Blé parce qu'on sème
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À propos de ce livre électronique
Pour mener à bien leur projet, les membres de Blé devront affronter bien des démons.
Ouais, le deuxième tome d’une trilogie est toujours le plus dark.
Patrice Cazeault
Né en 1985, Patrice Cazeault est l’auteur de la série Averia, une saga de science-fiction primée alliant personnages forts et écriture explosive. Il est aussi le cofondateur de l’événement « Le 12 août, j’achète un livre québécois ». Dans ses temps libres, il vit à Granby.
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Avis sur Blé parce qu'on sème
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Aperçu du livre
Blé parce qu'on sème - Patrice Cazeault
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Chapitre 1
Fin, même si c’est le début
T hierry et Miro marchent dans la neige.
La croûte blanche cède sous leurs pas comme des biscuits soda et ils s’y enfoncent jusqu’aux genoux. Le paysage, tout autour, est écrasé sous la neige. La rue a disparu. On y circulerait mieux en skis, en raquettes ou aux commandes d’un tank aux chenilles robustes. Personne d’autre ne s’aventure dehors. Thierry et Miro ont l’impression de quitter un bunker au lendemain d’un hiver nucléaire. Le ciel est opaque, leur vision est saturée de grosses pellicules blanches qui leur fouettent le visage et les lampadaires forment de petites bulles de lumière. On dirait des boules à neige qu’on secoue pour agiter les flocons à l’intérieur. Ces boules-là ont l’air d’avoir été oubliées à spin dans la sécheuse.
Une déneigeuse s’est échouée au coin de la rue. Elle est coincée en pleine ascension d’une butte de neige. Sur le dessus de la cabine, sa lumière orange continue de pulser, tel un phare au milieu d’une mer glacée.
Le foulard de Miro claque derrière lui. Il est noué lâchement autour de son cou et laisse son visage rougi par le froid à découvert. Ses joues sont à la fois glacées et chauffées par l’effort. Chaque enjambée lui paraît plus difficile que la précédente. Un épais tapis blanc recouvre ses cheveux. Il tente de libérer sa chevelure avant d’abandonner. Ses mains nues retournent s’enfouir dans les poches de son manteau.
Thierry, lui, est mieux vêtu. Il a enfoncé sa tuque sur son crâne jusque par-dessus ses sourcils et a enroulé un foulard autour de son visage. Un tour supplémentaire autour de son cou le ferait mourir d’asphyxie. Ses mains sont protégées par des gants en poil de lama sibérien (race éteinte [et fictive], ce qui justifie les 300 dollars qu’il a déboursés pour se les procurer) ; ses bottes proviennent du surplus militaire des forces spéciales inuites, son manteau est rembourré de fibres chauffantes et, en plus, il porte des combines.
Il suit son ami dans le blizzard. Deux fois, déjà, il l’a extirpé d’une fosse de neige qui s’est ouverte sous ses pas imprudents. Ils n’ont à peu près rien dit depuis qu’ils ont quitté le studio d’enregistrement, près d’une heure plus tôt. Thierry visualise le disque que Miro traîne dans son sac à dos, la petite plaquette brillante qui rassemble le fruit de tous leurs efforts des derniers mois. Des sons qui, pour l’instant, n’existent que pour eux deux. Un univers qu’ils ont bâti de toutes pièces, à grands coups d’éclairs de génie, de remises en question, de moments d’euphorie, puis de menaces de mort.
— Tu sais, lance Thierry à travers les épaisseurs de tissu qui lui entravent la bouche, ça peut attendre à demain, aussi.
— Demain, il sera trop tard, lui répond Miro.
Une bourrasque leur envoie un véritable barrage de neige au visage. Les éléments semblent les considérer comme des intrus. La tempête les repousse avec une force implacable, l’air de leur adresser un avertissement par des syllabes grondantes, portées par le vent : « Je règne en maître sur ces lieux. Retournez vous terrer dans vos chaumières, misérables humains. » Thierry, qui vacille malgré sa tenue de commando de l’Arctique, insiste :
— Traverser la ville par un tel temps, ce n’est vraiment pas raisonnable.
— Il faut que ce soit elle qui l’écoute en premier. C’est important.
Les arbres, tout autour, ont l’air de cure-dents plantés dans le sol. Certaines façades de bâti-ment sont déjà invisibles sous le manteau blanc. Les entrées sont ensevelies sous la neige. Thierry déblaie ses yeux (il ne lui manque que des lunettes de snow pour compléter son attirail).
— On peut toujours le lui envoyer par e-mail…
— Non, ce ne sera pas pareil.
Miro cesse subitement sa pénible progression. Il se retourne. Les deux compagnons peinent à se discerner dans la tempête.
— C’est important, Thierry ! Vraiment, super important ! Tant pis si j’y laisse des orteils ou si je me gèle jusqu’aux os pour y arriver. C’est aujourd’hui ou jamais. Tout simplement. Je sais que…
Thierry lève ses mains gantées devant lui.
— Miro, c’est bon, je comprends, je t’assure. Si j’étais à ta place, je ferais exactement la même chose. Même que je ferais probablement pire. De nous deux, c’est toi le plus posé. Si ç’avait été moi, j’aurais peut-être déjà fabriqué un traîneau avec un couvercle de poubelle ou je ne sais quoi.
— Qui l’aurait tiré ?
— Toi… Tu n’aurais jamais hésité à m’aider dans ce genre de circonstances, peu importe les obstacles.
Le vent siffle, s’entortille dans les branches au-dessus de leur tête avant de revenir en force, en déversant sur eux une avalanche de flocons affûtés.
— Alors, c’est sûr que je ferai la même chose pour toi, reprend Thierry. Je vais t’appuyer jusqu’au bout. Je traînerai ton corps raidi par le froid, s’il le faut. Tu as raison, en fait. Ce sont ses oreilles à elle qui devraient entendre ces chansons pour la première fois…
Chapitre 2
Félin
T hierry et Miro jettent un œil sur un cahier aux pages raturées.
Ils échangent à voix basse. Thierry grignote le bout d’une carotte tout en prenant des notes dans les marges tandis que Miro attaque son deuxième club sandwich du dîner. Nous pourrions plonger directement dans le vif du sujet, rapporter chacune de leurs répliques et scruter en détail leurs réactions, mais, pour l’instant, contentons-nous de les observer de loin. Je vous assure, nous aurons tout le loisir de les détailler en gros plan pendant les quelques centaines de pages qui suivront. (Si vous vous êtes ennuyés à ce point de nos deux héros, vous pouvez toujours refermer ce livre et admirer encore un peu la page couverture. Je suis à peu près sûr que l’équipe graphique a de nouveau choisi d’y placarder une photo d’eux. Évidemment, ils ne me mettront pas, moi, à l’honneur ! Simple narrateur invisible et anonyme, rien que votre guide et votre compagnon de voyage pour cette aventure littéraire. L’auteur, lui, a bien droit à sa photo à l’arrière du roman, mais pas de place pour votre humble serviteur… M’enfin ! Passons.) Il y a, après tout, tant de choses à dire et à montrer.
Nos deux chanteurs mangent à une table placée contre le mur d’un corridor plutôt tranquille. D’autres élèves font comme eux. Il y a des fauteuils en imitation de cuir, plus loin et… Hum ? Oh, oui, j’ai bien dit « chanteurs ». Car c’est vrai, maintenant. Ça y est. C’est parti. Thierry et Miro, quand on les avait laissés à la fin du dernier tome, venaient de promettre à Cassandra qu’ils cessaient de remettre l’idée à plus tard, qu’ils plancheraient enfin sur un projet commun. Blé est né comme ça. Le duo a germé ainsi, dans le champ devant chez Cass, nourri par les derniers éclats de soleil et la terre humide de leur cœur malmené. J’en ai encore des frissons. (Mais ne vous fiez pas trop à ça. Je suis frileux de nature. Je frissonne à rien !) Vous connaissez un peu la suite de l’histoire. Il y a eu quelques chansons, des tentatives rigolotes que nous ne pouvons malheureusement pas évoquer en raison de notre affiliation avec le Comité de protection des mœurs et des valeurs familiales. (Ce n’est pas de la censure… Non, vraiment ! Nous apprécions énormément les commentaires et les mises en demeure que nous font parvenir les membres de cet organisme indispensable.)
Et puis, à la fin de l’été, la bombe a éclaté.
Bateau-Carton.
Bateau-Carton sur toutes les radios, partout sur le Web, sur toutes les lèvres. C’était un peu comme si l’univers au grand complet s’éveillait un bon matin et prenait conscience de l’existence de Thierry et de Miro. Cassy l’avait prédit. Quand ces deux-là se décideraient enfin à unir leurs talents…
Ah ! Tiens, il y a du mouvement près de la table, dans le couloir aux grandes fenêtres. Je me tais. Allons plutôt retrouver vous-savez-qui. S’il reste des trucs pertinents à vous transmettre, je m’arrangerai pour vous le rappeler en cours de route. Maintenant, place à notre histoire…
Au fait, je suis heureux de vous retrouver. La dernière fois, on a eu beaucoup de plaisir ensemble…
— Et ici, un coup de gong ! propose Thierry en pointant le milieu de la feuille gribouillée. Un immense et puissant coup de gong ! Je veux qu’on ait l’impression que Thor lui-même varge dans nos oreilles. Gong ! Gong ! Goooong ! Ça serait débile.
Miro observe le squelette de leur chanson. Il y a tant de ratures sur la page que le papier commence à se fissurer par endroits. Ici et là, on discerne encore quelques mots enterrés sous l’encre bleue : solo de xylophone, intro à la harpe, chœur de pirates.
— Je n’ai pas de gong. Et puis je suis sûr que ça coûte une fortune.
— On prendra une tôle à biscuits ou quelque chose.
— Ça a beaucoup d’intensité, une plaque de métal tachée de pâte à biscuits. Je suis sûr que ça sonne vraiment épique… Tant qu’à ça, fuck le drum. Je vais remplir la sécheuse de roches et on enregistrera nos percussions avec ça…
Thierry pige un céleri de son plat et le trempe dans le ketchup qui sèche sur l’assiette de son ami.
— Bah, je cherche des idées. Si t’aimes pas ça, c’est correct. C’est toi le pro.
La tête entre les mains, Miro quitte le cahier des yeux et les laisse dériver vers le fond du couloir. Un cours vient tout juste de se terminer dans l’une des salles de classe et un troupeau de téléphones intelligents se disperse en remorquant ses esclaves primates au passage.
— Non, je sais, fait Miro en terminant son sandwich. C’est juste que j’ai l’impression que cette chanson-là s’en va nulle part. Il nous manque encore le fil conducteur ou whatever. Quelque chose, en tout cas.
« Il manque le gong », a envie de répondre Thierry, mais il se retient. Au lieu, il se frotte les paumes ensemble. Il observe les traits froncés de Miro, ses épaules crispées et le voile qui obscurcit son regard.
— Bon, on n’arrivera à rien dans le vide comme ça. Faudra se rasseoir devant les instruments ce soir et réessayer autre chose.
Miro ne répond pas. Ses yeux fixent encore le bout du corridor.
— Peut-être qu’on cherche trop loin.
Toujours pas de réaction.
— Et si tu me laissais m’asseoir au piano ? C’est toi le virtuose, mais, justement, il nous faut peut-être quelque chose de plus simple pour nous sortir de cette impasse ? Ça te donnerait un break, aussi…
Tout au fond de l’océan, Miro laisse échapper quelques bulles d’air.
— Ou… fais comme si je ne disais rien, aussi…, soupire Thierry.
Vous vous rappelez, n’est-ce pas, que le livre que vous tenez entre vos mains n’est pas tout à fait ordinaire. Nous (c’est-à-dire moi et vos dix mille paires d’yeux) sommes investis de pouvoirs qui font l’envie des autres bouquins de votre bibliothèque. En un tout petit effort de volonté, nous pouvons nous immiscer dans la tête de nos personnages, nous accrocher à un neurone, suivre le tracé de leurs synapses, décoder leurs pensées secrètes et découvrir ce qu’ils dissimulent au plus profond de leur imagination… En plus, si vous ne chuchotez pas dans les rangs, ils ne se rendent même pas compte de l’intrusion ! Alors, moi je dis, retenons notre souffle et plongeons…
L’eau est tiède. Nous nous serions attendus à ce qu’elle soit glacée à cette profondeur, mais non. C’est une eau à s’y tremper les pieds, un soir d’été au bout du quai. Par contre, elle semble plus épaisse. On y glisse au ralenti. Elle retient nos mouvements. Elle nous écrase et nous pousse vers les profondeurs. La lumière traverse avec difficulté l’épaisseur de l’océan. Quand nous touchons le plancher océanique, nous ne sommes plus éclairés que par un étrange halo brunâtre. Le sol est spongieux sous nos pas. (Ici, je triche, mais c’est pour créer l’ambiance. Nous ne « marchons » pas dans la boue, après tout, car nous ne sommes qu’une petite caméra microscopique.) Miro est assis un peu plus loin devant, le cul dans la vase. Il regarde sans les voir les algues d’un vert presque noir valser devant ses yeux. Dans l’obscurité, des poissons invisibles le scrutent avec intérêt. Le poids de toute l’eau de la mer pèse sur ses épaules. Quelques bulles s’échappent encore de ses lèvres entrouvertes lorsqu’un typhon le secoue de sa léthargie.
— Miro ! Miro ! Réveille !
À la surface, à moitié debout sur sa chaise, Thierry bouscule son ami jusqu’à ce que celui-ci émerge.
— Interdiction de me laisser seul pour affronter ça ! chuchote-t-il avec empressement.
La dépressurisation rapide nous laisse embrouillés pendant quelques secondes. De quoi Thierry parle-t-il ? Attendez, laissez-moi seulement reprendre l’équilibre… Miro, tout aussi ébranlé que nous, cligne des paupières à quelques reprises.
Oh, elle !
Au bout du corridor, le nez dans ses pensées, Cassandra traverse la foule. Ses cheveux bleachés, couleur du blé, lui caressent les joues à chaque enjambée. Le khôl lui encercle des yeux à la fois distraits et rieurs. Elle marche comme si elle se laissait flotter sur le Nil, à dos de crocodile. Rien ni personne ne peut l’atteindre. Un foulard à la bordure effilochée est accroché à son cou, par-dessus un chandail noir sans texture. Son jean hachuré épouse la forme délicate de ses jambes. Dans l’esprit de Thierry, il n’existe pas de vision plus paradisiaque…
Quand Cassandra croise son regard, tout son visage s’illumine, véritable feu d’artifice dans deux yeux gris acier.
… et douloureuse…
Cass tourne la tête vers le type qui l’accompagne et s’exclame :
— Regarde, c’est Thierry et Miro !
Les traits du jeune homme qui marche aux côtés de Cassandra s’éclairent eux aussi. Il mesure plus de six pieds, porte un polo rouge et arbore une tignasse blond cendré que le vent n’arrive jamais à dépeigner. (Quand il y a du vent, évidemment. Ici, on est entre quatre murs.) Un début de barbe lui caresse le menton. Il possède à la fois un physique athlétique et des membres élancés, de bonnes épaules et un nez fin, de grandes mains fermes et des doigts délicats. On dirait un poète qui aurait grandi sur une ferme.
Il inspire chez Thierry une haine fiévreuse.
Miro, dont les oreilles ont fini par déboucher, se penche vers son ami.
— Allez, courage.
Le couple avale la distance qui les sépare encore de la table surélevée où nos héros planchent sur leur nouvelle chanson.
— Thierry, Miro ! s’enthousiasme le nouveau venu. Qu’est-ce que vous faites de bon ?
Thierry se compose le masque sur lequel il travaille depuis plusieurs semaines et réussit à sourire.
— Oh, salut, Johanne ! Ça va ?
— Ahem ! fait Cassandra en se raclant la gorge. C’est Johan, Thierry. Le « j » se prononce comme un « y ». Je te le rappelle chaque fois…
Johan… Johan Johansson. Nous avons sa fiche, juste ici. Vingt-deux ans. Ses ancêtres sont d’origines danoise, suisse, norvégienne et hollandaise (tout ce beau monde s’est probablement rencontré à la conférence de paix d’une guerre européenne lointaine et oubliée d’il y a un siècle ou deux). Il est allergique aux chats, mais suit un traitement de désensibilisation spécialement pour s’habituer à Gredin, le vieux matou qui rôde chez Cass. La poursuite de ses études en univers social, dans le but de devenir avocat en droit international, lui laisse le temps de se consacrer au soccer, au tennis, à la présidence du club de lecture, à son poste de trésorier de la Ligue des amateurs de thé, au bénévolat dans un centre pour hommes battus et… à quelques sorties intimes avec Cassandra…
Avec un enthousiasme suffisamment grand pour redonner espoir à la terre entière, il se penche sur le cahier barbouillé au stylo bleu.
— Oh ! Vous travaillez sur vos nouvelles chansons ? Je me permets de le redire : j’ai adoré Bateau-Carton ! Cassandra et moi la chantons toujours à tue-tête lorsqu’elle passe à la radio.
Thierry déploie des efforts considérables pour ne pas laisser le volcan exploser dans son visage. Il serre les dents et retrousse les lèvres dans une tentative de sourire qui ne réussit qu’à lui donner un air dément. Ses yeux brillent de la lueur très particulière qui anime les prunelles d’un cobra avant qu’il ne morde sa victime.
— Ah, c’est mignon ! arrive-t-il à articuler sans entrouvrir les crocs. C’est la première chanson que nous avons écrite après avoir passé l’été avec Cassandra, après qu’on l’eut débarrassée de son père criminel, réconciliée avec sa mère et libérée de son passé trouble.
— Hahaha, fait Cassandra en agitant quelques ongles sur sa nuque. Oui, on a passé un été de fou ! Que de souvenirs…
Elle rit, les paupières plissées en penchant la tête vers Johan… avant de couler vers Thierry le genre de regard à éperonner des paquebots géants au milieu de l’Atlantique. Le géant blond, lui, continue du même ton inoffensif.
— J’ai tellement hâte d’entendre votre nouveau matériel ! Quand pensez-vous lancer la prochaine chanson ?
— Hum…
Devant l’intérêt sincère du copain de Cassandra, Thierry n’a d’autre choix que d’abaisser sa garde. Les flammes dans ses yeux s’éteignent.
— Eh