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Avis de Passage
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Livre électronique237 pages3 heures

Avis de Passage

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À propos de ce livre électronique

Tout commence avec un avis de passage, reçu par William dans la boite aux lettres de sa paisible maison bordelaise. Cet avocat d’affaires qui aurait dû, peut-être, rater sa vie. Ce père de famille tiraillé entre, d’une part, le sentiment de s'être trahi, par reniement philosophique, et d’autre part une irrésistible attraction vitale, faite d'amour et de générosité. Une telle tension s'exprime, portée à son paroxysme, une soirée, le temps d’un dîner familial. L'atmosphère est sous cloche. Et ce courrier, invraisemblable, arrive au moment où un événement a réveillé des blessures, autant de démons. L’occasion est sans doute trop belle, pour William, le prétexte sous la main, dans la poche... Car William est sommé par une urgence intérieure de trouver des réponses et aussi d’en fournir. Et ce dîner mènera les protagonistes au bord du précipice.

Au centre de ce récit il y a la quête de soi, une interrogation sur les angoisses de la paternité, le poids du silence, ce qu'on choisit de transmettre, et surtout ce fil ténu tressé de tout et de rien qui nous lie au monde. Une quête tenant le personnage sur une ligne de crête permanente, un combat à la fois pour et contre la vérité. Enfin et surtout, un face à face, inéluctable, avec la mort. Car, au fond, en réalité, c’est bien ce dont il est question...

LangueFrançais
ÉditeurAmadou Ba
Date de sortie31 mai 2014
ISBN9781311560568
Avis de Passage
Auteur

Amadou Ba

Amadou Ba lives in France. He studied law and political science (Rabat, Montréal, Bordeaux) and is cofounder of Dynamiques Internationales, an online International Relations journal. The writing of his first novel "Avis Passage" is inseparable from his passion for reading, especially for classic and contemporary literature.

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    Avis de Passage - Amadou Ba

    1

    …Je n'ai jamais traversé cette place sans l'y retrouver. Et nous y voilà, de nouveau, pour d'autres raisons. Je m'en serais bien passé. Combattre cette lame qui prend d'assaut tout mon être est au dessus de mes forces. Je me laisse submerger…

    J'aimais accompagner mon père, de temps en temps, à ses cours de judo, piqué par une curiosité incrédule devant sa passion tardive et plutôt incongrue pour cet art martial. Traverser ensemble la place des Quinconces était alors notre passage obligé. Et aujourd'hui… Comme si l'écho timide de son rire s'efforçait encore d'emplir ces lieux, ce rire toujours contenu. Une manière à lui, peut-être, de tempérer ma naïveté philosophique sans blesser le fils, l'étudiant enthousiaste que j'étais. Sans refroidir mon engouement béat pour la philosophie et la littérature.

    Son rire quand je lui ai parlé de mon Diogène, ce sans-abris que je voyais souvent errer autour de la place. J'avais décrété que chaque époque, chaque lieu devait bien avoir le sien. Je me souviens de lui avoir lancé, avec une prétention assumée, que je préférais l'expression Diogène le Conséquent au consensuel Diogène le Cynique. Et il m'avait écouté attentivement pour dire, avec un amusement à peine dissimulé, que c'était une approche intéressante à creuser… qu'il fallait soumettre l'idée à mes professeurs.

    Une approche intéressante à creuser… Aller jusqu'au bout de l'auto-confrontation, ce face à face sans concession avec soi-même, donc avec les autres… Puisque nous nous arrêtons souvent en chemin, ne tirons pas les conséquences de nos principes… Ah! ça… C'est vrai qu'au mieux, nous n'en tirons que des poses. Et lui, dans quelle mesure a-t-il aligné ses actes sur ses pensées les plus inavouables?

    Diogène lui, a explosé les carcans de pacotille, a dérobé aux hommes leurs faux-semblants, pour les leur agiter, puis jeter en pleine face… non? Ce qui ne les empêche pas de se baisser piteusement pour les ramasser, encore et encore, et de les épingler aux costumes de leurs quotidiens. Cette gangue de dupes explose et la voilà, la vérité, ce brasier irréductible dans lequel personne n'a les couilles de se jeter! Voilà ce que nous devons à Diogène le Conséquent: Des couilles! Voilà ce que je devrais hurler là, maintenant, perdu au milieu de cette place, alors que tout se passe comme si de rien n'était, autour de moi…

    La première fois que je l'ai vu… Comment oublier cet homme en plein discours devant la statue professorale de Montaigne, gesticulant, comme pour prendre Montesquieu à témoin. Diogène le Cynique aimait, paraît-il, se planter devant une statue, la main tendue, et répondre à ceux qui lui demandaient pourquoi : « Je m'exerce à essuyer les refus! ».

    J'avais décidé de l'appeler Diogène, persuadé que chaque époque sécrète les siens… qu'il suffisait d'y prêter une attention suffisante, de savoir observer. Je l'ai revu quelques années encore, observé de loin, souvent. Jusqu'à ce qu'il s'évanouisse discrètement. J'ai peut-être mis du temps à m'en rendre compte. Ma vie avait changé…

    Son rayon d'inaction était le cœur battant de Bordeaux. En plein centre-ville. Il dormait parfois, ou se reposait, dans le hall de l'agence d'une banque du pays, dans le quartier du Grand Théâtre. Son tonneau à lui, à côté des bornes de retrait… J'étais impressionné, et jusqu'à l'intimidation, par ce visage couleur brique, besogné et investi par le temps. Et ces yeux tenus secrets par la rudesse des traits, insaisissables; ce visage ocre… un legs de sillons, de crevasses, de Grands Canyons; l'esthétique écrasée par la majesté géographique de ce lieu; oui, ce visage était un monde. Parfois, il me donnait l'impression d'y garder, bien au secret, les enseignements ou les scandaleuses révélations d'un texte ancien. Un visage lardé de hiéroglyphes et de runes; de quoi servir sa cabale. Sa barbe broussailleuse, à la blancheur perdue, ici et là, sous la tignasse roussie, rectifiée par le travail assidu et patient de l'alcool. Une bouteille toujours à portée de main; et une odeur…

    Je le revois, allongé, sur le côté, guenilles à même le sol. J'aurais aimé décoder, percer le secret des mots que ce Diogène là grommelait. Ce borborygme sur un ton non moins assuré, quasi solennel, à l'adresse d'un auditoire réel, à qui voulait entendre. La teneur en est à jamais perdue… Cela n'intéressait personne. Qui aurait osé manifester son attention? Il avait d'ailleurs bien fini par se faire déloger de son dortoir. Toujours fidèle au centre de Bordeaux, je le voyais aussi arpenter le Cour de l'Intendance, en d'incessantes allées et venues, comme d'infatigables contrepieds, d'un pas énergique, animé d'une improbable résolution. Improbable perspective… Qu'aurait-il bien pu décider? Ses pas n'étaient ordonnés à rien. Il allait et venait, sur une distance aléatoire, marmonnant dans sa barbe, le geste hâbleur.

    Le troublant jeu de miroir entre la condition de cet homme et la symbolique des quartiers du centre de Bordeaux. Ou plutôt son in-condition… le degré zéro du dénuement, l'extrémité de la chaîne sociale, si tant est qu'elle existe… invisible, socialement invisible… Était-il sincère? Je ne l'ai jamais vu mendier. Le terme mendiant est inconvenant. J'ai souvent vu son pieds enrobé dans un bandage ensanglanté. Un attrape-mauvaise conscience? Un vulgaire parasite social manipulateur? Ostentatoire, il l'était tout entier, ce Diogène, par sa présence. Comment discerner la part de mise en scène, d'imposture, chez cet homme? Je ne saurais le dire… J'avais d'ailleurs renoncé. Car ce Diogène là me convenait. L'ayant vu ainsi, d'intuition, et regardé ainsi, dès le premier jour. J'ai construit et gardé une image, celle à travers laquelle je pensais le connaître.

    Je suis bien incapable de rendre compte de la sensibilité de mon père, de son empathie à l'égard de cet homme, alors que ces souvenirs affluent… Nous n'en avons jamais reparlé…

    Une question sans doute dissipée, comme d'autres s'étiolèrent, je le sais, en même temps que la force de nos échanges; quand le foyer, spectateur impuissant, regarda la flamme mourir; lorsque le feu et son théâtre d'ombres, ce feu au souvenir duquel je me demande parfois si mon admiration n'en était pas, finalement, l'unique combustible, ce feu insaisissable, fascinant et révoltant, mais qui étend sur l'imagination l'éclat hésitant du clair-obscure; ce feu spirituel fut d'abord réduit à d'inoffensifs et sporadiques feux follets, passant ensuite, dans une lente agonie, d'une incandescence passionnée à une froide mécanique intellectuelle. Peut-être le signe, le cri que je n'ai pas entendu…

    Être sincère jusqu'au bout… Le langage regorge-t-il d'assez de ressources pour cela?

    Se promener crânement au cœur battant de la société de consommation, arpenter la rue Sainte Catherine et friser sa foule acheteuse, avide de lèche vitrine… Pourquoi cet endroit et pas ailleurs? Sans jamais tendre la main pour quémander… en mauvaise conscience de la compassion… Exceller dans l'art de se soustraire à l'existence, d'échapper finalement à toute condition, d'échapper, peut-être, au sens… La personne qui refuse de la petite monnaie à celui que la sollicite ne lui signifie-t-il pas, par ce geste, quelqu'en soit la raison, une certaine assignation?

    Je n'en doute pas: si Diogène le Cynique promenait inlassablement sa lanterne, ce n'était pas pour chercher les hommes. Non, il les connaissait trop bien et, certainement, ne les cherchait plus. Sa lanterne n'était que pour lui confirmer ce qu'il savait déjà de nos traits, pour rire encore et encore de la bouffonnerie de nos dissimulations et de nos étalages… Mais mon Diogène à moi n'avait pas de lanterne… Peut-être y avait-il renoncé. Peut-être l'évidence… celle des hommes. Alors, nul besoin de lanterne.

    Cette chaleur… La moiteur ne me laisse aucun répit. La Garonne n'est d'aucun secours… Les quais seront bientôt pris d'assaut par des promeneurs du soir. On y cherchera un nouveau souffle… On se pressera autour du miroir d'eau comme d'autres autour d'un mirage.

    Je traverse la place avec l'impression d'avoir abaissé un levier, la commande d'un reflux de souvenirs dont je ne maîtrise ni les mouvements ni l'amplitude… Même si nous pouvons entretenir l'illusion de nous en éloigner un instant, certaines choses ne sont jamais loin, tel un mauvais œil qui ne vous quitte de sa vigilance.

    2

    C'est moi!

    Je m'annonce comme d'habitude, de ma voix caverneuse. Tout ce qui, avant, donnait à mon retour du travail un accent enthousiaste et démonstratif s'est, avec le temps et à mon insu, comme nivelé, aplati en une tonalité monocorde. Une joie de rentrer chez-moi non pas contenue mais diluée, neutralisée, au fil du temps. Je suis de retour, une fois encore, chez-moi. Il est un peu plus de 19h00, un soir pas comme un autre. Je rentre plus tôt. Moi qui ne regarde pas l'heure à laquelle je rentre. Ce n'est pas par conscience résignée. J'ai pris tout simplement l'habitude de ne plus y regarder. De toutes façons, cela n'y changerait rien, puisque ma montre, de haute précision, indiquerait une heure tardive.

    C'est bien le seul moment que je parviens à soustraire aux contraintes de la ponctualité. Car du réveil au dernier rendez-vous d'affaires, je garde bien un œil sur l'heure, pour conjurer tout retard dans mon emploi du temps précieux, organisé et contrôlé, les dernières technologies aidant. Toutefois, quand vient l'heure de rentrer, de retrouver ma chère épouse, mon temps n'est plus maîtrisé, comme dépossédé de ce qui le rendait précieux… D'ailleurs je suis, je le sais, soumis à deux temporalités. L'une rationalisée, professionnelle, et l'autre ce qui reste de la première, un reliquat, un temps improvisé, avec une constante, il est toujours tard. Je ne me suis pas débattu dans cette situation. Non, loin de là. A dire vrai, je ne me suis jamais senti menacé par cette faille temporelle, bien que conscient de l'extrême tension dont elle est le siège. Non, pas l'ombre d'une crise de conscience… C'est juste ainsi. Je suis en quelque sorte spectateur de ce conflit. D'ailleurs, je ne suis sûrement pas une exception. Je le sais. Je connais des gens qui s'en plaignent tous les jours. Je ne me suis jamais plaint, à quoi bon. Jusqu'ici cela ne m'a pas empêché de faire ce que j'avais à faire, comme un autre.

    Notre maison… 2 ét. avec jar., 5p., séjour, cuis. am., s. sol, cours, entre autres, dans le quartier des Chartrons. Elle est très grande, ne fait pas mystère de ses volumes, ni de mon statut social, comme il se doit… Sa décoration révèle notre goût pour le mélange des genres, un décalage des styles qui semble chercher l'harmonie dans la superposition des effets. Ariane préfère le mot contraste… prétend rechercher la touche baroque… la ligne de crête stylistique. Alors au grand canapé en cuir, né du sens de l'épure d'un designer italien en vogue, dont les prix ne sont pas aussi épurés que les créations, répond un vieux rockingchair chiné par ma douce Ariane au hasard de ses excursions aux puces. Cette lampe allogène, altière sous son chapeau saturé de broderies et de perles noires, jouxte une petite bibliothèque murale, au marron éclatant, rappelant le style art déco, dénichée chez un antiquaire ayant pignon sur internet. Certifiée Napoléon III, la glace massive et cuivrée affiche la liberté rocaille de ses motifs. Elle est censée nouer un parfait dialogue avec, posée en face, une console laquée rouge sang. Le lustre, d'esprit classique, le soir venu, coiffe la pièce d'un halo blafard; et je n'aime pas son auréole livide.

    A première vue, l'ensemble n'a rien d'ostentatoire. C'est voulu ainsi par Ariane… Le confort est simplement évident et le luxe discret. C'est notre éthique domestique, en quelque sorte. Seuls les tableaux à la croûte généreusement cotée, pour joindre l'investissement à l'agréable, et autres exotiques objets d'art dispersés dans notre immense séjour trahiraient, sous un regard esthète, la sobriété voulue. Ariane, faisant valoir ses compétences artistiques, nous a choisi des toiles de peintres contemporains qui, paraît-il, font fureur. Je revendique néanmoins un droit de regard sur l'aspect financier, bien que le volet esthétique soit le monopole d'Ariane. Cette répartition me convient très bien. Ce sont plutôt de bons placements, prenant de la valeur plus vite qu'il ne faut de temps pour les accrocher. J'ai le sens des bonnes affaires, finalement.

    Ma voix résonne dans le grand séjour dont l'immense baie vitrée, ouverte sur le jardin, satisfait sans peine la boulimie de lumière. Assise à la table à manger, devant son ordinateur portable, Ariane est au téléphone… Comme d'habitude, il y a de la musique, un disque de Brigitte Fontaine, en bruit de fond. Il fut un temps où Ariane l'écoutait presque religieusement, un temps où elle se délectait de chaque mot, s'enivrait de leur poésie, se piquait à leur humour acide. Selon ses dires… Personnellement, je n'ai pas la spontanéité du mélomane, je n'achète pas de disques… La seule musique que je me laisse entendre est celle qu'Ariane propose à mes tympans. Cela ne me dérange pas. C'est un bruit de fond qu'il m'est arrivé d'écouter voire d'apprécier. C'est une compagnie qu'on peut congédier d'un bouton de télécommande, lorsque sa présence devient envahissante. Toujours est-il que cet engouement esthétique de ma femme s'est transformé en routine. Depuis, elle se contente de jouer le disque de Brigitte Fontaine en alternance avec d'autres qui ont connu le même sort, fredonnant machinalement quelques refrains, comme pour sacrifier à une tradition. Le disque est devenu un meuble sonore auquel elle prête parfois une attention distraite.

    De la main, Ariane m'envoie un baiser, en poursuivant sa conversation. Je lui souris, m'approche et l'embrasse sur le front, entre ses longues mèches fraîchement sorties du salon de coiffure. Je le sens au parfum chimique du produit capillaire qui, pourtant, serait bio. Elle a dû refaire sa coloration spécial-brillance. Ses cheveux courent le long de ses joues. Elles ont certes perdu de leur rebondi, mais Ariane reste, malgré tout, comme hors d'atteinte, rayonnante, belle. Aussi belle que la première fois que son regard s'est posé sur moi, m'imposant déjà cette douloureuse alternative, l'abandon de soi ou les brûlures du regret. Ce n'est pas seulement parce que c'est ma femme que je le pense, mais je sais que d'autres hommes me l'envient. Les nuances de cette palette qui va de l'attirance bénigne au désir ardent, ne sont pas si difficiles à percevoir, car elles transforment presque instantanément leur sujet. Il suffit alors d'être attentif à la métamorphose, d'écouter et de regarder… Puisque nos connaissances semblent d'accord pour dire nous formons un beau couple… Je me demande ce qui a bien pu l'attirer en moi… Ce qui nourrit réellement son « Tu me plais toi », sa sublime formule amoureuse. J'en conclus que je ne dois pas, non plus, être un thon. Enfin… même si l'âge semble avoir, dans mon cas, différé l'ingratitude cutanée normalement réservée à l'adolescence…

    Ariane parle des derniers ajouts sur le blog consacré à la cuisine saine qu'elle tient depuis quelques mois: "…et au lieu d'utiliser des œufs, j'ai mis du tofu, c'est génial quand même, le tofu… Et ce n'est franchement pas dégueu, pas du tout! - Franchement pas dégueu qu'elle dit? Et comment faut-il le prendre… Bon, c'est vrai, il y a de la marge pour améliorer la recette… Oui, tu mélanges le tofu battu avec le chocolat… J'ai pris du bio, comme toujours… Hein? Oui oui… William vient de rentrer… Elle se tourne vers moi et lance comme une nouvelle fraîche: Au fait, tu rentres tôt ce soir chéri… c'est une bonne nouvelle ça! Il y a de l'espoir!" - C'est ça, je travaille sur moi… Elle m'offre sa moue souriante. L'ironie enjouée est évidente, légère, naturelle. C'est Ariane. Tout, chez elle, exhale le parfum du naturel. Parfois, je la taquine en lui disant qu'elle est bio. C'est bien ce que disent, encore une fois, le peu d'amis que nous avons mais aussi nos courtoises connaissances. Elle est donc d'une spontanéité naturelle, comme une peinture réaliste, fidèle à la nature, fidèle à sa nature… L'idée me vient qu'elle est finalement sans surprise. Prévisible, oui, elle l'est bien sûr, à mes yeux, accoutumés par vingt trois ans de vie commune. La conversation téléphonique reprend, avec l'enthousiasme qui anime chaque nouvelle originalité culinaire. La discussion allait durer encore quelques minutes, oscillant entre gastronomie hygiéniste et dernières actualités culturelles.

    J'ai, comme d'habitude, jeté serviette et veste sur le canapé, et déjà saisi dans le frigo derrière le bar la carafe de jus de fruit-maison. Ariane composait aussi, avec le même entrain, des recettes de boisson fruitée. Le verre que je viens de me servir me laisse tout de même dubitatif tandis que je porte machinalement à mes lèvres son contenu saumâtre. La première gorgée tord mon visage d'une grimace sans équivoque. J'en frissonne de dégoût et d'incompréhension. Peut-être me suis-je trompé de carafe? Ariane a-t-elle décidé d'en faire un autre usage? En aucun cas la substance que je viens d'ingurgiter ne peut être destinée à la consommation. Cette mixture a un goût à la fois étrange et familier. La réponse ne tarde pas à jaillir: un pansement gastrique! Cette substance laissait sur la langue une sensation pâteuse, terreuse, qui évoquait la texture boueuse des comprimés que je prends pour soulager mes brûlures d'estomac. Je vide le verre dans l'évier pour me jeter sur une bouteille d'eau, espérant diluer ce goût médicamenteux. Voilà qu'une amertume, telle un effet différé de mon erreur, s'installe dans ma bouche.

    Ariane raccroche enfin: Catherine voudrait que tu l'appelles, chéri… elle t'embrasse! Je m'en doutais bien, que c'était elle à l'autre bout du fil… Voyant la carafe sur le bar, Ariane s'empresse: Alors, tu as goûté à ma nouvelle création? Qu'est ce que t'en dis? Je reprends mon souffle, refermant la bouteille d'eau à moitié vidée au goulot. Elle ne voit pas que j'essaye de me débarrasser de l'arrière goût entêté que m'a laissé son infecte breuvage, par toutes les gymnastiques buccales imaginables. Si elle demande tout cela avec une telle excitation, c'est parce que c'est une optimiste, Ariane. Une autre personne dont c'est le premier contact avec les expériences de ma femme aurait pris des gants, joué de la corde diplomatique. Mais pas moi. J'estime que mon statut de cobaye conjugal officiel m'autorise la franchise, dans certaines circonstances. C'est de bonne guerre: Oui… oui, comme tu peux le voir… et pour faire court, Ariane, c'est vraiment… imbuvable… mais alors vraiment pas terrible ton truc, in-bu-va-ble… On dirait un médicament! Et encore, il y a des médicaments qui passent beaucoup mieux que ton… C'est une nouvelle formule de pansement gastrique que tu essayes ou quoi… C'est quoi d'ailleurs là dedans? Ariane a écouté avec un scepticisme patient ma logorrhée désabusée. Elle doit se dire que j'exagère, encore une fois, comme toujours. Il faut toujours que j'en fasse des tonnes. Les hommes, de toutes manières, en font toujours des tonnes, pour se faire remarquer; c'est là, paraît-il, un écho persistant du désir d'attirer l'attention maternelle. Elle doit penser qu'il y a quelques proportions à rectifier, tout au plus, dans sa concoction. Mais de là à dire que c'est dégueulasse… Elle avoue, - une concession pour la forme -, que c'est vrai qu'elle lui trouvait bien un petit rien de déséquilibre, à ce jus. Elle croit déjà tenir la solution à ce qu'elle considère comme un problème mineur: il suffirait de mettre moins de poudre d'algue. Imbuvable! Tu y vas un peu fort quand même là, chéri. Elle n'oublie jamais de ponctuer par chéri même ses plus

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