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Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions
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Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions
Livre électronique698 pages11 heures

Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions

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Extrait : "On parle beaucoup depuis quelque temps de ce que l'on est convenu d'appeler la question sociale. Nombre de personnes proposent ce qu'elles croient des solutions. Parmi les esprits les moins doués d'imagination et les plus sceptiques, il n'en est guère qui ne disent qu'Il y a quelque chose à faire."
LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie9 févr. 2015
ISBN9782335033205
Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions

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    Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions - Ligaran

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    EAN : 9782335033205

    ©Ligaran 2015

    Préface

    On parle beaucoup depuis quelque temps de ce que l’on est convenu d’appeler la question sociale. Nombre de personnes proposent ce qu’elles croient des solutions. Parmi les esprits les moins doués d’imagination et les plus sceptiques, il n’en est guère qui ne disent qu’« Il y a quelque chose à faire. »

    Le mot de socialisme redevient à la mode et l’on s’en effraye moins. Les variétés de socialistes abondent : les socialistes anarchistes, les socialistes progressifs ou opportunistes, les socialistes de la chaire ou économistes socialisants, les socialistes chrétiens, etc.

    Tout ce monde paraît convaincu que, d’après les seules lois naturelles, la répartition des richesses s’opère très mal, très peu équitablement dans les sociétés modernes. « Les riches deviennent chaque jour plus riches, écrit-on, et les pauvres chaque jour plus pauvres. » L’industrie crée le paupérisme ; l’abus de la concurrence aboutit au triomphe exclusif du fort, à l’accaparement des fortunes par la haute finance, la haute industrie, le haut commerce.

    Tous ces griefs nous préoccupaient. Ils nous ont porté depuis plusieurs années à étudier, scientifiquement et expérimentalement, les lois qui président à la répartition des richesses dans la société moderne et l’effet naturel de ces lois.

    Nous soumettons au lecteur le résultat de nos observations.

    Ce livre est à la fois un livre de doctrine et, dans une certaine mesure, un livre de circonstance.

    Au point de vue théorique, nous sommes arrivé à la conclusion que presque toutes les doctrines acceptées en économie politique sur la distribution des richesses sont à refaire, ou du moins à rectifier.

    La célèbre loi de Ricardo sur la rente de la terre n’a aucune application au temps présent, et avec cette loi tombe le corollaire qu’en avait tiré Proudhon : « la propriété, c’est le vol. »

    La loi plus célèbre encore de Malthus sur la population ne trouve guère plus d’application dans un monde à moitié inhabité, où la circulation des personnes et des produits devient de plus en plus facile, de moins en moins coûteuse, et où la production des subsistances s’accroît au point que le prix des denrées principales a beaucoup plus de tendance à s’avilir qu’à s’élever.

    L’image classique de Turgot sur le taux de l’intérêt est ou erronée ou incomplète.

    Les réflexions d’Adam Smith, de Turgot, de Ricardo, de Stuart Mill sur le salaire naturel, sur le fonds des salaires, sur la puissance réciproque des patrons et des ouvriers, ne méritent aucune créance, et sont démentis par tous les faits de la civilisation contemporaine.

    La « célèbre loi d’airain », qui a servi de thème habituel aux discours du socialiste allemand Lassalle, n’a jamais eu d’existence que dans l’imagination de Lassalle et dans celle de Ricardo ou de Stuart Mill.

    Bref, presque tout ce que l’école économique classique a écrit sur la répartition des richesses, quand on le soumet à un contrôle attentif, s’évanouit.

    La critique de ces doctrines erronées forme la première partie de ce livre.

    Les préjugés répandus parmi les gens du monde ou les publicistes contemporains sur la répartition actuelle des revenus dans les sociétés civilisées ne sont pas moins nombreux et moins faciles à dissiper.

    L’écart entre les fortunes et surtout entre les revenus est moindre qu’on ne le pense, et cet écart va en s’amoindrissant.

    Le paupérisme diminue, au lieu d’augmenter.

    Nous sortons de ce que j’ai appelé « la période chaotique de la grande industrie », période de transformation, d’agitation, de souffrances, de tâtonnements. Sismondi, Villermé, Blanqui l’aîné ont été à bon droit effrayés de tous les maux que comportait cet âge de transition. Ces maux sont de nature temporaire : s’ils n’ont pas encore tous disparu, ils sont en train de disparaître.

    La société moderne reprend sa marche vers un état qui sera caractérisé par une beaucoup moins grande inégalité des conditions.

    La question sociale, en tant qu’elle est résoluble, se résoudra d’elle-même, graduellement, par l’action continue des grandes causes économiques qui sont depuis quelques années en travail.

    Toute action révolutionnaire de l’État pour hâter ce mouvement ne saurait que l’entraver et le retarder.

    Voilà la conclusion qui découle de ce livre. Nous avons rassemblé et soumis au lecteur un assez grand nombre de faits et d’observations pour qu’il puisse juger lui-même de la vérité de nos assertions.

    P.L.-B.

    Novembre 1880.

    Introduction

    De la division de la science économique en quatre parties. – La répartition des richesses a été jusqu’ici moins étudiée que les autres branches de la science.

    Le pessimisme économique et le socialisme. – Préjugés scientifiques et préjugés populaires à l’égard de la répartition des richesses. – Les trois genres de socialisme. – Critiques qu’ils adressent aux économistes à propos des machines, de la division du travail, de l’association, de la concurrence. – Ce que l’on appelle 16 Sysiphisme. – Objection de Mgr de Ketteler à la liberté commerciale : elle amènerait le triomphe de la nation ayant les salaires les plus bas. – Réponse à cette objection.

    Les théories de Malthus, de Ricardo, de Turgot et de Stuart Mill sur la population, la rente de la terre et le salaire. – Ces trois théories n’ont pas un caractère scientifique ; elles ne contiennent que des vérités contingentes et passagères, propres à certains temps et à certains pays.

    Réfutation de la doctrine de Malthus par un apologue. – La concurrence des pays neufs, la baisse du fret maritime et la loi de Ricardo. – Le « salaire naturel la « loi d’airain » de Lassalle ; Réfutation de cette théorie et du principe de Turgot.

    Définition de la civilisation. – Du préjugé que les riches deviennent chaque jour plus riches et les pauvres chaque jour plus pauvres. – Définition des principaux besoins de l’homme. – Comparaison des salaires soit en argent, soit ramenés au prix du blé, dans les trois derniers siècles. – De l’accroissement de toutes les consommations par tête. – De l’amélioration du logement de l’ouvrier. – D’un progrès plus grand encore dans le vêtement et dans l’ameublement ; démonstration par le mouvement des prix depuis cinquante ans. – Du développement des garanties qu’a l’ouvrier contre la maladie, le chômage, la misère. – L’action des sociétés de secours mutuels et des caisses d’épargne. – Critiques de Proudhon relativement aux caisses d’épargne ; réponse.

    Accroissement des loisirs de l’ouvrier. – Diminution progressive de la journée de travail.

    Théorie de Lassalle sur le critérium de la situation de la population ouvrière. – Réfutation de cette théorie.

    Du mouvement général vers une moindre inégalité des conditions.

    On divise, d’ordinaire, la science économique en quatre parties distinctes, quatre provinces, pour employer le langage de l’école. La première concerne exclusivement la production des richesses : on y recherche les lois générales qui, en dehors de tout procédé technique, donnent au travail de l’homme vivant en société le maximum d’efficacité. Parmi les phénomènes les plus importants qu’embrasse cet ordre d’études, on peut signaler la nature et le rôle du capital, la division du travail, la liberté industrielle, la concentration des ateliers, l’emploi des machines, la concurrence. Les premiers économistes, Adam Smith, Jean-Baptiste Say et leurs successeurs ont excellé dans cette fraction du domaine de leur science, ils l’ont pour ainsi dire épuisée, n’y laissant après eux aucune vérité importante à découvrir. La seconde partie de la science comprend la circulation des richesses ; elle traite des lois générales qui règlent l’échange, la monnaie, les banques, le crédit. Sur ces sujets les travaux ont été innombrables ; les doctrines, cependant, sont moins fixes et moins certaines ; il y a place à des efforts utiles et à des vues nouvelles. Après ces deux catégories de phénomènes la science économique doit étudier la distribution ou, plus exactement, la répartition des richesses, ce qui diffère beaucoup de leur circulation : il s’agit de se rendre compte de la part qui doit revenir en stricte justice et de celle qui échoit en réalité aux divers facteurs de la production, aux hommes qui détiennent le sol en conformité avec nos lois civiles, à ceux qui possèdent les instruments de travail, aux hommes qui ont la conception et la direction des entreprises, à ceux enfin qui prêtent leurs mains ou leur esprit pour l’exécution ; cette dernière classe d’agents de la production forme en tout pays la majorité des habitants. Le champ que comprend cette troisième province de la science économique n’est pas restreint, comme on le voit, et l’exploration n’en est pas d’un mince intérêt. Enfin, le quatrième ordre de phénomènes qui complète notre science, c’est la consommation des richesses ; la destruction improductive et l’emploi reproductif des capitaux, les effets respectifs de la prodigalité et de l’économie, le luxe et son influence, l’impôt, telles sont les grandes questions que l’observateur rencontre dans cette dernière partie de la science.

    Quelques économistes ont aussi considéré, comme une des parties intégrantes et principales de leur science, le phénomène de la population ; et l’un d’eux s’est fait un nom impérissable par un traité sur cet important sujet. Quoique se rattachant à toutes les parties de notre science, quoique exerçant une influence parfois décisive non seulement sur la répartition des richesses, mais aussi sur la production, sur la circulation et sur la consommation, le phénomène de la population ne constitue pas, à proprement parler, une partie distincte de la science économique.

    Appelé subitement en 1879 à remplacer dans la chaire d’économie politique du Collège de France M. Michel Chevalier et obligé de désigner en quelques jours un sujet pour le cours d’une année, mon choix s’est porté, sans la moindre hésitation, sur la répartition des richesses. Quelles raisons me déterminaient à parler de cette vaste question plutôt que des autres que je viens d’énumérer ? Trois considérations d’ordres différents m’avaient dicté cette décision. Voici la première : l’influence des lois économiques sur la répartition des richesses est un sujet beaucoup moins exploré que l’influence des mêmes lois sur la circulation. On remplirait des salles entières des innombrables traités sur la production, sur les banques, sur l’échange ; au contraire, le problème si grave de la distribution des richesses ne tient en général qu’une place médiocre, secondaire, dans les livres d’économie politique, et il n’a guère été l’objet de longs traités que de la part d’écrivains appartenant à l’école sentimentale ou socialiste. Sans doute, les volumes sur ce que l’on appelle les questions ouvrières abondent, mais la plupart sont absolument vides, des impies amplifications et des redites, sans rien de précis, de positif et de scientifique. De ce que la distribution des richesses est un sujet moins exploré que la production et la circulation des richesses, il en résulte aussi que c’est un sujet moins élucidé, moins connu, sur lequel il y a beaucoup plus d’ombres. Or, la science qui ne doit pas rester immobile, qui tend toujours à progresser, doit se consacrer principalement à l’étude des questions qui, tout en étant importantes, ont été jusque-là les plus négligées. Voilà la première considération qui a frappé mon esprit.

    Une seconde est venue se joindre à celle-là. On a souvent et vivement reproché aux économistes de ne s’occuper que de la production et de la circulation, non de la répartition des richesses, de renfermer toute leur science dans quelques formules simples et abstraites, de la faire tenir presque tout entière dans deux principes, celui de la liberté du travail et celui de la liberté des échanges, sans se préoccuper le moins du monde des effets que ces deux libertés illimitées peuvent avoir sur le sort du plus grand nombre, des perturbations que parfois elles peuvent entraîner.

    La moquerie sur ce point s’est jointe à la critique. Pour n’en citer qu’un exemple, un des chefs du socialisme allemand, celui qui en est l’apôtre, Lassalle, tandis que Karl Marx en est le docteur, disait un jour avec plus d’esprit que d’exactitude : « Voulez-vous savoir ce qu’est l’économie politique ; prenez un sansonnet, faites-lui répéter à l’infini ce seul mot : Échange, Échange, et vous avez un économiste. » On eût pu répondre avec plus de raison à cette boutade : « Voulez-vous savoir ce « qu’est le socialisme ; prenez un sansonnet, faites-lui répéter à l’infini ce mot : Solidarité, Solidarité, et vous avez un socialiste. » Mais les réponses de ce genre n’ont qu’une portée négative, et, en prouvant que l’adversaire a des torts, elles ne démontrent pas qu’on en soit exempt soi-même.

    Quelle que soit l’injustice ou l’exagération de ces reproches que l’on adresse à l’économie politique, il en est resté dans l’opinion de beaucoup de personnes une certaine défaveur contre cette science que l’on suppose une science étrangère aux faits, une métaphysique creuse, une phraséologie vide et que l’on accuse aussi d’être une science, sans entrailles, pour employer une locution vulgaire. Parmi les hommes d’étude, les hommes d’affaires et les hommes du monde, il n’en est que trop qui ont la conviction ou le préjugé que les lois économiques relatives à la répartition des richesses sont de pures conceptions de l’esprit, des abstractions sans réalité ou que, si elles ont quelque réalité, elles exercent une influence fatale, qu’elles créent un ordre de choses qui n’est avantageux qu’au petit nombre, qu’elles mettent le faible à la discrétion du fort, qu’en un mot elles amènent une croissante inégalité des conditions.

    C’est ce reproche dont j’ai à cœur de défendre l’économie politique, non par une vaine sentimentalité, mais par une profonde conviction scientifique.

    Enfin, pour achever ces préliminaires, une troisième considération m’a engagé à traiter de ce sujet de la distribution des richesses. Depuis trente ou quarante ans on peut dire que la face du monde économique a changé plus qu’autrefois en plusieurs siècles. Les expériences se sont multipliées ; des faits nouveaux se sont produits. La civilisation a pris une autre allure, si ce n’est une autre direction. On ne peut plus raisonner aujourd’hui soit du principe de la population, soit de la propriété foncière et de ce que l’on appelle la rente de la terre, le fermage, soit des salaires et des profits, comme on le faisait à la fin du dernier siècle ou même au commencement de celui-ci. Beaucoup d’économistes, il est vrai, les anciens surtout, considéraient l’économie politique comme une science de déduction qu’un penseur, doué d’une tête solide, pourrait construire à lui tout seul dans son cabinet. Rossi lui-même écrivait, il y a quarante ans, que l’économie politique est une science de raisonnement plutôt qu’une science expérimentale. Aujourd’hui on demande à l’économie politique, on lui fait sommation d’être une science expérimentale, de donner la démonstration de ses théorèmes, non seulement par leur exactitude logique, mais par une accumulation de faits. Elle doit se soumettre à cette épreuve ; il est utile qu’elle le fasse de bonne grâce.

    Il y a parmi les doctrines économiques des vérités qui sont éternelles, ce sont celles qui forment le fond et la substance de la science, mais il y a aussi des observations qui sont contingentes, auxquelles on a eu le tort de donner souvent la forme de lois et qui n’ont qu’une vérité relative, suivant le temps et les circonstances. Or, il arrive que presque tous les principes qui ont été établis par les économistes les plus célèbres, à la fin du siècle dernier ou au commencement de celui-ci, sur la répartition des richesses, rentrent dans cette seconde catégorie de théories sujettes à contrôle, à réserve, ne possédant qu’une vérité relative et variable.

    Un économiste, au courant du mouvement actuel du monde depuis un quart de siècle et doué de quelque pénétration pour deviner la marche prochaine de la civilisation, ne peut plus raisonner sur la répartition des richesses comme le faisaient Turgot, ou Malthus, ou Ricardo.

    Telles sont les trois raisons qui m’ont porté à choisir le sujet d’un cours, devenant aujourd’hui un livre : nouveauté relative des questions, intérêt particulièrement actuel, abondance de matériaux inconnus des économistes anciens.

    La transformation qui s’est opérée dans les procédés de production, dans l’organisation du travail, dans les habitudes commerciales même depuis un demi-siècle et surtout depuis un quart de siècle, a jeté de l’inquiétude dans beaucoup d’esprits. Que cette transformation ait beaucoup accru la production, personne ne le conteste. Tout le monde avoue que la puissance productive de l’humanité a augmenté dans d’énormes proportions. On ne peut nier la lumière ; mais beaucoup d’hommes, d’ailleurs impartiaux, intelligents, réfléchis, affirment que ce progrès est presque illusoire pour le bonheur de l’humanité, qu’il n’a profité qu’au petit nombre, que le grand nombre n’en a retiré ni plus de bien-être, ni plus d’indépendance, ni plus de loisirs, ni plus de sécurité, conditions nécessaires du bonheur.

    L’industrie manufacturière agglomérée, l’excessive division et par conséquent l’excessive spécialité du travail, la liberté commerciale, la concurrence indéfinie à l’intérieur et au dehors, la puissance de l’association qui ne profiterait guère qu’aux gros capitalistes, la spéculation qui devient universelle et les facilités nouvelles qu’elle trouve, toutes ces circonstances caractéristiques de notre temps, sont-elles des avantages pour le grand nombre ? La situation de la généralité de l’humanité en est-elle physiquement et moralement améliorée ? N’en ressort-il pas, au contraire, pour elle un assujettissement nouveau, un servage d’un nouveau genre avec l’instabilité en plus ? N’est-il pas vrai que les privilégiés de ce monde en profitent seuls ? N’est-il pas vrai qu’avec cette liberté illimitée, cette lutte ardente pour la fortune, les riches deviennent chaque jour plus riches, les pauvres chaque jour plus pauvres ? Ce mot dans ces derniers temps a été répété par des voix prétendues savantes, des deux côtés de l’Atlantique. Ne doit-on pas dire, comme l’a écrit Proudhon, que l’économie politique est l’organisation de la misère ?

    Telles sont les idées qui prévalent dans beaucoup d’esprits, dans des esprits de nature très différente, de tendances très diverses, d’opinions opposées. Il surgit ainsi une sorte de pessimisme économique qui, ou bien ne croit pas à la vérité des lois économiques, ou bien, les croyant vraies, les juge funestes, et pense que l’État, ce que l’on a appelé dans ces derniers temps d’un nom barbare, la collectivité, doit intervenir pour en entraver, pour en redresser l’action.

    Il n’en est pas du pessimisme économique comme du pessimisme moral. Celui-ci reste en général à l’état d’opinion intérieure ; il est contemplatif et recule devant l’action ; il conduit au découragement et à l’inertie. Le pessimisme économique, au contraire, ne peut rester passif ; l’intérêt est trop grand pour que si, abandonnée à elle-même, la société tourne à l’oppression et au malheur du plus grand nombre, on ne s’efforce pas de réagir contre ces tendances naturelles et d’y opposer des obstacles artificiels. Le pessimisme économique, devenant actif, passant de la négation à l’affirmation, prend un autre nom, il s’appelle le Socialisme.

    Il ne faut passe le dissimuler ; le socialisme a pris un développement considérable, une vie nouvelle, depuis quelques années. On le croyait mort, il reparaît. On ne le connaissait que sous une forme ; il surgit maintenant sous trois formes différentes. Nous rencontrons d’abord le socialisme ancien, le plus connu, celui qu’on combat avec le plus d’ardeur, le seul presque qu’on considère comme un ennemi, c’est le socialisme démocratique, qui a pour adhérents une notable partie de la classe ouvrière. À côté de ce premier socialisme qui est d’instinct plus que de raisonnement, on trouve le socialisme savant, celui qui a pris naissance dans quelques chaires ou dans quelques écrits d’économie politique et qui a gagné à sa doctrine ou à quelques-unes de ses doctrines une partie du monde officiel et administratif dans certains pays. Ce socialisme, on l’a appelé socialisme de la chaire ; on pourrait aussi le nommer « socialisme d’État ». Enfin il y a un troisième mode du pessimisme économique, c’est le socialisme mystique et religieux.

    De ces trois formes du socialisme contemporain les deux dernières n’existent guère en France : ou du moins le public les ignore, elles ne s’y sont pas encore constituées en corps de doctrine compact ; on en rencontre cependant les éléments, les membres épars, dans beaucoup de discours, de rapports, de pétitions et de projets. Quant à la première et la plus antique forme du socialisme, celle qui a séduit une notable partie de la population ouvrière, on la croyait, elle aussi, disparue ; les politiques se flattaient, quelques-uns se flattent encore, qu’elle n’est qu’une sorte d’ombre ou de fantôme qu’évoquent de temps à autre, dans des desseins personnels, les partis vaincus. Les hommes qui suivent de près depuis quelques années le mouvement économique et social n’ont jamais été dupes d’une aussi grossière ou aussi volontaire illusion. Nous-même, dans le premier ouvrage que nous avons publié et qui date de douze ans, au milieu de la quiétude générale et avant les réunions publiques qui firent tant de bruit vers la fin de l’Empire, nous signalions le danger du socialisme démocratique, reprenant des forces alors qu’on le croyait mort. Les derniers congrès ouvriers, celui de Marseille entre autres, l’apparition d’un grand nombre de feuilles politiques qui ajoutent à leur titre l’épithète de journal socialiste, doivent prouver à tous que le socialisme est encore vivant. S’il l’est en France, il a encore plus de vie dans d’autres contrées européennes : en Allemagne, en Russie, même en Italie.

    Les trois socialismes que nous venons d’indiquer, le socialisme démocratique, le socialisme scientifique et le socialisme mystique ou religieux, ont une attitude différente vis-à-vis de la société que chacun d’eux cependant cherche à subjuguer. Le premier est agressif et violent, il veut s’emparer de la société de vive force ; le second est doctrinal, magistral, il veut convaincre la société et la régenter ; le troisième est insinuant, il prétend la convertir.

    Tous les trois ont ceci de commun qu’ils croient que les lois économiques sur la distribution des richesses produisent, abandonnées à elles-mêmes, une inégalité croissante des conditions humaines, une concentration croissante des capitaux, de l’industrie et du commerce en un petit nombre de mains, et que par conséquent le législateur doit intervenir pour corriger ces tendances qui seraient fatales au corps social.

    Prenant un à un chacun des progrès industriels et chacune des lois économiques, ces trois socialismes s’efforcent de prouver que ce progrès ou que cette loi a contribué soit à une plus grande inégalité des fortunes, soit à une plus grande instabilité du sort des ouvriers. On parle des machines et de leurs bienfaits, mais les machines produisent le chômage, au moins temporaire ; à chaque instant, par leurs incessants perfectionnements, elles jettent la perturbation dans les ateliers, elles enlèvent à l’ouvrier toute la sécurité du lendemain. Puis les machines amènent ce que l’on appelle sysiphisme, mot ingénieux qui est censé dépeindre le mal de l’industrie moderne. L’homme trouve mille moyens d’abréger sa peine, et cependant sa peine ne devient pas moindre. M. Michel Chevalier, comparant aux procédés actuellement en usage pour la mouture du blé ceux qui étaient employés dans la maison de Pénélope d’après Homère, prouve que la réduction du froment en farine coûte aujourd’hui cent fois moins de travail qu’autrefois. Un autre économiste décrira avec complaisance les perfectionnements merveilleux qui ont permis de produire avec la filature mécanique, par jour et par paire de bras, 800 fois plus de fils que n’en donnait la quenouille. Un statisticien habile, supputant la puissance des machines qui fonctionnent à l’heure actuelle en France, trouve qu’elle équivaut à 1 300 000 chevaux-vapeur, soit à 30 millions de nouveaux travailleurs de fer, triplant ainsi la force productive du pays. Mais les trois socialismes dont nous parlons n’admettent pas que ce progrès représente un bénéfice net pour la classe ouvrière ; celle-ci a-t-elle plus de loisirs qu’autrefois, est-elle moins dépendante, sa tâche est-elle plus facile, plus sûre, moins rebutante ? Les trente millions de paires de bras que représentent les 1 500 000 chevaux-vapeur de la machinerie en France font-ils que les 15 millions de travailleurs humains en chair et en os travaillent seulement le tiers de ce qu’ils travaillaient autrefois, ou que, travaillant autant, leurs jouissances, la sécurité et la dignité de leur vie se soient notablement accrues ? Et les trois socialismes résolvent par une négation hautaine toutes ces délicates questions.

    Il n’en est pas autrement pour la division du travail. Les trois socialismes lui reconnaissent les mêmes mérites pour le développement de la production, ils lui attribuent la même influence perturbatrice sur la distribution des richesses. Qu’un homme par un travail morcelé et toujours uniforme, que le « travailleur parcellaire », pour employer l’expression de Proudhon, arrive à une dextérité merveilleuse, ce n’est pas contestable. Que par cette spécialité à outrance on parvienne à une multiplication indéfinie et à un bon marché inouï de certains produits, personne ne s’aviserait de le nier. Mais que devient l’intelligence, la liberté, en un mot la personne humaine dans cette organisation du travail qui condamne un homme à faire pendant des dizaines d’années le même détail infime d’un produit vulgaire ? Cette division excessive du travail, est-ce qu’elle ne crée pas l’asservissement en même temps que la dégradation de l’ouvrier, est-ce qu’elle n’amène pas les crises et les chômages ? Les excès de production si fréquents dans l’industrie moderne, d’où viennent-ils, si ce n’est de la division extravagante du travail qui enlève toute idée de mesure, toute prévision des exigences de la consommation ? La division du travail et les machines, voilà à la fois les deux grands facteurs du progrès de la production et les deux auteurs responsables de l’avilissement et de l’instabilité de la situation de l’ouvrier. Quand par l’entraînement qui est inhérent aux machines et à la division du travail il se manifeste un encombrement dans une industrie quelconque et que celle-ci ferme ses ateliers, que devient « le travailleur parcellaire » ? À quoi est-il bon ? Quelle autre occupation peut-il prendre pour soutenir sa vie ? Il est aussi inutile, aussi incapable de rendre un service que le serait une machine à filer, séparée de tous ses engrenages et de sa force motrice. Ce n’est plus qu’un outil qui ne correspond à aucun besoin. Cependant cet outil humain, devenu hors d’usage, au moins pendant des semaines ou des mois, il faut qu’il vive : de quoi vivra-t-il, si ce n’est de la charité publique ?

    Pour répondre à ces objections des divers socialismes, invoquera-t-on l’association ? vantera-t-on les bienfaits de ce principe, les diverses applications dont il est susceptible ? Mais les socialistes, après un premier moment de ferveur, ont abandonné pour la plupart le culte de l’association volontaire et libre. Celle-ci ne serait qu’un leurre ; l’association, dans l’état de désorganisation de la société, ne profiterait qu’aux gros capitaux, aux « monopoles », comme dit Proudhon. Ce sont ces capitaux qui accaparent non seulement la production proprement dite, mais les transports, mais le commerce de détail, qui refoulent de plus en plus les petits patrons, les ouvriers façonniers, les petits boutiquiers, tous les travailleurs autonomes et indépendants. C’est toute une race d’hommes libres qui disparaît. Le capital, agissant par grandes masses, supprime ou s’assujettit toutes les petites forces qui essayeraient en vain de se grouper : la lutte est trop inégale ; les avantages des gros capitaux sont trop grands dans toutes les transactions. L’association libre et volontaire, disent les trois socialismes, qu’a-t-elle produit depuis trois quarts de siècle si ce n’est de gigantesques monopoles et les monstrueux abus des sociétés anonymes, cette piraterie nouvelle, qui obtient en quelque sorte de la législation des lettres de marque pour détrousser légalement les passants ? Une sorte de brigandage toléré et patenté, à la faveur de nos lois sur les sociétés, voilà, selon le socialisme, le principal fruit de l’association libre et volontaire. Le jeu naturel et anarchique des lois économiques a rendu de plus en plus difficile la formation de l’épargne du pauvre, il en rend de plus en plus malaisés la conservation et l’emploi.

    Il nous faudrait beaucoup d’espace si nous voulions exposer ici toutes les critiques d’un caractère plus ou moins déclamatoire, mais d’une forme saisissante, que soulève chaque jour, de la part des esprits inquiets, l’action naturelle des lois économiques sur la distribution des richesses. Les économistes depuis plus d’un siècle célèbrent, par exemple, les bienfaits de la liberté commerciale, ils y voient une mesure favorable au travailleur manuel, au consommateur qui est tout le monde, surtout au consommateur pauvre qui a besoin du bon marché des produits. Les socialistes des trois écoles que nous avons indiquées trouvent, au contraire, à la liberté commerciale un grand vice. Nul ne l’a mieux formulé qu’un célèbre prélat allemand, l’un des chefs du socialisme religieux, Mgr de Ketteler ; plus véhément encore et plus saisissant que Proudhon, il s’écrie : Quel est l’effet de cette liberté commerciale entre les nations, si ce n’est de soumettre industriellement les différentes contrées au pays où les salaires sont les plus bas ? Il aurait pu ajouter, d’autres l’ont fait pour lui : quel est l’effet de la liberté commerciale entre les nations si ce n’est de forcer à employer les enfants dès le plus bas âge et à prolonger d’une façon abusive la durée de la journée de travail ? C’est la concurrence qui produit tous ces maux.

    Ce premier chapitre est consacré à l’exposé des objections, non à celui de notre doctrine. Néanmoins, anticipons un instant sur la suite de ce livre. Quand on rencontre une aussi fausse maxime que celle de Mgr de Ketteler, il est utile, même en passant, d’en démontrer l’erreur. Comment l’évêque de Mayence a-t-il aussi peu réfléchi sur un aussi grave sujet ? S’il eût été doué de quelque esprit d’observation, s’il eût ouvert seulement les yeux et les eût promenés sur le globe, il ne lui eût pas échappé cette vérité éclatante que, lorsqu’un pays l’emporte sur un autre dans le commerce international pour une branche d’industrie, les salaires sont dans ce pays et pour cette branche d’industrie beaucoup plus élevés que pour la même spécialité dans toutes les autres contrées. Ainsi l’Angleterre a une supériorité incontestable sur les autres nations pour les cotonnades, pour les fers, pour la production de la houille, pour la marine marchande ; l’Amérique pour la production du blé, la France recouvre l’avantage pour le vin, pour les articles de luxe dits articles de Paris : eh bien, dans aucun pays les fileurs de coton, les ouvriers métallurgistes et les houilleurs, les matelots n’obtiennent des gages aussi élevés qu’en Angleterre, dans aucun pays le cultivateur n’est aussi rémunéré qu’aux États-Unis d’Amérique, et dans aucune contrée le vigneron, d’une part, et d’autre part l’ouvrier en articles de luxe n’est aussi rétribué qu’en France. Tellement il est faux qu’on puisse édifier une supériorité industrielle simplement sur le bas prix du salaire ! Qu’à cette règle il y ait quelques exceptions, cela n’est pas douteux, nous prenons le cas général : il démontre la fausseté de la proposition de Mgr de Ketteler. Ce sont précisément les avantages, soit naturels, soit acquis, de certaines régions et de certains peuples pour certaines branches de la production qui permettent que dans ces branches et pour ces régions ou pour ces peuples les salaires soient plus élevés que partout ailleurs.

    À l’appui de leur pessimisme les socialistes invoquent des théories économiques célèbres. Que plusieurs illustres économistes aient été trop absolus dans leurs doctrines, qu’ils aient trop généralisé, qu’ils aient anticipé des périls excessivement éloignés, qu’ils aient représenté au monde comme actuelles des difficultés qui ne seront graves que dans bien des siècles, tout homme doué d’un esprit exact doit le reconnaître. Trois hommes surtout sont tombés dans ce défaut de généralisations précipitées et excessives, Malthus, Ricardo, Turgot. D’une parcelle de vérité, souvent d’ailleurs de nature contingente, ils ont fait un corps de doctrines, une théorie prétendue inflexible et universelle, à laquelle l’expérience donne sur bien des points des démentis catégoriques. Malthus a enseigné que l’accroissement de la population est naturellement, sauf l’action des obstacles préventifs ou répressifs, supérieur à la croissance des subsistances et des capitaux, d’où il résulterait qu’à moins d’une continence héroïque ou de pratiques vicieuses la misère et l’abjection auraient dans l’humanité une marche constante et progressive. La théorie de Ricardo sur la rente de la terre n’est pas moins désolante : d’après cet esprit si remarquablement sagace, mais si imprudemment généralisateur, l’homme, dans le développement historique des sociétés, commencerait à mettre en culture les terres les plus fertiles, puis, au fur et à mesure que la population se développe, il arriverait à défricher les terres moins bien douées de la nature, ce qui ferait hausser le prix du blé et ce qui amènerait, au profit des propriétaires des terres les plus anciennement cultivées, ce revenu d’une nature particulière, dépassant les frais de production et l’intérêt des capitaux engagés, revenu obtenu sans travail aucun, sans mérite aucun, et dénommé rente de la terre. Suivant cet ingénieux système la part du propriétaire dans l’actif social ou du moins dans l’ensemble du revenu national s’accroîtrait spontanément et constamment. Enfin, une troisième théorie, plus ancienne que les deux précédentes, due aussi à un puissant esprit, la théorie de Turgot et après lui de toute l’école anglaise sur le salaire, n’a pas moins contribué à ce pessimisme économique que nous considérons comme le père du socialisme. « En tout genre de travail, a écrit Turgot, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance. » Toute l’école anglaise, s’appropriant cette définition et la développant, a donné à ce salaire minimum le nom malheureux et plein d’ambiguïté de salaire naturel.

    S’emparant à leur tour de ces trois prétendues lois, celle de Malthus, celle de Ricardo, celle de Turgot, les pessimistes et les socialistes de toutes sortes s’écrient :

    « Vous voyez la loi d’airain qui, d’après les spécialistes, les économistes, condamne irrémédiablement le grand nombre des hommes à la misère, et même à la misère progressive. »

    Avouons-le, si les trois principes de Malthus, de Ricardo et de Turgot sont vrais, en tant que lois universelles, et non pas seulement en tant qu’accidents passagers, le cri de désespoir des pessimistes et des socialistes est presque justifié.

    Heureusement les trois principes de Malthus, de Ricardo et de Turgot ne sont pas des vérités universelles ; ils n’ont pas le caractère de loi. Malthus n’avait pas pensé que son système péchait faute de trois observations : la première, c’est que la terre est infiniment loin d’être peuplée tout entière, c’est qu’il y a des réserves presque indéfinies de sol cultivable et inoccupé, c’est que l’homme, de même que les produits, est transportable, d’autant plus aisément transportable que la civilisation fait des progrès. La seconde observation qui a échappé à Malthus, c’est que le développement même de l’aisance ou de la richesse modifie les habitudes de la population et que, sans qu’il soit besoin de faire intervenir ici les pratiques vicieuses, il a pour effet de réduire le taux d’accroissement du nombre des habitants. Une dernière observation encore, c’est que Malthus n’avait tenu, pour ainsi dire, aucun compte des progrès dont la culture est susceptible. Un apologue nous servira à mesurer en quelque sorte la portée de ces progrès.

    Je suppose une contrée vaste et incivilisée, les États-Unis d’Amérique avant l’occupation par les Européens. Cette immense solitude à l’état vierge est habitée par quelques tribus d’un peuple chasseur. Il faut à chacune d’elles, pour la nourrir de gibier ou des rares fruits que lui donne la cueillette, une énorme étendue de terrain ; des centaines d’hectares suffisent à peine à chaque individu. Au bout de quelques siècles un sage se lève au milieu de ce peuple chasseur, et avec gravité :

    « La terre est limitée, fit-il ; nos forêts sont restreintes ; les daims, les cerfs, les buffles commencent à manquer à notre population exubérante. L’homme multiplie trop, et les subsistances n’augmentent pas. Chaque addition d’une tête nouvelle à notre tribu réduit la part de chacun des autres membres. L’accroissement du nombre des habitants produit d’abord la disette, plus tard la famine ; encore quelques dizaines d’années et nous serons réduits à manquer de vivres. Si l’homme ne se fait à lui-même violence, ne réprime l’instinct le plus doux et le plus impérieux de sa nature, la forêt et la prairie seront trop étroites pour les nombreux chasseurs qui y chercheront leur subsistance. La faim rendra les hommes féroces ; ils tourneront les uns contre les autres ces armes dont ils ne devraient se servir que pour atteindre les animaux ; les plus faibles périront, les plus forts eux-mêmes auront une vie précaire. La misère, la dégradation, le crime, la mort prématurée, voilà ce qu’amènera chez nos tribus innocentes et adonnées à la chasse la multiplication désordonnée du nombre des humains. »

    Si quelque Malthus sauvage eût tenu ce langage il y a plusieurs siècles, dans le premier âge des sociétés, il semble qu’on n’eût pu rien lui répondre ; les arguments eussent fait défaut à ceux que la morale ou l’amour de l’humanité eût portés à être ses contradicteurs. Mais voici que l’expérience, plus inventive et plus féconde que la raison, s’est chargée de démontrer combien étaient frivoles, prématurées, les observations ou les prédictions du sage que nous avons fait parler. Parmi ce peuple chasseur quelques hommes plus réfléchis ou d’un tempérament plus sédentaire que le reste de la tribu s’avisent qu’en réunissant vivantes quelques-unes des bêtes qui servaient à leur nourriture, en formant un troupeau, en les enfermant ou les tenant dans un pâturage propice, en veillant avec soin à leur conservation et à leur reproduction, ils ont avec moins de peine des vivres plus assurés et plus abondants. Ce premier essai réussit et fait impression sur l’esprit de la tribu tout entière. Peu à peu, de chasseresse, la tribu devient pastorale. Alors on commence à s’apercevoir que la terre est vaste, que, mieux aménagée, les ressources en sont étendues. Au lieu de quelques centaines d’hectares, quelques dizaines suffisent pour nourrir sous ce régime chaque individu, même chaque famille. Les habitants se sentent au large dans la contrée ; plus rapprochés les uns des autres, ils se trouvent moins gênés. Ils croissent et multiplient, et cela dure plusieurs siècles. Alors pour la seconde fois, et sans qu’il ait entendu parler de son prédécesseur en pessimisme, un pasteur de grand âge et d’esprit méditatif s’adresse au peuple :

    « Enfants, dit-il, Dieu fit les pâturages bornés ; l’homme, au contraire, a l’instinct de multiplier à l’infini. Chaque jour notre peuple devient plus nombreux ; cependant la terre ne peut nourrir plus de troupeaux. Jetez les yeux sur le pays, il n’est pas un coin que ne parcoure et que ne tonde notre bétail. Nos vivres ne peuvent plus s’accroître. Chaque nouveau venu dans la tribu, au-delà du chiffre actuel des habitants, enlève aux autres une part de leur nourriture ou est réduit à mourir de faim. Quel triste avenir nous réservent nos penchants désordonnés ! Continence, célibat, ou misère et destruction, telles sont les deux extrémités entre lesquelles il faut choisir. »

    Il se tut, et l’on conçoit la perplexité de ses auditeurs. Quelles réponses trouver à un langage si net, si judicieux, si péremptoire ? Le genre humain est condamné à la famine ou à la continence, cela paraissait évident. Voici, cependant, que pour la seconde fois la Providence, plus clémente que nos folles appréhensions ne l’imaginent, vient au secours de l’homme. Un berger, occupant ses vastes loisirs, gratte un coin de terre et y sème négligemment quelques grains d’une graminée vulgaire : l’été suivant il y trouve une moisson, il recommence l’expérience, il l’étend, et il a un champ de blé. Un petit espace lui donne de la nourriture pour toute une année. Suivant la belle expression d’un économiste, « la civilisation paraît un épi à la main. »

    Au lieu d’errer avec ses troupeaux sur d’énormes espaces déplaçant ses pacages, la tribu se fixe ; ce peuple, d’abord chasseur puis pasteur, devient enfin agriculteur. La terre lui semble vaste, ses inquiétudes sur l’avenir disparaissent, il se sent maître de la nature et confiant en ses propres destinées. La division du travail, le commerce s’établissent, les arts-naissent ; pour vivre, il ne faut plus à chaque individu des centaines, ni même des dizaines d’hectares, quatre ou cinq suffisent.

    Avons-nous épuisé la série des stages successifs par lesquels passe la société, reculant de plus en plus la limite des subsistances ? Non certes. Après que tout le pays fut défriché et mis en culture, que la population se fut accrue, il est possible qu’une fois encore quelque calculateur alarmé ait signalé à ses concitoyens l’augmentation désordonnée du nombre des habitants en présence de la petitesse de la terre, qu’il ait suscité chez eux des inquiétudes. Mais quoi !… un progrès succède à un autre. Les jachères disparaissent ; le vieil assolement triennal est remplacé ; l’art agricole apprend à se servir des eaux et des engrais ; il invente les cultures dérobées qui permettent sur un même terrain plusieurs récoltes annuelles ; il connaît mieux les plantes et sait les adapter au sol. Sans gagner en étendue, la terre, l’alma mater, devient plus féconde ; les sinistres prédictions que pouvait faire, avec une apparence de raison, quelque Malthus sous un système de jachères et de cultures légères sont encore une fois démenties par les faits.

    Croit-on que cet apologue n’est pas concluant ? Le monde ne nous réserve-t-il pas dans les deux Amériques, dans l’Asie septentrionale et centrale, dans toute l’Afrique, dans les innombrables îles de l’Océanie, dans les vastes plaines de la Russie et même dans les pays les plus civilisés de l’Europe beaucoup de terres que la charrue n’a pas encore effleurées ? Et parmi celles même que le soc défonce, combien, de beaucoup le plus grand nombre, sont encore exploitées par les procédés de l’ancienne barbarie, sans science, sans art, sans capitaux ? Combien de terres sont cultivées comme la Flandre ou comme la Lombardie ? Pas un centième peut-être de la superficie terrestre. Puis l’esprit de l’homme, l’art agricole ont-ils dit leur dernier mot, ont-ils touché le point extrême au-delà duquel ils ne peuvent plus rien inventer d’utile ? La Flandre même et la Lombardie, si splendide qu’en soit la culture, ne comportent-elles aucun progrès nouveau ?

    On dira qu’il y a une limite même à la science, même à l’esprit d’invention, que l’homme peut la reculer sans réussir à la faire disparaître, que le problème de l’inégalité entre l’accroissement de la population et l’accroissement des forces productives du sol finira un jour, si ce n’est aujourd’hui, si ce n’est demain, par être le grand obstacle que rencontrera l’humanité. Oui, certes, nous l’admettons. Selon la parole de Stuart Mill, il y a une « inévitable nécessité de voir le fleuve de l’industrie humaine aboutir en fin de tout à une mer stagnante. » Mais quoi, si quelques dizaines de siècles nous séparent de ce temps fatal, ne pouvons-nous mettre notre esprit en repos ? N’est-ce pas le cas d’appliquer le précepte du poète Carpe diem ?

    D’autres savants aussi nous offrent des perspectives beaucoup plus redoutables que celles de Malthus sans que notre imagination en soit troublée : le refroidissement du globe, par exemple. Si quelque physicien démontre que la chaleur de la surface terrestre va en diminuant, que l’espèce humaine ne peut espérer une vie éternelle sur notre planète, que le séjour lui en deviendra, à la fin du temps, inhabitable, et que l’humanité est destinée à une totale disparition, quel esprit raisonnable s’attristerait de ces sombres prédictions, alors même que la science viendrait les confirmer ? Les douleurs et les anxiétés de nos extrêmes descendants peuvent intéresser notre intelligence, mais elles ne démontent pas plus notre âme que le souvenir des luttes et des misères de nos-premiers aïeux. Si donc la théorie de Malthus ne doit acquérir quelque actualité que dans plusieurs dizaines de siècles, nous pouvons ne pas la faire entrer en ligne de compte, ne pas la considérer comme un problème contemporain. Il y a des pays, cependant, où dès maintenant le surcroît de population par rapport à l’étendue des capitaux ou à la superficie du sol cultivable se fait sentir par la baisse des salaires en même temps que par la hausse des fermages ; la Flandre, une partie de l’Allemagne et de l’Italie sont dans ce cas ; mais le remède est tout trouvé et facile, c’est l’émigration dans toutes les régions inhabitées qui n’attendent que des bras.

    Si la doctrine de Malthus a été placée trop : haut dans l’école et qu’on lui ait attribué une importance exagérée, surtout prématurée, il en est de même de celle de Ricardo. L’homme, suivant lui, met d’abord en culture les sols naturellement les plus riches ; puis, lorsque la demande des « produits agricoles augmente dans de vastes proportions, il défriche les terres de qualité inférieure ; le fermage représente l’écart entre le prix de revient sur les terres les plus fertiles, les plus anciennement cultivées, et le prix de revient sur les terres les plus arides que le nombre croissant des habitants et la demande accrue des produits agricoles poussent à mettre en culture. Hausse progressive des denrées d’alimentation et du fermage, par conséquent détresse progressive de la population laborieuse, ou du moins inégalité croissante des conditions humaines, telles sont les conclusions de la théorie de Ricardo. Nous l’examinerons de près dans un autre chapitre. Faisons en ce moment deux seules observations. Au point de vue historique, l’économiste américain, Carey, et avec beaucoup plus de précision l’économiste français Hippolyte Passy ont démontré d’une manière irréfutable que l’ordre de mise en culture des terres n’est pas celui que Ricardo a imaginé, et que la société ne va pas nécessairement dans sa marche du défrichement des terres les plus riches au défrichement des terres les plus pauvres. La seconde observation, c’est que la doctrine de Ricardo, fût-elle idéalement, théoriquement exacte, n’a, de même que celle de Malthus, aucune importance actuelle ni prochaine. Ricardo vivait avant le prodigieux essor du peuplement des États-Unis et de l’Australie, avant la découverte des chemins de fer et des bateaux à vapeur. Il ignorait de nom ces territoires du Far-West américain ou canadien, le Minnesota, le Dakota, le Manitoba ; c’est à peine s’il avait entendu parler de l’Ohio et de l’Illinois. Il ne pouvait mesurer les ressources que toutes ces contrées fourniraient à l’alimentation européenne ; il ne prévoyait pas que la baisse des frets rendrait moins coûteux le transport d’une tonne de blé de l’extrémité du Canada à Liverpool que ne l’était, de son vivant, le transport de la même tonne du milieu de l’Écosse à Londres. Les deux causes des fermages, d’après Ricardo, la supériorité de fécondité naturelle de certaines terres sur d’autres mises en culture et la plus grande proximité de certaines fermes des principaux marchés perdent chaque jour de leur importance, par le défrichement, aux antipodes, de terres également bien douées de la nature et par la diminution croissante du prix de transport. Le genre humain a devant lui l’assurance d’avoir pour bien des dizaines d’années ; ou plutôt pour de longs siècles, les subsistances à bon marché.

    Anticipant sur la suite de cet ouvrage, nous avons très succinctement démontré que les théories de Malthus et de Ricardo n’ont pas d’application, du moins universelle, à l’époque du monde où nous vivons. Il en est de même de la théorie de Turgot et de toute l’école anglaise sur le salaire, sur ce que celle-ci appelle « le salaire naturel ». On se souvient des termes où a été formulée cette prétendue loi d’airain. « En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance. » Cette formule est sœur, en quelque sorte, de celle d’Adam Smith qui dit :

    « À la longue, le maître ne peut pas plus se passer de l’ouvrier que l’ouvrier du maître, mais le besoin qu’il en a n’est pas aussi urgent. »

    Cette maxime est encore un exemple des grands inconvénients scientifiques que présentent les généralisations précipitées. Vraie peut-être, sur certains points du moins, il y a un siècle, la formule d’Adam Smith est généralement fausse aujourd’hui. Cela sera démontré plus loin.

    Le développement de la civilisation a singulièrement modifié la situation respective de l’ouvrier et du patron. L’adage d’Adam Smith, la théorie du salaire naturel sont des réminiscences d’un temps où le plus grand nombre des hommes croupissait dans un état de servitude mentale et d’incapacité légale. Il y a moins de vérité encore dans ces formules de Smith ou de Turgot que dans les théories de Malthus et de Ricardo, et cependant nous n’avons pas dissimulé combien celles-ci nous paraissent exagérées et prématurées.

    Plaçons-nous à l’époque actuelle, dans le dernier quartier du XIXe siècle, non pas à l’époque où vivaient encore les institutions du Moyen Âge, ni à celle où naissait avec peine et se débrouillait, au milieu d’une sorte de chaos, la grande industrie agglomérée. N’anticipons pas non plus sur cette époque reculée, distante de nous de plusieurs siècles, où la terre tout entière, dans ses moindres recoins, sera habitée, où chaque parcelle du sol aura son occupant, et où le grand fleuve de l’industrie humaine, suivant la magnifique image de Stuart Mill, aboutira à cette mer stagnante que l’on appelle l’état stationnaire. Bornons nos méditations et nos regards à la période caractéristique de l’histoire du monde où nous venons à peine d’entrer il y a un demi-siècle et où l’humanité restera pendant quelques centaines d’années ; en vérité, cette étendue de temps suffit pour occuper nos esprits finis ; ce sont des perspectives assez vastes pour que l’observation s’y restreigne.

    Quelle est à l’époque actuelle, quelle sera à l’époque prochaine l’influence du progrès de la civilisation et du développement industriel sur la répartition des richesses, c’est-à-dire sur la part qui affère dans le produit social à chacun des quatre éléments composant la société ? Tel est le sujet de ce livre. Les quatre éléments qui entrent comme copartageants dans le produit social sont les suivants : les propriétaires, les capitalistes ou rentiers, les entrepreneurs d’industrie ou de commerce et les salariés. Ce sont là les quatre catégories de personnes économiques. Plusieurs d’entre elles, toutes les quatre parfois, peuvent être confondues dans un même homme ; la complexité même de nos relations sociales fait que beaucoup d’individus présentent réunis plusieurs de ces caractères, quelquefois tous. Il n’est pas rare de rencontrer un homme qui soit à la fois propriétaire, capitaliste, entrepreneur et salarié. Il faut, cependant, par la pensée rompre ce faisceau pour se faire une idée nette de la marche de la civilisation ; il faut considérer comme absolument distinctes des catégories qui souvent sont groupées.

    Comment les intérêts de ces quatre catégories, de ces quatre classes d’individus sont-ils affectés, soit d’une manière absolue, soit dans leurs relations réciproques, par les progrès de la civilisation et par le développement industriel ?

    Définissons les termes : qu’est-ce que la civilisation ?

    La civilisation est un état de société ascendante où l’on rencontre les caractères suivants : l’accroissement général de la sécurité et de la liberté des personnes et des transactions ; le progrès incessant des sciences et des arts appliqués à l’industrie ; l’accumulation continue des capitaux ; enfin le progrès de l’éducation générale. Voilà les traits auxquels nous reconnaîtrons qu’un peuple est civilisé.

    Une société de cette nature, fonctionnant sous ces influences, engendre-t-elle une plus grande ou une moins grande égalité des conditions humaines ? A-t-elle pour effet de développer les deux extrêmes de la richesse et de la misère ? Supprime-t-elle les degrés intermédiaires ? Se résout-elle à la longue en deux classes de plus en plus tranchées : une petite légion d’opulents entrepreneurs, capitalistes, spéculateurs, et un nombre infini d’hommes dépendants, vivant au jour le jour, soumis à une concurrence effrénée ? Quelques publicistes ont cru à cette tendance ; nul ne l’a décrite avec plus d’âpreté et d’éloquence que Proud’hon.

    Des esprits plus mesurés, moins portés à l’invective, n’ont pas considéré que la fatalité de nos lois économiques dût rendre les riches chaque jour plus riches et les pauvres chaque jour plus pauvres ; ils n’ont pas admis que les influences inhérentes à la civilisation dussent nuire à la classe inférieure, mais ils pensent qu’elles doivent porter atteinte à la situation de la classe moyenne. Ils regardent comme inévitable que celle-ci se trouve amoindrie par la diminution du taux de l’intérêt, par la baisse des profits industriels, par la concentration croissante de l’industrie manufacturière et du commerce même de détail, enfin par le développement de l’éducation générale qui fait perdre chaque jour à la classe moyenne une partie du monopole qu’elle possédait. Cette opinion ne manque pas de vraisemblance ; elle sera dans cet ouvrage l’objet d’un sérieux examen.

    Avant de terminer cette introduction, jetons un rapide coup d’œil sur les progrès de la condition du grand nombre des hommes, dans les sociétés civilisées, je ne dis pas depuis plusieurs siècles, mais depuis trois quarts de siècle environ. Nous verrons par un rapide résumé quelle a été dans le passé récent l’action de cette prétendue loi d’airain (grausames ehernes Gesetz), que « le salaire de l’ouvrier est borné, par la concurrence entre les ouvriers, à sa subsistance ; qu’il ne gagne que sa vie. »

    Quels sont les principaux besoins de l’homme vivant en société ? C’est de se nourrir, de se vêtir, de se loger. Est-ce tout ? Non certes, c’est de se prémunir contre la maladie, contre les accidents, contre le dénuement de la vieillesse. Est-ce tout encore ? Non pas. C’est d’acquérir plus de loisirs pour les occupations intellectuelles et morales. Avons-nous quelques données sur la manière dont la civilisation a affecté la satisfaction de ces différents besoins dans les classes populaires ? Nous en avons, grâce au ciel ; il est facile et bon d’en faire usage.

    Prenons d’abord l’alimentation. La population en général se nourrit-elle mieux qu’autrefois ? Qui en douterait ? Qu’on se rappelle les lugubres descriptions que Vauban, Boisguillebert, La Bruyère faisaient des habitants de nos campagnes au temps du grand roi. « Comme le menu peuple, écrit Vauban dans sa dîme royale, est beaucoup diminué dans ces derniers temps par la guerre, les maladies et par la misère des chères années, qui en ont fait mourir de faim un grand nombre, et réduit beaucoup d’autres à la mendicité, il est bon de faire tout ce qu’on pourra pour le rétablir, d’autant plus que la plupart n’ayant que leurs bras affaiblis par la mauvaise nourriture, la moindre maladie ou le moindre accident qui leur arrive les fait manquer de pain, si la charité des seigneurs des lieux et des curés ne les soutient. » Notez que c’est un homme de sens, de mesure, non un démagogue qui parle ainsi. Voit-on maintenant, même dans les jours les plus mauvais, un grand nombre d’habitants mourir de faim et la plupart des autres n’avoir pour tout bien que « leurs bras affaiblis par la mauvaise nourriture ? »

    Sans remonter à Vauban, Boisguillebert, La Bruyère, renfermons-nous dans l’enceinte de notre siècle, le progrès de l’alimentation du peuple y est sensible. D’après les statisticiens qui ont le plus d’autorité la consommation du froment en France était en 1825 de 46 millions d’hectolitres, en 1835 de 51 millions, en 1852 de 66 millions, en 1836 de 69, en 1866 de 77 ; en 1880, avec une population moindre, elle montait à 84 millions d’hectolitres.

    Divisons ces quantités par le chiffre de la population à ces différentes époques, nom avons une consommation moyenne de 1 hectolitre 53 en 1825, 1 hectolitre 59 en 1835, 1 hectolitre 85 en 1852, 2 hectolitres 02 en 1866, 2 hectolitres 27 en 1880. La consommation individuelle de froment en France a augmenté de 50 % depuis cinquante-cinq ans ! Il ne s’agit là que d’une moyenne, nous dira-t-on. Cette objection qui, en d’autres circonstances, est topique, n’a ici aucune portée. La classe supérieure et la classe aisée ne mangent certainement pas plus de pain qu’autrefois ; elles en consommeraient même moins, parce qu’elles font plus d’usage de viande et d’une variété infinie de légumes. Il faut considérer en outre qu’au pain de froment qui, dans la consommation courante, a remplacé le seigle, l’avoine, les châtaignes, le maïs et les autres aliments inférieurs, sont venus se joindre encore de puissants et utiles auxiliaires, les pommes de terre par exemple. La consommation du seigle pour la nourriture humaine a baissé, tombant de 23 millions d’hectolitres à 20 millions et demi de 1825 à 1872 ; celle des pommes de terre a plus que triplé depuis 1820, passant de 40 millions environ d’hectolitres à 427 millions pendant la même période. La consommation de la viande a aussi notablement augmenté dans le même temps ; ici les calculs sont plus difficiles. Les statisticiens estiment que de 47 kilogrammes 46 en 1812 par individu et par an elle s’est élevée à 25 kilogrammes 40 en 1862. On ne manquera pas de prétendre que l’accroissement de la consommation de la classe riche et de la classe aisée prend une forte partie de cette augmentation de la consommation totale de cette denrée ; cela est vrai. Mais il n’en est pas moins certain que même les classes les plus humbles de la population ouvrière salariée ou rurale font un beaucoup plus grand usage de la viande qu’autrefois. Le fait est tellement notoire que les chiffres à ce sujet devraient être superflus : c’est parfois une maladie de notre époque

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