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Entre Pierres et Ciels dans le Désert Libyen
Entre Pierres et Ciels dans le Désert Libyen
Entre Pierres et Ciels dans le Désert Libyen
Livre électronique399 pages6 heures

Entre Pierres et Ciels dans le Désert Libyen

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À propos de ce livre électronique

Ces neuf voyages sont ceux d’une femme et de ses guides Touareg au Sahara. Elle apprend leur langue, la tamahaq, et leur écriture, les tifinar. Année après année, elle emmène ses amis à dos de chameau. Elle va affronter les éléments naturels, les discordes, la peur, et connaître une aventure de survie dans le Messak Mellet. A travers les roches surprenantes et les canyons désolés de la Tadrart, le désert se dévoile au fil de ses voyages, encore bien vivant.

LangueFrançais
Date de sortie15 avr. 2016
ISBN9781311017987
Entre Pierres et Ciels dans le Désert Libyen
Auteur

Brigitte Paturzo

Every winter for almost twenty years, Brigitte has traveled riding her camel through the Sahara of southeast Algeria and southwest Libya. She has learned Arabic, and Tamahaq, the Tuareg language. Her passion for both cultures comes from her childhood in Algiers.The desert inspires her. It is very present in her book “Between stones and skies in the Libyan Desert”, as in her stories for children, in which she relates the adventures of a young camel, Couscous, and which are illustrated with her own gouaches.Brigitte lives and works in Nice, France.

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    Aperçu du livre

    Entre Pierres et Ciels dans le Désert Libyen - Brigitte Paturzo

    Prologue

    Eté 1989

    Je feuillette un atlas pour essayer de trouver un pays qui me tenterait pour mes vacances car je n’ai plus voyagé depuis longtemps. Mais rien ne m’attire. Nice, entre mer et montagne, semble me suffire. Pourtant, devant la page du Sahara dépliée en trois volets, je ressens une émotion particulière, comme une peur, mon cœur s’emballe sans raison, puis tout me revient très vite.

    Alger 1961. J’ai dix ans. Un soir, encore attablés après dîner, les adultes parlent entre eux, et leur conversation ressemble à un conte : Les seigneurs du désert sont grands, élancés, couverts de voiles indigo qui teintent leur peau en bleu. On les appelle les Hommes Bleus. Leur silhouette est sombre, on ne voit que leurs yeux. Ils vivent dans des montagnes imprenables, au cœur du Sahara, où nul n’ose s’aventurer, et n’ont pas de frontières. Ils aiment la poésie, les chants, l’amour et la guerre. Ils font des razzias sur leurs chameaux blancs, l’épée ou la lance à la main, puis filent comme le vent. On ne les rattrape jamais.

    J’apprends ce soir-là qu’au sud de mon pays, l’Algérie, dans les montagnes et le sable du Hoggar, vivent ceux qu’on appelle les Touareg. Un monde inconnu se construit alors dans mon imaginaire, au cœur du désert, fait de montagnes aux couleurs nocturnes, éclairé par la lune et frôlé par le vent. Un monde où les hommes ont la peau bleue. Ils chantent des poésies et manient l’épée aussi bien que la lance. Ils montent de puissants chameaux blancs. Dans leurs montagnes, nul ne peut les rattraper, dans leur labyrinthe de roches, nul ne peut pénétrer sans risquer de se perdre à jamais. Ce sont les Seigneurs du Désert. Je suis subjuguée. Les personnages de ce conte existent vraiment, et je rêve déjà de les approcher. Comme dans le conte de Peau d’Ane, j’aurais des robes couleur de lune, de soleil ou de temps. Et comme Peter Pan, je saurais voler dans le vent sur mon grand chameau blanc. Mais leur monde me semble inaccessible à jamais, et leur mystère impénétrable.

    En juin 1962, brusquement, c’est l’arrachement, le déchirement, la peur, l’Indépendance de l’Algérie va être proclamée début juillet. Nous partons précipitamment, en abandonnant nos maisons et nos rêves. Le bateau qui nous éloigne de l’Afrique du Nord est bondé de gens en pleurs. En quelques jours, des milliers de rapatriés vont arriver en France, notre patrie que beaucoup ne connaissent pas, créant une intrusion soudaine dans le pays. Ici, personne ne sait rien des Français d’Algérie, les Pieds-Noirs comme on nous appelle, et donc, évidemment, personne ne sait rien des Touareg. Même à la maison, je n’entends plus parler du désert, et le conte est enfoui dans ma mémoire.

    Ce jour d’été 1989, je ne peux plus refermer l’atlas, je suis pétrifiée. En regardant l’immense tache jaune du Sahara, mon rêve d’enfant refait surface, et j’éprouve le même désir qu’autrefois, avec la même peur, approcher les Seigneurs du Désert. Deux mois plus tard, je m’inscris pour un voyage à dos de chameau dans le Hoggar auprès d’une agence spécialisée dans le désert algérien. Je pars finalement en février 1990, avec un trac épouvantable.

    Organisation technique de mes voyages

    Les hasards favorables font qu’à mon retour, fin février 1990, je commence un stage de réinsertion professionnelle dans une agence de voyages, à l’issu duquel je suis embauchée dans le service qui s’occupe de groupes dans le monde entier. Je vais y travailler durant quinze ans, et cela va m’aider.

    En décembre 1991, je repars en méharée également via une agence spécialisée, parce que je ne sais pas encore organiser seule mes déplacements à chameau dans le désert. Et je retourne dans le Hoggar.

    Au printemps 1992, je dîne chez une connaissance qui a invité un Touareg rencontré dans une oasis du sud-est algérien. Je vais pouvoir penser à mes prochaines vacances d’hiver car ce Touareg connaît un vieux guide qui vit sous la tente dans le désert. Il me propose de le rencontrer pour faire une méharée avec lui, du wadi Iskaouen à l’erg Tifernine. Je pars avec un ami en novembre 1992, au nord du Tassili des Ajjer.

    Un mois plus tard, le directeur d’une agence de voyages de Metlili, dans le sud-ouest algérien, vient inviter mon directeur à aller découvrir sa région. On m’autorise à faire le voyage à sa place. Je pars en janvier 1993 dans le Grand Erg Occidental, seule avec trois Cha’anba, des nomades du nord-ouest du Sahara dont je ne comprends pas la langue.

    Mais je ne peux pas retourner en Algérie à cause de la guerre civile. Je pars donc visiter le sud du Maroc en novembre 1993 où j’emmène deux amis. J’ai acquis de l’expérience dans mon travail et, grâce à un correspondant basé au Maroc, je peux faire un circuit à dos de chameau, de Zagora à Mahmid et retour, avec un guide berbère. Je lui explique que j’apprends la tamahaq, l’une des langues touareg, et je peux vérifier avec lui ce que j’ai lu dans les livres. La langue des Touareg ressemble beaucoup à celle des Berbères, le peuple indigène de l’Afrique du Nord.

    C’est au tour d’une agence de voyages de Tozeur de nous démarcher pour aller découvrir le sud tunisien, et je pars dans le Grand Erg Oriental en février 1995, avec six amis. Mais les Bédouins ne parlent pas la tamahaq.

    L’année d’après, une agence de Tripoli nous envoie ses programmes du désert libyen. Le pays est encore sous embargo international, mais comme je sais qu’il y a des Touareg dans le sud-ouest, je pars en novembre 1996 avec deux amis.

    Depuis, j’organise toutes mes vacances d’hiver avec le concours d’une agence de Tripoli qui a un relais à Serdélès, dans le sud-ouest, car il me serait difficile de communiquer depuis la France avec mes guides qui n’ont pas le téléphone. J’emmène toujours des amis ou connaissances, excepté en 2008 où je pars seule. Durant chaque voyage dans le désert, mon guide touareg me dit quel parcours nous pouvons faire l’année d’après. Quelques mois plus tard, je donne mes dates à l’agence de Tripoli qui les transmet au sud, et tout est prêt quand j’arrive, les transferts aller-retour, ainsi que les guides et les chameaux qui m’attendent dans le désert. De cette façon, je ne perds pas de temps en formalités multiples pour la traversée du pays, ni pour l’organisation sur place de la partie désert.

    La tamahaq et les tifinar

    Depuis ce jour de l’été 1989, je commence à récolter des mots trouvés dans des livres que je note dans un petit répertoire, mais je n’ai pas de verbes. Lors de mon premier voyage, en février 1990, il me faut plusieurs jours pour oser me lancer avec quelques mots comme imnas, ateï, timsé, les chameaux, le thé, le feu. Le mot tazidert, la patience, est un des premiers mots que j’apprends. La première fois que je le dis à un Touareg, il ne comprend rien. Puis il se ravise et répète, en insistant sur l’accent tonique : Tâââzidert.

    A mon second voyage, en décembre 1991, j’en sais plus avec le Manuel Elémentaire de Conversation Touarègue du Lieutenant Barthé (1961) que m’a photocopié et envoyé l’accompagnatrice du voyage précédent. Ma bibliothèque saharienne s’agrandit avec des livres anciens. Mon vocabulaire s’étoffe, très lentement.

    Le Manuel de Barthé m’apprend beaucoup, mais je voudrais trouver une vraie grammaire. J’écris à M. Salem Chaker de l’INALCO, Institut National des Langues et Civilisations Orientales, à Paris. Sur ses conseils, en janvier 1992, je travaille sur les Textes Touareg en Prose du Père Charles de Foucauld, et je pars chercher la grammaire de Frère Jean-Marie Cortade dans le fonds de l’IREMAM, Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman, à Aix-en-Provence. Mais on ne peut que consulter sur place. Une employée, comprenant ma déception de ne pas pouvoir emprunter la grammaire de Cortade, m’autorise à la sortir durant deux heures pour la photocopier au coin de la rue, ce que je fais aussitôt. En février 1992, j’échange une petite correspondance avec le Frère Jean-Marie Cortade avant d’aller le voir en mai, à la Fraternité Charles de Foucauld située à la Thoberte près de Marseille. Cette rencontre est importante pour moi. Il est le lien avec Charles de Foucauld dont il a habité l’ermitage de l’Assekrem, dans les montagnes du Hoggar, pendant de nombreuses années. Nous parlons longuement lors d’une promenade dans la forêt, puis nous déjeunons à la fraternité avec un de ses compagnons-moines.

    Mes lectures d’alors ont toujours le même thème, le Sahara avec les Maures, les Cha’anba et les Touareg. Mais ma préférence va aux Textes Touareg en Prose de Charles de Foucauld que je travaille chaque jour. Je commence à faire un deuxième répertoire, réservé aux verbes que je trouve difficiles.

    En avril 1996, un bouquiniste parisien, à qui j’ai laissé mes coordonnées lors d’une escapade à Paris au printemps 1991, m’envoie enfin le Dictionnaire Touareg-Français en 4 volumes du Père Charles de Foucauld qui en a terminé la rédaction peu de temps avant d’être assassiné dans son bordj de Tamanrasset, le 1er décembre 1916. Pour des raisons onéreuses, ce travail immense n’a été imprimé qu’en 1950. Je pense aux années qu’il a dû passer à récolter les mots et à les écrire. Les deux mille pages, manuscrites finement et régulièrement, ont été photographiées et imprimées sur papier alfa d’Algérie. Elles contiennent des informations de toutes sortes sur la vie des Touareg ainsi que de nombreux croquis d’une grande précision. Les larmes me montent aux yeux. Au début, je passe beaucoup de temps à trouver les mots, classés par racines. J’apprends aussi l’écriture tifinar (écrit aussi tifinagh où « gh » transcrit le son guttural), notée dans la marge devant chaque mot.

    Enfin, en 2002, je découvre les Lettres au Marabout éditées par Lionel Galand. C’est un véritable outil de travail pour moi qui veux écrire la langue. Ces lettres écrites en tifinar, que le Père Charles de Foucauld a reçues d’amis Touareg pendant son séjour dans le Hoggar, sont photographiées, traduites en phonétique et en français. Je me plonge dans l’écriture sérieusement, plusieurs heures par jour. Je peux enfin écrire une lettre à mon guide Azhar, mais je saurai l’année d’après qu’il n’a pas tout compris, connaissant peu les tifinar.

    Mes phrases dans cette langue restent simples, cependant je peux m’exprimer facilement sur beaucoup de sujets importants au désert. Une nuit, je fais même un rêve où je parle la tamahaq couramment.

    *°*

    Carte de la Libye

    Carte du sud de Serdélès

    Carte du nord de Serdélès

    Nous n’irons pas à Mathendous

    Novembre 1996

    Samedi

    La Libye est sous embargo international depuis 1992 et aucun avion étranger n’atterrit à Tripoli. Mouktar m’attend donc sur la terre tunisienne, à l’aéroport de Djerba. Il est directeur d’une agence de voyages à Tripoli et m’a envoyé sa brochure le mois dernier. Il m’accueille avec un panneau « Princesse Brigitte », espérant sans doute que je ramènerai beaucoup de touristes la prochaine fois, car ce n’est pas souvent que des étrangers viennent visiter sa Libye. Mais je ne veux pas partager ma passion avec mes clients. Cette année, je repars avec un ami, Henri, que j’ai déjà emmené au Maroc et en Tunisie. Il est accompagné par Sandrine, sa nouvelle compagne que je ne connais pas.

    Notre chauffeur Omar nous conduit en Peugeot, à travers la grande île de Djerba reliée au continent par une voie construite sur la lagune par les Romains. Enfin nous partons vers cette presque Terra Incognita dont les récits du XIXe siècle résonnent en moi ! Enfin nous voyageons vers la mythique Libye ! Une sirène retentit et une jeep nous double à grande vitesse, un gyrophare sur le toit, suivie par une longue voiture blanche au volant de laquelle Mouktar reconnaît un ami. Ils se font un signe de la main. Incroyable ! C’est le chauffeur d’un fils du président libyen Kadhafi ! Mais on ne voit pas les passagers, ils ont tiré leurs rideaux. Ils ont dû atterrir à Djerba eux aussi et rentrent au pays. Dans notre Peugeot, c’est tout d’abord le silence, nous regardons ce hasard en écarquillant les yeux, et notre surprise ne s’arrête pas là. Une file de belles voitures nous double elle aussi à vive allure. Je suis impressionnée de me retrouver si proche de ces personnalités qui rasent ma portière, tous cachés derrière leurs rideaux. Dans notre dos, il reste une jeep mais elle ne veut pas passer. Elle aussi porte un gyrophare sur le toit. Mouktar crie à Omar d’accélérer pour rester dans le convoi, puisqu’elle ne se décide pas à nous doubler, mais Omar, paralysé, ralentit quand même. Derrière nous, la jeep ne semble pas vouloir rejoindre la file de voitures. Je me dis que l’ami de Mouktar, en tête, a téléphoné au chauffeur de queue et lui a demandé de nous garder dans le convoi. On nous escorte, on salue notre bravoure à tenter un voyage dans cette Libye sous embargo, bannie par la communauté internationale et ignorée par les agences de voyages. Alors viennent les éclats de rire et les plaisanteries, nous sommes ravis. Omar accélère et rattrape le convoi de voitures, suivi par la jeep de queue collée derrière nous.

    Ce parcours est surprenant. Tout semble orchestré pour ne pas entraver notre course folle. Durant cent cinquante kilomètres, tout le monde se gare sur les bas-côtés, et les huit contrôles militaires tunisiens qui inspectent les voitures le long de la route ne veulent pas nous arrêter. Omar ralentit devant chaque panneau de stop, mais Mouktar, un peu énervé, lui dit de ne pas les regarder et de suivre les autres à la même vitesse. Cette route du bord de mer, qui traverse des villes, des villages et des campagnes, est encombrée de camions, d’estafettes, de taxis, et de deux-roues transportant parfois trois personnes, de charrettes et de mules, d’ânes et d’âniers, de femmes et d’écoliers qui marchent sur le bord du goudron. La jeep de tête fend le désordre. Le convoi suit, et nous roulons dans son sillage avec la dernière jeep toujours collée derrière nous. Tout le monde s’écarte et nous regarde passer. Mouktar dit que ça ne prendra qu’une heure pour arriver à la frontière libyenne. Je suis ravie ! Alors qu’aucune agence de voyages ne propose ce pays où aucun avion étranger n’atterrit plus, alors que mon patron a dit que j’étais cinglée de choisir cette destination, j’y arrive sous haute protection ! A la frontière, nous sortons du convoi volontairement pour procéder aux formalités d’usage, tandis que les voitures officielles continuent sans s’arrêter. Je pensais que nous serions un petit nombre à entrer en Libye, mais même la nuit on trouve des véhicules sur quatre longues files. Nous nous arrêtons à une guérite, à un hangar avec des policiers en civil pour la fouille, à un bureau pour les passeports, et à une autre guérite. Omar s’occupe de toutes les formalités, et nous repartons. Il nous reste cent soixante-dix kilomètres jusqu’à Tripoli.

    Peu avant la frontière, Henri s’est plaint de démangeaisons. Maintenant, il se gratte le ventre, les bras, le cou, et derrière les oreilles. Comme on ne voit rien dans la voiture, je sors ma lampe de poche pour l'inspecter. Il est couvert de plaques rouges dans le dos, et quand j’éclaire son visage, son cou est boursouflé sous les oreilles. C'est vraiment alarmant. Il y a une pharmacie sur la route de Tripoli. C'est une double chance, parce que le pharmacien n'a pas encore fermé sa boutique et qu’il reçoit la visite d'un ami dermatologue. Ils auscultent Henri et lui font une piqûre. Avec Sandrine, nous préférons l’attendre dehors. Nous pensons même que c’est la fin du voyage. Nous étions si contents de cette première aventure en voiture, et voilà que notre méharée est compromise ! Je me vois déjà renoncer à ce pays qui a toujours été une énigme pour moi. Quand nous entrons enfin dans Tripoli, sa peau retrouve une vraie couleur. Le pharmacien et son ami dermatologue ont compris qu’il vient de faire une allergie violente aux antibiotiques qu'il prend depuis quelques jours pour soigner une bronchite. Henri ne semble pas très perturbé, il garde son grand sourire habituel.

    Tripoli, qui ressemble par endroits à Alger, est une ville très vivante. Les jeunes filles s’y promènent habillées comme elles veulent, seules ou avec des garçons. Omar nous conduit dans un restaurant. Mouktar, très pressé, nous remet entre les mains d’Aymen, notre accompagnateur, puis repart avec Omar en nous souhaitant un bon voyage dans le sud. Notre premier couscous libyen ! Aymen, qui parle très bien le français, est un homme de petite taille, trapu, avec un grand front dégarni et de petits yeux perçants. Son visage est marqué par les rides de la quarantaine qu’il semble avoir vécue deux fois. Il nous montre des photos des montagnes de l’Akakus que nous allons parcourir. On voit de belles roches tourmentées mêlées au sable, et quelques 4X4 qui font des pirouettes dans les dunes. Il ajoute qu'à chameau on ne peut pas avancer très vite et que la voiture permet de voir plus de choses. Je me demande pourquoi il nous fait l’apologie de la voiture alors qu’il sait que nous allons faire une méharée. Je sens Henri et Sandrine très intéressés par les mots d’Aymen, mais je fais la sourde oreille. Pour moi, le désert à dos de chameau est plus lent, plus silencieux, plus mystérieux, plus propre, et sans problèmes mécaniques.

    Omar revient nous chercher pour nous conduire à l’hôtel El Mehari, Le Chameau. Je ne pouvais pas mieux tomber. Je n’aurais pas aimé dormir au Paris-Dakar ou au Raid 4X4.

    Dimanche

    Aujourd’hui, nous avons neuf cent cinquante kilomètres de route pour rallier Tkerkiba dans le sud du pays. Nous quittons Tripoli affairée. Le trafic est intense, des femmes conduisent, non voilées, des groupes de Noirs, jeunes et vieux, sont postés sur le bord de la route dans le froid du matin. Aymen nous explique qu’ils attendent un éventuel besoin d’une quelconque société qui viendra les cueillir s’il leur faut de la main-d’œuvre. Ils attendent là sans savoir si un camion viendra les prendre. Mais d’après Aymen, il passe toujours quelqu’un qui a besoin de quelqu’un, pas de chômage en Libye, il y a du travail pour tout le monde. Il est vrai qu’on construit partout dans la poussière apportée par le désert, des grues pointent leur flèche, des bulldozers sont déjà à l’ouvrage. Les agriculteurs et éleveurs ne chôment pas non plus, des camionnettes transportent des chèvres, des moutons, des légumes, du foin, une vraie fourmilière est déjà en marche. Nous mettons une bonne heure pour sortir de la ville. Omar s’arrête dans un souk de banlieue sous de grands eucalyptus pour remplir le coffre de provisions fraîches.

    Après la plaine de Tripoli, la route grimpe en lacets vertigineux sur le plateau de l'arrière-pays où l'on trouve des potiers au bord de la route. C'est aussi la région des oliviers où la terre est rouge et bien labourée. Ensuite, nous traversons des villages nés de la pierre : Gharyan, Mizda, Shwayrif, où des petits cafés, des épiceries, des stations-service, des écoles ont poussé avec leurs tamaris parmi les cailloux de chaque côté de l’ancienne piste devenue une belle route. Si on ne lit pas l'arabe, on peut avoir quelques hésitations sur le nom d’une ville, comme devant le panneau مزدة quand on arrive à Mizda. Mais Aymen nous les traduit tous, et je peux suivre notre avancée sur ma carte Michelin. La route est longue pour retrouver le désert. Mais il y a des arrêts pour la détente, le thé, l'essence et pour les nombreux contrôles militaires. De Djerba à Serdélès, notre destination finale prévue demain, il y a environ vingt contrôles où nous devons donner une feuille de route, tamponnée par les services de police de Tripoli, qui mentionne les noms et numéros de passeports de toutes les personnes transportées, ainsi que le numéro minéralogique du véhicule. Nous en avons d'ailleurs une liasse dans le cartable d'Aymen, car il faut donner une feuille de route à chaque contrôle, soit environ une vingtaine à l’aller, et autant au retour.

    C'est un vrai plaisir d'être dans cette boite de sardines. Omar et Aymen à l'avant, nous trois à l'arrière, coincés par des sacs, des bouteilles d'eau, des kilos d’oranges, des vestes chaudes et d’autres paquets. Henri et Sandrine ne se connaissent pas encore très bien, nous parlons peu. Sandrine est assise au milieu, et moi juste derrière Omar qui conduit. Je suis trop émerveillée par ce pays qui se dévoile enfin pour avoir quelque chose à dire. Omar est concentré sur son pare-brise et doit faire attention pour ne pas finir comme les carcasses brûlées en bordure de la route. De temps en temps, sur le bas-côté, on trouve aussi une pyramide de pneus éclatés, comme pour marquer l'endroit d'un miracle après quelques tonneaux. Mais Omar reste très vigilant. A côté de lui, Aymen s'endort, se réveille, parle, remet une cassette arrêtée depuis une heure, chante, et se rendort. Les kilomètres n'en finissent plus, mais nous sommes patients, nous nous rapprochons du Grand Sud !

    Le paysage devient de plus en plus désertique et chargé de poussière fine poussée par le vent. La route, très bonne, est par endroits recouverte de sable, obligeant Omar à ralentir. Le soleil cogne de plus en plus fort sur la tôle. Nous déjeunons sur un monticule à cinquante mètres du goudron, dans la ruine d’un ancien poste de garde datant de la colonisation italienne vers 1930, la seule ombre des environs. Derrière nous, les dunes sont pures. De temps en temps, une voiture ou un camion passe sur la route, puis le silence revient où seul le vent parle. A la nuit, vers dix-huit heures, nous sommes arrêtés une fois de plus par un contrôle, au carrefour de Brak, soixante kilomètres avant Sebha. Cette fois, les militaires sont terrifiants dans leur uniforme de parachutiste, avec leurs grosses bottes en cuir et leurs mitraillettes. Ils ont une allure sévère. Dans la nuit, avec leur peau noire, on ne voit que le blanc de leurs yeux inquiétants. Ils ne parlent ni le français, ni l’anglais, et je me sens vraiment démunie de ne pas comprendre l’arabe. Ils semblent suspicieux. Ils inspectent nos passeports et la feuille de route très minutieusement. Depuis le matin, j’ai mis mon chèche noir à la façon des hommes du Sud et on ne voit que mes yeux. Deux militaires viennent coller leur nez à ma vitre pour me regarder avec insistance. Nous ne bougeons pas. Je leur souris sous mon voile pour leur dire bonjour. Mais ils ne sourient pas. Je finis par me découvrir le visage pour les rassurer et leur montrer que je suis une femme. Ils sont agités, affairés autour de notre Peugeot pendant une bonne demi-heure, on dirait qu'ils recherchent quelqu'un en particulier, et qu’ils ont un doute sur nous. D'autres voitures se font arrêter, mais repartent après un bref contrôle. J’ai un peu peur. Je me demande si l’allergie d’Henri n’était pas un signe pour nous arrêter dans un périple peut-être dangereux en fin de compte. Nous n’aurions pas dû continuer, nous aurions dû rebrousser chemin dès que son allergie a commencé. Mais c’est trop tard, nous sommes au milieu du pays. Sandrine a bien plus peur que moi. Elle me murmure qu’avec son nom juif sur le passeport, ils vont l’arrêter. Henri, lui, ne dit rien. Nous n’avons rien d’autre à faire qu’attendre. Quand ils nous donnent leur feu vert, Omar démarre et nous respirons enfin. Aymen nous explique qu'ils sont toujours sur le qui-vive en raison des immigrés clandestins qui entrent dans le pays. Tunisie, Algérie, Niger, Tchad, Soudan et Egypte sont les six pays qui bordent la Libye, et leurs frontières, passant toutes dans le désert, ne peuvent pas être surveillées facilement.

    Sebha est une grande ville moderne, éclairée, animée et très embouteillée. Cela nous donne le temps de regarder les boutiques sans sortir de voiture. Nous devons encore rallier un camping plus loin, à cent cinquante kilomètres. La route passe devant un vieux fort italien, et s’enfonce dans la nuit. Nous nous retrouvons seuls à rouler. Cela n’en finit pas. Personne ne parle plus. Quelques tables rocheuses se succèdent sur notre gauche, en bordure de la route, et ressemblent à des mastabas. Aymen nous dit qu’elles sont un bon repère dans la nuit pour signaler l’arrivée à Tkerkiba. Nous sommes fatigués et engourdis, il est plus de vingt-et-une heures. Il nous a fallu treize heures pour faire neuf cent cinquante kilomètres, c’est beaucoup sur une bonne route. Mais il a fallu s’arrêter pour le souk, les barrages militaires, les prières, le déjeuner, et les stations-service. Chaque fois qu’on voit une station-service, on remplit de nouveau son réservoir, car même si on est au pays du pétrole, on manque souvent d’essence en allant vers le sud.

    Tkerkiba s'étend le long de l’unique route qui descend dans le sud-ouest, entre les hautes dunes de l'erg Aoubari au nord et les premières falaises du Messak Settafet, le Plateau Noir, au sud. Malgré l'heure tardive, des cahutes illuminées vendent de beaux légumes le long de la route. Tout vit encore. Beaucoup de voitures et de camions circulent. Ici, les vêtements sont ceux du Sud, pantalon large et chèche. Dans les cafés, la vie est intense. Nos phares éclairent quelques femmes dans la nuit, seules ou accompagnées, le visage voilé ou non. Le camping est construit au bord du grand erg. Omar bifurque à droite à la demande d’Aymen qui en cherche l'entrée. C'est très compliqué, car il n’y a aucun panneau et il ne se souvient plus de son emplacement exact. Quant à Omar, il vient ici pour la première fois. La voiture sillonne un labyrinthe de chemins de sable sous des palmiers, entre la route et les dunes, à travers un damier de jardins potagers clôturés de roseaux, une véritable oasis révélée par nos phares. Nous arrivons enfin devant le portail grand ouvert du camping, au pied de l’erg. Dans un décor féerique est planté un carré de baraquements, au centre duquel un feu rougeoie et un couscous mijote.

    Un groupe d’hommes nous attend. Sayfeddine, dit Sayf, vingt-cinq ans, natif de Tripoli, doit nous emmener dès demain au volant d'un 4X4. Il suivra la caravane durant toute la méharée. Il sourit, emmitouflé dans un long tissu noir, mais ne dit rien, sans doute parce qu’il ne parle que l’arabe. Il faudra s’exprimer par gestes. Une fois les salutations faites à tout le monde, nous refranchissons le portail. Omar est triste de nous quitter demain pour remonter au nord, mais la Peugeot ne serait pas d’une grande utilité dans le sable. Sayf et Henri montent les tentes à l’extérieur du camping, au bas d’une grande dune, tandis qu’Aymen installe des matelas au sol, une nappe, les couverts, et part nous chercher un couscoussier fumant. Nous mangeons rapidement. Nous n’avons aucun feu pour nous tenir éveillés, et de toute façon nous sommes fatigués.

    Notre première nuit est glaciale, comme toujours dans les dunes. Même dans ma tente, je grelotte.

    Lundi

    Il faut continuer, en 4X4 cette fois. La route passe par Germa. Germa, l'ancienne Garama qui était la ville des Garamantes. Vers 450 avant notre ère, Hérodote en parlait dans son livre Enquête. Il écrit que ce peuple très important de la région des dunes habite à trente jours de marche des Lotophages, sans doute les habitants de la côte tunisienne, et conduit des chars à quatre chevaux. Aujourd’hui, les murs de Germa sont à moitié écroulés. Faite d’argile et de pierres, cette petite cité encerclée par un rempart garde encore les traces de minuscules ruelles, d’une esplanade à l’entrée, d’un réseau pour l’eau, et d’un palais maintenant éboulé. Les palmiers dattiers dont parle Hérodote sont aujourd’hui rabougris. D'après Aymen, l’endroit est déserté depuis le IXe siècle. Pourquoi avoir abandonné Germa ? Une crue du wadi Ajal aurait-elle détruit les maisons ? Un envahisseur aurait-il ravagé le pays ? Une épidémie ? Toutes les civilisations finissent par s’éteindre, rien n’est éternel, même les cités les plus puissantes disparaissent.

    A Aoubari, nous devons obtenir un second visa sur notre passeport, celui du Sud, un timbre blanc figurant un aigle bleu de profil, tamponné d’un triangle. Sans lui, nous ne pouvons pas circuler dans le désert. Pendant que Sayf s'en occupe, Aymen nous emmène dans une boutique car nous voulons nous acheter un pantalon noir brodé d'arabesques aux chevilles. Nous sommes une vraie attraction dans la rue principale, mais personne ne nous pose de questions. On nous regarde sans jamais nous ennuyer, sans nous solliciter, on nous regarde de loin avec surprise. Il faut dire qu’il n’y a pas un seul touriste, et encore moins de femmes occidentales à cet endroit. Il semble que la France ait une bonne réputation, les gens sourient quand ils apprennent d’où nous venons. Aymen s’arrête dans une boucherie, et je ne veux pas savoir ce qu’il achète pour le voyage car des morceaux de chameau pendent aux crochets sur les murs. La boutique de pantalons est tenue par un couturier Touareg du Niger. Je peux enfin dire mes premiers mots avec lui dans la langue d’ici, la tamahaq, même si les Touareg du Niger parlent la tamajaq. Les deux langues sont comprises par les Touareg du Nord et du Sud. Il y a longtemps que je n’ai pas parlé avec un Touareg, depuis 1992 en Algérie, et même si j’ai travaillé régulièrement la langue depuis, j’ai l’impression que j’ai tout oublié. Nos pantalons sont superbes, noirs brodés d’arabesques bleues aux chevilles, et conçus pour la méharée.

    Les derniers kilomètres de route goudronnée jusqu’à Serdélès se font dans un grand silence. Nous sommes seuls à rouler vers l’ouest, sur le wadi Ajal, rivière depuis très longtemps souterraine. La route suit son vaste lit à sec, entre des falaises imprenables à gauche et des dunes dorées à droite. L’ancienne piste est sous nos roues, unique liaison entre le nord et le sud, et je pense à tous ces voyageurs qui l’ont parcourue, Garamantes, Romains, esclaves, caravaniers, aventuriers, scientifiques et soldats. En arabe, Serdélès s’appelle el Awaynat, les Petites Sources. Nous arrivons dans un joli camping vers quatorze heures. Il n’y a pas de tentes, mais des petites cases rondes en ciment surmontées d’un chapeau conique en palmes. La terrasse du restaurant, en plein air, est abritée du soleil par une pergola de roseaux.

    Après un déjeuner de poulet au riz, un passage aux toilettes « à la turque » et une dernière douche chaude, nous quittons l’oasis à la nuit tombante. Au bout de trente kilomètres de piste et de chemins rocheux, Sayf coupe le moteur et tout le monde sort. Un grand silence règne sous les étoiles. Il n’y a que du sable et des roches aux formes étranges éclairées par nos phares. Alors, deux Touareg sortent de la nuit comme par magie et viennent à notre rencontre. Je dis mes salutations en tamahaq, et cela fait son effet. Je dis des formules, mais pas toutes car elles sont longues. Mon accent doit être comique, car ils rient en réajustant leur voile sur le nez jusqu’aux yeux. Ils nous entraînent à quelques pas, derrière des rochers où ils ont fait un feu. Nous nous asseyons sur des nattes. On ne voit que leurs yeux. L'un, Barka, a les paupières ridées, un chèche jaune safran et les pieds nus dans des iratimen, les tongs en cuir des Touareg. L'autre, Hama, semble avoir trente ans et porte des chaussures de tennis. Leur longue tunique noire laisse voir les broderies au bas de leur pantalon noir. Ils sont partis de Serdélès avec leurs chameaux depuis trois jours et nous attendent pour nous servir de guide et de chamelier. Henri et Sandrine sont enchantés par un tel rendez-vous. Aucun d’entre nous ne s’attendait à les voir arriver, ni à trouver une théière sur des braises derrière un rocher. C’est extraordinaire de se retrouver ainsi, sous les étoiles du Sahara ! De magnifiques roches champignons nous entourent, éclairées par les flammes. Elles sont couvertes de tifinar gravés, l'écriture des Touareg, faite de ronds, de traits, de points, de croix. Tous ces écrits laissés depuis des siècles montrent que l’endroit

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