Sept

Que le diable m’emporte !

Sous l’épais costume qui me recouvre de la tête aux pieds, je sens la sueur ruisseler le long de ma colonne. Mes déplacements sont lourds, ma respiration saccadée. Tout est confus, presque irréel. Autour de moi règne la plus grande des agitations et pourtant, je continue d’avancer, pesamment, au milieu des 4x4 et des motos dont les vrombissements peinent à couvrir les acclamations des centaines de spectateurs massés le long des trottoirs. Appareils photo et téléphones portables sont braqués dans ma direction et celle de sept de mes semblables qui me précèdent en file indienne. On nous dévisage. Un mélange d’admiration, d’excitation et de peur. «Ay ay ay, los diablos, ay ay ay» (Oh là là, les diables), crient certains badauds. A l’ombre du toit de branches et de feuilles de palmier d’un bar à mojito au croisement de la route principale permettant d’accéder à la plage, je distingue vaguement à travers les fentes de mon masque des touristes sirotant tranquillement des cocktails servis dans des ananas. Leurs tenues sont légères, shorts de bain ou robes, adaptées à la température extérieure qui avoisine les 27°C à l’ombre en ce mois de mars. Certains ont déjà fait les frais du soleil des tropiques. De mon côté je n’ai qu’une envie, quitter ce déguisement totalement inadéquat pour de telles latitudes et les rejoindre.

Cela fait déjà deux heures que je marche sous ce soleil de plomb. La chaleur est si étouffante que mon corps semble aussi sec que les , ces petits beignets de bananes plantains frits typiques de la cuisine dominicaine. Quelle mouche a bien pu me piquer? La gloire? La vanité? L’attrait du côté obscur de la force? Qu’importe ma motivation, me voilà dans la peau d’un diable. A défaut d’être aussi élégant que Meryl Streep dans , mon volumineux et flamboyant accoutrement de plus de cinq kilos est un atout maître pour me faire remarquer. L’endosser n’a pas été une sinécure: d’abord, j’ai enfilé un vêtement à mi-chemin entre une tunique romaine et un pantalon de garde suisse gris argenté, vert et jaune garni de franges rouges et retenu par une grosse ceinture de cuir noir. Par-dessus, j’ai revêtu ma tenue de diable gris argenté et vert, ornée de sequins et de perles multicolores, rembourrée de mousse au niveau du buste, doublant ainsi ma carrure, qu’une fermeture éclair dans le dos permet de maintenir au gré de mes mouvements. Pour parfaire mon personnage, je porte un grand masque de papier mâché couleur peau à moitié dissimulé par une épaisse barbe rousse qui descenddu nord de la République dominicaine. Je profite totalement de cet anonymat pour danser, sauter et hurler comme le beau prince des ténèbres que je suis afin de susciter le maximum d’effroi chez les spectateurs. Quelques jeunes parents, le sourire aux lèvres, cachent les yeux de leur progéniture au moment où je m’approche d’eux en rugissant comme un lion. Car, à moins de s’attarder sur mes mains qui dépassent de mon costume, personne ne peut raisonnablement se douter qu’un étranger, un comme on les appelle ici, s’est glissé dans cet accoutrement.

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