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LA LOUVE DU BAS-SAINT-MAURICE: Le Legs
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LA LOUVE DU BAS-SAINT-MAURICE: Le Legs
Livre électronique412 pages5 heures

LA LOUVE DU BAS-SAINT-MAURICE: Le Legs

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À propos de ce livre électronique

En 1925, lorsque Clément Paradis décède et que sa fille Adèle doit décider du sort de la scierie familiale sur la rivière Saint-Maurice, un voile de tranquillité se déchire. Petit à petit, la jeune femme réservée, pleine d’énergie et dévouée découvrira des secrets familiaux qui pèseront lourd sur ses frêles épaules. Cet héritage serait-il un cadeau empoisonné?
Tiraillée entre ses proches ébranlés par les dernières volontés du père et ses amours mouvementées, Adèle devra affronter sa nouvelle réalité : un monde où le pouvoir, l’argent et la violence valsent avec l’amour et où les apparences sont trop souvent trompeuses. Entre le parfum des copeaux de bois et un climat de rivalité certain, crime, fourberie et effluves de passion s’entremêlent dans une série d’événements éprouvants. Les adversaires d’Adèle sauront-ils lui faire plier les genoux?
Un roman d’époque riche en suspense et captivant dès les premières pages!

L’auteur
Gilles Côtes est originaire de La Tuque, vit dans Lanaudière et détient une maîtrise en sciences biologiques de l’Université de Montréal. Après une carrière au sein du réseau de la santé publique, il se consacre désormais à ses projets d’écriture. Il a publié douze romans jeunesse et la trilogie La famille du lac dont les trois tomes sont parus chez Guy Saint-Jean Éditeur en 2017.
LangueFrançais
ÉditeurGuy Saint-Jean Editeur
Date de sortie22 août 2018
ISBN9782897585174
LA LOUVE DU BAS-SAINT-MAURICE: Le Legs
Auteur

Gilles Côtes

Gilles Côtes vit dans Lanaudière et détient une maîtrise en Sciences biologiques de l’Université de Montréal. Après une carrière bien remplie au sein du réseau de la santé publique, il se consacre entièrement à ses projets d’écriture. Il a publié onze romans destinés à la jeunesse avant d’entreprendre cette saga incomparable.

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    Aperçu du livre

    LA LOUVE DU BAS-SAINT-MAURICE - Gilles Côtes

    Jour 1 – Jeudi

    Chapitre 1

    GRANDES-PILES, 6 AOÛT 1925, 16 H

    Adèle Paradis gravit la dizaine de marches permettant d’accéder au moulin à scie. Le bâtiment silencieux est dans l’attente que les hommes reprennent leur labeur. En ce jour de deuil, la jeune femme a revêtu le noir de circonstance. Une parure de corbeau qui lui sied mal et qui accentue la pâleur de son visage. Sa main repliée retient la bible contre son ventre. Le cuir usé de la couverture est gravé d’un calice d’où s’échappe un filet de liquide. Le dessin est grossier et blotti dans un coin. Sur la page de garde, la signature de son père: Clément Paradis. Les lettres sont bien tracées. Aucune ne frôle la précédente. La dernière se replie sur elle-même, comme une vague solitaire. Adèle a tenté de s’en inspirer durant toute la cérémonie, de voguer sur le ressac de sa douleur. Elle n’a réussi qu’à assurer une présence. Sa tête n’est que souvenirs. Son père ne sera plus jamais là.

    Elle pousse la porte du bureau où Clément gérait ses affaires. La pièce est petite, poussiéreuse et sombre. Les murs lambrissés n’ont jamais été peints. Toute jeune, elle y venait souvent. Elle s’assoyait sur le banc, fabriqué de planches rudes. Elle s’amusait de retailles de bois ou regardait les photos et les dessins du journal Le Trifluvien, remplacé par Le Nouvelliste en 1920, et que son père continuait d’entasser dans un coin sitôt lu.

    Très vite, elle s’était habituée au hurlement de la scie. La lame, aux dents acérées, fendait les billots sur toute leur longueur, de l’autre côté de la cloison. De temps à autre, les hommes criaient des ordres à tue-tête pour se faire entendre. Impassible, Clément compulsait son livre de comptes en classant les factures une à une. Trois tas: un pour celles qui avaient été réglées, un deuxième pour celles qui étaient dues et un dernier dont il n’espérait plus le paiement. Avec le temps, les piles s’étaient étiolées devant la concurrence agressive des compétiteurs.

    Perdue dans ses pensées, Adèle sursaute en entendant un bruit provenant de la salle de coupe. Elle tire la porte et s’avance sur le plancher, fait de madriers de cèdre grossièrement équarris. Ses bottines de cuir soulèvent un nuage de poussière jaune. Le silence est inhabituel. Son pas résonne comme à l’église.

    Le cercueil de bois verni lui revient en mémoire. Son père y est allongé. L’odeur de l’encens lui tourne la tête. Abattue, elle s’assoit aux côtés de son frère Cyprien. Au bout du banc, sa sœur Juliette serre ses deux enfants contre elle. Son frère Arthur est au centre et tripote un mouchoir. Seul représentant de la parenté, un oncle est venu de Montréal. Le reste de la famille vit en Abitibi ou sur la Côte-Nord. Trop loin pour honorer une mort subite et un enterrement hâtif. Pendant que les derniers paroissiens s’installent, la petite fille en elle se débat pour ne pas s’effondrer. Elle voudrait sortir du cauchemar. Pourtant, le bois, sous ses pieds, a la solidité du présent et la mort de son père n’est pas qu’un rêve.

    — Y’a quelqu’un? demande-t-elle, d’une voix mal assurée.

    La réponse survient en même temps qu’un bras s’extirpe du dessous de la dalle servant à diriger les billots vers la lame.

    — C’est moé, mademoiselle Adèle.

    Au premier coup d’œil, on dirait un enfant. Puis le corps rampe un instant sur le plancher avant de se redresser sur des jambes arquées en brandissant une clef à molette. Malgré sa petite taille, l’homme est pourvu d’une musculature impressionnante. Le visage est sali par des taches de graisse noire auxquelles adhèrent des plaques de sciure. La mâchoire est mature et la barbe forte. Sa main libre tapote le haut de la salopette pour en déloger la poussière. Le nain arbore un sourire triste, mais son regard reste brillant. Il serait un homme beau si le corps avait accepté de suivre.

    — Qu’est-ce que tu fais là, Conrad? T’es pas venu au cimetière?

    L’homme semble hésiter sur la réponse à donner. Loin de lui l’idée d’avoir été incorrect. Il se balance d’un pied à l’autre en brandissant l’outil, qui a l’air disproportionné entre ses mains.

    — La courroie de la scie circulaire avait besoin d’être resserrée. Quand les grumes sont trop humides, ça coince…

    — Je t’ai pas vu au cimetière, insiste Adèle.

    Conrad examine sa clef comme s’il en attendait un tour de magie. Quand il a rencontré la seconde fille des Paradis pour la première fois, elle n’avait que dix ans. Il pouvait presque la fixer dans les yeux sans lever la tête. Il se souvient très bien qu’elle n’avait pas détourné le regard. Elle lui avait offert son plus beau sourire. Ses cheveux avaient le même éclat qu’en cet instant. Une couleur d’automne qui magnifie la blancheur de sa peau. Jamais il n’avait senti, de sa part, le moindre malaise envers son apparence. Devenue femme, à presque vingt-deux ans, elle lui voue toujours le même respect. Il n’hésiterait pas une seconde à s’arracher un bras si elle le lui demandait.

    — J’aimais votre père. Vous le savez. Il m’a donné une chance… C’est ici que j’suis bien. Si j’étais pas au cimetière, c’était pas pour vous offenser… J’étais pas capable de voir la mise en terre, s’excuse-t-il, les yeux humides.

    — Mais t’es pas obligé de travailler aujourd’hui.

    — C’est la dernière chose qu’il m’a demandé de faire avant… que ça arrive. C’est ma façon d’honorer sa mémoire… J’comprends pas. Quand on a un grand cœur comme le sien, ça peut pas nous faire mourir.

    — T’as raison, Conrad. Mais faut croire que le Bon Dieu pense pas de la même façon, réplique Adèle avec tristesse.

    — Ouais, j’devrais savoir ça, avec l’allure que j’ai! N’empêche que c’est arrivé trop vite!

    Adèle n’a plus qu’un signe de tête pour approuver ce constat maintes fois entendu au cimetière. À quarante-quatre ans, son père avait encore du temps devant lui. Mais la mort ne calcule pas sur le même boulier quand vient le moment de fermer les livres.

    — Vous êtes forte, mademoiselle Adèle, poursuit le nain de sa voix chaude. Vous vous débrouillerez. Vot’ père vous a pas laissé le moulin à scie pour rien.

    — Les nouvelles vont vite! constate Adèle avec une pointe d’étonnement.

    — Cyprien est passé en coup de vent à matin, avant d’aller au cimetière. Il arrêtait pas de marmonner en marchant de gauche à droite. J’y ai parlé un peu. Il est reparti fâché. J’imagine que ça va faire le tour du village. C’est pas tous les jours qu’un père favorise sa fille au détriment de son gars pour le remplacer.

    — Faut le comprendre. J’aurais préféré que la lecture du testament se fasse après l’enterrement. Mais le notaire est ben occupé.

    — En tout cas… J’suis là, si vous avez besoin de moé, propose Conrad en redressant le torse.

    — Pourquoi tu rentres pas à la maison pour te reposer?

    — Si ça vous fait rien, j’vais finir la job avant.

    — Si tu veux, conclut-elle en pressant la bible contre sa poitrine.

    Le nain se glisse à nouveau sous la dalle et disparaît à travers les poutres, la courroie d’entraînement, les engrenages et les amas de bran de scie. Adèle tourne les talons et les paroles du notaire Gaudreault reviennent en écho à ses oreilles: «… il est stipulé que la maison familiale, sise sur le lot A 110, est léguée, en parts égales, à ses quatre enfants: Cyprien, Arthur, Adèle et Juliette, fils et filles légitimes du défunt Clément Paradis et de feue son épouse, Hortense Lafortune. Quant à la terre et aux bâtiments sis sur le lot B 312, ainsi que le moulin à scie, incluant la machinerie, l’outillage, le camion, la charrette, l’écurie et le cheval, ils appartiendront à Adèle Paradis qui en assumera la continuité…» À peine le passage avait-il été déclamé que Cyprien s’était levé sans un mot et avait quitté le petit salon de l’auberge que le notaire réquisitionne lors de ses visites à Grandes-Piles. Adèle aurait aimé retenir son frère, mais la surprise l’avait clouée sur sa chaise. La mort subite de Clément venait de jeter un pavé dans la mare étale de leur famille.

    Aujourd’hui, Cyprien s’est présenté à moitié saoul à l’enterrement et il a grimacé méchamment à la lecture de l’oraison funèbre. Sa sœur aînée Juliette n’a rien perçu de ce manque de tact. Elle pleurait en soutenant son énorme ventre sur le point de libérer un troisième enfant. Quant à son frère Arthur, le cadet de la famille, il fermait les yeux, préférant ne rien voir de la fosse et du cercueil. Son père ne serait plus jamais là pour rattraper sa lenteur légendaire.

    Adèle réintègre le bureau et s’empare du registre des commandes. À part mille pieds de planches à livrer aux Froment et une quantité de poutres à déterminer pour l’agrandissement d’une usine à Trois-Rivières, il n’y a que des miettes à produire. Comment réussira-t-elle à maintenir la scierie à flot? Avec quoi son père payait-il ses employés? Cinq hommes, en incluant ses deux fils. Sans compter l’argent qu’il rapportait pour la faire vivre, elle, et pour l’entretien de la maison. Or, elle n’avait jamais manqué de rien. Ni de nourriture ni de vêtements. Elle recule dans le temps en feuilletant les pages du registre une à une. Depuis deux ans, le volume de bois transformé avait diminué de mois en mois pour se stabiliser à un seuil critique, à partir de l’été précédent. En fait, depuis l’agrandissement de la scierie des Joyal. Rien de bien surprenant dans cette information. Pourtant, l’inventaire a fondu au cours de la même période. Grâce à une grosse livraison arrivée tard à l’automne, suivie de trois autres, depuis ce temps. Toutes quatre payées comptant par un certain Josaphat Demers, dont l’adresse a été omise. Adèle ne connaît personne de ce nom à Grandes-Piles.

    Elle dépose le registre et feuillette la bible avec émotion. L’ouvrage est relié de cuir souple et patiné par l’usage. Les pages ont la douceur de la soie. Elle est chavirée à l’idée que Clément les tournait de ses doigts rudes. Certains passages lui sont familiers, car elle les a entendus à l’église ou à l’école. Les dix plaies d’Égypte auxquelles référait sa mère dans les moments difficiles. Sodome et Gomorrhe, Jonas dans la baleine, le fils prodigue et le cruel Caïn qui tua son frère Abel. Une série d’histoires qui avaient frappé son imagination. Tout au long du livre, son père avait annoté à plusieurs endroits des chiffres, qu’un trait vertical regroupait par deux. Adèle ne se souvient pas qu’il y inscrivait quoi que ce soit. Mais dans les derniers temps, la bible était toujours bien en vue dans ce bureau ou sur sa table de chevet. Songeuse, elle caresse sa tempe en glissant ses doigts sous ses longs cheveux roux ondulés. C’est plus fort qu’elle, depuis l’accident, elle ne peut s’empêcher de tâter la cicatrice qui zigzague du milieu de sa mâchoire jusqu’au lobe de son oreille. Une parure abhorrée qu’elle dissimule tant bien que mal sous une coiffure savamment étalée.

    Elle referme le livre saint et retourne dans la salle de coupe. Elle s’agenouille près de l’endroit où le nain s’est faufilé.

    — Conrad? Ça te dit quelque chose? demande-t-elle en brandissant le livre.

    — Hum, hum. C’est une bible, j’crois bien.

    — Elle appartenait à mon père. Tu sais pourquoi il y a plein de chiffres à l’intérieur?

    — J’pense que ce sont des versets, ou des psaumes. J’suis pas un spécialiste, mademoiselle Adèle.

    — Non, je parle de ceux écrits à la main, par Clément.

    Avant de répondre, Conrad repositionne ses courtes jambes à plusieurs reprises. Couché sur le dos, il tend la longue courroie qui actionne le mouvement de la scie ronde. Ses muscles se bandent sous l’effort. Son bras gauche appuie sur une barre de fer pendant que l’autre serre l’écrou de la poulie. L’espace est exigu et sa petite taille est un avantage. Clément avait compris que la carrure de son employé représentait un atout, dans certaines circonstances. Adèle réitère sa question quand le nain cesse de forcer et évalue son travail en testant la rigidité du caoutchouc.

    — Il vaudrait mieux demander à vos frères. Moé, j’suis juste un p’tit employé.

    Il a utilisé le diminutif en esquissant un sourire de connivence. Adèle y perçoit quand même un malaise. Elle sait que les hommes du village le surnomment, dans son dos, le nabot, l’avorton ou la rognure, et que les enfants se moquent de lui tout en évitant son regard. Mais en sa présence, on se contente d’être poli, car tous savent que d’un seul coup de poing, il peut briser un madrier de deux pouces d’épaisseur.

    — Mais t’es le meilleur, Conrad Paquet!

    — Merci, mademoiselle.

    — Ah! Ça te dit de quoi, Josaphat Demers? ajoute-t-elle en retenant sa chevelure rousse d’une main.

    — Non, j’connais pas.

    — C’est pas grave.

    Adèle se relève et enlève la poussière sur le noir de sa robe. Son frère Cyprien n’est pas en état de répondre à quoi que ce soit. Elle verra quand il sera calmé. Quant à Arthur, il serait plus qu’étonnant qu’il soit au courant des affaires de son père.

    PRISON DE TROIS-RIVIÈRES, 6 AOÛT 1925, 16 H

    Gaspard est soulagé quand le garde déverse le contenu d’un sac de toile tout à côté de ses vêtements pliés et de ses bottines. Quelques pièces de monnaie, une montre de gousset volée à un homme trop saoul pour s’en apercevoir, une boîte d’allumettes, deux cigarettes Buckingham dans leur paquet, un canif à trois lames et sa ceinture de cuir. Toutes choses qu’il possédait lors de son arrestation, huit mois plus tôt.

    L’affaire était survenue quelques jours avant Noël. Licencié de la scierie des Joyal, depuis le début du mois de novembre, pour s’être battu avec un autre ouvrier, Gaspard avait un cruel besoin d’argent pour la période des Fêtes. Désespéré et sans plus réfléchir, il avait jeté son dévolu sur un notable, qu’il avait bousculé à la sortie de l’hôtel Grand-Central, à Trois-Rivières. Après l’avoir terrassé d’un coup de poing, il s’était emparé de son portefeuille et s’était enfui à toutes jambes. Sur la rue des Ursulines, la malchance l’avait fait déraper sur une plaque de glace et sa tête avait heurté un lampadaire. Le temps que l’éclat de lumière disparaisse dans son crâne, un policier lui avait mis la main au collet. Il avait écopé de cent cinquante jours de prison pour agression et vol qualifié. Sa mauvaise conduite envers les autres détenus avait forcé une prolongation jusqu’en août.

    — Arrange-toé pour qu’on te revoie pas, Laforest! enjoint le surveillant en repliant le sac.

    — Garde tes conseils pour toé! J’suis assez grand pour savoir quoi faire! rétorque Gaspard.

    L’homme ricane. Ce n’est pas son premier pensionnaire à fanfaronner le jour de sa sortie. La plupart reviennent lui confier leur fond de poches dans les semaines suivant leur libération.

    Sans hésiter, Gaspard s’empare de ses affaires personnelles et tourne les talons. Il se change dans une petite pièce, sous le regard d’un autre surveillant. Un troisième lui ouvre deux portes en enfilade le séparant de la liberté. La lumière du dehors l’aveugle. La chaleur le réconforte. L’odeur est enivrante. La pénombre et l’humidité de la prison ont été pires que la nourriture infecte qu’on lui a servie durant ces longs mois d’incarcération. En plissant les yeux, il examine la rue Hart. Quelques voitures passent devant lui sans même que les conducteurs jettent un regard de son côté. Il hésite sur la direction à prendre. Il se plante une cigarette au coin des lèvres. Le papier et le tabac sont plus secs qu’une botte de foin abandonnée au soleil. Il ouvre la boîte d’allumettes et constate qu’on y a inséré un message plié plusieurs fois. Il déchiffre l’écriture avec difficulté. On lui demande un service pour les petites attentions reçues durant son séjour en prison. La finale le laisse perplexe. «Tu nous en dois une. On se voit à Grandes-Piles.» Pas de signature. Il s’empresse de brûler le papier et tire une bouffée de sa cigarette. La fumée âcre irrite sa gorge. Pour l’instant, une bière froide serait bienvenue. Son pas le dirige vers la rue Notre-Dame, en direction du port, où il trouvera, à coup sûr, une taverne.

    — Gaspard! Hé! Gaspard!

    Un jeune homme court vers lui en agitant le bras. Il reconnaît son frère Émile.

    — Qu’est-ce que tu fais icitte? lui demande-t-il avec humeur.

    — J’suis venu te chercher. Tu vas quand même pas marcher jusqu’à Grandes-Piles!

    — Qui te dit que je veux y aller?

    — Juliette est sur le point d’accoucher!

    — J’ai le goût d’une bière.

    — Laisse faire la broue. Envoye, j’te ramène. Mon boss m’a prêté son truck. Si on part tout de suite, on sera là avant la noirceur. Le travail a commencé. La sage-femme est à la maison.

    — T’es pas censé être à l’ouvrage, toé?

    — J’ai demandé un congé à monsieur Tremblay. Y’a dit qu’y pouvait s’passer de son helper pour un après-midi, même si on a ben des canots à réparer.

    — J’ai soif!

    — Ben, tu prendras de l’eau! Viens-t’en!

    À contrecœur, Gaspard emboîte le pas à son frère. Sa Juliette est pire qu’une lapine. Il suffit qu’il l’approche pour qu’elle se mette à enfler du ventre. S’il n’y avait pas eu la fausse couche, le mort-né et son fils Paul, décédé de la crève à l’âge de quatre ans, il en serait à son sixième. Il en vient presque à souhaiter un autre malheur pour ne pas avoir une bouche de plus à nourrir.

    — As-tu su la nouvelle pour Clément? demande Émile en tirant son frère aîné par la manche.

    — Y’é mort. On me l’a dit.

    — C’est tout ce que ça te fait? C’est ton beau-père, le père de Juliette, le grand-père de tes enfants! s’offusque le frère cadet.

    — C’est pas nécessaire de remonter jusqu’à Mathusalem! Je connais Clément Paradis autant que toé.

    — Ben, t’as pas l’air pressé de revenir à maison pour consoler ta femme.

    — Chaque chose en son temps. J’te l’ai dit: j’ai soif!

    — Ça t’a pas tenté de demander une permission pour l’enterrement?

    — Pour quoi faire? Y me restait juste quelques jours à patienter.

    — Des fois, Gaspard Laforest, j’me questionne à savoir si t’as de quoi là-dedans! reproche Émile en lui tapotant l’estomac du doigt.

    — Pour l’instant, c’est vide! J’sors de huit mois de prison, au cas où tu l’aurais pas remarqué!

    — Comment Juliette fait pour rester avec toé?

    — A fait des p’tits!

    Jour 2 – Vendredi

    Chapitre 2

    GRANDES-PILES, 7 AOÛT 1925, MAISON DES PARADIS, 7 H

    Depuis le décès de son père, les souvenirs affluent sans qu’Adèle puisse les repousser. Ils se bousculent, comme les billots sur la rivière Saint-Maurice, quand le printemps les charrie sans ménagement. La pire des embâcles survient au coucher, lorsque ses yeux refusent d’appeler le sommeil. Au petit matin, elle s’empresse d’aller à la fenêtre pour que le jour ralentisse ce flot ininterrompu.

    À cette heure, le village est dans l’ombre et seul le clocher de l’église est illuminé par le soleil. Il faudra patienter jusqu’au milieu de l’avant-midi pour que ses rayons éclairent leur maison, située en contrebas. Adossée à Grandes-Piles, sa façade est tournée vers la rivière Saint-Maurice, comme la plupart des constructions du village. Elle a été bâtie à même le bois d’œuvre produit par la scierie. Le père d’Adèle y a consacré deux années de sa vie. Une pour chaque étage. De conception robuste, elle n’a pas bronché d’un pouce lors du tremblement de terre survenu au mois de février dernier. Pourtant, des cheminées de pierres et des murs de briques se sont effondrés, pas plus loin qu’à Shawinigan. Ici même, à Grandes-Piles, on a rapporté des solages fissurés et des portes qui ne ferment plus. L’onde de choc provenant de Charlevoix a été ressentie jusqu’à Montréal. Clément se vantait sans vergogne d’avoir bâti sur du roc avec des matériaux solides. Il avait raison d’être fier de son œuvre.

    Le couple Clément et Hortense Paradis étaient tombés amoureux de ce coin de pays alors qu’ils venaient à peine de se marier, à l’aube du siècle, en avril 1900. Ils s’étaient établis sur un petit lopin de terre, un peu en retrait du village. Clément avait cultivé son champ tout en s’échinant pour Les Forges Radnor pendant quelques années. Celles-ci fournissaient le charbon de bois nécessaire à alimenter les hauts-fourneaux de la Mauricie, qui produisaient du fer. Le travail y était rude et les journées interminables. Hortense s’occupait du quotidien et de la terre, ce qui ne l’avait pas empêchée d’enfanter de Juliette. Puis ce fut au tour d’Adèle en 1904, de Cyprien en 1905 et d’Arthur en 1906. Clément avait redoublé d’ardeur au travail et, durant l’année 1906, il avait mis sa scierie en marche. Il avait acheté une shed et un shack sur le bord de la rivière Saint-Maurice, pas très loin du quai où un bateau à vapeur ferait, quelques années plus tard, la liaison entre Grandes-Piles et La Tuque. Les bâtiments étaient sans intérêt, mais le terrain couvrait une grande surface, dont la moitié était en pente. Le propriétaire refusait de vendre aux Crête, qui avaient déjà leur emprise sur la rive du Saint-Maurice. Les Joyal n’étaient pas pressés de faire une offre, car ils étaient certains de pouvoir rafler le lot. Clément s’était amené comme un cheveu sur la soupe, avait hypothéqué ses biens et avait su le convaincre. Il avait installé un équipement vétuste dans le petit bâtiment et avait construit sa nouvelle demeure avec les arbres qu’il coupait sur sa terre. Il avait travaillé comme un forcené et il y avait enfoncé son dernier clou en 1908, l’année où était née Ophélie. Toute en bardeaux, la maison s’élevait sur deux étages en surplomb de la scierie. Au printemps, de la fenêtre de sa chambre, Adèle pouvait voir la rivière se couvrir de bois et les draveurs danser sur ce plancher instable. Au plus fort des débâcles, les estacades pouvaient à peine retenir les billots, dont plusieurs venaient s’échouer sur les rives.

    Le moulin de Clément avait connu un essor spectaculaire à la suite de l’incendie qui avait détruit le centre-ville de Trois-Rivières, en 1908. Comme bien d’autres, il avait profité de la reconstruction et son bois était livré sitôt scié. C’est à ce moment qu’il avait abandonné pour de bon sa terre et sa première demeure.

    Bien installée dans sa nouvelle maison, la famille s’était agrandie, avec l’arrivée du petit Adrien, en 1910. Cette dernière naissance mit un terme à la fertilité d’Hortense. Des complications à la naissance avaient abîmé son utérus au point qu’une future grossesse pouvait lui être fatale. Tous avaient vécu quelques années de bonheur sans tache avant que la guerre ne tonne en Europe et qu’un vent de morosité n’atteigne les bords de la rivière Saint-Maurice. En 1919, lorsque la grippe espagnole s’était répandue au Canada, les Paradis avaient perdu coup sur coup Ophélie et Adrien, âgés respectivement de onze et huit ans. Adèle se souvient trop bien des cercueils de planches brutes que la fabrique de Girard et Godin peinait à fournir, tant les morts s’accumulaient. Après que sa femme eut succombé à la maladie à son tour, Clément n’avait plus été le même. Il s’absentait pendant de longues heures et parfois un jour entier. On le surprenait souvent, le front plissé, à regarder ce que les autres ne voyaient pas. Il s’inquiétait pour Arthur, qui n’avait plus sa mère pour l’encourager. Il devint exigeant envers Cyprien, à qui il confiait la responsabilité de compléter les coupes de bois. Il avait tenté de lui apprendre le langage comptable, mais la moindre colonne de chiffres rebutait son fils. Par contre, Adèle était vive d’esprit et le secondait à l’occasion, en plus de tenir maison aussi bien qu’Hortense. Clément s’était habitué tant bien que mal à ce nouvel ordre des choses. Il dut composer avec l’arrivée de concurrents le long de la rivière Saint-Maurice et accepter le mariage de Juliette avec Gaspard, qu’il considérait déjà comme un bon à rien.

    Dès sa fondation, le moulin à scie était devenu pour Adèle et ses frères un terrain de jeu. Grimper sur les piles de planches, construire des cabanes avec les résidus de coupe ou assembler de petits radeaux que la rivière emportait au loin; qu’importait le projet, le bois était matière à déployer leur imagination. À l’âge de quinze ans, Cyprien avait été le premier que Clément avait initié au travail. Mauvais à l’école, il l’avait abandonnée très tôt. Il préférait trimer dur du printemps jusqu’à tard en novembre, aux côtés de son père. Les mois d’hiver, il l’accompagnait sur la rive opposée et préparait les grumes, qu’il charroyait, à l’aide des chevaux, sur les ponts de glace. Au plus fort de la saison, plus d’une centaine de bêtes, appartenant aux multiples jobeurs, convoyaient de lourds chargements de troncs à la queue leu leu d’un bord à l’autre de la rivière.

    Arthur suivait son frère, mais le travail n’était pas pour lui. On aurait dit que le temps s’écoulait différemment dans son cerveau. Il s’exécutait dans un mouvement dont le ralenti finissait par horripiler son entourage, aussi lui confiait-on des tâches secondaires. La mort d’Hortense lui avait enlevé son meilleur appui et Cyprien en fit sa tête de Turc. Maintenant que Clément n’est plus là, Adèle craint qu’Arthur n’en paie le prix.

    Sitôt sa toilette terminée, Adèle descend à la cuisine. Ses gestes sont automatiques. Mettre de l’eau à chauffer. Sortir le poêlon de fonte, la vaisselle et les ustensiles. Redonner force de loi aux habitudes. Bientôt, le feu crépite dans le poêle Bélanger. Les souvenirs l’assaillent et empêchent ses larmes de se tarir. À tout moment, elle tire un mouchoir de sa manche et s’éponge les yeux. Clément est absent, mais il est partout.

    Il est assis au bout de la table. Il soulève sa grosse tasse de thé noir, puis enfourne une bouchée de pain de ménage garni d’œufs frits. Il lui fait un sourire et la journée peut se mettre en marche. Il se lève en remontant ses bretelles sur sa chemise à carreaux. Il tance Arthur qui avance au ralenti et frappe sur l’épaule de Cyprien en l’aiguillonnant sur le travail du jour.

    Tout cela n’existe plus. Adèle a du mal à se faire à l’idée. Pourquoi Clément lui a-t-il confié la scierie? Est-ce le manque d’instruction de Cyprien qui l’a mis sur la touche? Il connaît pourtant toutes les opérations et dirige les employés d’une main de fer. Mais il sait à peine lire et les livres de comptes l’horripilent. Clément le lui a souligné à maintes reprises. Son frère s’est toujours contenté de hausser les épaules en mettant de l’avant le travail exécuté durant la journée. Il ne voyait pas plus loin que ce qu’on lui demandait de faire. L’avenir de la scierie était un concept vague dilué par les cartes, l’alcool et les filles de joie apportées par le train et le progrès.

    Adèle prend la bible, qu’elle a posée la veille près de la berceuse, comme le faisait son père après le souper. Elle l’ouvre et la feuillette, en s’attardant aux chiffres inscrits par Clément. À certains endroits, la série rejoint le bord de la page. Au hasard, elle lit un passage:

    «Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre? Jésus leur répondit:

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