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Tétralogie Ma chère Louisiane
Tétralogie Ma chère Louisiane
Tétralogie Ma chère Louisiane
Livre électronique2 176 pages31 heures

Tétralogie Ma chère Louisiane

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À propos de ce livre électronique

Les quatre romans de Ma chère Louisiane de la romancière et sociologue Lili Maxime se déroulent au pays des Cadjins, dans les bayous de la Louisiane de 1977 à 2007. Tous les sens sont exacerbés dans ce pays envoûtant des gombos, des fais-dodo, du jazz et du « laisser le bon temps rouler ». Un voyage fascinant au cœur des Cadjins et de « leur si tant belle parlure », ces descendants des Acadiens d’Amérique exilés en Louisiane depuis le Grand Dérangement de 1755. *** ½ « Un road movie à travers l’Amérique. » Gérald Leblanc, La Presse, 08/01/2006 « Les odeurs du roman recèlent une sensualité primitive. ». Michel Lapierre, Le Devoir, 26/06/2006. « Ivresse et exotisme! En prime, une savoureuse façon de parler. » Didier Fessou, Le Soleil, 16/01/2005. L’intrigue : La sociologue québécoise, Hélène Simard, part à la recherche de son âme en Amérique profonde au pays des Cadjins, en Louisiane, mais tout bascule… La jeune femme s’éprend du fier Cadjin David LeBlanc déjà marié à une amérindienne Houma, et se retrouve malgré elle au cœur d’un ouragan où les élans du cœur se déchaînent. La saga de 1858 pages nous plonge dans le décor subtropical d’une Louisiane contemporaine et francophone où les Cadjins sont fiers de parler le français de leurs ancêtres, une langue exclusivement orale que nous découvrons dans les dialogues magnifiques de l’auteure, ce qui lui a mérité le prix France-Acadie 2005 et des critiques élogieuses. *** ½ « Surtout à cause du parler cadjin. Ouragan sur le bayou, un récit chaleureux qui fait revivre ce mystérieux pays de marécage ». Gérald Leblanc, La Presse, 05/12/2004. Sur fond d’histoire et d’ouragans se jouent des relations déchirantes entre les fiers Cadjins, les LeBlanc, les Collin et les Manicouche, nobles amérindiens Houmas et Montagnais. Des personnages vibrants qui vivent leurs passions pendant trois décennies, déchirés entre la fidélité à leurs valeurs traditionnelles et leur quête d’identité et de bonheur. Blanc, Noirs et Amérindiens. Tous fils et filles d’Amérique française. *** ½ « Telle une peintre naïve, Lili Maxime excelle à rendre présents ses héros et leur pays. Le langage lui-même contribue à faire revivre la terre et ses gens ». Gérald Leblanc, La Presse, 08/01/2006. Le triangle Louisiane-Acadie-Québec s’installe avec sensualité et exotisme, à l’image de la Louisiane, de ses bayous, de ses magnolias en fleur, des Mardi gras et des airs de jazz et de blues de La Nouvelle-Orléans. Amour, action, exotisme, histoire, blues, jazz, nature ensorcelante, personnages envoûtants, voilà ce que livre chacun des quatre romans de Ma chère Louisiane.
LangueFrançais
ÉditeurIrma
Date de sortie3 mai 2012
ISBN9782924127087
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    Aperçu du livre

    Tétralogie Ma chère Louisiane - Maxime Lili

    DE LA MÊME AUTEURE

    Éther et Musc, VLB Éditeur, nouvelles, 1996

    Ma chère Louisiane, Ouragan sur le bayou I, Production Irma, 2004

    Ma chère Louisiane, La Sang-mêlé du bayou II, Production Irma, 2005

    Ma chère Louisiane, Un dernier Mardi gras III, Production Irma, 2006

    CD Chanter, même si…, Les Éditions Mistouk, 2004

    CD Ma chère Louisiane I, Les Éditions Mistouk, 2005

    CD Ma chère Louisiane II, Les Éditions Mistouk, 2006

    © Production Irma, 2009

    C.P. 3126, succ. Bureau principal

    Tracadie-Sheila (Nouveau-Brunswick)

    Canada E1X 1G5

    et

    Lili Maxime

    Mise en page : Infoscan Collette, Sherbrooke

    Conception graphique de la couverture : Infografik design communication, Sherbrooke

    Conversion au format ePub : Studio C1C4

    Pour toute question technique au sujet de ce ePub : service@studioc1c4.com

    Légendes des photos de la couverture du tome 1 :

    Couverture avant : Crevettiers amarrés, Cut Off,

    Bayou Lafourche, Louisiane

    Légendes des photos de la couverture du tome 2 :

    Couverture avant : Philip Gould, Louisiane. 1977 Marcus Delahoussaye, a professional swamp tour guide, holds his daughter Christina and her Catahoula puppy Babaloo as dusk falls over Lake Martin near Breaux Bridge, Louisiane.

    Légendes des photos de la couverture du tome 3 :

    Couverture avant : Philip Gould, Louisiane. 1977 Rosie Ledet, Chanteuse, La Nouvelle-Orléans, 2002.

    Légendes des photos de la couverture du tome 4 :

    Couverture avant : Philip Gould, Louisiane. Accordeonist Marc Savoy and daughter Sarah,

    Eunice, originaly published by Galerie Press Inc., Lafayette, La, 1985,

    Louisiana State University Press Edition, 1991.

    Distribution : Prologue inc.

    1650, boul. Lionel-Bertrand

    Boisbriand (Québec) J7H 1N7

    Téléphone : 450 434-0306

    © CD Lili Maxime-Production Irma

    Site Internet : www.lilimaxime.com

    Ce roman est une œuvre de création. Toute ressemblance avec des personnes et des faits existants ou ayant existé relèverait de la coïncidence et n’engage aucunement l’auteure et l’éditeur.

    Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

    Production Irma et Lili Maxime, 2009

    Bibliothèque nationale du Québec

    Bibliothèque nationale du Canada

    ISBN du tome 1 2-921722-59-3 (version imprimée) — 78-2-92412-700-1 (ePub)

    ISBN du tome 2 2-921722-68-2 (version imprimée) — 978-2-92412-701-8 (version ePub)

    ISBN du tome 3 978-2-349722-46-1 (version imprimée) — 978-2-924127-02-5 (version PDF) — 978-2-924127-02-5 (version ePub)

    ISBN du tome 4 978-2-349-72268-3 (version imprimée) — 978-2-924-12703-2 (ePub)

    L’auteure et l’éditeur remercient la Direction des arts du Nouveau-Brunswick pour sa contribution financière à la réalisation de cet ouvrage.

    2e édition : 1er trimestre 2012

    Ma chère Louisiane

    Ouragan

    sur le bayou

    Lili Maxime

    Ma chère Louisiane

    Ouragan

    sur le bayou

    PRIX FRANCE-ACADIE 2005

    Note de l’auteure

    C’est le soleil qui m’a prise au passage, d’abord. Un temps lumineux dont je rêvais depuis plusieurs mois. Un voyage fou au pays des bayous.

    Ah ! La Louisiane ! Terre d’exil, d’élixir.

    La Nouvelle-Orléans, Lafayette, Baton Rouge, Saint-Martinville…

    À moi l’exotisme, la chaleur, les chênes luxuriants, les alligators, les champs de coton, les maisons de plantation, les magnolias, les trésors de Jean Lafitte, les retrouvailles d’Évangéline et de Gabriel ! À moi les ciels d’orage et le chant des aigrettes, les violons plaintifs et les fais-dodos jusqu’au petit matin !

    Laisser le bon temps rouler, tout le monde descend, je suis rendue chez mes cousins, ceux d’en bas, du Sud. Ceux qui ne gèlent jamais. Les pas comme les autres. Les Cajuns, les Cadjins, les Cadiens. Les Acadiens du Sud dans le ‘Pelican State’, aux États-Unis. Ceux qui ont une parlure française si différente de la mienne.

    Quitter le Lac-Saint-Jean, au nord du Québec, et partir sur les routes de l’Amérique profonde m’a toujours semblé une nécessité, une passion.

    Écrire une trilogie romanesque ayant comme toile de fond la Louisiane contemporaine, celle que j’ai vécue pendant des années, me semblait une autre aventure exceptionnelle. Mais les mots n’ont pas suffi à décrire l’intensité des êtres que j’y ai rencontrés, puis aimés. De carnets de voyages à une monographie, j’en suis arrivée à inventer des histoires. Pour vrai. Et c’est ainsi que la beauté des paysages, la force et la joie de vivre des Cadjins me bouleversent encore.

    Pendant que j’écris les trois tomes, les vrais Cadjins pêchent dans le golfe du Mexique, tel leur père et le père de leur père avant eux, et parlent encore en français. Comme avant le Grand Dérangement.

    Si vous allez en Louisiane, en bas du bayou Lafourche, peut-être, chêr bon Dieu, rencontrerez-vous des Cadjins semblables aux personnages de ce roman. Peut-être pas, aveuglés par tant d’exotisme. Ici, la part de l’invisible se camoufle derrière les guirlandes indolentes de la mousse espagnole et la fleur de magnolia. Un saxophone langoureux, un air de zydeco…

    Bon, je vous laisse, car Viger et Anna m’attendent pour un dernier fais-dodo dans la manche des LeBlanc. Vite, un ouragan dévastateur se dessine à l’horizon…

    Mes souvenirs ont rejoint la fiction. Mais ne cherchez pas de traces.

    Elles se sont effacées à mesure. Pour protéger l’essentiel.

    Bon voyage !

    Lili Maxime

    Du Lac-Saint-Jean à la Louisiane,

    Écrit dans les Cantons-de-l’Est au Québec.

    Pour le 400e anniversaire de l’Acadie, je suis fière de contribuer, par ce roman, à faire connaître davantage les richesses de la langue française.

    L’originalité du langage des Cadjins de la Louisiane, les Acadiens du Sud, s’explique par plus de 250 ans de métissage linguistique en terre d’Amérique. Il suffit de penser à l’apport des Acadiens du Canada, bien sûr, mais aussi des Français, des Américains, des Espagnols, des Créoles, des Allemands, des Haïtiens, des Africains, des Britanniques, des Irlandais. Et un peu du Choctaw des Indiens Houmas.

    Pour mettre en valeur cette langue cadjine, pleine de séduction, l’auteure a choisi de la faire ressortir en italique dans le roman.

    Pour le plaisir, on pourra consulter le glossaire et les cartes placés en annexe.

    À Alain Larouche

    anthropologue et voyageur.

    À mes chers Cadjins

    bayou Lafourche, Louisiane.

    Chapitre 1

    Bayou Lafourche

    Le ‘tit pêcheur de crabes

    Un pélican prend son envol au-dessus des bateaux amarrés.

    Suspendue au cou des vieux chênes, la mousse espagnole se dandine comme une Belle du Sud, caressée par le souffle chaud du golfe du Mexique. Les piaillements des oiseaux se superposent aux coassements des ouaouarons. Un alligator long comme une pirogue glisse vers une tortue, immobile sur la racine immergée d’un gros cyprès. Quand le monstre abat ses mâchoires sur la carapace, des rires clairs d’enfants éclatent de l’autre rive.

    Rien n’est silencieux au pays des bayous.

    « Ma chère Louisiane », pense David LeBlanc en marchant vers la scène.

    En ce 15 avril 1977, au royaume des fruits de mer et du pétrole, des cocodrils et du magnolia, les Cadjins du bayou Lafourche fêtent l’arrivée du printemps comme en 1765, en dansant. Aujourd’hui, ils sont prêts à respirer au même rythme que leurs musiciens préférés, les Cocodrix du Bayou.

    Le bruit des bottes de cow-boy sur les coquillages d’huîtres excite la foule.

    Juste à côté, des pieds nus écrasent l’herbe et cherchent l’ombre sous les grands chênes. Les pirogues sont remplies à ras bords de bouteilles de bière fraîche, couchées sous la glace. Le frôlement des corps dégage une sensualité palpable et, que Dieu leur pardonne, tout cela est bon. On boit, on rit, on s’interpelle et on s’étreint à bras-le-corps, en plein soleil. Il est midi.

    L’humidité colle les vêtements légers sur la peau.

    Avant même que la musique commence, les fêtards s’épongent le front avec un mouchoir de poche. Le printemps s’annonce chaud. Les champs de riz bien irrigués fourmillent d’écrevisses.

    Les odeurs de gombo, de saucisses boucanées et de bouillitures de crabes se mêlent aux effluves de bière et de whisky.

    Sur les devantures des kiosques, on peut lire Alligator sauce piquante ou ‘Talk about good’ qui se mêlent aux Louisiana Lagniappe et ‘Cajun’s joy eating’. Les couleurs vives invitent les festivaliers à déguster du gombo de chevrettes, du jambalaya d’écrevisses ou simplement des ‘po-boys’. Les étals d’huîtres crues sont envahis et les bouteilles de ‘Louisiana hot sauce’ circulent de main en main. D’un peu partout fusent des rires derrière la fumée qui jaillit de chaudrons immenses d’où gigotent, pour la dernière fois, des crabes en furie.

    Comme en écho à la fête, le bayou Lafourche, qui a vu naître ces fils de Cadjins, s’est paré des couleurs vives des magnolias, des iris et des lilas. D’un rouge feu, des remorqueurs tirent des barges et glissent vers le golfe du Mexique, fanions au vent. Des Lafitte Skiff, avec leurs filets papillons comme de longues ailes pointées vers le ciel, n’attendent que la pleine lune pour pêcher la crevette. Repeints à neuf, les bateaux de pêche sont amarrés tout au long du bayou, donnant l’illusion d’un répit aux crabes, aux huîtres et aux chevrettes. De la coque au mât, la blancheur des chalutiers fait éclater le vert argenté de la chevelure qui pend avec nonchalance de chaque côté du cours d’eau.

    Vrai, le bayou Lafourche est un des plus beaux bayous de la Louisiane !

    Le drapeau acadien ondule sous la brise comme partout dans les 22 paroisses de l’Acadiana, depuis 1965. Fleurs de lys sur fond bleu, étoile dorée sur fond blanc et tour de Castille sur fond rouge. Des couleurs qui affirment encore les liens étroits avec la France et le Québec. Car, fidèles aux traditions, les Acadiens de la Louisiane ont conservé, intact, leur culte de Dieu, de la famille et de la terre nourricière. Plus encore au pays des bayous, diraient les vieux.

    Soudain, sous cette chaleur imprégnée d’odeurs de marécages et de viande boucanée, une plainte si souvent entendue sous les vieux chênes s’élève, vieille de plus de deux cents ans, déchirante :

    « J’a passé devant ta porte

    J’a crié bye-bye ma belle

    Y’a pas personne qui m’a répondu

    Haï haï haï mon cœur fait mal. »

    Les femmes ne retiennent plus leurs pulsions et poussent des cris à déchirer une pirogue en deux. C’est le délire.

    À la tête de son orchestre, David LeBlanc s’est engagé à faire danser les festivaliers comme en plein mardi-gras. Le voilà sur la scène au ‘Louisiana Cajun & Food Festival’, tout au sud de la Louisiane, à Houma, tout près du village qui l’a vu naître.

    À 22 ans, cet homme de six pieds deux pouces dégage une sensualité déconcertante ; debout, chapeau de cow-boy bien enfoncé sur sa tête bouclée, les bottes en peau de serpent bien ancrées sur la scène, il chante encore :

    « Yyou t’as été hier au soir, ma négresse,

    Quand t’es r’venue c’matin,

    La robe tout déchirée… »

    Dans la foule, deux femmes sont aux aguets. L’une se tient debout près de la scène, très droite, l’autre danse sous un chêne, bien cachée des regards. Pour des raisons différentes, elles fixent David et boivent ses chansons.

    « Tout partout qu’elles étaient, hier soir, ces femmes à la robe déchirée », pense Anna. Dans le bateau d’huîtres, le champ de coton, le jardin de magnolias, dans une cour intérieure de La Nouvelle-Orléans, elles espèrent toutes le rencontrer sur leur chemin, le fils d’Anna. Son fils. Certaines auraient traversé le bayou à la nage pour que les yeux bleus de David s’attardent sur leur visage.

    Car il est beau, David LeBlanc, malgré un nez aquilin, un dos un peu voûté, des pommettes hautes et des yeux trop cernés. C’est que la mer lui a ravi des relents de jeunesse à coups de filets de pêche, diraient les pêcheurs. Sa peau hâlée fait ressortir le bleu de ses yeux comme deux taches dans le visage. Pour les yeux clairs et la douceur, il a hérité d’Anna. Pour le reste de sa physionomie, c’est tout Viger, son père. Lorsqu’il sourit, des sillons se creusent sur ses joues, ce qui accentue l’effet de mélancolie générale, créant ainsi une confusion. Car, pour qui le connaît bien, David LeBlanc est un homme joyeux et prêt à s’esclaffer à tout moment. C’est alors tout son être qui s’exprime : ses mains frottent les joues, s’attardent sur la mâchoire, glissent sur le cou et s’arrêtent enfin sur la poitrine, à plat, comme pour endiguer cette voix de basse qui retentit, ronde et sonore. Les épaules secouées de gaieté font bouger ses cheveux, ce qui l’oblige à replacer son chapeau d’un geste leste, laissant deviner une certaine réserve. Parce qu’il dépasse d’une tête tous les gens qui gravitent autour de lui, ce n’est que sur un bateau de pêche ou sur une scène que sa timidité lui laisse un répit.

    Vibrant ! Le fils d’Anna est vibrant.

    Aujourd’hui, transporté par la musique, ses doigts filent sur le manche de la guitare et son corps élancé ponctue la cadence. David danse. La boucle en cuivre qui orne sa ceinture brille sous les rayons du soleil et accentue le mouvement des hanches, bien prises dans un jean serré. En nage, la chemise trempée par l’humidité, il semble insensible à l’extrême chaleur. Des mèches blondes s’échappent du chapeau et viennent caresser son cou. Bien des mains s’y glisseraient pour remettre en place ces boucles qui tournoient en tire-bouchon. Et ce ne sont pas que des mains de la famille LeBlanc.

    Anna le sait mieux que toutes celles qui veulent le lui enlever. Ces femmes si jeunes, presque des fillettes aux yeux agrandis par la vie qui tire. Elle tourne la tête.

    Là, une bouche se délecte déjà du parfum de la peau de son David. Ici, une main baladeuse rêve de s’accrocher aux cordes du violon qui grince. Ailleurs, un souffle court respire à même l’accordéon qui s’étire. Au rythme du tintement aigu créé par le ’tit-fer, une chevelure dorée ponctue la cadence sur des épaules juvéniles. Les yeux rivés sur David, elles s’imaginent toutes à ses côtés. Sur la scène.

    Mais quand on connaît bien David LeBlanc, on sait qu’il ne chante que pour Margaret Collin, la femme aux yeux de jais et aux cheveux couleur de la nuit. Celle qui, là-bas, pieds nus, danse toute seule en robe blanche, à l’ombre d’un grand chêne. Pour David, regarder dans le creux de ces yeux-là, c’est s’enliser dans le bayou sans fond en criant de joie haï haï haï, mon cœur fait mal.

    Margaret porte son regard chargé de passion vers la scène, ignorant la foule. L’envoûtement que David ressent pour elle se manifeste dans sa voix. Le goût de Margaret, sa peau cuivrée, luisante sous les fines gouttelettes de sueur, son ventre plat sous la ceinture en plumes de paon, ses lèvres charnues et humides, augmentent son désir de voir s’embraser ce corps par la musique.

    Les yeux plissés par le soleil, David plaque les premiers accords d’un blues lancinant et s’adresse à la foule : « Asteure, vous pouvez vous coller pour danser su’ la chanson de Vin Bruce, Jolie Blonde. Tracassez-vous aut’ pas, on va pas s’arrêter de jouer de la musique, même si tout l’monde va tomber par terre de fatigue et de chaleur. One, two, three… »

    Les danseurs n’en demandent pas moins et les corps se pressent les uns contre les autres, voulant s’épouser à même les accords du blues plaintif. Car la musique est l’âme des Cadjins. Et ils agissent encore comme les dignes héritiers d’une joie de vivre ancestrale et bien acadienne, sans en changer la manière : en frappant les bottes sur le sol au son d’une musique dégourdie.

    Devant une foule bigarrée de Cadjins, de Noirs et de Texiens, David chante, comme son pop et le pop de son pop avant lui. La chanson terminée, il enchaîne avec du country, mais à sa manière : avec la langueur cadjine, le rythme américain blanc et le ‘soul’ des Noirs. Il obtient un vrai succès tant chez les jeunes que chez les anciens.

    « Amis de partout, well, ça que j’vas vous chanter à vous aut’ asteure, c’est manière une chanson des ’tits-bougres de l’ouest de la Louisiane, mes bons amis, les frères Balfa, eusse Cadjins qui voyent la lune se lever un ’tit brin après nous aut’. « ’Tit galop pour Mamou », on va vous la chanter, aussi easy qu’un cocodril attrape une aigrette. So, amusez-vous aut’, et laissez le bon temps rouler. En place pour un two-step. One, two, three, four. »

    Après son interprétation de Ma blonde est partie, plus connue sous le nom de Jolie Blonde, le public redemande de la musique cadjine. David enchaîne avec La danse de Mardi Gras et Mon cher bébé créole. À l’annonce de ces chansons, on applaudit à tout rompre.

    Sur les premiers accords, la sixième corde, usée à force d’être frappée du pouce comme on tape sur un tambour, casse avec un bruit sec. Épris de rythme, David finit toujours par la briser. Comme tout Cadjin, il ne s’en fait pas une misère. Il s’acharne alors sur la cinquième. Lorsqu’il tambourine dessus, la foule jubile et siffle entre les doigts, ravie. Cet appel le stimule à chaque fois. Il sait ce qu’il lui reste à faire. Les yeux fermés, ses longs doigts continuent de flatter et de pincer les cinq cordes raidies. Puis, d’un coup, sans avertir, il arrête la musique. Silence. Alors de sa gorge, monte un chant gospel, plaintif et sensuel.

    Excité, Duwey Alario plaque son archet sur son violon et en fait jaillir une note langoureuse. Emery Guidry presse l’accordéon qui lâche un soupir sur les soubresauts de la planche à laver de Suzanne LeBlanc.

    En ce printemps 1977, cela fait déjà trois ans que les musiciens des Cocodrix du Bayou amusent les festivaliers et que David séduit les foules avec sa voix profonde et cette vieille guitare. On vient de tout partout, de la Grande-Île jusqu’à La Nouvelle-Orléans, pour entendre ces jeunes musiciens.

    À cause de leur musique et du plaisir manifeste qu’ils ont d’être ensemble sur la même scène, personne ne peut rester indifférent à toute cette jeunesse, cette liberté des corps et cette joie de vivre. Laisser le bon temps rouler semble plus que jamais la devise de ces jeunes du bayou Lafourche.

    À droite de David, son meilleur ami, Emery Guidry. Extasié, il fait courir ses doigts sur les touches de l’accordéon tel un crabe sur du sable fin. Il presse et étire l’instrument à soufflet comme si les sons qui s’en échappaient provenaient de l’air de ses propres poumons.

    À gauche, Suzanne, sa sœur, recouverte d’un tablier de fer blanc, du cou jusqu’à la taille, use ses ongles sur la planche à laver. Ponctuant le rythme avec une énergie décuplée par la fougue de David, elle brosse le métal. Quand ses doigts ne peuvent plus supporter la douleur, elle soutire de la poche de sa salopette le goulot d’une bouteille. Glissé sur le pouce, le verre martèle l’instrument avec plus de verdeur encore. Plus tard, ivre de bruit, elle donnera un répit à ses oreilles en jouant de l’harmonica ou du triangle, baptisé par les anciens ’tit-fer.

    À ses côtés, un homme à la peau noire est harnaché à un violon en bois de Tupelo. Duwey Alario, l’ami d’enfance des Guidry et des LeBlanc, saute comme une poule des bois, enjoué et un peu canaille.

    Le Créole parcourt la scène de long en large, à la même cadence que ses coups d’archet sur les cordes raidies du violon. Il joue de l’instrument avec une telle dextérité qu’on le dirait sous l’emprise des forces d’un gri-gri. Lui seul sait qu’aucune force maléfique, talismans ou amulettes, incantations et danses confondues, n’est à l’origine de sa musicalité. Elle lui vient d’avoir glissé l’archet sur le violon de son grand-père, tous les matins à la fraîche, pieds nus sur la galerie. Le plus souvent après la pêche ou l’ouvrage au champ, juste avant l’école.

    Comme son père et son grand-père avant lui, il avait préféré le violon à l’accordéon à cause de la tendreté des crins et du frémissement délicat du bois. C’était aussi le seul instrument de musique qu’ils avaient pu fabriquer à peu de frais. À même la forêt et les poils rudes de la jument. Au grand soleil, dès que les doigts agiles de l’enfant se déposaient sur ses cordes tendues, le violon, tel un pélican brun, prenait son envol dans un ciel ouvert.

    Aujourd’hui, debout près de Suzanne, violon bien enchâssé entre l’épaule et le menton, yeux fermés, Duwey Alario semble rêver. Il danse et chante en dansant, mais il ne rêve pas. Exacerbé par le zydeco, à la fois danse et musique, son ‘soul’ devient prétexte à faire resurgir ses origines créoles. Comme son idole, Clifton Chénier, le ‘King of zydeco’, Duwey se voyait parcourir l’Amérique avec son instrument de musique. Pour l’heure, il déambule sur la scène, à Houma, en faisant claquer ses bottes sur le vieux plancher de cyprès rouge, au rythme de son ’tit violon.

    Duwey, Emery et Suzanne savent retenir l’attention du public, mais le leader du groupe, le chanteur soliste, c’est lui, David LeBlanc. Sa voix profonde remue et touche les cœurs.

    David utilise la musique et le langage comme des ponts. Sans heurts, il rallie les générations et les couleurs de peau, sans déplaire ni aux uns ni aux autres. Quand il chante en anglais, on décèle quand même un accent cadjin, à la fierté des jeunes. Ce n’est que lorsqu’il parle, en français, que ses origines de ’tit-bougre du bayou reviennent en force, au grand plaisir de la famille LeBlanc et des vieux Cadjins.

    « Eusse qui veut danser bien collés, c’est le temps asteure ! »

    Du soleil plein les yeux, David LeBlanc est un homme heureux. Pour s’en convaincre, il n’a qu’à baisser la tête. Elles sont là, collées à la scène, euphoriques comme à l’habitude : Anna, Mémé Conjo et Ti-Bouillou. Elles le suivent de bas en haut du bayou pour l’entendre chanter, prétexte valable surtout pour danser, boire et manger en bonne compagnie. D’ailleurs, la vieille Mémé Conjo, la mère de Ti-Bouillou et d’Anna, se trémousse sur les coquilles d’huîtres, sans cavalier, jusqu’au moment où un veuf bien connu du voisinage l’enlace comme du temps des épousailles. Ti-Bouillou, vieille fille aux préjugés ancrés dans la cervelle, rechigne un peu de voir sa mère si délurée. Elle refuse d’être témoin de ce dévergondage, enjoignant Mémé Conjo de ne plus se comporter comme une catin de la ville, chapeau de paille enfoncé jusqu’aux yeux, jupe folle virevoltant sur des jambes encore pleines. Sourde à ces remontrances, Mémé Conjo déguste une saucisse piquante, bière à la main, pendant qu’Anna admire ses enfants sur la scène, David et Suzanne.

    Stimulé par elles, David gratte sa vieille guitare comme s’il voulait en soutirer une dernière jeunesse. Il sait tout l’amour que lui portent Mémé Conjo et Ti-Bouillou depuis sa naissance, ce qui explique que le fils d’Anna devient plus émouvant quand il s’adresse aux vieux, car il le fait avec respect et tendresse. Il a, comme ses ancêtres, la noblesse des Cadjins portée sur les épaules, le regard franc et limpide comme une biche. Il parle peu mais droit. Avec un reste de timidité qui lui vient d’avoir été le seul garçon d’une famille de sept enfants, entouré de femmes qui piaillaient autour de lui, du matin au soir.

    Pour ne pas éveiller les envies maternelles de la grand-mère, Mémé Conjo, de la tante, Ti-Bouillou, d’Anna et des six sœurs, il avait appris à se tenir tranquille, le petit dernier. Il avait joué longtemps à se faire discret, à se rapetisser dans sa tête pour se faire oublier. Peine perdue. Alors, très tôt, il s’était entiché de son père et des amis de son père.

    Les voilà, Viger et son part’na, Charles, debout près du kiosque Quelque chose beaucoup bon. Bières à la main, ils s’amusent de l’énervement des femmes suscité par les Cocodrix.

    Ils se tiennent près d’un vieux pêcheur de Golden Meadow qui vend à la criée des ‘po-boys’ d’huîtres et de saucisses piquantes, tout en reluquant discrètement les femmes. Fier d’être le plus ancien bénévole du festival de Houma, il sourit à une novice qui lui fait des yeux doux en vendant des tartes aux pacanes, au kiosque d’à côté. Les profits des ventes seront versés aux élèves du ‘High School’ pour effectuer leur voyage de fin d’année au Texas.

    À l’appel du ‘Louisiana Blues’, Viger termine sa bière et se dirige vers l’avant-scène. Avec souplesse, il enlace Anna et l’entraîne au milieu des danseurs. Il la presse contre sa poitrine, tenant sa taille à pleines mains. Il aime ce ventre arrondi par les grossesses, l’odeur de lilas qui émane de ses cheveux, plus blancs que blonds. Cette femme bien coiffée le titille autant que dans sa prime jeunesse. Il n’a jamais su, durant ces trente-trois années de mariage, d’où venait cet arôme de lilas. Anna avait gardé le silence sur la provenance du parfum, laissant à Viger le soin d’imaginer ce qu’il voulait : cadeau d’un ex-fiancé, potion magique, cueillette nocturne des fleurs…

    Troublé, il presse Anna contre sa poitrine. Elle sourit, radieuse. Ses yeux, d’un bleu incertain, confèrent au visage une extrême douceur. « Un bleu proche aussi délavé que le ciel du bayou quand la brise a pas encore dissipé la brume du matin », lui murmure Viger. En plus de s’occuper de sa famille et des moins nantis du voisinage, Anna se dévoue encore pour Mémé Conjo et Ti-Bouillou, leur apportant à chaque dimanche une chaudronnée pleine de gombo de chevrettes et du riz. Pendant qu’elle éduquait ses sept enfants, Anna ignorait que l’entourage se plaisait à dire que sa générosité s’était, petit à petit, imprégnée dans ses mains et dans son regard, toujours plus évanescent.

    Elle faisait bon usage de cette compassion quand ses six filles étaient à la maison. Du jour où les filles avaient déserté le bayou pour faire une meilleure vie, et qu’elle ne s’était retrouvée qu’avec Suzanne et David, le bleu de ses yeux s’était embrouillé et ses mains agitées avaient cherché une nouvelle vocation. La messe du dimanche ne lui suffisait plus. Elle avait alors jeté son dévolu sur le bénévolat à l’église, et s’était mise en tête de monter une collection d’œufs miniatures, farfouillant dans les ‘garage sale’ et les boutiques. C’était avant la naissance de la Petite, la fille de David.

    Depuis, le voile qui masquait le bleuté de ses yeux s’est levé, car de nouveau, ses mains peuvent caresser des cheveux d’enfant, coudre des robes et cuire le manger.

    En regardant ses parents enlacés, David ressent une certaine nostalgie.

    Que de chemin parcouru depuis les cinq dernières années ! Pour faire plaisir à Viger, il choisit La valse à Pop. Cette vieille chanson, avec ses paroles naïves, exprime sans détour ses propres sentiments vis-à-vis Viger :

    « Hé-y-aïe, chêr ’tit monde, quo’ faire t’es comme ça,

    Autant dans les misères ? Hé y aïe, je te fais pas rien,

    Je veux que toi, tu soyes content de ça j’après faire. »

    Pendant qu’il chante, David est aveuglé par un éclair. Pourtant le temps n’est pas à l’orage en ce mois d’avril. C’est sa femme, Margaret, qui s’amuse à faire briller son bracelet sous le soleil. David ne peut s’empêcher de sourire à la mutine qui lui retourne un baiser soufflé de la main droite. Margaret a toujours aimé La valse à Pop. En retrait, elle danse seule. Libre.

    Anna veut savoir à qui son fils sourit de la sorte. Elle balaie la foule du regard et reconnaît la silhouette élancée de sa belle-fille, Margaret Collin. Elle se rassure à l’idée que David soit encore si amoureux de son Indienne. Elle se colle à Viger, essayant de faire bouclier contre le chagrin de son mari qui veut refaire surface. Elle le sent si fragile, malgré son apparente désinvolture.

    La danse est lascive. Viger enlève son chapeau de cow-boy, soupire et dépose sa tête contre celle d’Anna. À cinquante-trois ans, les tempes grises de l’homme dénoncent le combat inégal qu’il livre toujours entre l’amour qu’il éprouve pour son fils et sa douleur de l’avoir vu marier une Indienne d’en bas du bayou.

    — Chêr Viger, le passé est passé.

    — J’connaîs, Anna chérie. J’connaîs. Mais cofaire j’a cette peine collée au cœur ?

    — C’est parce que tu voîs juste ça que t’as pas eu. Mais tu voîs pas ça que Margaret nous a donné, à toî, et à notre famille !

    — Tu vas dire encore que c’est la fille de Thomas Collin qui a gardé not’ David su’ l’bayou ?

    — Exact Viger. Juste comme t’es après le dire asteure, c’est comme ça que c’est ! Margaret nous a gardé David proche de nous autres ! Et r’garde, elle nous a aussi donné une magnifique ’tite-fille, Crystal.

    Anna lui demande d’aller chercher Margaret pour la faire danser. À grand-peine, Viger se faufile entre les danseurs et se dirige vers le chêne.

    Margaret est immobile et sa robe trop claire laisse deviner les courbes de son corps. Se penchant avec galanterie, Viger enlève son chapeau, tend la main à la femme de David et l’entraîne près de la scène.

    Quand il enlace la taille fine de Margaret, on dirait que l’expression des danseurs se fige autour d’eux comme un masque fané de mardi-gras. Car tout le voisinage sait que le père de David n’a jamais méprisé les Houmas. À l’encontre de certains, Viger se refuse à cautionner ceux qui font la radote sur les Indiens reclus dans les marécages de Leeville et de Grande-Île, ces exclus qui vivent dans les marais boueux, entourés de pneus crevés et de bidons vides. Viger n’a jamais traité de « Sabines », aucun des Indiens Houmas. Il les respecte et de tout temps a su établir des relations soutenues avec de nombreux pêcheurs de chevrettes d’en bas de la corporation. Mais il n’aurait jamais cru que son seul fils, le descendant de la lignée des LeBlanc, épouserait une Indienne.

    Avant, il faisait grand état de son amitié pour les pêcheurs indiens, partout. Dans les bars de Galliano et de Golden Meadow autant que sur les bateaux de trawl. Il faisait valoir leur sens du devoir, de la famille, de leur bon parler cadjin, et dressait sa parole de LeBlanc contre les préjugés des uns et les calomnies des autres. Comme Wayne avant lui, Viger s’était insurgé contre une certaine arrogance envers les Indiens. Avec les années, cette attitude leur avait valu quelques inimitiés chez les pêcheurs blancs. Alors, il n’avait plus osé afficher son indignation.

    Viger n’aimait pas médire sur les réputations, mais sa propension au labeur, la vie dure que les gros pêcheurs de crevettes ‘offshore’ faisaient aux petits pêcheurs côtiers, son goût pour l’ordre et la propreté, avaient fait de lui un homme réservé. Pour Viger, l’accent des Indiens d’en bas du bayou et leur langage lui apparaissaient aussi purs que le créole des Noirs d’en haut du bayou, mais il ne pouvait plus le dire haut et fort. Alors, il était devenu silencieux en présence des Indiens qu’il ne connaissait pas. Il avait gardé cette manie de se figer dès qu’il entendait un son guttural, même sur des mots prononcés en français.

    Jusqu’à ce que survienne l’avarie du ’tit pêcheur de crabes.

    Après, c’était comme si Viger avait eu tort toute sa vie. Il est vrai qu’à cause de sa droiture, de son allégeance à la communauté cadjine, de son inconfort face aux Indiens, il s’en était fallu de peu que la honte s’installe à demeure. Pas celle que les Américains avaient essayé de lui infliger à l’école. Non, pas cette honte-là. Même si comme les autres enfants du bayou, on le battait avec une règle dès qu’il prononçait un mot en français. On les battait souvent, ces petits Acadiens, parce qu’en fait, c’était la seule langue qu’ils connaissaient. Celle de leur père et du père de leur père avant eux ; ce si beau français venu de la Canada, de l’Acadie tout en haut, comme disaient si fièrement les anciens. Le français qu’ils avaient su sauvegarder depuis plus de deux cents ans.

    Vrai, il n’aurait ni cette honte-là accrochée au front ni celle du cœur. Promis, croix de bois, croix de fer. Car Anna ne le lui aurait jamais pardonné.

    Il n’était pas sans savoir, comme tout Cadjin qui se respecte, l’histoire réelle de ses ancêtres.

    Dans la famille LeBlanc on s’est toujours souvenu de la dette historique que les Cadjins avaient contractée en vivant presque seuls à côté des Houmas, pendant plus de cent cinquante ans.

    Après le Grand Dérangement de 1755, les Américains avaient repoussé les Acadiens tout le long des côtes de l’Atlantique, prétextant qu’on ne voulait pas voir débarquer ces francophones, catholiques en plus, sur des terres anglo-saxonnes et protestantes.

    Après presque dix ans d’errance de port en port sur des bateaux de fortune, ces Acadiens exilés par les Britanniques n’avaient trouvé refuge que chez les Houmas, tout au sud de la Louisiane. Dans les marais. Dans la swamp. En cette terre d’Amérique, personne n’avait voulu les accueillir. Personne ! Sauf les Indiens. Ils avaient été les seuls à accepter les déportés acadiens sur leurs terres aux dieux multiples.

    En un autre temps, les Indiens avaient signé des traités et cru à la parole donnée des Blancs. Par la violence, la trahison et la menace, avides de posséder les terres les plus fertiles de la Louisiane, les Blancs les avaient repoussés vers le sud, jusqu’au golfe du Mexique. En ce lieu où l’eau embrasse la terre jusqu’à l’avaler. Dans la terre tremblante, où personne ne voulait aller.

    Aux premiers exilés du golfe du Mexique, peu à peu s’étaient joints d’autres Acadiens venus de New-York, et même de la France pour s’installer à Mobile, dans la région Attakapas ou sur le bayou Lafourche. La faim, la variole, la fièvre jaune et la soif avaient déjà décimé bien des familles qui, par un premier miracle, avaient survécu à la déportation. Devant tant de misère, les Indiens avaient donné ce qu’on ne pouvait plus leur voler : l’accueil et des terres mouvantes.

    Les exilés d’Acadie avaient enfin trouvé ce qu’ils n’avaient obtenu nulle part en Amérique : une place où débarquer, une terre nouvelle à dompter. Un lieu qui leur permettrait de survivre encore. Ils avaient mis pied à terre chez ceux qu’ils appelleront plus tard les Indiens, les Houmas, pour y rester.

    Ces familles de Cadjins et d’Indiens allaient devoir vivre ensemble dans un pays inhospitalier et farouche, pour apprendre à survivre à l’opprobre et aux ouragans. Ensemble, sans l’aide de personne. Deux peuples honnis, repoussés par les Américains, se retrouvaient donc isolés dans un pays marécageux.

    De cette promiscuité à vivre, il restera chez les Cadjins l’habileté à soutirer les ressources inépuisables de l’eau et de la terre, l’utilisation judicieuse de la mousse espagnole, la fabrication des maisons-bateaux et celle des pirogues de cyprès. Ils apprendront aussi à pêcher le marécage.

    La langue choctaw des Houmas, déjà épicée de mots espagnols, se frottera aux accents de la langue française des Acadiens, pour en faire un gombo linguistique. La façon de vivre de ces Amérindiens, premiers habitants de la Louisiane installés sur le bord du fleuve Mississippi afin d’y faire la récolte du riz et de la canne à sucre, deviendra source de malentendus. Leur façon d’être, de penser et d’agir créera des préjugés qui constitueront une nouvelle blessure à leur amour-propre et à leur fierté.

    Il était donc déchiré, Viger LeBlanc.

    Tout avait commencé le jour où Thomas Collin, l’Indien, avait retrouvé David, âgé d’à peine cinq ans, assis sur une planche, flottant à la dérive sur le bayou. Parce que Thomas avait sauvé l’enfant de la noyade, qu’il l’avait rescapé, lavé et ramené à la maison, Viger s’était senti redevable.

    Quand le Houma lui avait rendu son fils unique, Viger avait fait une promesse à Anna : un jour il faudrait trouver la manière de lui être reconnaissant, à cet Indien. Ce jour était venu plus vite qu’il ne l’avait espéré et le sacrifice était de taille. Avant ses vingt ans, David, le fils de Viger, avait épousé Margaret Collin, la fille de Thomas, l’Indienne d’en bas du bayou, dans la chapelle de Golden Meadow. Malgré le désarroi de ses sœurs, la bouderie de Mémé Conjo et les allusions de Ti-Bouillou. Malgré les avertissements d’Emery et de Duwey. Malgré le chagrin d’Anna et le silence buté de Viger.

    Mais Viger avait fait une promesse.

    Et les LeBlanc ne renient jamais promesse faite !

    Qu’ils sont beaux ! David constate avec bonheur que le temps a gagné sur la résistance de son père. Il s’est tant battu pour faire accepter la belle Margaret dans sa famille et dans la communauté. Maintenant, toute sa famille l’aime et il n’y a rien que Viger ne ferait pas pour sa belle-fille et la Petite.

    Suzanne s’approche de David et, devinant l’émotion de son frère, enlève son tablier de fer et debout, sur la pointe des pieds, replace quelques mèches rebelles sous le chapeau. Elle lui chuchote à l’oreille :

    — Hey, ’tit-frère, t’as si bien chanté vieux, que j’a pleuré dans Jolie Blonde.

    — C’est parce que t’es romantique de trop, ma toute belle.

    — Ça peut pas s’faire que c’est toî, ’tit-pêcheur de crabes, qui me parles de la qualité d’amour que je peux avoîr dans mon cœur. À la manière que tu r’gardes ta Margaret, ’tit-pêcheur, on peut croîre que tu vas te noyer dans les yeux de ta belle.

    — Go, ’tite-sœur, c’est quand le jour que tu vas arrêter de m’appeler ’tit-pêcheur de crabes, comme quand j’avais cinq ans ?

    — J’connais pas, David. J’connais pas. Mais avec la peur de fin du monde que tu nous as fait quand t’étais pitit, well, j’crois bien que ce nom-là va jamais s’effacer de dedans ma tête. Jamais.

    Et là-dessus, Suzanne commence à jouer de l’harmonica. Mais elle a ouvert une brèche dans la mémoire de David et, pendant qu’il chante Tu peux cogner mais tu peux pas entrer, son regard est soudain attiré vers l’autre côté du bayou. Un halo d’humidité entoure une petite pirogue amarrée, ballottée par les rigoles. La chaleur étouffante éveille chez David des sentiments troubles. En transe, sa voix pleure, gémit et se lamente. Des images percutent sa mémoire, le temps se rembobine à une vitesse folle. Le public conquis n’y voit que du feu pendant que Margaret s’abandonne entre les bras de Viger.

    L’histoire du ’tit-pêcheur de crabes lui revient, précise comme un éclair d’orage.

    Il avait cinq ans. Il s’était levé en silence sur la pointe des pieds. Il faisait nuit, mais de sa fenêtre il pouvait voir que la lune éclairait le sentier qui menait à la shed. Il ne voulait pas réveiller ses sœurs, encore moins ses parents, et il savait où trouver les cous de poulet crus pour appâter les crabes. Viger lui avait appris à attacher les cous au bout d’une corde, et à tenir de l’autre main son filet de pêche. Les crabes n’avaient qu’à bien se tenir ! Viger lui avait dit que lorsqu’on pouvait pêcher seul, rapporter des crabes plein les paniers, on était un homme. Cette nuit-là, il avait donc suivi le sentier qui menait au bayou. À côté de la petite butte, là où des chênes immenses caressent de leur mousse le vert luisant de l’eau.

    Il se laissa glisser sur les fesses et arriva les deux pieds dans l’eau. Un gloup le fit sursauter. Peut-être était-il trop tôt pour attirer les crabes ? Non, il avait eu raison puisque les crabes ne le verraient pas. Ils agripperaient de leurs pinces les cous de poulet crus et hop, un coup de filet.

    Il s’avança un peu plus près de l’eau. Le sol était visqueux. Il se sentit aspiré par la fixité de l’eau, presque boueuse. C’est alors que tout bascula. Un coup de vent, et il lui sembla qu’une main de géant voulait lui flatter les cheveux. Il s’agrippa à la mousse espagnole du vieux chêne afin d’arrêter sa glissade. Il s’enlisa quand même dans l’eau, une poignée de mousse dans la main, aussi impuissant qu’un nénuphar. Un crabe lui mordit le bout des doigts. Il lâcha la corde d’où pendaient les cous de poulet et nagea, aussi vite qu’on le lui avait appris. Il s’agrippa à une grosse planche qui flottait. Quelque chose frôla ses jambes. Il les ramassa vite sur la planche de bois. Bien assis, les bras entourant ses jambes, il n’avait pas eu le temps d’avoir peur. Et tous ces bruits qui se superposaient. La nuit n’était pas silencieuse en Louisiane, au bayou Lafourche. Même en avril. L’eau semblait bouger de partout. À croire qu’un gros poisson voulait l’emmener vers la mer.

    Il savait que la maisonnée s’agiterait bientôt de femmes en lamentations, le cherchant partout, qu’on organiserait une battue, et vite. Son ami Emery, en avant, son éternel bâton à la main, crierait sans cesse son nom : David, David. Et son autre ami, Duwey, sifflerait, les doigts entre les dents. Il les entendrait et répondrait avec force : « Par ici, je suis ici, au milieu du bayou. Ne me quittez pas aller à la mer. Il y a trop de crabes et trop de cocodrils. » Mais il n’y avait que le bruit des grenouilles et le sifflement vicieux des serpents de mer. Il avait tiré la langue au bon Dieu. Non, c’était pour avaler les gouttes de pluie. Il avait faim. Posant son menton sur ses genoux, il pleurnicha un tout petit peu.

    À l’aube, lorsque les animaux de la terre et les monstres de l’eau s’étaient mis ensemble pour crier à la lune, là, il avait eu vraiment peur. L’eau l’emportait vers la mer et il n’y avait plus aucune maison autour. Que des grandes herbes ! Sur l’eau brune sans fond, la planche continuait sur sa lancée, aspirée par la marée descendante. Parfois des objets durs la frôlaient, par à-coups. Il n’osait pas penser aux cocodrils avec leurs dents pointues et leurs yeux exorbités. Et si c’étaient des grosses tortues qui voulaient le manger ? Ou des ouaouarons plus gros que des rats d’eau ? À ce moment-là, au plus fort de la collision, il fermait les yeux et serrait davantage les bras autour de ses genoux remontés sous sa gorge. Le soleil était déjà haut. Il avait dérivé longtemps, bien assis à califourchon.

    Thomas Collin l’avait trouvé dans un des coudes du bayou menant au lac Catfish, où il avait l’habitude de pêcher.

    À l’approche de la pirogue de l’Indien, David n’avait émis aucun son. Il n’avait pas eu peur non plus. Seulement, il ne voyait pas comment il embarquerait dans cette frêle embarcation de cyprès, ronde comme un tuyau de poêle. L’homme prenait déjà toute la place, même les jambes repliées sous lui. L’Indien avait su rassurer l’enfant dans ses mots à lui puisqu’il s’était retrouvé dans les bras de l’homme au chapeau de paille, passant sans peine de sa planche à la pirogue. Thomas s’était mis à chanter. Les sons venaient de la gorge et le Houma émettait des gloussements répétitifs, sa langue faisant des vrilles sur des consonnes fortes.

    Rendu dans sa petite maison de bois sur pilotis, Thomas Collin le déposa dans les bras de Clémence. Vite, elle déshabilla l’enfant épuisé, le savonna, puis le revêtit d’une tunique de lin un peu courte pour sa taille. Un gombo févi cuisait déjà sur le poêle. David en mangea goulûment. À côté de lui, une petite fille de presque son âge le regardait avaler le gombo sans parler. C’était Margaret. La fillette le fixait de ses deux billes noires et ne parlait qu’avec son père, en indien choctaw. L’homme se retourna et s’adressa à lui dans la langue qu’il connaissait. Car Thomas Collin, comme tous les Indiens du bayou, savait parler le langage cadjin des Blancs. Il demanda à David son nom et celui de son père.

    L’Indien connaissait bien Viger LeBlanc. Il pouvait facilement s’imaginer l’inquiétude suscitée par l’absence de David dans la maison des LeBlanc. Alors, sans brusquerie mais avec agilité, Thomas s’était affairé à préparer son bateau pour les deux heures de navigation qui les séparaient du Cut Off.

    Dans le bateau, tout le long du trajet, Margaret avait fait semblant que David n’existait pas. Pourtant, David savait qu’il venait de réussir un exploit, mais la fillette, elle, feignait de l’ignorer. Thomas le félicita pour son grand courage. Il dit cela avec un sourire où des dents très blanches et droites brillaient comme des diamants et illuminaient le visage anguleux. Ce qui émerveilla David. Il aurait voulu qu’il sourie de nouveau pour voir les dents briller encore une fois. Mais il n’a pas osé lui demander. Pas devant la petite fille. Et le bonheur d’être vivant et de ne pas être rendu jusqu’en France, l’autre bord était déjà assez grand comme cela. C’est Anna, sa maman, qui lui avait parlé de la France. Un pays ami, mais si différent du bayou Lafourche. Viger avait refusé de lui parler de l’Angleterre.

    Le Plume d’Aigle arriva au Cut Off avant le bateau de Viger.

    Pendant ce temps, sur le chemin du retour, Viger crut que le manque de cigarettes lui avait donné cette boule au fond de la gorge et cette salive pâteuse. Ce n’est qu’après avoir sursauté au vol inattendu d’une aigrette qu’il se rendit compte que ses mains avaient abandonné la pagaie pour essuyer des rigoles de pluie fine sur ses joues. Mais il ne pleuvait pas ce jour-là sur le bayou Lafourche.

    C’est un homme défait qui aborda sous le grand chêne et tira l’ancre au fond de l’eau. Il fixa le vieil arbre qui avait abrité ses propres jeux et les jeux du petit. La vieillesse l’avait ravagé et il n’avait pas su protéger David des dangers de la nuit. Avant la fin du jour, il couperait le vieux chêne qui avait vu naître tous les LeBlanc, depuis 1765.

    Malgré sa peine, Viger remarqua le bateau d’huîtres amarré près de la rive. Il portait le nom de Plume d’Aigle écrit en français. Il connaissait ce bateau-là. C’était celui de Thomas Collin, cet Indien du même âge que lui. Vite, il grimpa les marches de la galerie et se précipita dans la maison, se refusant à penser au pire.

    David, malgré la horde de femmes qui l’entouraient à l’étouffer, courut vers son père. Il portait une tunique de lin.

    Sur le seuil de la porte, se tenait bien droit, Thomas Collin. Debout à côté de lui, une petite fille souriait.

    Les deux hommes se regardèrent fixement. Viger connaissait depuis sa petite enfance cet homme qui avait sa fierté d’homme pour lui tout seul et pour tous les autres membres de sa tribu des Houmas.

    Thomas savait que cette fierté-là ne faisait pas l’affaire des Américains ni des Cadjins blancs ni des Cadjins noirs ni même des Créoles. Il ne demanda rien. Il parla peu. Il ne voulut pas reprendre la tunique de lin que portait David et qui appartenait à Margaret, sa petite fille. Debout à côté de lui, la fillette souriait toujours. Aussi fière que son père, aussi belle et racée que sa mère, déjà. Avec une fleur d’iris dans les cheveux, une peau cuivrée qui retenait la lumière, des pommettes saillantes et un nez droit, Margaret affichait sa beauté de fillette de trois ans.

    Pendant que les femmes pleuraient de joie et étouffaient le petit sur leur ventre, Viger offrit à l’Indien de se joindre au fais-dodo des LeBlanc, le dimanche suivant. L’homme déclina gentiment l’invitation, avec une fermeté dans la voix qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. Avant de partir, Thomas serra la main à David. Comme à un homme. Il venait de sceller l’exploit de l’enfant. Il démontrait ainsi aux yeux de tous que David était un garçon courageux, et qu’il deviendrait sûrement un bon pêcheur.

    Viger accompagna l’homme jusqu’à son bateau, tenant précieusement la main de son David. La fillette les regardait en souriant. Elle avait les dents lumineuses de son père. Du fond du bateau d’huîtres, une poupée, auréolée de cheveux drus, s’adressa à Viger sans gêne :

    — Cofaire, monsieur, votre pitit David, il a parti tout seul dessus l’bayou ?

    — Pour pêcher le crabe, pitite.

    — Guette, monsieur, y faudra que tu l’appelles « ’tit pêcheur de crabes ».

    — C’est bon, pitite. C’est bon. Soignez vous aut’. Et… merci, Thomas.

    — Tracassez-vous pas, monsieur LeBlanc, j’connaîs que t’aurais fait la même chose pour ma pitite Margaret.

    — C’est tout juste comme ça que t’es après dire, Thomas Collin. C’est comme ça que c’est, dans le pays des bayous !

    Thomas remonta l’ancre et le bayou résonna du teuf-teuf-teuf fatigué du moteur. Quand le bateau d’huîtres s’engagea en direction de Leeville, Margaret agita longtemps la main vers la maison des LeBlanc. Le cortège de femmes avait rejoint David et Viger. Entouré de ces femmes excitées, David bougeait lui aussi la main, avec une frénésie de survivant.

    Viger replaça son chapeau de cow-boy sur sa tête. C’est un homme à la démarche chancelante qui entra dans sa maison sous le regard d’Anna.

    Anna avait attendu le départ de Viger pour pleurer à son soûl et se délivrer enfin de toute l’angoisse et le chagrin qui l’avaient ravagée depuis l’aube. Perdre son petit dernier l’aurait tuée. Il valait mieux ne pas perdre David !

    Anna regarde danser Viger avec Margaret et s’étonne encore de la beauté de la Houma. Dans les bras de Viger, elle tourbillonne avec grâce et ses cheveux miroitent comme les plumes d’un aigle. Ses pieds nus frôlent l’herbe écrasée et sa robe scintille dans un cercle de lumière. À vingt ans, après trois années de mariage, Margaret continue d’enflammer la passion de David. Au grand plaisir d’Anna qui aime Margaret Collin comme une de ses filles.

    Encore aujourd’hui, quand David est sur une scène, Anna reste aux aguets. Car elle ne veut que Margaret Collin auprès de son fils, la fille de Thomas, celui qui avait su lui ramener son enfant, sain et sauf. Et David en est amoureux. Comme un vrai Cadjin en amour.

    Elle contemple David. Un homme farouche et indépendant, un homme de cœur, aussi. Comme la lignée des LeBlanc ! Dévoués à leur famille, leur village et leur parenté. Des hommes sur qui on pouvait compter pour rebâtir une maison qui a brûlé, fabriquer un bateau de pêche, tirer des filets avec des centaines de livres de poissons frétillants de rage, bercer un bébé qui pleure, et trouver quand même le temps d’accrocher une balançoire sur la plus grosse branche du plus haut des chênes. Pour plaire à une fillette de six ans qui rêve d’étrenner ses souliers neufs en leur faisant toucher le bout du ciel bleu.

    Mais il avait la tête dure, le ’tit pêcheur de crabes. Tout pareil à Viger, pense Anna. Quand David voulait quelque chose, rien ne pouvait l’empêcher de l’obtenir. Il voulait Margaret Collin. C’est elle qu’il aimait. Elle seule. Il l’aimait depuis si longtemps qu’aucune femme n’aurait pu la supplanter dans son cœur.

    Sur les applaudissements nourris de la foule et les sifflets des femmes, David revient à la réalité. Il enchaîne avec la chanson préférée d’Anna, La Veuve du Lac Bleu, des jumeaux Edward et Leby Deshôtels.

    Viger remercie Margaret et, ignorant le silence gêné de la foule, va rejoindre Anna. Il fixe le dos de sa belle-fille qui marche en ondulant. Cheveux libres sur les épaules, pieds nus et gorge offerte, elle réveillait chez un homme une envie folle de défricher la terre à mains nues et d’y faire pousser des diamants. Un murmure s’élève d’un groupe d’hommes. Viger n’a que faire des regards appuyés.

    Margaret s’éloigne lentement de la piste de danse, la tête haute. Son bracelet en cuivre brille sous l’éclat du soleil. Elle fouette des deux mains sa longue chevelure dans un geste délibéré. Elle reprend sa place, en retrait, sous les regards admiratifs et jaloux tout à la fois. La musique lui est vitale. Comme la danse. Appuyée sur un arbre, lentement, elle reprend son souffle à même le vent chaud d’avril, la course des nuages vers le nord et le vol plané d’une aigrette. Malgré le silence des Cadjins blancs, Margaret sait que David est fier d’elle. De sa liberté, de sa dignité, de son courage. Elle regarde David et son cœur s’emballe comme un lièvre effarouché. Sa peau est parcourue de mille aiguilles comme si le vent chaud se transformait en un brasier de feu. Comme au soir de graduation, cinq ans plus tôt.

    Ce soir-là, pour aller au bal du ‘High School’, à Galliano, elle avait pris le petit bateau d’huîtres, plus rapide que la pirogue. Car le seul moyen de se rendre au village le plus proche, pour les gens de Leeville, c’était par bateau. La maison de Margaret était construite sur pilotis, entourée d’eau, au fond des marais. Elle espérait que le bruit du vieux moteur ne se fasse pas entendre jusqu’à l’école. Pour s’en assurer, elle avait coupé le moteur pas très loin de l’église et, avec la pagaie, avait poursuivi sa route à hauteur de Golden Meadow.

    Pour passer inaperçue, elle avait frôlé la rive. Quelquefois la mousse espagnole lui chatouillait les cheveux. Elle avait donc décidé de glisser au centre du bayou pour garder sa robe intacte. Il fallait qu’elle soit impeccable afin d’être remarquée de David LeBlanc. Avant même d’aborder sur la rive près de l’école secondaire, elle entendait déjà la voix langoureuse du Cadjin dans ‘Love me tender’.

    À son arrivée, Margaret s’était dirigée près de la scène où s’agglutinaient les jeunes filles en robe de bal froufroutante. Pendant toute la soirée, Margaret avait refusé les invitations des Blancs. Elle ne connaissait personne, sauf David, puisqu’elle avait fréquenté l’école de la Pointe-au-Chien, dans la paroisse de Terrebonne. Debout, toute seule, elle dansait, les yeux fermés. Offerte à la musique, elle se laissait étourdir par la voix de David qui donnait, à dix-sept ans, un de ses premiers spectacles. Juché sur des planches, il se trémoussait maintenant au rythme du rock’n’roll.

    Margaret se savait jolie. Sa robe blanche mettait en évidence sa minceur, rehaussée à la taille d’une ceinture de cuir recouverte de plumes d’aigle et de faisan. Ses cheveux noirs, longs jusqu’à la taille, étincelaient. Elle y avait glissé un iris bleu. Un collier, qu’elle avait fabriqué avec des griffes de nutria, caressait sa poitrine et en accentuait les courbes. Le ventre plat retenait le tissu plaqué par la ceinture. La peau cuivrée appelait les derniers rayons du soleil. L’humidité et la chaleur avaient collé le coton sur la peau et dessinaient mieux qu’un peintre son corps de jeune fille. Elle ne s’en préoccupait pas. Elle savait ses cuisses bien musclées et ses jambes fuselées. Elle ne portait jamais de jupon malgré la minceur du coton. Au poignet droit, un bracelet de cuivre que sa mère avait reçu de sa propre mère, montait jusqu’au coude. Elle ne tenait pas à se faire remarquer, mais elle ne voyait pas comment elle pouvait imiter les jeunes Blanches, Américaines ou Cadjines, un peu fardées, trop pâles ou trop pulpeuses. Les cheveux teints, de fausses blondes maquillaient leurs lèvres comme du sucre d’orge. Les robes portaient des fleurs imprimées et les poitrines étaient bien enchâssées, ce qui les propulsait en avant. Margaret préférait la sienne, libre de toute entrave, et le contact de sa peau avec le coton la rassurait.

    Timide, elle s’était adressée d’abord à Emery Guidry. À l’entracte, Emery avait fait part à David que la fille de Thomas Collin voulait le rencontrer. Surpris, David l’avait suivie près du bayou, juste en bas de la chapelle.

    Elle l’aimait depuis tant d’années, cet homme aux cheveux bouclés. Elle déclina son identité, de peur que David ne la reconnaisse après tout ce temps. Elle était bien Margaret Collin, fille unique de Thomas Collin, l’Indien qui l’avait sauvé et ramené à Viger et à Anna. Elle était bien la fille de l’homme au chapeau de paille et à la petite maison sur pilotis dans le fond de la swamp, à Leeville. La fillette qui l’avait regardé manger du gombo en silence était là, devant lui.

    David, troublé, esquissa un sourire. Vrai, elle était devenue une jeune fille éblouissante, la Houma de Leeville. Il échangea quelques mots avec elle, et lui demanda si elle pouvait l’attendre jusqu’à la fin du spectacle. L’entracte tirait à sa fin. Margaret accepta avec un plaisir évident.

    Le soir même, David l’avait présentée à ses parents, si fier de montrer à Anna la beauté éclatante de l’Indienne. Étourdi de désir, il n’avait pas remarqué le visage inquiet de Viger, pendant qu’Anna tournait autour de la jeune fille et essayait de ramener son mari à de meilleurs sentiments. Rien n’y fit, Viger était retourné dans sa chambre jusqu’au départ de l’Indienne, prétextant l’heure tardive.

    Le lendemain, Margaret était revenue. Le surlendemain. Et les jours suivants. Cet été-là, David et Margaret continuèrent leurs jeux de séduction, jour après jour, sous la fenêtre de Viger.

    Obligé de ravaler son désarroi devant Anna, Mémé Conjo et Ti-Bouillou, le père de David refusait d’abdiquer. N’en pouvant plus d’assister à ces ébats amoureux et puérils, il avait déserté sa chaise berceuse.

    Viger avait vu dès le début ce désir inscrit dans la chair de Margaret aussi clairement qu’un vent trop doux était précurseur d’orage. La musique n’était qu’un prétexte pour célébrer la jeunesse de deux corps libres et fougueux. La galerie, un lieu de transition. Le grand chêne, un complice. Le bayou, le miroir de leurs caresses. La guitare, une fée enjôleuse. Il était évident que non seulement l’instrument de musique ne retiendrait pas David plus longtemps à la maison, mais il était en train de lui voler son enfant chéri.

    David, pour se faire pardonner, avait reconstruit à neuf le vieux crabier de son père. Affublé d’un moteur d’une puissance à effrayer les aigrettes, le bateau repeint à neuf portait en lettres d’or le nom Anna Love pour toujours.

    C’est Viger qui avait eu l’idée de rajouter pour toujours, en français. À la question de David sur la nécessité de rajouter ces deux mots, Viger avait répondu qu’il ne voyait que cette manière pour retenir le temps. Malgré les vagues, les tourments de l’eau et les orages. David ne savait plus si son père parlait d’Anna, de lui, du bateau ou de la mer. Il n’avait pas insisté, découvrant dans les yeux bleus de Viger la même interrogation sur le vrai sens des mots. La complicité des deux hommes de la famille LeBlanc n’avait failli devant rien. Ni les études incertaines de David au ‘High school’, ni son choix d’une carrière comme mécanicien, ni son goût pour le large et le whisky, n’avaient entaché ce lien filial. Il avait donc fallu qu’il rencontre la fille de l’Indien.

    Vers la fin de l’été, les deux tourtereaux roucoulaient encore sur la galerie. L’histoire du petit pêcheur de crabes était finie depuis longtemps. Que se racontaient-ils donc de si important pour que David ne veuille plus rien faire d’autre que parler à cette fille et lui chanter des chansons ?

    Pour la deuxième fois de sa vie, il avait eu peur, Viger.

    C’était fou quand même. On traversait des ouragans qui détruisaient l’ouvrage d’une année. On perdait un doigt dans un treuil de chalutier. On rebâtissait une partie de la maison, planche par planche, après que la foudre fut tombée dessus. Et on tremblait en dedans pour un fils de dix-sept ans qui faisait les yeux doux à une fille de quinze ans qui ne se gênait pas pour faire la même chose. Vrai, qu’elle était belle, la fille de l’homme qui lui avait ramené son fils ! Avec ses yeux de velours noir, penchée vers David pour lui montrer le début de ses seins libres sous la tunique, elle irradiait d’un bonheur de vivre.

    Et voilà que dans sa cour, au vu et au su de tous, son David jouait de la guitare pour une Indienne. On ne parlait que de ça dans toute la manche, jusqu’à Galliano : le fils de Viger LeBlanc s’était amouraché d’une Houma de Leeville. Ses partenaires de pêche se taisaient à son arrivée. D’habitude, quand un pêcheur racontait une anecdote juteuse sur les Indiens d’en bas, les rires fusaient. Depuis que David fréquentait Margaret Collin, Viger n’avait plus droit qu’à des regards de compassion. Il n’aimait pas faire pitié.

    Alors, Viger faisait comme si. Pour sauvegarder leur belle amitié d’homme, il faisait semblant de ne pas voir. Mais il n’était pas du type à se laisser duper longtemps, surtout en ce qui concernait les femmes. Viger avait donc soupesé la force de celle qu’on appelait dans les marais Plume d’Aigle.

    Il sentait que le compte à rebours était commencé. Il goûtait ce répit comme un prisonnier sa dernière

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