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Vaillantes
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Livre électronique514 pages7 heures

Vaillantes

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À propos de ce livre électronique

Amboise, juin 1492

Alors que Françoise de Maignelais coule des jours paisibles avec Pierre dans leur châtellenie de Clair-Percé, des messagers viennent porter des nouvelles alarmantes. À peine installée à la cour de France, Anne, la nouvelle reine, n’a en vérité aucun pouvoir. Déjà, de nombreux ennemis la guettent. Obligée de partager son mari avec des prostituées, elle est de surcroît espionnée et harcelée par la terrible Anne de Beaujeu.

Toujours encline à deviner l’avenir grâce à son don de clairvoyance, Françoise pressent que de pénibles épreuves les attendent. Mais comment ne pas voler au secours de sa jeune soeur?

Revivez les débuts d’Anne de Bretagne en tant que reine de France ainsi que la première Campagne d’Italie. Voici le troisième tome de la grande fresque historique, romanesque et aventureuse de Françoise et de Pierre, et les destins tumultueux et tragiques d’Anne de Bretagne, de Charles VIII et du duc Louis d’Orléans.
LangueFrançais
Date de sortie8 mai 2020
ISBN9782897659998
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    Aperçu du livre

    Vaillantes - Jean Nahenec

    Dieu

    Chapitre 1

    La châtelaine

    Châtellenie de Clair-Percé, mai 1492

    Françoise n’aurait jamais imaginé qu’une fois mariée à l’homme qu’elle aimait vraiment, elle serait, jour après jour, attelée à une tâche qu’elle détestait.

    — Aïe ! s’écria-t-elle en portant son pouce meurtri à ses lèvres.

    Ses deux suivantes sourirent avec indulgence. Leur maîtresse était semblable à un jeune étalon : ardente, volontaire, impulsive. Bien qu’enceinte de près de cinq mois, elle n’était encline ni à la patience ni à la sagesse.

    Encadré par de longues mèches blondes, le visage étroit de Françoise se rembrunit. Ses yeux bruns aux reflets émeraude étincelèrent autant de colère que d’inquiétude. Pour la troisième fois en dix minutes, elle tendit le cou vers la croisée. L’après-midi étincelait de soleil et de chaleur, et le soir était encore loin. Pourtant, le cœur battant, la jeune femme guettait le fracas d’un galop ainsi qu’une silhouette attendue et reconnaissable entre mille.

    Prenant conscience du comique sinon de l’embarras de sa situation, la toute nouvelle dame de Clair-Percé haussa les épaules et lâcha un cinglant :

    — Vraiment, mesdemoiselles, est-ce que j’ai une tête à me piquer les doigts avec ces satanés travaux d’aiguille !

    Elle soutint à deux mains son ventre qui commençait à se tendre, puis se leva avec lenteur. Le médecin venu d’Amboise à son chevet l’avait prévenue.

    — Prenez garde, madame ! Vos os sont fragiles et votre taille est menue.

    Françoise avait toisé l’insolent personnage tandis qu’il ajoutait :

    — Vous devez être extrêmement prudente dans vos déplacements. La vie est si précieuse !

    La jeune femme avait balayé ces fadaises d’un geste agacé de la main. Menue ? Elle qui avait chevauché la campagne en pleine guerre revêtue d’une armure ! Sa santé était au contraire fort robuste, merci bien ! Par ailleurs, de son premier mariage avec le défunt baron Raoul d’Espinay-Laval, elle avait eu un fils tout aussi solide, qui s’ébattait en ce moment à la rivière avec les autres galopins de la châtellenie. De nouveau, comme le disait cet arrogant personnage, elle attendait la vie. Au grand jour, s’il vous plaît, et avec toute la fierté d’une noble dame et d’une maîtresse de maison !

    « La naissance de… »

    Sa pensée s’interrompit brusquement.

    Comme toutes les jeunes mères chrétiennes qui devaient se tenir éloignées des devineresses et ignorer sagement le sexe de leur futur enfant, Françoise ne savait si elle aurait un deuxième fils ou bien une fille.

    Ce qui, pour une personne douée du don ténébreux de prophétie, était bien fâcheux. Ne percevait-elle pas d’ordinaire des faits encore en gestation dans le sein même de Dieu ? Des événements futurs ignorés par le commun des mortels, par les prêtres, les puissants ecclésiastiques et même les rois !

    Elle se cala devant la fenêtre à meneaux. La vitre était recouverte de poussière. Elle devait songer à donner un grand ménage dans l’antique demeure de Bertrand Chémery, l’ancien seigneur de Clair-Percé. Apparemment, ce dernier était mort tragiquement avec sa femme et leur jeune fils, et le duc d’Orléans avait choisi de récupérer le domaine plutôt que de le transmettre aux autres membres de la famille. Ou quelque chose comme ça. Françoise se prit la tête dans les mains. Les fenêtres, les planchers à laver, les murs de lambris à nettoyer ! Que de choses auxquelles elle devait songer alors qu’en cet instant, son cœur se serrait à l’idée des minutes qui passaient, inlassables, et qu’elle vivait si loin de Pierre !

    — Madame ?

    Aude, une timide blondinette de dix-sept ans qui venait du village breton du Palet entra, tout essoufflée. Elle répéta, un ton plus haut :

    — Vite, madame, il se noie !

    Le sang se retira aussitôt du visage de Françoise. Autour d’elle, ses compagnes de broderie se mordirent les lèvres.

    — Allons ! ordonna la dame de Clair-Percé en se ruant aussitôt vers la porte.

    Un étroit chemin de pierraille séparait ce que l’on appelait « le manoir » du bras d’eau dit du Moulin. Les femmes s’y engagèrent dans un grand désordre. Escortée par des bambins et quelques métayers, Françoise était soutenue par Aude, mais aussi par Floberte et Béatrix, ses compagnes venues elles aussi du Palet et affectées aux nombreux travaux de raccommodage.

    Sur la berge, l’agitation était à son comble. Françoise était si épouvantée qu’elle reconnaissait à peine les visages. Trois hommes avaient déjà tenté de secourir la frêle silhouette qui luttait pour sa vie, entre deux eaux, dans l’écume blanche. Hélas, le courant était vif, et les paysans de Clair-Percé, plus à l’aise dans les champs avec les bêtes qu’à la pêche.

    À cet endroit un peu traître, le cours d’eau faisait un coude entre les ajoncs, bordé par une frange de rochers aux arêtes aussi aiguisées que des lames de poignards. Le pauvre enfant appelait au secours et se noyait en même temps.

    — Arnaud ! s’écria Françoise, toute blême, l’estomac noué.

    Une petite main tira le bas de sa robe. Son regard tomba sur le garçonnet de quatre ans, et elle répéta :

    — Arnaud.

    Elle serra son enfant dans ses bras, mais reporta presque aussitôt les yeux sur le petit camarade de jeu de son fils qui disparaissait sous les flots. À côté, des femmes se signaient. Le garçon s’accrochait courageusement à un rocher.

    Françoise reprit son souffle et lança :

    — Personne ne se risque ? Diantre ! Mais où est donc sa mère ?

    Les têtes piquèrent vers le sol, les yeux fixèrent les lourds sabots de bois. Le temps semblait s’être suspendu.

    Pourtant, les cris du petit se faisaient plus désespérés. Les embruns montaient entre les branches des frênes et des saules. Arnaud poussa sa mère vers le bord. Sa bouche, rouge comme une cerise, tremblait. Aussi bleus et limpides que ceux de son père, ses yeux appelaient un miracle.

    Alors que tous étaient véritablement statufiés, un miracle se produisit bel et bien. Jaillissant du bocage voisin, un cheval se cabra derrière l’attroupement de paysans. Un homme sauta à terre et se jeta à l’eau. Tous le virent progresser jusqu’au coude, étirer le bras et saisir l’enfant par une cheville.

    Alors, le temps se remit à s’écouler normalement. Les voix recommencèrent à résonner dans l’air chaud. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, les habitants du domaine détournaient déjà la tête et retournaient à leurs tâches ordinaires. Les hommes allèrent décharger, réparer, couper ou inspecter ; les femmes se rendirent au bassin de pierre et reprirent leur ouvrage d’essorage, de lavage ou d’étendage.

    — Pierre ! s’enhardit Françoise, éberluée.

    Le nouveau seigneur de Clair-Percé déposa doucement l’enfant inanimé sur le sol.

    — Il vit encore, rassura-t-il immédiatement Arnaud.

    — C’est Colin… balbutia l’enfant.

    Victime d’un étourdissement, Françoise tomba plus qu’elle ne s’assit dans l’herbe. Floberte était la plus âgée et expérimentée de ses suivantes. Elle réclama un drap pour le petit miraculé et un coussin pour sa dame.

    — Allons, faites aussi de l’air autour du petit, tonna-t-elle tandis que Françoise expirait rapidement par la bouche pour soulager ses crampes au ventre.

    Dans le même temps, usant d’un instinct immémorial, elle calma en pensée son enfant à venir.

    « Ce n’est pas toi qui as été en danger. Je suis désolée de m’être ainsi énervée. Tu ne crains rien. »

    Peu à peu, ses spasmes se dissipèrent. Le feu qu’elle ressentait dans ses entrailles s’apaisa.

    — C’est un comble ! gronda Pierre en toisant avec rudesse les gens qui faisaient preuve d’autant d’indifférence. La vie n’a-t-elle pour eux aucune valeur ?

    Fort heureusement, le petit Colin était sauf. Pierre, cependant, ne décolérait pas. Ses mains fortes de chevalier posées sur ses hanches, il se cala pour dévisager ces hommes et ces femmes qui allaient et venaient comme si de rien n’était.

    Après quelques secondes, il soupira et adressa un regard découragé à Françoise. Subitement, c’étaient toutes leurs angoisses secrètes qui remontaient à la surface, là, en plein soleil, sous la douceur de cette belle journée de la fin mai.

    Françoise ne cessait de caresser les cheveux de son fils. Penché sur Colin, celui-ci lui gazouillait des mots rassurants à l’oreille. Les yeux d’Arnaud allaient de Colin aux visages crispés de ses parents. Il ne comprenait pas. Il était seulement heureux d’avoir vu paraître la forte silhouette de son père. Ce père qui, en toute chose, savait intervenir.

    — C’est tout de même un comble ! répéta Pierre.

    Sa colère, sinon son mépris allaient décroissant. Ce spectacle de triste et d’inexplicable indifférence n’était pas le premier auquel ils assistaient. Avant de remonter à cheval, car son hongre renâclait et soufflait, il ajouta simplement à mi-voix :

    — Je ne les comprends pas. Cet enfant est pourtant des leurs !

    Cela dit, il repartit aussi brusquement qu’il était venu.

    Le soir retrouva Pierre au sommet de la solide tour d’angle de leur petit manoir. Comme autrefois au château du duc François II de Bretagne, le jeune homme était assis sur une des poutres, et ses jambes battaient l’air. Françoise leva les yeux en se tenant le ventre. Découvrir son aimé ainsi installé aurait eu de quoi surprendre un visiteur. Depuis quand un seigneur jouait-il les grimpeurs ?

    Mais Pierre n’était pas vraiment celui dont, de son propre aveu, il jouait le rôle. Et c’était bien là le cœur du problème !

    Avant même de la voir, Pierre entendit venir son épouse. Il n’y avait dans l’air ni souffle de vent ni son de cloche. Seuls les oiseaux nocturnes ululaient et les insectes bourdonnaient, une douce symphonie en tout point semblable ou presque à celle qu’ils écoutaient jadis au beau château de Nantes. Tout comme dans leur bien-aimée Bretagne, la France et la Sologne étaient un monde en soi : un environnement particulier avec ses gens et ses souffrances.

    Françoise cherchait ses mots, mais ne les trouvait pas. Alors, elle parla du petit Colin.

    — Je me suis renseignée, dit-elle rêveusement. Il est orphelin. On ne m’a rien dit au sujet de ses parents. Il semble qu’il soit apparu un jour au hameau. Cet enfant porte une marque qui fait peur aux gens.

    — Je crois avoir vu une cicatrice sur son corps, oui, répondit Pierre.

    Sa femme essayait-elle de calmer ses angoisses ? Que cet enfant n’ait pas de parents ou qu’il ne soit pas vraiment reconnu par les paysans des hameaux de Clair-Percé n’était pas le cœur du problème.

    Françoise le savait. Ce soir, au lieu de baisser les bras, elle laissa libre cours à sa colère.

    — Mais enfin, Pierre ! Ce n’est pas faisable, tu sais ! On ne peut pas arriver ici, prétendre être leur maître et…

    — Tu as raison, la coupa-t-il. Nous sommes des étrangers. Ils ne nous accepteront jamais. Et puis, il paraît qu’un cousin du précédent et malheureux seigneur s’est plaint à Louis. Il l’accuse de l’avoir lésé de son héritage. Cette situation ne me plaît guère.

    Il sauta sur le sol. Le bruit de ses bottes résonna dans tout l’étage. Il tenait un jouet en bois dans sa main — toujours sa manie, lorsqu’il était inquiet, de tailler ou de sculpter. D’un seul coup, toute l’agressivité de Françoise fondit, et des larmes montèrent à ses yeux. Pierre était bien encore parfois le jeune palefrenier du duc de Bretagne, l’apprenti brétailleur : l’orphelin, lui aussi. Le domestique…

    — Oh ! Pierre, reprit la jeune femme, tu ne peux pas t’attendre à ce qu’ils t’aiment. Nous sommes ici depuis si peu de temps !

    — Nous aimer ?

    Son ton de voix laissait clairement entendre qu’elle était soit folle soit simplement idéaliste de croire qu’une telle chose puisse un jour arriver.

    Il rangea le jouet inachevé en bois dans la grosse bourse en cuir pendue à sa ceinture et lui prit les mains.

    — Nous sommes encore des ennemis.

    Il reprit son souffle.

    — Dans leurs yeux, je me vois tel qu’ils me voient. Un soldat breton qui s’est battu à Saint-Aubin-du-Cormier contre leurs frères, leurs pères, leurs fils…

    Il se tut de nouveau. Ils pensaient tous deux à cette grande bataille qui avait vu, quatre ans plus tôt, l’effondrement des espoirs du duc de conserver une Bretagne libre et digne.

    Pierre contempla ses paumes ouvertes et bredouilla :

    — Ils ont raison, tu sais. J’ai fait cela.

    — Et ils ont fait de même ! s’écria Françoise.

    Elle se racla la gorge. En d’autres circonstances, elle n’aurait pas supporté de voir son jeune époux aussi vulnérable, car alors elle aurait dû affronter le spectre de sa propre faiblesse. Mais elle n’était plus la bâtarde qui tremblait devant la comtesse de Dinan-Laval et qui cherchait sa place dans la noble maisonnée de son père. Elle était la femme d’un preux chevalier adoubé par nul autre que Louis d’Orléans, le suzerain de toutes les terres alentour ainsi que le premier prince du sang.

    Elle savait, hélas, que répondre cela ne résoudrait rien. Deux choses, seulement, pouvaient rassurer Pierre et lui redonner cette lumière si pure et si belle qu’il avait d’ordinaire dans les yeux et sur la figure : voir et embrasser son fils quand celui-ci dormait, et sentir sa femme amoureusement blottie dans ses bras.

    Sachant qu’il avait vécu plus tôt le premier de ces réconfort, elle lui prit la main et lui susurra sur ce ton un peu sourd et rauque qui était toujours le prélude à leurs tendres ébats :

    — Viens…

    Chapitre 2

    Les cavaliers

    Elle l’entraîna incontinent vers leur chambre. Ils s’y engouffrèrent comme autrefois dans les alcôves qui accueillaient leurs amours clandestines. La différence, ce soir, était cependant de taille. Ils étaient unis devant Dieu, maîtres de leurs nouvelles terres, et elle attendait un autre enfant qui serait bientôt, Françoise le savait, une troisième raison pour Pierre de toujours retrouver son entrain et sa joie de vivre.

    Elle alluma quelques bougies, alla chercher un baquet d’eau, du linge et de l’huile, et donna congé sans gêne à ses trois suivantes. Cette nuit, ces dernières dormiraient plus loin et ne laisseraient derrière la porte que les chiens. Veuve de son état, Floberte était une femme d’expérience : elle ne fit aucun commentaire. La deuxième s’appelait Béatrix. Brune aux yeux vifs et au teint de pêche, curieuse de tout, très observatrice, elle donnait l’impression de n’être bien nulle part, comme si un projet secret la taraudait. Elle sourit et hocha la tête ; après tout, il était normal qu’un couple veuille se retrouver tout seul de temps en temps. Aude, la troisième, sourit timidement en rougissant.

    Françoise avait dans l’idée de faire allonger Pierre sur le dos et de le dévêtir avec lenteur.

    — Que faisais-tu encore, toute la journée dans les bois ? lui demanda-t-elle en ôtant sa chemise.

    Pierre chassait en compagnie d’autres hommes. Il grogna une réponse incompréhensible. Elle le devina en attente, et cela l’excita énormément.

    Elle dénoua les cordons de sa chemise de nuit, lui offrit le spectacle de ses seins lourds, gonflés, tendus. Elle s’était fait baigner plus tôt par ses suivantes. Sa peau exhalait ces odeurs de menthe et de fleurs que Pierre aimait tant. Assise sur lui, elle entendait ce soir donner plutôt que de recevoir. Son ventre était dur comme de la pierre. Mieux valait donc ne pas trop se dépenser. Elle s’allongeait sur ses jambes et posait sa joue sur son ventre quand Pierre changea brusquement de position.

    Le bougre avait-il suffisamment faim pour inverser les rôles et pour donner avec douceur comme il savait si bien le faire ? Comme il le faisait déjà si bien, lors du siège de Nantes, quelques années plus tôt, avant qu’ils ne commettent l’acte et le péché pour la première fois ?

    Ce fut alors au tour de Françoise d’obéir et de se tenir immobile et offerte. Pierre parlait doucement contre son bas-ventre. Au bout d’un moment, il ne parla plus du tout. Il commença alors du bout des lèvres une autre discussion qui se passait très bien de mots.

    Après un temps qui lui sembla à la fois long et court, Françoise cessa de haleter, de gémir et de serrer les cheveux de Pierre dans ses mains pour qu’il repose simplement, encore, contre sa chair brûlante. Plusieurs minutes s’écoulèrent, délicieuses, avant qu’elle ne cherche à s’endormir.

    Depuis l’enfance, elle aimait laisser vagabonder ses pensées et visiter ses mondes intérieurs. Cependant, lorsqu’elle était anxieuse comme ces derniers temps, même après avoir fait l’amour ou simplement donné ou reçu du plaisir, ses états d’âme altérés étaient plus sombres, plus brouillardeux, hantés par des créatures sans réelle consistance.

    « Des spectres, se dit-elle. Des êtres issus du passé. »

    Il faisait chaud ; l’air était encore âcre. Elle n’eut pas la force de bouger ni de remonter sur eux le drap fin.

    À son souffle devenu plus régulier, elle devina que Pierre s’était assoupi. Enfin, il allait trouver un peu de repos — lui qui venait de travailler dur et qui avait peiné tout le jour à, comme il le disait, essayer de faire quelque chose de ce domaine qui lui avait été offert en apanage par leur ami le duc d’Orléans. Louis avait tenu sa parole, donnée quelques années plus tôt à la veille de la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, lorsqu’il avait adoubé Pierre chevalier.

    « Si nous survivons à cette bataille, lui avait-il promis, je te donnerai un domaine ! »

    Depuis, le temps s’était écoulé. Pierre et Louis avaient passé ensemble trois longues années en prison. Après de nombreuses péripéties dans les guerres qui avaient opposé Anne et Charles, la raison sinon l’amour l’avaient finalement emporté. La jeune duchesse de Bretagne s’était donnée à son vainqueur. Charles et elle vivaient à présent à Amboise, qui n’était guère éloignée de Clair-Percé.

    « Assez, cependant, se dit Françoise en luttant pour trouver à son tour le sommeil, pour être à l’abri des fielleuses rumeurs de la cour. »

    Elle se tourna doucement sur le côté, car son ventre recommençait à la faire souffrir. Pierre bougea aussi et lui prit machinalement la main. Elle sourit dans la pénombre des bougies éteintes.

    Pour être franche, elle devait s’avouer que ce mariage royal, tant craint par les uns et tant souhaité par les autres, augurait quand même de belles perspectives pour chacun d’eux. Pierre et elle s’étaient donc vus dotés d’un domaine. Situé à l’est de Blois et d’Amboise et au nord du bourg de Chabris, Clair-Percé n’était pas une vaste châtellenie, mais elle comprenait tout de même des champs cultivés coupés au sud par le Cher, des prés bien verts, un bois fort giboyeux et deux hameaux qui totalisaient une centaine d’âmes.

    Des hommes et des femmes rudes et revêches, certes ! Mais pas moins que ne l’étaient les paysans bretons.

    « Ennemis. »

    Ce mot, Pierre se le répétait à loisir quand il était de mauvaise humeur.

    « Non plus, le rassurait Françoise. Anne et Charles ont fait la paix ! »

    Elle savait cependant qu’elle se fourvoyait. Des épousailles royales pouvaient inscrire bien des jolis mots au bas des traités, elles n’avaient pas le pouvoir de les inscrire dans le cœur de gens ayant eu à souffrir des guerres.

    Françoise se rappelait les paroles de son jeune époux : sang, morts, tueries. Il y avait eu tout cela dans les batailles menées par la France contre la Bretagne.

    Françoise se força à n’y plus penser, car cela faisait trop mal. Ça laissait aussi la place à trop d’ombres et de doutes. Lorsqu’ils avaient quitté Paris et les célébrations données en février dernier pour le couronnement d’Anne, tous leurs amis avaient tremblé à l’idée que Pierre et Françoise allaient « s’enfermer » dans leur domaine peuplé de provinciaux aux idées arriérées et souvent revanchardes.

    « C’est tout juste s’ils ne nous ont pas promis de mourir sous le couteau d’un paysan outré de voir des Bretons remplacer leurs anciens maîtres et venir aussi impudemment les régenter. »

    Pourtant, Pierre avait tout de suite pris fait et cause pour la misère des habitants de son nouveau domaine. Il avait mis beaucoup de son argent tout neuf pour parer aux mesures les plus pressantes. Dans son insomnie, Françoise les passa en revue.

    « Le moulin, bien entendu, mais aussi les graines pour les prochaines semences, des chevaux de labour pour remplacer ceux qui avaient dû être tués et mangés. Il a fallu également reconstruire plusieurs masures, solidifier les clôtures, racheter des animaux de basse-cour dans les foires. »

    Toutes choses pour lesquelles Pierre avait sué sang et eau. Sachant que sa femme était une bonne gestionnaire, il l’avait priée de s’occuper des finances alors que lui se mêlait plus volontiers aux hommes. Pour leur parler, les aider directement, les comprendre.

    Malgré cela et les sourires d’encouragement de ses compatriotes, de Béatrix, d’Aude et de Floberte, Françoise sentait bien chez les paysannes sourdre encore le feu des haines, des peurs et des jalousies.

    Aussi Françoise tendait-elle longtemps l’oreille, le soir, avant de s’endormir. De son domaine du Palet, qu’elle tenait de son défunt mari, elle avait aussi fait venir les chiens qu’elle préférait. Tous de bons et fidèles lévriers et bassets de chasse qui gardaient la porte de leur chambre. Depuis, deux d’entre eux étaient morts dans des circonstances pour le moins étranges.

    « Mais des poules et des cochons sont morts aussi, égorgés. Ce qui entraîne Pierre dans des battues pour retrouver cette bête dont parlent les paysans du coin. »

    Ces chasses forcées contrariaient Françoise à plusieurs égards. On était à la fin mai, et le travail aux champs battait son plein. Et voilà que venait brusquement cette créature mystérieuse qui tuait leurs bêtes et leurs chiens !

    « Sauf qu’aucun chien du domaine n’a été tué ou blessé. Seulement les nôtres… »

    C’est sur cette pensée à la fois douloureuse et troublante que Françoise s’endormit enfin.

    Comme souvent — surtout lorsque Pierre et elle avaient connu quelques suaves plaisirs —, elle craignit de voir apparaître la silhouette et la face sinistre de Raoul. Celui-ci était mort tragiquement avec la rage au cœur, peu avant le couronnement d’Anne, dans les froidures de l’hiver, au château du Plessis.

    Fort heureusement, son fantôme ne semblait pas aussi attaché à elle que Raoul lui-même l’avait été — et si férocement ! — de son vivant. Contre toute attente et à sa grande joie, ce fut au contraire son père qui lui apparut en songe.

    François II était égal à ce qu’il avait été : bon vivant, aimant la chère et tous les plaisirs qu’offrait la vie. Son front noble n’était plus aussi ridé qu’autrefois ; sa carrure semblait plus étoffée. Il se tenait aussi bien droit, sans les douleurs que lui avait infligées l’obligation constante de défendre bec et ongles chaque parcelle de Bretagne.

    « Anne voit-elle ainsi notre père ? » se demanda Françoise, éblouie par la belle lumière dorée qui irradiait de la personne de feu le duc.

    Il lui ouvrit les bras comme rarement de son vivant. Non qu’il n’aimât pas sa fille aînée, mais parce qu’en tout temps, la préséance devait aller à Anne, puisque Françoise était illégitime. Mais il semblait fort commodément que le ciel se moquât des règles édictées par les hommes.

    Dans les cieux, François pouvait donner libre cours à l’amour qu’il portait à sa fille.

    Françoise chercha un instant s’il y avait d’autres présences autour d’elle et de son père. Elle aurait tant aimé voir également Isabeau et Antoine, morts deux ans auparavant, mais aussi sa mère, Antoinette de Maignelais ! Hélas, il n’y avait que le duc, rayonnant dans un habit de cérémonie blanc et cramoisi. Sur le front, il portait la couronne ducale à laquelle il tenait si fort. Et il souriait.

    — Vous avez bien œuvré, lui dit le duc. Anne a trouvé la voie qui convenait le mieux à son état de femme.

    Y avait-il du regret dans ces paroles ? Après tout, le duc avait sa vie durant nourri l’idée quasi obsessive d’une Bretagne forte et debout face à toutes les autres nations d’Europe. Le trépas changeait-il la vision de ceux qui entraient dans l’éternité ?

    Sans vouloir raisonner sur les paroles de son père, Françoise était encline à répondre par l’affirmative.

    — Se battre encore n’était plus humainement possible, continua François, comme s’il lisait dans le cœur de sa fille.

    Cela dit, il lui fit une recommandation qui l’étonna autant qu’elle l’effraya.

    — Comment ? s’écria-t-elle.

    — Mais oui, ma fille. N’oublie pas que ta sœur, bien que reine, n’en est pas moins Bretonne et seule en France.

    — Mais…

    D’un geste naturel, elle posa ses mains sur son ventre.

    — Justement, ajouta le duc, pense à ton enfant à venir.

    Plus encore qu’au début de leur étrange conciliabule, Françoise chercha dans les fumerolles dorées qui enveloppaient son père s’il ne s’y trouvait pas une seconde présence timide, respectueuse, inachevée.

    Le duc secoua la tête.

    — Pierre ne serait pas contre, tu le sais.

    — Non pas, père ! Pierre est attaché à cette terre, à ces gens.

    — Mais il l’est davantage à Louis. Ce qui semble juste et bien au mortel ne l’est pas toujours au regard de ceux qui voient la terre et le ciel d’en haut.

    Françoise devina sans peine que le duc parlait de lui-même et de sa position privilégiée, textuellement « dans les cieux », comparativement à elle et à Pierre, qui ne pouvaient comprendre le monde qu’à travers le filtre de leur manteau de chair et de leurs pauvres sens de vivants.

    — Laisse aller, ma fille. Laisse faire, et tout s’accomplira pour le mieux. C’est là le grand secret.

    Sur ce, la lumière le recouvrit entièrement. Juste avant qu’il ne disparaisse vraiment dans ce qui ressemblait à un beau lever de soleil, la jeune femme eut l’intuition qu’un être encore en gestation, qu’un petit cœur battait près du duc souverain.

    Cette certitude ou ce bonheur en soi tissé d’un sourire sincère rempli d’amour aida Françoise à se faire une raison. Elle battit des paupières. L’aube était encore loin. La nuit recouvrait encore le monde. Pourtant, elle le savait, elle allait devoir tirer un trait sur ce qui constituait la trame de leur nouvelle existence.

    Les cavaliers se présentèrent sur le chemin menant au manoir vers la fin de la matinée, preuve, s’il en fallait une, qu’ils avaient galopé sans repos depuis Amboise.

    Pierre et les trois métayers qui l’aidaient à traquer la supposée bête sortirent des fourrés au moment où les hommes mirent pied à terre. Le jeune seigneur de Clair-Percé arriva sur eux au galop. La tension qui l’habitait se dissipa aussitôt qu’il reconnut ses amis. Le capitaine André Le Guin, le vieux bretteur qui lui avait tout appris, Simon le Gros, son ami d’enfance, et le jeune et fougueux vicomte Bernard de Tormont le saluèrent bien bas, la face empoussiérée, mais les yeux étincelants de la joie sincère de se revoir.

    — Que me vaut cet honneur ? s’enquit Pierre.

    Françoise parut sur le seuil en pierre.

    — Messeigneurs ! lança-t-elle gaiement.

    Avant même que Le Guin ne prononce une parole, Pierre sentit qu’on lui enlevait un poids des épaules. Françoise le toisa et s’en rendit compte, elle aussi.

    Finalement, ce ne fut pas le capitaine, guère réputé pour les discours, mais Bernard qui déclara :

    — Nous sommes ici pour le service de la reine.

    Françoise descendit les marches, flatta l’encolure du destrier du capitaine. Puis, se tournant vers son époux, elle hocha la tête :

    — Je sais, dit-elle. Et nos malles sont déjà prêtes.

    Alors que ses paroles s’envolaient de ses lèvres, deux chariots qui suivaient les trois cavaliers s’arrêtaient à quelques mètres dans un fracas d’essieux hurlants et une belle gerbe de poussière.

    Pierre fronça les sourcils.

    — Que signifie ?

    — Tu étais parti à mon réveil, expliqua-t-elle. J’ai dû agir au plus vite.

    — …

    Floberte amena les deux enfants.

    — Arnaud et son ami Colin nous suivent à Amboise, ajouta Françoise.

    Elle s’approcha de son époux et ajouta à mi-voix dans le creux de son épaule :

    — N’était-ce pas là ce que ton cœur souhaitait en secret ? Les préparatifs étant presque terminés, les au revoir ne causèrent d’émoi qu’à la jeune Aude, à qui Françoise demanda de les accompagner.

    — Je sais que tu t’es bien acclimatée aux gens de Clair-Percé. Mais ta famille est loin. Monte dans un chariot. Tu continueras à t’occuper de ma garde-robe.

    Toute la maisonnée observa un silence glacial au départ du convoi. Après la mort de leur véritable seigneur, les paysans avaient eu ces maîtres étrangers venus de Bretagne durant un peu plus de trois mois. La poussière soulevée masquait quelque peu leurs traits. Pierre ne put tout de même s’empêcher de penser qu’ils étaient soulagés, eux aussi. Oh ! Pierre leur laissait un intendant venu d’Amboise : un clerc bien français nommé Antoine Gersot, recommandé par Bernard, qui venait avec sa femme et sa fille, et qui gérerait le domaine en l’absence du seigneur et de sa dame. Il y avait aussi Thomas Debret, l’intendant en poste depuis des années.

    Françoise monta dans une litière prêtée par Anne. Les armoiries bretonnes de sa demi-sœur, sculptées dans le bois, firent sourire la jeune femme. Elle avait entre les mains un pli rédigé par la première dame d’honneur de la nouvelle reine, qui les priait, elle et Pierre, de gagner Amboise dans les plus brefs délais.

    Avant de l’ouvrir, Françoise caressa les têtes blonde et brune des deux enfants. Arnaud était tout excité. Quant à son ami Colin, l’orphelin mal aimé, sa mésaventure de la veille allait lui laisser un surnom bien à lui : Colin Rivière.

    Ce départ inopiné, bien qu’annoncé en rêve par le duc François II, laissait un goût de cendres dans la bouche de sa fille. Elle leva les yeux au ciel. Elle n’y cherchait pas l’âme bienheureuse de son père, mais de lourds nuages gris. Le jour était ensoleillé, pourtant ! L’air, chaud et parfumé. Elle seule voyait l’envers des choses et ces réalités merveilleuses ou souvent terrifiantes qui forment le fond invisible des événements. Ces sombres nuages n’auguraient rien de bon. À tel point qu’elle fit à son mari cette nouvelle prédiction :

    — Tu sembles heureux et soulagé de partir, mon amour, mais sache qu’en vérité, nous quittons le paradis. À Amboise, prépare-toi à vivre l’enfer…

    Chapitre 3

    Deux souveraines

    Amboise, juin 1492

    Les murs nus de la toute nouvelle chapelle étaient recouverts de draps d’or venus de Flandre. Cette décoration, que certains trouvaient tapageuse, mettait du baume au cœur de la jeune reine de France. En effet, ses propres appartements revêtaient la même solennité. Avait-elle pour cela l’impression de plus d’intimité ? En réalité, Anne se sentait tel un bel oiseau dans sa cage. Une cage somptueuse, mais une cage tout de même.

    Fort heureusement, si elle avait dû, à la fin de l’année précédente, se donner en trophée à son vainqueur — prix de la paix tant souhaitée entre la Bretagne et la France —, elle était venue vivre dans ce pays entourée d’une nombreuse domesticité. C’est en grande pompe et luxueusement parée qu’elle vivait à Amboise en compagnie d’une trentaine de ses femmes, dames et demoiselles d’honneur choisies dans les meilleures familles de France et surtout de Bretagne.

    Nombre d’entre elles étaient d’ailleurs en ce moment même agenouillées à ses côtés sur les prie-Dieu. Et comme leur jeune maîtresse d’à peine quinze ans, elles essayaient de faire leurs dévotions au Seigneur.

    Chose peu aisée si l’on considérait que le bâtiment était tout fraîchement jailli de l’esprit de ses concepteurs, des maîtres d’œuvre aussi bien français que flamands. Bâtie dans le style gothique flamboyant, la chapelle était également l’œuvre de Charles, qui, décidément, voyait grand. Un trait de caractère royal qui n’était pas pour déplaire à Anne, car elle avait autant que lui le goût des bâtiments.

    Tant de pensées allaient et venaient dans la tête de la jeune femme ! L’encens, la psalmodie monotone du chapelain royal et les nombreux coups de marteau lui donnaient pourtant la nausée.

    « S’il n’y avait que cela ! » songea-t-elle en tentant de maîtriser la douleur causée non seulement par ses genoux douloureux et ses tempes nouées à se rompre, mais également par son ventre qui faisait encore des siennes.

    Un coup d’œil à la travée voisine et au profil sévère de sa belle-sœur aviva à la fois ses rancœurs et son orgueil.

    Car si Anne était un oiseau aux ailes rognées par la raison d’État, elle était cependant triomphante. Ne portait-elle pas en son sein le fruit du roi et celui du royaume tout entier ?

    En peu de mois, elle remplissait fidèlement le premier devoir de sa charge. « Non, semblait-elle dire muettement à toutes ces femmes qui entouraient la terrible sœur du roi, je ne suis pas stérile ». Cette pensée, autant dire en les circonstances presque sa seule consolation, lui ramena un peu de rose aux joues et de paix dans le cœur.

    Une vie grandissait en elle depuis sa nuit de noces passée au lugubre château de Langeais, en décembre dernier. En cela, la « fille en dedans des murs de Rennes », comme l’avait si mal dit Charles, ne perdait pas de temps. Même si, à la vérité, le temps filait entre ses doigts.

    Tout en psalmodiant les paroles liturgiques, elle songeait à la situation dramatique qui dominait en Europe à cause de ses épousailles.

    « Oh, Seigneur, fais que Sa Sainteté le pape Innocent, ton bras sur terre, nous accorde à Charles et à moi sa dispense. Je meurs de devoir vivre en état de péché mortel ! »

    Ses déboires ne cessaient aujourd’hui de la perturber et l’empêchaient de se laisser porter sur les ailes de l’Esprit saint.

    « Ferme les yeux. Et si tu ne peux ce matin profiter de la messe, tâche au moins de te montrer honnête. Tu n’es pas si malheureuse que cela… »

    De temps en temps, « le glaçon », comme elle avait surnommé Anne de Beaujeu, lui décochait un regard plein de morgue. Anne s’en moquait. En pensée, elle faisait le compte de tous les petits agréments qui faisaient malgré tout son bonheur quotidien.

    « Charles n’est peut-être pas le beau chevalier de mes rêves, mais il est roi. Il veut faire de ce château où il est né le centre de son pouvoir. Il a également de vastes ambitions et une fougue amoureuse qui me plaît. »

    Le rouge succéda au rose sur son visage. Cela aussi, le glaçon pouvait bien le voir !

    Il y avait, dans la chapelle, des tapis mauresques venus de Turquie. Les mêmes que dans leur chambre à coucher ! Anne souriait impudemment aux anges, car c’est à même le tapis de leur chambre, la veille, que Charles l’avait prise, longtemps, doucement et amoureusement, jusqu’à ce qu’ils en perdent tous deux le souffle et qu’ils s’endorment dans les bras l’un de l’autre.

    « Oui, sache cela, le glaçon ! Lis cela sur mon doux profil pendant que le chapelain ânonne son sermon sur le péché d’orgueil ! En contemplant toi aussi le fil superbe de ce grand tapis, tu peux deviner ce que je ressens, sans hélas le ressentir toi-même. Sans l’avoir peut-être jamais ressenti. »

    Les coups de marteau redoublaient. Qu’importe ! Les enfants de chœur allaient couvrir ces bruits barbares de leurs belles voix pures et claires.

    Anne adressa un clin d’œil à celle qu’elle avait désignée pour régenter toutes ses autres dames : Marie de Coigne, surnommée Larrechal. Une femme solide sur laquelle elle pouvait se reposer et à qui elle ne se sentait nullement gênée, par exemple, de demander à faire loyalement garder les portes de ses appartements.

    « Pour que ne s’y glisse aucun des espions placés chez moi par la Beaujeu… »

    Dieu qu’il lui tardait de pouvoir se relever ! Cette messe allait-elle finir un jour ! Il faisait si beau dehors.

    Hélas, l’homélie traînait en longueur. Que faire d’autre, puisque la paix de Dieu était si éloignée de son cœur aujourd’hui, que de replonger dans le détail de sa nouvelle vie ?

    Et en premier lieu, cette merveilleuse pension annuelle de plus de deux cent mille livres que venait de lui octroyer Charles ! Nombre, aussi, de beaux tissus et de bijoux. Des perles, des saphirs et des cabochons d’or dansèrent un moment devant ses yeux clos.

    Soudain, il lui sembla que les murs bougeaient. À moins que ce ne fût elle, au contraire, qui se levait ?

    — Madame, la pressa Larrechal.

    Anne croisa le regard sombre, mais paisible, de sa première dame d’honneur. Elle ouvrit la bouche et se rendit compte avec horreur que sa langue pesait une tonne. Elle n’eut cependant rien à dire ou à faire. Le glaçon s’était levée, et avec elle, sa suite de vieilles femmes revêches. Tout ce monde remontait dignement la

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