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La serre du bout du monde
La serre du bout du monde
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Livre électronique385 pages5 heures

La serre du bout du monde

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À propos de ce livre électronique

Un nuage de poussière envahit la Terre, forçant les populations à se réfugier sous des dômes où l’individualisme règne en maître. Tandis que quelques immunisés tentent de survivre au cœur du chaos, l’espoir renaît: un village reculé détiendrait la clef du mystère. Lorsqu’une jeune biologiste découvre par hasard une plante aux propriétés énigmatiques, probable source de la catastrophe écologique, elle décide d’approfondir ses recherches sur la mosvana.

À PROPOS DE L'AUTRICE

KIM Cho-yeop est une jeune auteure née en 1993. Après un diplôme de chimie, elle entreprend l’écriture de récits de science-fiction. En 2017, elle est récompensée pour sa première nouvelle, “Si nous ne pouvons voyager à la vitesse de la lumière” (à paraître chez Decrescenzo éditeurs).

Ses romans puisent leur créativité dans ses vastes connaissances scientifiques, afin de créer des univers futuristes vraisemblables et menaçants, au sein desquels évoluent des personnages féminins inspirants. "La serre du bout du monde" est son premier roman traduit en français.

LangueFrançais
ÉditeurDecrescenzo
Date de sortie9 juil. 2024
ISBN9782367271279
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    Aperçu du livre

    La serre du bout du monde - Kim Cho-yeop

    La_serre_du_bout_du_monde.jpg

    KIM Cho-yeop

    La serre

    du bout du monde

    Roman

    Traduit du coréen par

    SON Mihae et Jean-Pierre ZUBIATE

    Ouvrage publié sous la direction de

    Julien PAOLUCCI

    Ouvrage traduit et publié avec le concours de

    l’Institut coréen pour la traduction littéraire (LTI Korea)

    Titre original : 지구 끝의 온실

    [Jigu kkeut-ui onsil]

    © Kim Cho-yeop, 2021

    Tous droits réservés

    Édition originale publiée en Corée

    par Giant Books

    © Édition française publiée

    avec l’accord de Blossom Creative

    © Decrescenzo éditeurs, ٢٠٢٣

    pour la traduction française.

    Crédits photographiques : 307 Studio

    ISBN : 978-2-36727-127-9

    Nos livres, nos auteurs :

    www.decrescenzo-editeurs.com

    La couverture de

    La Serre du bout du monde

    a été adaptée par Orlane Pourroy

    avec l’accord de Giant Books

    Prologue

    La vieille aéromobile s’arrêta en bringuebalant au bas du chemin de terre. Des marches en bois cassées, un vieux balisage et des balustrades en mille morceaux. Un parc national dans le passé. L’homme avait complètement disparu et l’endroit était jonché de cailloux et de pierres éparses. Au bord du chemin, les hévéas dressaient leurs branches noircies, avec leurs troncs d’une blancheur macabre recouverts de sève séchée. Les feuilles grisâtres pendaient des palmiers morts.

    Naomi maugréa sans réfléchir :

    « Avec la Dauphine, on serait montées là-haut sans problème. »

    Puis elle jeta un œil vers Amara, légèrement gênée. Il leur avait fallu laisser l’aéromobile, le plus coûteux de leurs biens, pour obtenir des informations sur la localisation exacte du parc. Naomi en était encore médusée. Jamais elle n’aurait imaginé que quelqu’un exigerait l’aéromobile en contrepartie de coordonnées géographiques et elle avait eu envie de dissuader Amara : pour cette fois, on aurait très bien pu se débrouiller sans, et puis c’étaient des renseignements qu’on pouvait obtenir ailleurs. Elle l’aurait fait si elle n’avait pas vu l’air épuisé de sa sœur. Mais en la regardant, elle s’était dit qu’il n’y aurait peut-être pas de prochaine fois. Les jours d’Amara étaient comptés. C’était la seule raison pour laquelle elle avait cédé l’aéromobile pour un plan misérable.

    Tout en mesurant des yeux le chemin qu’on voyait s’enfoncer dans la forêt, Amara dit :

    « De toute façon, on n’aurait pas pu passer. La voie est trop étroite et on aurait dû l’abandonner en cours de route. À moins d’abattre tous ces grands arbres...

    — …Ou de planer au-dessus... », rétorqua Naomi en regardant en l’air.

    Des arbres immenses emplissaient sa vue. Elle n’en avait jamais vu d’aussi grands, même à Irgachefe où elle avait vécu jusqu’à ses six ans. Au moins, l’aéromobile pouvait voler, et on aurait pu passer par-dessus.

    « Mais tu le sais aussi bien que moi, répliqua encore Amara en remuant la tête, il faut savoir piloter dans les airs. Nous n’avons jamais fait voler la Dauphine aussi haut. Et quand bien même, ç’aurait été difficile. Pense à tous les drones offensifs que nous avons rencontrés, aux engins que ces putains de Villes sous Dôme n’ont pas arrêté de nous balancer. Ils nous ont fait gagner un peu d’argent, d’accord. Mais là-haut avec la Dauphine, on n’aurait eu aucune chance. Bienheureuses si on ne s’était pas écrasées. »

    Naomi grimaça, mais elle décida d’arrêter de parler de l’aéromobile. Amara en avait assez dit, et de toute façon, l’appareil n’était désormais plus en leur possession. Elle lui avait donné le surnom de Dauphine et la chérissait vraiment, mais elle ne pourrait jamais la revoir.

    Naomi s’accroupit devant les escaliers de bois.

    « Le sol est sec. On dirait qu’il n’a pas plu depuis longtemps. »

    La Poussière ayant proliféré pendant des années, le climat s’était dégradé. On ne pouvait prévoir ni le vent ni les nuages. Et la sécheresse sévit au sud de la péninsule malaise pendant plusieurs mois à cause de la concentration intensive de la Poussière. À en juger par le sol complètement desséché, cette forêt qui avait été une forêt tropicale à l’origine était désertique à présent.

    « C’est peut-être mieux pour les hommes. J’ai entendu dire que dans la jungle, les pluies emportent tous les nutriments présents dans le sol, et c’est pour ça qu’à part celles qui ont gagné leur place de haute lutte depuis longtemps, les nouvelles plantes ont du mal à prendre racine. Ça pourrait être ça, l’aubaine : une forêt sans pluie ni végétation. Comme s’il n’y avait rien pour faire concurrence aux gens. »

    Amara semblait plus fébrile que d’habitude. Elle n’arrêtait pas de parler, comme si elle cherchait à se convaincre elle-même.

    Assise à croupetons, Naomi lui demanda :

    « Es-tu sûre que l’endroit existe ?

    — Mais tu l’as vu aussi bien que moi. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut inventer. »

    Naomi comprit. Il existait une photo. Leurs interlocuteurs du groupe immun qui leur avaient vendu les coordonnées géographiques la leur avaient montrée comme preuve : une clairière en plein milieu de la forêt, avec des plantes qui semblaient vivantes, et des humains. L’image était floue, comme un zoom réalisé à partir d’une vue aérienne très éloignée, mais cela avait suffi à capturer le cœur d’Amara. Naomi aurait voulu dire qu’il n’y avait rien de plus facile que de manipuler une photo, qu’il suffisait d’assombrir un cliché d’avant la Chute de la Poussière pour faire croire qu’elle avait été prise après. Mais elle se tut. Amara était trop inquiète.

    De fait, une étrange rumeur circulait parmi les groupes immuns qu’on avait expulsés : celle d’un refuge dans la forêt, à environ deux heures de route au nord-ouest de la région de Kepong et de Kuala Lumpur. Ce refuge, disait-on, n’était ni caché sous terre ni recouvert d’un dôme. Il était là comme un village d’avant la Poussière, exposé au vent et à la pluie, et les gens y vivaient normalement comme avant.

    Amara avait eu vent de cette rumeur, et à chaque fois qu’elle avait rencontré des groupes immuns, elle avait cherché à savoir où se trouvait le refuge. Mais Naomi était sceptique sur son existence. Quand on y pensait, l’histoire ne tenait pas debout. Comment un refuge à nu aurait-il existé sur un continent plein de Poussière ? Elle pouvait bien sûr comprendre que sa sœur aînée le cherche. Elles étaient différentes. Contrairement à elle, hors des dômes, Amara était sensible à cet air.

    Naomi se leva, et elle épousseta les ourlets de son pantalon.

    « Eh bien, allons-y. »

    La forêt balayée par la Poussière était recouverte d’un silence de mort. Sans même parler d’animaux sauvages, on ne voyait pas le moindre insecte sur le sol. Les pieds s’enfonçaient dans des amas de feuilles mortes. Naomi marchait les yeux rivés à terre pour ne pas trébucher sur les énormes racines d’arbre découvertes. Les deux sœurs marchaient depuis une bonne heure et elles ne voyaient toujours pas la moindre ouverture. Plus elles s’enfonçaient, plus les arbres cachaient le ciel. Tout devenait de plus en plus sombre.

    Soudainement, Amara arrêta Naomi par le bras.

    « Attends ! »

    Une masse énorme barrait le chemin à quelques pas. Naomi crut à un cadavre. Elle prit une profonde inspiration, puis :

    « C’est... un orang-outan », dit-elle.

    De la taille d’un homme adulte, la bête gisait là, morte. Elle était intacte. Sa décomposition s’était peut-être arrêtée à cause de la Poussière. Naomi avait vu des chercheurs de l’Institut de recherche de Langkawi laisser traîner pendant des mois des carcasses d’animaux dans des caisses. Certains se décomposaient très vite, d’autres non, comme si on les avait empaillés. Naomi avait déjà étendu sa main vers la carcasse du singe, quand Amara la retint.

    « N’y touche pas ! On ne sait jamais, tu pourrais contracter un virus ! »

    Mais Naomi s’osbtina et finit par toucher la bête. Le pelage était froid sous ses doigts, la peau raide. Il n’y avait presque aucun signe de putréfaction sur la partie visible, mais la partie en contact avec le sol était pourrie. Comme si des micro-organismes ou des vers avaient survécu à la Poussière et vivaient sous la terre.

    « Fais un peu attention. Ton immunité ne te protégera pas de toute cette saleté. »

    Naomi haussa les épaules et s’essuya les mains. Puis elle fit un pas en arrière pour mieux voir le cadavre et le sol sur lequel il reposait. Alors, une autre chose étrange lui apparut. Une partie de la cuisse du singe était recouverte de feuilles grandes comme la paume de la main, qui semblaient avoir poussé après sa mort. Naomi marmonna :

    « Il est vivant ?

    — Quoi, le singe ? Tu vois bien...

    — Non, je te parle du feuillage. »

    Le visage d’Amara se referma à cette question. Naomi se rapprocha des feuilles. De prime abord, il était difficile de dire si elles étaient vivantes ou non. À cause de la Poussière, en effet, beaucoup de plantes mortes ne se décomposaient pas. Elle tenta alors d’arracher une des feuilles de la tige rampante. Sa peau se mit à picoter.

    Et soudain, cette sensation étrange :

    « Le sol est humide ici. Ce n’est pas pareil que quand nous sommes entrées dans la forêt. »

    Il y avait de l’humidité dans l’air. Ce n’était pas comme ça quelques instants auparavant. Surprise, Naomi se tourna vers Amara.

    « Ça va ? »

    Le brouillard commençait à gagner la forêt. Amara aussi s’en rendit compte. Elle jeta des regards angoissés autour d’elle.

    « Serait-ce un nuage de Poussière ? Mais il y a tellement d’arbres, pourquoi tout d’un coup... »

    À ces mots qu’elle murmura, une même angoisse gagna Naomi.

    « Ce n’est pas grave. Le vent souffle très haut et la Poussière peut s’en aller dans tous les sens. Si tu sens quelque chose d’étrange, dis-le-moi vite. »

    Contrairement à Naomi, qui n’arrivait pas bien à détecter la présence de la Poussière, Amara était sensible à la moindre augmentation de concentration. Le nuage rouge qui venait de se former en était un signe. Des chercheurs de Langkawi eux-mêmes en avaient parlé comme d’un « indicateur ». La question était de savoir pourquoi ce nuage était soudain apparu. Y avait-il vraiment quelque chose de spécial dans cette forêt ?

    Elles reprirent leur marche sans savoir si elles étaient sur la bonne voie. Leurs interlocuteurs immuns de Melba ne leur avaient indiqué que l’entrée de la forêt. Puis ils leur avaient dit de pousser sans s’arrêter jusqu’au fond. Mais elles n’étaient même pas sûres de l’existence de cet « ailleurs ». Et si on les avait dupées ?

    Le nuage qui s’épaississait les empêchait de voir à deux pas devant elles. Çà et là, elles rencontrèrent plusieurs dépouilles de grands animaux qui obstruaient le chemin. Elles devaient les enjamber. Leurs pieds se prenaient dans les racines des arbres et s’enfonçaient dans la boue. Il y avait des insectes morts à côté de grandes rafflésies.

    Puis d’autres traces bizarres continuèrent à apparaître : des graines blanches, des spores répandues dans l’air, de répugnantes lianes volubiles recouvrant les arbres morts. Au coucher du soleil, des couleurs étranges avaient encore ajouté aux diaprures de la jungle. Peut-être était-ce une illusion, mais Naomi eut la sensation qu’une lumière éblouissante émanait des plantes qui entouraient les arbres.

    La carte ne fut pas d’une grande aide. Elle l’aurait sûrement été en aéromobile, mais maintenant qu’elles avançaient à pied, le simple choix d’une direction était difficile. Sans parler de trouver un refuge, ressortir de la forêt pouvait s’avérer un problème. Parce qu’elle avait simplement pensé à la trouver coûte que coûte, mais pas à ce qu’elle allait faire une fois dedans, tant la hantait la peur qu’Amara pouvait mourir. Elles en étaient donc là, et Naomi se trouva lamentable de s’être enfoncée en ces lieux sans préparation. Elle se dit qu’il était peut-être encore temps de s’en retourner.

    « Amara, il faut revenir en arrière, dit-elle en tirant sa sœur par la manche. Il n’y a pas de refuge. Ces gars nous ont baladées n’importe où. Pour qu’on meure perdues dans la forêt. Ils l’ont fait exprès !

    — Naomi, je suis sûre qu’il existe !

    — Dans cette forêt morte ? Tu crois vraiment ? Mais même si quelque chose de ce genre existe, ce n’est pas ici. S’il te plaît, retournons-nous-en ! »

    Le soir commençait à venir. Une fois le soleil couché, il leur faudrait veiller toute la nuit au beau milieu de la forêt, et sans parler d’installer un campement, elles n’avaient qu’une bouteille d’eau et quelques maigres morceaux de nourriture. Même s’il n’y avait pas d’animaux, elles ne pouvaient pas savoir si elles pourraient résister au froid dans un endroit pareil. Pourquoi s’étaient-elles si imprudemment engagées ? Pourquoi s’être fiées aux coordonnées que leurs interlocuteurs leur avaient données alors qu’il était notoire que les groupes immuns se trompaient très souvent les uns les autres ?... Naomi regrettait toutes les décisions qu’elle avait prises jusqu’alors. Lorsqu’elle leva la tête en soupirant, elle vit le nuage virer au rouge.

    « Il faut se sauver, Amara ! »

    C’était la seule chose qu’elle savait. On ne pouvait pas survivre dans cette Poussière, dans ce nuage rouge. Certains suffoquaient et s’effondraient immédiatement, d’autres supportaient une heure ou une journée. Mais dans tous les cas, cette Poussière signifiait la mort.

    « Naomi.

    — Si on ne sort pas de la forêt immédiatement...

    — Calme-toi, Naomi. Je vais bien. Assieds-toi là. »

    Amara fit asseoir Naomi sur un rocher et se pencha vers elle. Son visage traduisait l’épuisement. Ses yeux étaient injectés de sang. Elle craignait qu’Amara ne s’effondre à tout moment en vomissant du sang et qu’elle meure.

    « Je ne peux pas revenir en arrière maintenant. Toi aussi, tu le sais, n’est-ce pas ? Même si on parvenait à ressortir, le brouillard viendrait nous retrouver n’importe où. Je ne peux pas passer ma vie à fuir. Toi, tu le peux, Naomi, mais pas moi. Laisse-moi vérifier pour la dernière fois. »

    L’espoir qu’il existe un lieu où se réfugier, cette infime possibilité de salut avait conduit Amara jusqu’ici. Naomi le savait. Elle savait qu’il y avait deux raisons à ce que sa sœur aînée, qui ne faisait pas partie d’un groupe immun, soit toujours en vie : l’aide qu’elle lui avait apportée et l’espoir obsessionnel qu’elle avait nourri d’un refuge. Regardant sa sœur droit dans les yeux, Amara marmonna. Elle était désolée. Naomi avait envie de pleurer. Elle évita son regard. Amara toussa et dit en se couvrant la bouche de la main :

    « On va rester un peu ici. On se remettra en route quand le vent soufflera et que le brouillard se sera dissipé. »

    Dans cette jungle épaisse jonchée d’arbres morts, il n’y avait pas la moindre brèche où le vent aurait pu s’engouffrer. Mais Naomi savait qu’elle ne pouvait plus convaincre Amara désormais. Elle déplia une toile en caoutchouc étanche et en recouvrit Amara. Puis elle attendit que le brouillard rouge disparaisse.

    Quand elle rouvrit les yeux, il faisait noir. Quelque chose avait changé tout autour. Elle sentait l’air frais du soir la pénétrer ; le clair de lune rayonnait à travers les arbres. Tout le brouillard s’était dissipé.

    Amara, elle, était toujours adossée à l’arbre à côté du rocher. Elle avait les yeux fermés. Naomi vérifia son teint à la clarté de la lune et la secoua pour la réveiller.

    « Regarde là-bas, Amara. Il y a quelque chose. »

    Surgi du cœur de l’obscurité, le halo lointain d’une douce lumière circonvenait les hauteurs de la forêt. Il n’était pas facile de comprendre de quoi il s’agissait. C’était si mystérieux que Naomi pensa à une hallucination. Était-ce vraiment ce dont avaient parlé les autres groupes immuns ? Y avait-il un refuge ? Au milieu d’une pareille forêt ?

    « Naomi ! C’est là-bas ! Ça doit être le refuge !

    — Calme-toi, Amara, répondit Naomi toujours dubitative. On va attendre. Si c’est le cas, on n’a pas besoin de se précipiter. On va rester ici jusqu’à l’aube pour dormir un peu, puis on ira. »

    Mais Amara s’entêta.

    « Non, c’est maintenant qu’il faut qu’on y aille. Dès qu’il fera jour, on ne verra plus cette lumière et on va de nouveau se perdre. »

    Naomi hésita, mais elle finit par la suivre. Amara avait raison. Cette lumière, visible seulement dans l’obscurité, était le seul guide fiable que l’on pouvait avoir dans cette forêt. Elles reprirent leur marche. Quand la nuit fut complètement tombée, le froid devint glacial et elles tremblèrent de tous leurs membres. Naomi eut beau rajuster le col de son vieux pardessus, cela ne servit à rien.

    « Attends, arrête-toi », dit Amara.

    Naomi fit encore quelques pas avant de stopper net. On entendait des bruissements tout autour.

    Un instant après, Naomi haleta et ravala un cri. Des ombres apparurent à travers les arbres touffus. Ou plutôt non : des humains. Ils étaient couverts de cagoules noires, mais ils ne portaient ni vêtements de protection ni casques ; il était évident qu’ils appartenaient à un groupe d’immuns.

    « Alors, il y avait bien un refuge... »

    Naomi entendit Amara bredouiller comme un soupir. Les nouveaux-venus qu’elles avaient aperçus entre des arbres venaient de les entourer en pointant leurs armes. Elles se mirent dos à dos en levant les mains au-dessus de la tête. Amara prit la parole d’une voix piteuse.

    « Nous sommes d’une population immune ! Tout comme vous. Nous sommes venues ici en suivant des indications qu’on nous avait données. Des habitants que nous avons rencontrés à Melba nous ont dit que votre refuge était par là. Nous savons tout faire. Nous pouvons l’une et l’autre manier des aéromobiles ou des machines, même un travail manuel ou pénible, tout nous va. Alors, si vous nous acceptez... »

    Une grande femme agita la main en l’air comme pour l’interrompre. Puis elle lui fit signe de se taire. Amara obtempéra. Naomi avait peur.

    Qui étaient-ils ? Faisaient-ils vraiment partie d’une catégorie de population immune ?

    Ils n’avaient pas encore dit un mot. Ils n’avaient pas non plus baissé leurs armes. La gorge sèche, Naomi ravala sa salive et ramena ses mains sur ses oreilles. Les prenaient-ils pour des intruses ? Elles n’étaient même pas armées…

    Un instant plus tard, une douleur violente atteignit son cou. Elle sentit ruisseler un liquide sur sa nuque. Tout devint rouge devant ses yeux. Ses jambes perdirent leur force, ses genoux fléchirent et tombèrent à terre, puis elle s’effondra. Elle comprenait un peu tard.

    Fichu refuge. Nous avons marché vers un piège. Ils nous ont trompées. Depuis le début, il n’y en a jamais eu.

    « Non, Amara, non ! »

    Naomi poussa un hurlement d’horreur. Elle se sentait plaquée au sol et on lui serrait les bras derrière le dos. Puis un tissu rêche enveloppa son corps.

    « Sauve-toi ! », cria-t-elle en se tortillant. Mais elle ne put résister à la force du poignet qui l’accablait.

    « Naomi ! », hurla Amara à côté.

    Sa vue s’assombrit aussitôt. Elle sentit s’approcher la mort.

    Chapitre 1

    La mosvana

    Ce matin-là, le Centre de recherche sur les écosystèmes de la Poussière était en pleine effervescence à cause de framboises. Aussitôt après l’heure animée de l’embauche, Subin était apparue traînant un chariot chargé d’une énorme boîte, qu’elle avait bientôt ouverte avec des cris d’héroïne de retour de guerre : « Mes chères amies, les framboises d’il y a cent ans viennent enfin d’arriver ! » Elle parlait des framboises d’avant la Reconstruction telles qu’on était parvenu à les reproduire dans le cadre du projet de restauration des anciennes variétés. Des explications suivirent : on les avait cultivées en petite quantité en laboratoire avant de leur faire passer avec succès le stade de la culture intensive, et voilà que la première récolte était apportée pour dégustation.

    A-yeong rejoignit le groupe des chercheuses qui se précipitaient vers le chariot. La grande boîte était remplie de framboises qu’aucune d’elles n’avait jamais eu l’occasion de manger. A-yeong en avait souvent vu sur des photos d’archives, mais elle n’en avait jamais goûté la saveur ; tout au plus l’avait-elle devinée en mangeant de la confiture de framboises vraisemblablement produite à l’étranger ; et il en allait sûrement de même de ses collègues. Toutes regardaient donc ces fruits à l’aspect étonnant avec un regard chargé d’attente, envoûtées par l’arôme subtil qui s’en dégageait et stimulait leurs papilles.

    Subin remplit une corbeille de framboises, puis elle les lava dans l’évier à côté de la table et posa la corbeille sur la commode mobile. Les préparatifs terminés, fière de cette réussite, elle invita ses collègues à s’approcher pour les goûter.

    « Si on mangeait ? »

    Toutes les mains se tendirent avec vigueur pour saisir les framboises à pleines poignées. A-yeong en mit une dans sa bouche. La texture moelleuse qui s’écrasait doucement n’était pas désagréable. Cependant, contrairement à son arôme sucré, la framboise avait un goût fade et légèrement astringent, et elle sentit dans le fruit une sorte de petite graine, de texture râpeuse. Les autres chercheuses qui avaient commencé à mâchonner faisaient de drôles de mines. Inclinant la tête, quelques-unes revenaient à la corbeille. Le silence se prolongeait, et l’on n’entendit bientôt plus qu’une vague rumeur de mastication. Alors, Subin, qui n’avait pas encore touché aux fruits, demanda d’un ton où affleurait une certaine tension :

    « Eh bien ?... Elles ne sont pas bonnes ?

    — C’est normal que la framboise ait un goût âpre ? » demanda, gênée, la cheffe d’équipe Bak So-yeong.

    Personne ne répondit. Toutes dirigèrent leurs regards vers Subin. Mais au bout d’un moment, les bouches se délièrent.

    « Mais peut-être que tous les fruits d’autrefois étaient insipides ? La tomate de la dernière fois n’était pas très bonne non plus.

    — Les hommes du XXIe siècle n’avaient apparemment pas les mêmes goûts que nous. Celui-là aussi, ils ont dû le trouver bon, à l’époque.

    — Ce n’est pas possible. Tu méprises les hommes du XXIe siècle, maintenant ? C’est pourtant évident : ce sont les types du Ministère de l’Agriculture et des Forêts qui ont fait des cultures minables. Des nuls. Rien à dire.

    — Je suis d’accord. Il faudra leur demander s’ils ont travaillé dans les règles de l’art.

    — Subin avait fait des essais et proposé des prototypes avant de les leur envoyer.

    — Mais pourquoi y a-t-il autant de petites graines ? Il faut les mâcher ? Ou les cracher ?

    — En tout cas, c’est différent de ce que j’imaginais. Il y a quelque chose qui ne va pas...

    — C’est plutôt que ça allait tant qu’on imaginait. Il faut l’accepter. C’est ça, la saveur originale de la framboise. C’est ça, le vrai goût. »

    Tandis qu’on continuait à débattre du vrai goût des framboises, Subin en reprit quelques-unes. Puis elle regarda de nouveau la boîte sans cacher sa déception. L’une après l’autre, les collègues retournèrent alors à leur place, chacune lui adressant quelques mots de consolation. Certaines emportaient même une barquette avec elles. De son côté, A-yeong lui tapota l’épaule et dit :

    « Moi, je les trouve bonnes. Un peu fades, mais ça me va. Tu sais, les fruits de nos jours sont trop sucrés, faits pour exciter les papilles.

    — Mais ça n’a pas à être fade, il faut que ce soit sucré... »

    Subin était au bord des larmes. A-yeong était désolée. Elle leva les épaules d’impuissance et, par crainte d’ajouter à sa déception si elle ajoutait un mot, elle s’éloigna. À côté, Yunjae les regardait du coin de l’œil et gloussait d’un air moqueur. Il fallut attendre encore quelques instants pour que l’équipe des écosystèmes végétaux du Centre de recherche revienne à l’ambiance bourdonnante qui précédait usuellement la date limite de dépôt des rapports.

    C’est que la directrice générale du Centre Gang Yi-hyeon menait un ambitieux projet de restauration en collaboration avec le Ministère de l’Agriculture et des Forêts. L’objectif était d’apporter son concours à la future industrie alimentaire de Corée en faisant revivre des variétés disparues pendant l’ère de la Poussière. Au début, tout le monde avait regardé ce projet d’un œil critique, étant donné que la plupart des variétés sélectionnées avaient déjà été restaurées avec des semences venues de l’étranger.

    Puis un hybride d’orange et de mandarine, le jeju geumhyang, restauré la première année, était devenu très populaire sur le marché et avait largement soutenu les finances du Centre et sa réputation. Pendant un temps, cette situation avait logiquement entraîné une importante mobilisation de chercheurs ; cependant, le projet de restauration d’anciennes variétés avait été éphémère, comme de nombreux autres. On avait alors décidé que le projet serait porté par la plus jeune des chercheuses, en l’occurrence Subin, qui le conduisait seule tant bien que mal. Son succès fut un pur hasard et il ne prouva qu’une chose : ni la directrice ni les chercheuses n’étaient douées pour capter des fonds.

    « À partir de cette semaine, il nous faudra déposer les rapports. Dès que vous l’aurez terminée, vous passerez votre partie à Yunjae, et vous n’oublierez pas de partager vos fichiers avec toute l’équipe. Ce sera difficile, j’en suis consciente, mais efforçons-nous de finir à temps. Au fait, n’oubliez pas d’adresser une demande pour le déplacement en Éthiopie. »

    Après avoir écouté les instructions de la cheffe d’équipe Bak, A-yeong s’assit devant l’écran holographique. Il lui fallait renseigner toute la partie relative aux modifications systémiques de la végétation naturelle dans le sud de la péninsule coréenne. Le programme de traitement des données rédigeait automatiquement un premier jet, mais elle devait remanier le texte pour qu’il soit lisible, et il fallait y passer toute la nuit. Les algorithmes n’étaient pas en effet forcément de l’avis des autorités chargées d’évaluer les performances de recherche, et ils avaient tendance à apposer la marque « important » sur des plantes insignifiantes, qui n’auraient simplement intéressé que des botanistes. L’évaluation complète des ressources biologiques devait donc être effectuée par A-yeong. La jeune recrue, pas encore au fait de la marche à suivre, s’était fait houspiller lors de sa première présentation pour avoir approuvé les avis automatiques.

    Yunjae eut vite fait de finir la partie dont elle devait s’occuper. Un café à la main, elle passait à côté d’A-yeong, quand celle-ci l’appela.

    « Yunjae, tu peux regarder ça un moment, s’il te plaît ?

    — Qu’est-ce que c’est ?

    — C’est à propos de cette fleur. Qu’est-ce que tu dirais que je la range parmi les variétés ornementales ? »

    Yunjae fronça les sourcils en regardant l’écran holographique.

    « Les membres du comité ont aussi des yeux. Il ne faut pas dire n’importe quoi.

    — Mais elle est assez bien à mes yeux. De simples fleurs de ce genre sont parfois à la mode, non ?

    — Non. Ça ne va pas. Vraiment pas.

    — Bon... »

    A-yeong passa à une autre page, le cœur brisé par le jugement impitoyable de Yunjae. Pour elle, toutes les variétés sans exception étaient précieuses pour la recherche, et elle ne comprenait pas pourquoi il fallait dépenser des sommes folles pour régénérer ou préserver une plante quand on en délaissait d’autres. Les raisons les plus plausibles sur lesquelles elle pouvait mettre l’accent pour justifier ses commentaires étaient les qualités nutritionnelles, ornementales ou thérapeutiques propres à chaque plante, mais elle ne pouvait pas toutes les assortir d’une telle légende. Il lui semblait que la plupart des gens pensaient qu’il était sans importance que les plantes n’existent plus sur Terre, à l’exception de quelques variétés comestibles particulièrement savoureuses, d’autres jolies à voir ou encore utilisables en médecine.

    « J’aimerais vraiment la restaurer parce qu’elle a un aspect unique. C’est son système racinaire : je n’ai

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