des éditeurs de site Web. Il en déduit qu’aucun droit généralisé à l’oubli ne pourrait être invoqué sur la base de la directive 95/46/CE¹⁶.

    19. En date du 13 mai 2014, la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a rendu cet arrêt très attendu¹⁷ ¹⁸ ¹⁹.

    3. Lignes de force de l’arrêt et analyse

    a) Quant à la qualification des opérations de moteur de recherche en tant que traitement de données à caractère personnel

    20. Afin de vérifier l’applicabilité du droit européen de la protection des données tel que prévu par la directive 95/46/CE, la Cour a d’abord répondu à la question de la qualification des opérations de moteur de recherche²⁰ en tant que traitement de données à caractère personnel au sens de l’article 2, b), de la directive vie privée.

    La Cour a constaté que l’activité d’exploitation d’un moteur de recherche consiste à trouver, indexer, stocker et mettre à la disposition des données présentes sur des sites Web, lesquelles données peuvent être des données à caractère personnel, au sens de l’article 2, a), de la directive vie privée. L’activité de moteur de recherche constitue bien un traitement de données à caractère personnel au sens de la directive²¹, lequel traitement est distinct de celui opéré par l’éditeur du site Web indexé par le moteur de recherche, le fait que les données traitées aient déjà fait l’objet d’une publication n’énervant pas cette conclusion²². Qui plus est, la Cour a insisté sur le fait que, eu égard à l’importance prise par Internet et par les moteurs de recherche, ce traitement est susceptible d’affecter significativement les droits fondamentaux à la protection des données et à la vie privée en ce qu’il permet de rassembler, en un seul endroit et de manière structurée, un ensemble d’informations relatives à la vie privée d’une personne, ensemble d’informations qui n’auraient été autrement que très difficilement interconnectées, conférant à ces informations un caractère ubiquitaire²³.

    21. L’exploitant du moteur de recherche revêt logiquement la qualité de responsable du traitement au sens de l’article 2, d), de la directive vie privée dès lors qu’il détermine les finalités et les moyens du traitement opéré à l’occasion de l’exécution du service de moteur de recherche, lequel traitement est distinct et s’ajoute à celui effectué par les éditeurs de site Web²⁴.

    b) Quant au droit applicable et à la notion d’établissement

    22. Un des moyens de défense développé par Google était que l’activité de moteur de recherche est pilotée par Google Inc., société de droit californien, Google Spain S.L., la filiale espagnole, ne gérant que la vente, en Espagne, d’espace publicitaire. Dans le cadre de ses questions préjudicielles, la juridiction nationale a interrogé la Cour sur le champ d’application territorial de la directive vie privée, et ce par le biais de la notion d’« établissement » au sens de l’article 4 de la directive.

    23. Selon la Cour, il ressort de cet article 4 que le traitement de données à caractère personnel qui est réalisé dans le cadre d’une activité de moteur de recherche exploitée par une entreprise ayant son siège dans un État tiers mais disposant d’un établissement dans un État membre, est effectué « dans le cadre des activités » de cet établissement si celui-ci est destiné à assurer, dans cet État membre, la promotion et la vente des espaces publicitaires, proposés par ce moteur de recherche, qui servent à rentabiliser le service offert par ce moteur. Eu égard à la construction juridique adoptée par Google pour fournir ses services, l’établissement, sur le territoire d’un État membre, d’une filiale ayant pour objet la vente d’espace publicitaire lié à l’activité de moteur de recherche implique l’application de la directive vie privée et du droit national de protection des données issu de cette directive.

    24. Certes, si la filiale de Google correspond à la définition de l’établissement au sens du considérant 19 de la directive vie privée, l’on peut toutefois s’interroger sur l’application du droit européen au regard du critère de l’article 4 de la directive. L’article 4 prévoit, en effet, l’application du droit national de chaque État membre lorsque le traitement est effectué dans le cadre des activités d’un établissement du responsable de traitement situé sur le territoire de l’Union.

    Dès lors que la filiale participerait à l’activité économique du responsable du traitement sans pour autant prendre part au traitement à proprement parler, ce constat suffirait, selon la Cour, pour conclure que le traitement est opéré dans le cadre des activités de cette filiale et justifier l’application de la réglementation européenne.

    25. Cette position peut tout à fait se comprendre eu égard à la stratégie de certaines grandes multinationales, situées en dehors du territoire de l’Union, de contester l’application du droit européen²⁵. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une interprétation large du texte de la directive et qu’elle risque de créer des distorsions de concurrence entre les entreprises disposant de telles filiales et celles s’organisant pour ne pas en créer sur le territoire de l’Union.

    La question pourrait toutefois bientôt ne plus se poser puisque, selon l’article 3 du futur règlement général sur la protection des données²⁶, ce dernier s’appliquera aux traitements concernant des citoyens de l’Union, quel que soit le lieu d’établissement du responsable du traitement²⁷.

    c) L’A.E.D.P. est compétente pour ordonner une désindexation

    26. La compétence de l’Autorité espagnole de protection des données pour ordonner à un moteur de recherche de désindexer des contenus étant discutée, la juridiction nationale de renvoi avait interrogé la Cour de justice sur l’application des articles 12 – garantissant le droit d’accès aux données des personnes concernées – et 14 – garantissant le droit aux personnes concernées de s’opposer au traitement de leurs données – aux moteurs de recherche.

    27. La Cour a estimé que l’Autorité nationale de protection des données ou l’autorité judiciaire peuvent ordonner à l’exploitant du moteur de recherche de supprimer de la liste de résultats des liens vers des pages Web, publiées par des tiers et contenant des informations relatives à cette personne, sous condition, notamment qu’une pondération adéquate des intérêts en présence ait été effectuée. Cette compétence des autorités nationales de protection des données est évidemment cruciale.

    d) La licéité éventuelle du contenu indexé n’impacte pas l’obligation de désindexation

    28. Selon la Cour, le traitement opéré à l’occasion de l’activité de moteur de recherche se distingue et s’ajoute au traitement opéré par les éditeurs de sites Web, de telle sorte qu’il convient de les considérer distinctement lorsqu’il s’agit d’apprécier la licéité des traitements.

    Vu les spécificités de l’Internet et la facilité de réplication de l’information, la Cour a rappelé qu’il était souvent bien plus efficace d’agir sur l’intermédiaire donnant accès à l’information que sur le site Web hébergeant cette information. Quand bien même le contenu serait encore accessible – qu’il soit licite puisque couvert par une exception prévue par la directive, comme l’exception de traitement à des fins de journalisme ou éventuellement hors de portée du droit de l’Union – il pourrait être mis fin au traitement opéré par l’exploitant du moteur de recherche, cette possibilité participant même à l’effectivité de la protection des droits fondamentaux.

    e) La révélation d’un droit à la désindexation plutôt que la création d’un droit à l’oubli

    29. Cristallisant les attentes de nombreux observateurs, la juridiction nationale avait interrogé la Cour de justice sur l’existence d’un « droit à l’oubli » tiré des articles 12 et 14 de la directive vie privée.

    Plus précisément, l’hypothèse visée par la juridiction de renvoi est celle de la suppression des résultats de recherche – lorsque celle-ci est opérée sur la base du nom d’une personne – des données à caractère personnel publiées légalement par des tiers et contenant des informations véridiques relatives à la personne concernée, au seul motif que ces informations sont susceptibles de lui porter préjudice ou qu’elle désire que celles-ci soient « oubliées » après un certain temps. Il ne s’agit pas ici de faire effacer des données illicites ou portant manifestement atteinte à la vie privée d’une personne.

    30. Sans reconnaître l’existence d’un droit à l’oubli en tant que tel, la Cour a rappelé qu’un traitement peut être incompatible avec la directive vie privée lorsque les données traitées sont inadéquates, non pertinentes ou excessives au regard des finalités du traitement, qu’elles ne sont pas mises à jour ou conservées pendant une durée excédant celle nécessaire. Un traitement initialement licite de données exactes peut dès lors devenir, avec le temps, incompatible avec les exigences de la directive vie privée, ce qui justifie qu’il soit mis fin au traitement et que les informations soient effacées, sans que la personne concernée ne justifie nécessairement d’un préjudice.

    Selon la Cour, la personne dont les données sont traitées dans le cadre d’un service de moteur de recherche dispose en conséquence d’un droit à demander le retrait de ces données des résultats de recherche, droit qui prévaut non seulement sur l’intérêt économique du moteur de recherche²⁸ mais également, en principe du moins, sur l’intérêt du public à trouver ces informations²⁹.

    31. La Cour précise toutefois que ce droit n’est pas absolu et qu’il doit être balancé au regard de l’intérêt du public à accéder à ces informations lorsque la personne concernée présente un caractère public, de sorte que l’ingérence dans ses droits fondamentaux est justifiée par sa qualité de personnage public³⁰.

    32. La décision de la Cour de justice ne va donc pas à l’encontre des principes de base en matière de balance des intérêts entre droits fondamentaux opposés (cf. supra, nos 6 et s.).

    Chaque demande devra faire l’objet d’un examen au cas par cas afin de déterminer si le traitement de données à caractère personnel est bien devenu inadéquat, relevant ou excessif par rapport aux finalités et d’opérer une balance des intérêts en présence, droit à la vie privée de la personne concernée d’une part, droit à la liberté d’expression et à l’information d’autre part.

    33. Ce n’est qu’après cet examen que la désindexation d’un lien dans les résultats de recherche pourra être effectuée, le contenu présent sur le site Web concerné restant par ailleurs accessible. Cette accessibilité paraît toutefois bien illusoire tant il est certain, à notre époque, que disparaître des résultats des moteurs de recherche équivaut à disparaître de l’Internet.

    f) Les suites de l’arrêt Google Spain

    34. Sur la base de cette décision, Google – suivi par plusieurs autres moteurs de recherche – a mis en place un formulaire³¹ permettant de demander la désindexation de certains liens de ces résultats de recherche, à tout le moins pour les résultats européens.

    Google a également chargé un comité consultatif de la rédaction d’un rapport sur la manière dont il devait implémenter cette jurisprudence³². Ce rapport donne de précieuses informations sur la manière dont les demandes de désindexation sont traitées et dont la pondération des critères est utilisée pour prendre une décision.

    Les rapports « transparence des informations » de Google³³ donne encore des statistiques révélant l’ampleur du besoin de désindexation. L’on apprend ainsi que 235.920 demandes de déréférencement ont déjà été reçues par Google à la date du 2 avril 2015, dont 7.270 demandes rien que pour la Belgique. 45,9 % des demandes traitées ont été acceptées.

    35. Certains déplorent évidemment qu’une entreprise privée – par ailleurs partie concernée au plus haut point – soit saisie en première ligne des demandes de désindexation alors que celles-ci doivent faire l’objet de délicats arbitrages entre des droits fondamentaux.

    Toutefois, d’un point de vue strictement pratique, il est heureux que Google, fort des moyens financiers plantureux qu’il tire de son activité de moteur de recherche, s’attelle à cette tâche. L’on imagine en effet assez peu les autorités nationales de protection des données – comme la Commission de protection de la vie privée belge – généralement en sous-effectif et dotées de faibles budgets, pouvoir faire face et traiter l’avalanche de demandes. D’autre part, la Cour rappelle que la directive prévoit que les autorités nationales de protection des données et les autorités judiciaires peuvent être saisies à titre subsidiaire d’une demande concernant le droit d’accès ou d’opposition, et ordonner à l’exploitant du moteur de recherche de désindexer un résultat de recherche. Pour autant qu’on donne à ces autorités les moyens d’exercer cette compétence, les citoyens disposeraient d’une possibilité effective de faire valoir leurs droits auprès d’une autorité impartiale.

    g) Le droit à l’effacement dans le futur règlement européen sur la protection des données

    36. Le futur règlement européen de protection des données, en son article 17, aborde expressément le « droit à l’oubli ». Cet article a été renommé, plus adéquatement, « droit à l’effacement », à l’occasion du vote du texte par le Parlement européen³⁴.

    37. Cet article 17 prévoit un droit, ouvert à toute personne concernée, d’obtenir l’effacement des données ainsi que de tous les liens vers ces données, notamment lorsque les données ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles ont été collectées ou traitées, lorsque la personne concernée exerce le droit d’opposition prévu à l’article 19 du projet de règlement³⁵ ou lorsque les traitements sont illicites.

    Il n’existe toutefois pas d’accord politique sur les contours de ce droit au moment où sont tracées ces lignes.

    B. L’autorégulation de la presse

    38. L’arrêt Google Spain concerne à première vue uniquement les moteurs de recherche³⁶. Toutefois, les éditeurs de presse se sentent également concernés au premier plan par les principes dégagés dans cet arrêt.

    Dans le cadre d’une motivation basée sur l’équilibre à atteindre entre les droits défendus par les articles 8 et 10 de la Convention, un arrêt de la cour d’appel de Liège³⁷ a déjà évoqué les principes de l’arrêt Google Spain. L’arrêt de la cour a finalement condamné le journal poursuivi à anonymiser un ancien article d’archive numérisé³⁸.

    39. Qui plus est, les éditeurs de presse sont concernés par la législation en matière de protection des données, laquelle s’applique également aux traitements qu’ils effectuent.

    Il est vrai que l’article 3 de la loi du 8 décembre 1992 prévoit cinq exceptions applicables au journalisme, pour assurer la protection des sources et la récolte des informations ou lorsque la personne concernée a rendu publiques certaines informations.

    En dehors de ces exceptions à la portée relativement limitée, les éditeurs de presse sont tenus de respecter le prescrit de la loi. Les principes dégagés par la Cour de justice à l’encontre de Google peuvent leur être appliqués directement. Des retraits ou anonymisations d’articles pourraient être ordonnés au motif qu’un traitement de données, même initialement licite – car respectant l’équilibre entre droit à la vie privée et droit à l’information par exemple – peut devenir illicite par l’écoulement du temps.

    40. Les éditeurs de presse ont donc entamé un processus de réflexion, à l’initiative de la Commission de protection de la vie privée qui s’est retrouvée assaillie de demandes suite à l’arrêt de la Cour de justice, afin d’établir une charte permettant de trouver un équilibre entre les différents droits en présence.

    41. Il semble que le texte en discussion à ce stade propose, aux personnes identifiables dans un contenu de presse, la reconnaissance de cinq droits, non-exclusifs les uns des autres :

    le droit de réponse;

    le droit de rectification;

    le droit de mise à jour d’informations judiciaires;

    le droit de communication;

    le droit de suppression de l’indexation du contenu rédactionnel.

    42. Notons que le texte dont nous avons pu avoir connaissance ne prévoit pas de droit à l’anonymisation – qui pourrait être envisagé au bout d’un certain temps pour des faits n’intéressant pas ou plus l’intérêt public – et ne distingue pas entre les moteurs de recherche internes au site web et les moteurs de recherche externes.

    43. En ce qui concerne cette dernière distinction, le groupe de l’article 29 estime que les moteurs de recherche internes à un site web portent moins atteinte à la vie privée que les moteurs de recherche externes dès lors qu’ils ne permettent pas de créer un véritable profil d’une personne en agrégeant des données de différentes sources³⁹.

    Il est vrai qu’une recherche à propos d’une personne sur un moteur de recherche externe comme Google pourra éventuellement faire ressortir des informations préjudiciables de manière incidente, alors que l’objet de la recherche était tout autre. Le moteur de recherche externe aurait pour effet d’amplifier la résonnance de l’information alors que le moteur de recherche interne ne servirait qu’à faciliter son accessibilité au sein d’un même site web.

    44. Le droit de réponse est abordé au point C. ci-après.

    45. Le droit de rectification est une redite de l’obligation déontologique des rédactions de rectifier toute erreur matérielle⁴⁰ mais il est vrai que le Code de déontologie journalistique n’est pas contraignant.

    46. Le droit de mise à jour d’informations judiciaires – qui, avec le droit de communication, était déjà généralement mis en place en pratique par les éditeurs sous le vocable inadéquat de « droit à l’oubli » – est particulièrement illustré par l’actualité récente. Ces derniers temps, on a ainsi vu les journaux couvrir abondamment des informations ou instructions pénales concernant des personnages publics, parfois ne fût-ce que suspectés, voire même uniquement entendus dans le cadre de ces enquêtes. Une fois ces sujets devenus « froids », ces mêmes journaux s’en sont désintéressés, laissant une réputation irrévocablement abimée alors même que l’affaire n’aurait pas eu de suite ou que la personne en cause aurait été blanchie.

    En l’état du projet de texte, l’exercice de ce droit permettrait une mise à jour transversale des différents articles concernant cette affaire, de sorte que la lecture d’un article d’archive permettrait d’être immédiatement informé des suites négatives apportées à l’enquête.

    Ce droit serait toutefois assorti de nombreuses conditions et restrictions. Si certaines – comme la limitation en termes de caractère ou la nécessité de prouver l’événement – relèvent du bon sens, on s’interroge toutefois sur la nécessité de limiter dans le temps la possibilité de demander cette rectification.

    47. Le droit de communication permettrait à une personne concernée de communiquer des informations complémentaires, à insérer dans les articles en cause, permettant d’apporter des précisions complémentaires sur les faits exposés ou sur sa situation actuelle. À ce stade, il n’est pas précisé si la personne concernée rédige elle-même le contenu à ajouter ou si l’organe de presse rédige sur la base des informations fournies.

    48. Le projet de texte prévoirait un droit d’opposition à l’indexation par les moteurs de recherche.

    La logique concernant la mise en œuvre de ce droit est différente de celle utilisée pour les autres droits. Pour les quatre premiers droits, l’organe de presse estime si la demande est fondée en se basant sur des conditions données.

    En matière de droit d’opposition, l’organe de presse ne pourrait refuser une demande qu’en établissant – ou en présumant – l’existence d’un intérêt général en se basant sur des motifs limitativement énumérés.

    Dès lors que, dans l’affaire précitée ayant fait l’objet de l’arrêt de la cour d’appel de Liège du 25 septembre 2015, l’éditeur du journal a invoqué « le devoir de mémoire » (sic) pour refuser la désindexation d’un article relatif à un accident de voiture de 1994, on peut toutefois douter un peu du discernement des éditeurs en la matière…

    Dans la même affaire, il semble même que le conseil du journal ait expliqué à la barre que le journal ne souhaitait pas devoir procéder à des désindexations car elles avaient pour effet de porter préjudice au ranking de son site…

    Enfin, le projet de texte n’est pas neutre technologiquement lorsqu’il aborde la question pratique de la désindexation. Le texte final devrait être adapté de manière à être pérenne malgré l’évolution technologique.

    49. Si cette initiative aboutit, elle sera tout à fait salutaire pour l’ensemble des acteurs concernés. Dégager et respecter des principes clairs et équitables permettrait d’éviter les actions judiciaires éparses constituant une jurisprudence disparate et complexe à gérer. Si la portée de ces projets d’engagements unilatéraux est encore très restreinte, à tout le moins s’agira-t-il d’un début encourageant.

    C. Le droit de réponse

    50. Depuis l’avènement du web 2.0, la grande majorité des contenus diffusés sur l’Internet sont accompagnés d’outils permettant d’exprimer son avis sur le contenu et de polémiquer avec d’autres internautes.

    Mais la partie citée ou mise en cause personnellement, plutôt que d’insérer sa réplique dans un commentaire parmi tant d’autres, souhaiterait parfois pouvoir lui donner une lisibilité et une importance plus grande.

    51. Le législateur a prévu de longue date cette possibilité. Ce droit de réponse est régi par la loi du 23 juin 1961 relative au droit de réponse, laquelle a été modifiée par une loi du 4 mars 1977 afin d’insérer un droit de réponse dans les médias audiovisuels.

    Que ce soit en matière de réponse écrite ou audiovisuelle, la loi exige que l’écrit ou l’émission audiovisuelle dans laquelle une personne est citée ait un caractère périodique. La ratio legis étant évidemment que la réponse puisse être insérée dans l’édition suivante du périodique.

    Dans le domaine de l’Internet, des questions se posent quant à l’applicabilité de cette législation⁴¹. S’il a déjà été décidé que la version web d’un journal pouvait rentrer dans la définition d’écrit périodique⁴², qu’en est-il des blogs – qui peuvent éventuellement rencontrer la condition de périodicité – des réseaux sociaux, des forums, … ?

    Par ailleurs, cette question de périodicité a-t-elle encore un sens vu la conservation des données ? Les versions « papier » des revues sont jetées à la poubelle après lecture, tandis qu’un contenu électronique est enregistré et reste accessible, potentiellement pour toujours. Dès lors, une réponse peut – et devrait – être insérée directement et aisément dans la page web hébergeant le contenu.

    52. Toujours est-il que le législateur belge n’a, pour l’instant du moins, pas encore pris position et le droit de réponse sur Internet n’a pas encore été consacré en droit belge alors qu’il l’est en France depuis 2004⁴³.

    Cela s’explique principalement par la complexité des règles en matière de répartition de compétences, lesquelles rendent toute réforme du droit de réponse, surtout lorsqu’il s’agit d’Internet, extrêmement difficile⁴⁴.

    53. Dans le projet de charte dont question au point B. ci-dessus, les éditeurs de presse numérique semblent accepter le principe d’un droit de réponse numérique, même si le projet de texte actuel rappelle que la loi ne le prévoit pas sensu stricto.

    54. D’un point de vue pratique, le droit de réponse est une arme qui peut se révéler à double tranchant puisqu’elle est susceptible d’engendrer un « effet Streisand ». On en réservera généralement l’usage aux entreprises et professionnels rompus à l’art des relations publiques.

    Section 2

    Le recours aux juridictions classiques

    55. S’il n’est pas possible d’obtenir l’anonymisation ou la désindexation du contenu préjudiciable en amont ou qu’une indemnisation à charge des auteurs des propos est souhaitée, il faudra passer par l’action en justice.

    La démarche judiciaire pourra avoir plusieurs objectifs :

    faire stopper l’atteinte à la réputation en retirant les propos attentatoires à la source;

    rendre le contenu préjudiciable inaccessible aux services tiers et intermédiaires techniques (moteurs de recherche, plateforme d’hébergement de contenus, réseaux sociaux, …);

    identifier les auteurs si ceux-ci sont anonymes de manière à pouvoir produire ces informations en justice;

    obtenir, si possible, une indemnisation du dommage subi.

    56. En Belgique, il semble désormais bien établi que tant les personnes physiques que les personnes morales bénéficient d’un droit à l’honneur et à la réputation. Les personnes morales disposent, en conséquence, d’un intérêt à agir en justice pour le défendre⁴⁵.

    57. Confronté à une situation préjudiciable sur l’Internet – et une fois celle-ci constatée adéquatement de manière à pouvoir la prouver par la suite⁴⁶ –, il

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