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Le dernier marthyr - Tome 1: Inconfortable prophétie
Le dernier marthyr - Tome 1: Inconfortable prophétie
Le dernier marthyr - Tome 1: Inconfortable prophétie
Livre électronique581 pages8 heures

Le dernier marthyr - Tome 1: Inconfortable prophétie

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À propos de ce livre électronique

Christellan s’acharne à survivre afin de continuer à recevoir les enseignements de son mentor et unique ami, le dieu-guerrier Yahnskan, depuis que son panthéon l’a sauvé du désastre qui a marqué son enfance. Il se prépare pour la mission qui constitue l’unique but de son existence, décrite brièvement dans une prophétie obscure. Pour un élu formé par le Chasseur et guidé par la gardienne de la destinée, une quête considérée comme impossible l’est-elle vraiment ? Le champion choisi par la Myhriade n’a apparemment rien à perdre… du moins, au début de son voyage.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Simon Maëro, passionné d’imaginaire depuis l’enfance et attiré par la magie, a poursuivi des études en physique fondamentale. Parallèlement, il a exploré divers univers surnaturels à travers la littérature, les médias et les jeux de rôle. Il a développé ses propres magies et écrit depuis l’âge de seize ans, se consacrant principalement à la fantasy, au space opera et aux contes.
LangueFrançais
Date de sortie29 avr. 2024
ISBN9791042221584
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    Aperçu du livre

    Le dernier marthyr - Tome 1 - Simon Maëro

    Prologue

    Personne ne sait à quoi ont ressemblé les débuts de la vie, car les premiers représentants du règne vivant n’ont laissé aucune trace et ne se posaient de toute façon pas ce genre de questions métaphysiques. Ils ne se posaient pas de questions du tout, d’ailleurs, comme la majorité des vivants. Puis un jour, soudainement et sans raison aucune, vint l’exception. Un être, que pourtant rien ne distinguait des autres, décida de se mettre à la recherche de l’invisible, de l’introuvable, de l’incompréhensible. Il se nomma « humain », réunit ses semblables en une meute qu’il nomma « clan » et commença une terrible activité : réfléchir. Il ne devait dès lors plus connaître le repos, car inévitablement lui apparurent des questions dont il ne possédait pas les réponses… réponses dont il avait, désormais, un besoin vital. Pourquoi est-ce que j’existe ? D’où viens-je ? Où irais-je, après ? Quelques temps d’intenses cogitations claniques amenèrent les humains à plusieurs importantes conclusions. Premièrement, ces réponses étaient définitivement en dehors de leur portée, car même les plus sages d’entre eux n’avaient pas été capables de les deviner. Deuxièmement, ces réponses existaient forcément, puisque toute question devait avoir une réponse, par définition. Troisièmement, il existait forcément quelque part une personne (ou une chose, ils ne savaient pas trop précisément) qui possédait lesdites précieuses informations : celui, celle ou ce qui avait créé le monde avait également créé les humains et le reste, ce qu’il n’avait certainement pas fait sans raison. Ce quelqu’un ou quelque chose pouvait donc répondre à certaines au moins de leurs questions… s’ils parvenaient à le trouver. Le clan se mit aussitôt en route. Un chercheur fut désigné pour choisir là où il fallait aller, un gardien fut choisi pour veiller à ce que la horde ne cherche pas deux fois au même endroit, des sages furent dédiés à la transmission de l’inestimable savoir : les endroits déjà parcourus et ceux à parcourir encore.

    La traque dura longtemps. Les « humains » moururent, transmirent leur quête à leurs rejetons qui à leur tour firent de même… Lorsque le début de leur quête commença à se perdre dans un temps trop lointain pour être crédible, ils décidèrent de compter plus précisément. Ils avaient entre-temps appris quelques nouveautés comme l’écriture et le calcul, alors cette nouvelle initiative eut un résultat imprévu… et tout sauf bienvenu, quelques décennies plus tard. Ils avaient cherché partout. Ils n’avaient pas trouvé pour autant. Leurs regards incrédules rivés sur leur plus précieux trésor – une merveilleuse invention qu’ils avaient nommée « carte » – les intelligents et courageux meneurs du clan furent obligés de se rendre à l’évidence. Ils avaient parcouru leur monde de long en large, deux fois au moins pour être sûrs. Le monde était vaste mais pas infini, sauf si on considérait que la grande eau salée qui l’encerclait en faisait partie. Alors ils comprirent :

    — Il s’est noyé. Puisqu’il n’est nulle part sur la terre, c’est qu’il est dans l’eau…

    Tous baissèrent la tête, emplis de compassion pour le malheureux créateur du monde. Il aurait mérité mieux qu’une telle fin, même s’il avait commis l’erreur pourtant évidente de faire une étendue d’eau aussi grande, salée et profonde. Bien entendu, s’ils étaient très embêtés pour leur pauvre créateur – se noyer n’était vraiment pas agréable, ils le savaient – ils l’étaient plus encore pour eux-mêmes : qui allait leur donner les réponses qu’ils cherchaient depuis si longtemps, maintenant ?

    C’est à cet instant qu’intervint le miracle ; une enfant aux yeux d’or, à peine capable de marcher, s’approcha du groupe de chefs démoralisés et éleva posément la voix au milieu de la consternation générale :

    — Ne vous en faites pas. Ceux que vous cherchez n’existaient pas, mais je vais vous les donner. Vous les révérerez à jamais, car ils seront vos guides et vos protecteurs. Ils sont dix, respectivement nommés…

    Et l’homme créa la Myhriade pour ne plus s’en séparer.

    Premier recueil

    Yahnskan

    L’empire Chorsanska s’étendait sur quasiment toute la partie nord du continent. Il touchait l’océan du levant d’un côté, l’océan du couchant de l’autre, et toute la péninsule nord lui appartenait. Il avait conquis cet immense territoire petit à petit ; il était perpétuellement en guerre depuis maintenant plus de dix ans et il avait poussé sa frontière sud toujours plus loin, soumettant les contrées voisines les unes après les autres. Le front s’était enlisé l’année précédente, lorsque les armées impériales étaient finalement tombées sur des adversaires capables de leur tenir tête. Le royaume Lemnanska, au sud-levant, et la démocratie Törianska au sud-couchant barraient à eux deux – bien que n’étant pas alliés et menant leur guerre chacun sur le morceau de frontière les séparant de Chorsanska uniquement – complètement la route aux ambitions territoriales de l’empereur. Pas que l’empire ait désespérément besoin de plus de place : il n’avait jamais été surpeuplé, déjà, avant même que de trop longues années de conflit ne prélèvent leur lourd tribut parmi ses habitants, ensuite il aurait eu largement assez de problèmes sans aller en chercher ailleurs. Ce triste état des choses frappait n’importe quel voyageur suffisamment inconscient pour se rendre un jour dans la capitale de l’empire, mais il faut croire que l’attention de l’empereur était retenue par d’autres considérations… ou qu’il était moins observateur que n’importe quel voyageur. La capitale se nommait Chorsina, elle se trouvait au nord de la péninsule – aucune ville n’était plus au nord, seulement quelques villages bien moins importants – et son état était assez représentatif de celui de l’empire entier… en pire. On y aurait cherché en vain une école, un asile ou l’atelier d’un guérisseur. La caserne qui avait autrefois abrité les gardes chargés de faire régner l’ordre en ville s’était effondrée une dizaine d’années plus tôt et personne n’avait pris la peine de la remplacer. La disparition des gardes était passée inaperçue, de toute façon : la dernière intervention d’un représentant de l’ordre à Chorsina remontait à trente ou quarante ans en arrière au moins. Seuls les soldats impériaux inspiraient encore de la crainte aux passants lorsqu’ils traversaient les rues. À tous les passants. Ceux qui n’avaient rien à se reprocher avaient d’ailleurs plus de chances de trouver des ennuis auprès de tels soldats que les innombrables bandits qui sévissaient dans les rues, où ils n’étaient malgré tout qu’un moindre mal. Le seul temple qui subsistait dans la ville avait été brûlé peu après le changement d’empereur et l’arrivant au pouvoir n’avait pas été plus intéressé par le bâtiment que son prédécesseur. Il avait simplement fait condamner l’endroit, de sorte que la coupole à demi-effondrée et noircie surplombait toujours les rues du pire quartier de la ville, menaçante et inélégante. Elle ne déparait pas la capitale.

    Le soleil se levait tout juste, ses premiers rayons peinant à traverser l’épaisse couche de brume qui planait souvent dans les rues jusqu’au milieu de la matinée, mais quelqu’un d’attentif aurait pu discerner, déjà, le son caractéristique de lames s’entrechoquant. Si ce quelqu’un était remonté jusqu’à la source du bruit (ce que personne n’aurait fait, bien entendu, par peur d’être témoin d’un meurtre ou autre mort violente du genre, plus que courants dans la zone), il aurait eu la surprise de constater que les escrimeurs se trouvaient dans l’ancien temple. Le passage secret qui y menait malgré le blocage de toutes les autres voies d’accès (à l’exception de celle qu’empruntaient les corbeaux, perchés par dizaines sur les poutres noircies qui soutenaient encore ce qui restait de la coupole) était connu d’une seule personne. Un jeune homme d’une vingtaine d’années environ qui croisait le fer au milieu de la nef de l’ancien temple dévasté. Il était relativement grand, possédait une solide musculature, à l’évidence forgée par des années de combats, qu’il dissimulait sous une armure légère d’un cuir vert mat et sombre. Son épée était une simple lame d’acier parfaitement affûtée à la poignée sans le moindre décor, recouverte du même cuir vert sombre. Rien dans son équipement ne ressortait, n’attirait le regard. Les affaires d’un mercenaire qui arrivait difficilement à joindre les deux bouts, dont l’épée était à l’évidence le bien le plus précieux. Sa cape, de la même couleur que le reste, était pour le moment suspendue à un chandelier tordu, au-dessus de son sac à dos assorti. Un combattant miséreux comme la cité en comptait tant. Du moins était-ce l’impression qu’il souhaitait donner… et ce malgré un terrible désavantage qui le handicapait depuis toujours : le vif regard acéré du jeune homme, qui surveillait chaque mouvement de son adversaire, ce regard où brillaient intelligence, détermination et satisfaction, ce regard était doré.

    Bien entendu, ça n’était pas – et de loin – le plus étrange en ce lieu et à ce moment précis. L’adversaire que le combattant mettait toute son ardeur à vaincre n’était en effet pas humain. L’escrimeur se déplaçait avec la légèreté et la vivacité d’un feu follet ; si sa silhouette était indubitablement humaine, on pouvait en revanche voir à travers. Cette curieuse ombre orangée aurait défait en quelques secondes bien des maîtres d’armes, malgré quoi son adversaire humain ne semblait pas trop dépassé. Ses coups ne portaient jamais, bien sûr : les rares fois où sa lame touchait le spectre orange, elle passait à travers la curieuse substance qui le constituait – difficile de dire s’il s’agissait d’un liquide, d’une brume, de feu ou simplement de lumière – sans lui infliger le moindre mal. Enfin, le guerrier incandescent acheva le combat, sa voix quasiment aussi expressive que celle de n’importe quel humain, avec simplement un léger écho en plus :

    — Ça suffira, Chris. Tu as encore une longue journée devant toi.

    — C’est le moins qu’on puisse dire, accorda le jeune homme en remisant sa lame dans le fourreau à sa hanche d’un air malgré tout déçu.

    — Au reste, ce n’était pas un de tes meilleurs combats, poursuivit le fantôme orangé, comme un reproche affectueux.

    — Je sais, soupira le combattant en baissant les yeux. Je ne parviens pas à faire abstraction de cette nervosité. C’est aujourd’hui…

    — Tout ira bien. Tu es prêt, quoi qu’il arrive, et je serai là pour veiller sur toi… même si de tels moments seront désormais beaucoup plus rares.

    — Tu me manques déjà, Yahn.

    — Je serai toujours avec toi, tu le sais.

    Puis l’entité disparut, aussi soudainement que la flamme d’une chandelle que l’on aurait soufflée. Seule son épée demeura, que le jeune homme resté seul attrapa au vol avant d’aller la poser respectueusement dans sa niche secrète, derrière l’autel calciné. Il referma le compartiment, replaça devant un tas de gravats, puis alla se laisser tomber sur l’un des rares bancs encore capables de supporter son poids, alignés contre le gigantesque portail scellé. Il ferma les yeux, écouta sa respiration et ses battements de cœur qui reprenaient progressivement un rythme normal. Il se passa une main sur le front pour en chasser les gouttes de sueur qui l’incommodaient, effleurant au passage ses courts cheveux sombres. Puis il soupira à nouveau. Cela ne servait à rien. Même pendant le duel, il n’avait pas réussi à détourner le cours de ses pensées. Une telle chose ne lui était encore jamais arrivée : normalement, le combat effaçait tout le reste.

    D’un autre côté, il n’avait encore jamais vécu un jour comme celui qui l’attendait. Depuis combien d’années s’entraînait-il en vue de ce moment ? Quinze ? Seize ? Plus ? Ce jour était enfin arrivé. Pas d’erreur possible. La troisième nuit sans lune venait de s’achever, ce qui n’arrivait qu’une fois par an. Impossible de trouver meilleur point de repère. Par ailleurs, Yahnskan ne pouvait pas s’être trompé, pas sur un point aussi crucial.

    Le jeune homme rouvrit les yeux et laissa son regard d’or vagabonder dans la nef dévastée. Il avait été heureux, ici, autrefois. Même après l’incendie, le temple était resté pour lui ce qui se rapprochait le plus d’un foyer. Il ne pouvait y demeurer longtemps, bien sûr – les gardes impériaux tuaient immédiatement quiconque était surpris dans le périmètre interdit entourant le temple – mais nombre de ses plus beaux souvenirs l’y attendaient. Tandis que ses yeux se perdaient dans le vague, son esprit lui montra, une fois de plus, les images d’autrefois. La gigantesque tenture pourpre dans le hall où se détachait nettement, imposant sa calme majesté à quiconque osait le contempler, le sceau de Yahnskan. Les candélabres aux lueurs changeantes, les vitraux narrant les exploits de ses disciples les plus célèbres, la légère odeur de l’encens et l’inimitable son des lames s’entrechoquant gaiement… Il entendait presque à nouveau sonner son nom, comme autrefois :

    — Christellan…

    Mais ce n’était que son imagination, bien entendu. Tous ceux qui connaissaient son véritable nom étaient morts depuis longtemps. Sauf Yahnskan, évidemment, mais lui était immortel alors ça tombait sous le sens.

    Il fut tiré de ses rêveries par le départ précipité de la majorité des corbeaux. Première altercation de la journée, les rues s’animaient. Il était temps de partir. Christellan enfila rapidement sa cape et en rabattit la capuche pour dissimuler ses iris dorés, se saisit de son sac puis retraversa le passage secret. Il remit ensuite la massive dalle de pierre à sa place, plus soigneusement encore que d’habitude. Il n’était pas près de revenir mais personne ne devait pénétrer dans le temple pendant son absence. La pensée que quelqu’un puisse voler l’épée de Yahnskan le mettait à la torture, mais il ne pouvait pas l’emmener. Elle était plus en sécurité ici ; restait à espérer que cela suffirait.

    Il traversa rapidement la rue puis se cacha dans l’ombre d’un porche, où il attendit patiemment la première patrouille de soldats impériaux. Les pavés disloqués dont les arêtes tranchantes parsemaient les rues et l’infâme puanteur ambiante ne le dérangeaient plus depuis longtemps. La ville était un ignoble bourbier, et elle en avait l’air. Il avait vécu là depuis sa naissance, alors il s’était habitué au fur et à mesure à la déliquescence de la cité. Cela faisait au moins cinq ans qu’elle s’était transformée en cloaque, elle était maintenant au-delà de tout espoir de rédemption. Un déluge de quarante jours n’aurait pas suffi à la nettoyer de sa fange : les plus corrompus étant aussi les plus riches et puissants, ils auraient été les premiers – éventuellement les seuls – à s’en sortir.

    Chris observa avec détachement les dix soldats impériaux passer devant sa retraite. Leurs armures d’acier rutilant avaient fière allure, eux non. Ils trébuchaient de temps à autre sur le pavage inégal et, pour l’œil exercé du jeune épéiste qui les épiait, leurs mouvements montraient clairement leur incompétence. Des amateurs, probablement de nouvelles recrues, pensa le dernier disciple de Yahnskan. Il n’était pas autrement étonné : quoi de plus normal que de refiler un travail aussi inintéressant aux nouveaux venus qui arrivaient juste dans l’armée de l’empereur ? Pas besoin de savoir se battre pour surveiller un vieux temple en ruine dont tout le monde se fichait, n’est-ce pas ?

    Il attendit que l’escouade de guignols soit partie, puis poursuivit son chemin. Quelques minutes de marche lui suffirent pour passer dans le quartier voisin. Il était légèrement moins mal famé que celui du temple, mais l’amélioration n’était pas flagrante. De toute façon, il connaissait tout par cœur. Le moindre recoin de chaque ruelle, le nom de chaque marchand, de chaque passant. Il devina l’arrivée d’une patrouille au son inhabituellement coordonné des pas des soldats et décida de faire un léger détour par les toits, puis redescendit une fois le danger contourné. Tuer quelques soldats impériaux ne servait à rien, il en avait déjà fait l’expérience plusieurs fois. Il traversa le marché sans lever les yeux une seule fois. La plupart des babioles qui s’y vendaient ne méritaient pas même un regard méprisant. Pas d’armes dignes de ce nom – elles étaient interdites par la loi, même si tout le monde en portait une au moins, alors elles se vendaient… ailleurs – et il n’avait le droit de porter ni bijoux ni futilités du genre, alors le marché du quartier n’avait pour lui aucun intérêt. Je dois rester humble, pensa-t-il avec autodérision, sans doute pour la centième fois. Si un tel interdit avait peut-être évité aux disciples des temps anciens de tomber dans le piège de la vanité, lui n’en avait absolument pas besoin. Il restait humble pour survivre. Par ailleurs, suivant le raisonnement qu’il avait déjà parcouru presque autant de fois que le marché, il se répéta que, s’il regrettait parfois certaines choses, ça n’était sûrement pas ces horreurs frivoles. En ce qui concernait les objets et denrées utiles, impossible de les trouver sur la place publique, évidemment. Ils étaient trop précieux pour cela. Celui qui n’avait pas d’accès à l’un, au moins, des divers marchés noirs de la capitale était condamné à mourir de faim.

    Il passait devant les derniers étals lorsqu’il entendit – il était toujours à l’écoute ; personne ne sait quand tombera l’information qui lui sauvera la vie le lendemain – une conversation murmurée entre deux marchands à l’air sombre. Il s’en désintéressa puis passa rapidement son chemin : les commerçants se plaignaient de la guerre, comme toujours. Même si ces marchands de babioles étaient peut-être les gens les plus intègres de la ville, Christellan ne pouvait s’empêcher de trouver agaçante leur manie de toujours se plaindre. De quel droit parlaient-ils de devoir gagner leur vie ? Se répétait de temps à autre le jeune homme. Ils ne supportent pas de devoir travailler… que diraient-ils si, comme moi, ils devaient se cacher, fuir et tuer pour rester en vie ?

    Il chassa fermement ces pensées parasites de son esprit en arrivant devant la sombre impasse. Les rues avaient autrefois possédé des noms officiels mais les écriteaux étaient tombés depuis longtemps. La plupart des ruelles portaient maintenant les noms de guildes, de tueurs à gages célèbres, de l’une de leurs malchanceuses victimes… ou diverses appellations simplistes basées sur leur aspect. La sombre impasse portait ce nom par ironie : on avait beaucoup plus de chances de s’y faire tuer que dans la rue des assassins. Le dernier disciple de Yahnskan n’accéléra pas pour la traverser mais, comme d’ordinaire, il le fit avec toute son attention et la main sur la garde de son épée. Pas un mouvement ne vint alerter ses sens aiguisés, et il ne devait pas y avoir plus de quatre ou cinq cadavres dans la fange pestilentielle. La journée s’annonçait tranquille. Peut-être que les guildes ont de nouveau conclu une trêve, pensa Christellan une fois dans la rue suivante, largement moins dangereuse. Si c’était le cas, le quartier resterait relativement calme jusqu’à la prochaine trahison, soit probablement un jour ou deux. Les guildes cessaient en général de respecter les armistices au cours d’attaques surprises, le plus souvent effectuées la nuit.

    — Eh là, jeune homme ! Mercenaire en quête d’un toit et d’une cause à défendre ?

    Le disciple s’injuria en silence. Il était décidément distrait, aujourd’hui. Il regarda le gêneur s’approcher. L’un des recruteurs de la guilde des sociétaires. Il était trop tard pour l’éviter, bien entendu.

    — Alors, l’ami, qu’en dites-vous ? Notre organisation…

    Christellan ne prit pas la peine d’écouter les boniments de son interlocuteur. Il savait parfaitement ce que faisait la guilde des sociétaires. Du trafic d’armes de mauvaise qualité, de l’assassinat occasionnel, et surtout du trafic d’esclaves. En plus de quoi elle se battait pour la suprématie, le monopole des diverses activités qui oppressaient les rues de la capitale, comme toutes les guildes.

    — Si vous préférez prendre le temps de réfléchir, je peux aussi vous indiquer où nous joindre, proposa le représentant lorsqu’il eut terminé de vanter les mérites de son organisation.

    Le jeune guerrier releva légèrement son regard, juste assez pour fixer le recruteur des sociétaires d’un air neutre. Il savait parfaitement qu’il ne pouvait pas vraiment décliner la proposition : quiconque refusait d’entrer dans les rangs d’une guilde ne survivait pas une semaine – s’il savait se battre, sans quoi son espérance de vie était plutôt de l’ordre de la journée.

    — Ce serait très volontiers, répondit-il d’un ton égal en s’avançant d’un pas, mais…

    Le représentant des sociétaires tressaillit en remarquant la couleur des yeux du mercenaire mais il n’eut pas le temps de dégainer sa dague. Son interlocuteur l’avait largement précédé : il ne put alerter quiconque, le souffle coupé par le poignard de l’inconnu au regard d’or. Christellan nettoya sa courte lame et la rengaina dans son dos sous sa cape, le tout de la senestre – la plupart des gens ne surveillaient que la main d’épée d’un combattant, alors le coup les prenait totalement au dépourvu – puis il reprit sa route d’un pas à peine plus rapide. Pas de poursuite. Impeccable, parce qu’il n’avait pas de temps à perdre en vains détours. Les sociétaires n’étaient pas les pires, de toute façon : la fois où il avait décliné le même genre de proposition de la part des hommes du corbeau rouge, il avait dû passer une semaine quasiment sans sommeil et tuer une quinzaine des guerriers de la guilde, au moins. Cela remontait à une paire d’années, maintenant. Le reste de sa route fut sans surprise. Les détours habituels pour éviter les patrouilles impériales dont il connaissait les horaires par cœur, deux malandrins mal inspirés que personne ne regretterait… il arriva chez lui sans même avoir tiré son épée. La journée commençait décidément bien, malgré sa nervosité et sa distraction. Il aurait aimé que ça puisse continuer à l’identique mais il en doutait. Comme souvent en ouvrant la porte de la minuscule mansarde sur les toits, il sentit le découragement monter à l’assaut. Il fit un pas dans la pièce, ce qui était à peu près le maximum qu’il pouvait faire sans marcher sur sa paillasse, baissé pour ne pas se cogner aux poutres vermoulues qu’il avait installées pour réparer le toit lorsqu’il était tombé l’année précédente. Il eut une moue ironique lorsque son regard passa sur la minuscule fenêtre au verre cassé. Quelqu’un avait encore essayé d’entrer ; il avait presque pitié du pauvre voleur. Il referma le battant de la porte – une pièce de bois délabré qui donnait l’impression qu’elle tomberait au premier éternuement – puis alla s’occuper du carreau brisé. Comme il l’avait déjà fait des centaines de fois, il libéra sa main droite de la manche de sa cape puis traça de l’index quelques lignes enchevêtrées sur ce qui restait de la plaque de verre épais. Les éclats de verre brisé reprirent aussitôt leur place, reformant un carreau intact. Christellan eut un hochement de tête satisfait. Il s’agissait certes d’un sceau d’unité basique, mais il ne parvenait jamais complètement à repousser la pointe de contentement qui suivait toute utilisation d’un symbole de pouvoir. Il replia les doigts de sa main droite en silence ; pour un scripteur de son envergure, un tel sceau n’était rien.

    Il alla ensuite récupérer la petite plaque de granit poli qui l’attendait sur sa couche puis y traça un second sceau. Plus complexe, celui-ci lui demanda près d’une minute d’attention soutenue… et le laissa essoufflé. Plus on le destinait à un usage complexe et étendu, plus un sceau exigeait un lourd tribut. Sans faire attention à la sensation d’épuisement qui venait de se saisir de ses membres, le disciple de Yahnskan alla vérifier que son sort avait fonctionné. Il eut un hochement de tête en constatant que de fines lignes pourpres couraient sur la porte et la fenêtre, puis il s’emmitoufla dans sa cape et alla s’allonger sur sa paillasse, la plaque de granit maintenant marquée des lignes rouges du sceau de garde posée contre sa jambe. Selon toutes probabilités, il n’allait pas avoir d’autres occasions de se reposer avant longtemps, mais le sommeil se fit prier. Chaque soir, alors qu’il se couchait, épuisé, les doutes l’assaillaient. Cette fois-ci ne fit pas exception. Il se demanda, une fois encore, pourquoi il ne renonçait pas. Pourquoi il continuait à s’accrocher si fort à cette vie qui ne lui apportait rien, sinon la même bataille toujours recommencée. Alors, comme toujours, ses pensées revinrent vers le souvenir, doux mais rendu flou par le temps, de celui qui avait été pour lui à la fois un père et un mentor. Peträn était un prêtre de Feyhna, la gardienne du hasard, la déesse de la destinée. Il avait tout perdu lorsqu’une horde de pillards avaient détruit son temple, mais il n’avait jamais dit ce qui l’avait poussé à venir s’installer dans le temple de Yahnskan. Toujours est-il qu’il l’avait fait : il avait été très bien accueilli par les disciples du dieu-combattant, également nommé le Chasseur, et il avait vécu parmi eux jusqu’à l’incendie. Christellan n’était jamais parvenu à se souvenir de cette terrible nuit : il devait être âgé de trois ou quatre ans à l’époque. Sa mémoire ne lui avait jamais rendu plus que des cris de panique et de désespoir, le son des lames et le fracas des sceaux offensifs… puis Peträn l’avait emmené dans le passage secret. Comment il en avait découvert l’existence était resté un mystère, une énigme irrésolue parmi tant d’autres. Ils avaient été les seuls survivants. Peträn avait ensuite acheté une petite maison aux alentours, où il avait habité avec son protégé durant plusieurs années. Cette période de la vie du dernier disciple de Yahnskan n’avait certes pas été aussi belle que celle, si brève, durant laquelle le temple avait encore possédé toute sa majesté, mais au moins pouvait-il s’en souvenir. Peträn lui avait appris l’art du tracé des sceaux tandis qu’il poursuivait son apprentissage du combat sous la férule de son dieu. Il n’avait pas conservé le moindre souvenir de ses parents, morts dans la nuit de l’incendie, en revanche le doux visage du prêtre de la Destinée ne le quitterait jamais. C’était pour lui qu’il avait tenu toutes ces années. Pour lui et pour Yahnskan. Et aujourd’hui était enfin arrivé. Le jour du départ, le jour de la prophétie.

    Il s’en souvenait encore au détail près, même s’il aurait préféré tout oublier de cette journée. Il avait douze ans et revenait tout juste de l’un de ses entraînements au temple lorsque Peträn l’avait saisi par le bras, sérieux comme jamais il ne l’avait été, et lui avait dit :

    — Écoute-moi bien, Chris.

    — Tu as un problème, oncle Peträn ? avait naïvement demandé le pauvre garçon qui ne se doutait de rien.

    — Pas vraiment, mais c’est important alors ne m’interrompt pas, s’il te plaît. Je vais devoir… partir, et je voudrais que tu restes ici.

    — Tu reviens quand ?

    — Je ne sais pas, alors je vais te laisser des instructions.

    — Une prophétie ?

    Chaque fois qu’il y repensait, Christellan s’en voulait de ne pas avoir compris. La déesse de son mentor surveillait les destinées et elle lui accordait parfois des visions de l’avenir. Son élève avait toujours adoré voir se réaliser ces étranges prédictions… et aimait plus encore l’air perplexe de Peträn lorsque les choses ne se déroulaient pas comme il l’avait prévu à cause d’une erreur d’interprétation. L’annonce de son professeur, en ce jour fatidique, avait donc fait rayonner le pauvre disciple de onze ans.

    — Oui, si tu veux, avait répondu Peträn avec un pauvre sourire. Je l’ai écrite sur ce parchemin mais tu la liras plus tard : j’ai une chose à te demander, avant.

    — Bien sûr !

    — J’aimerais que tu me promettes de ne pas sortir de la maison aujourd’hui.

    — Pourquoi ?

    — Je t’expliquerai plus tard, mais je n’ai pas le temps maintenant, s’était excusé le prêtre. Tu veux bien ?

    Le jeune Christellan s’était exécuté, légèrement inquiet et désireux de rassurer son mentor.

    — Merci, avait ensuite fait celui-ci. Je te dis au revoir, alors, Chris. Fais bien attention à toi, continue à apprendre et à t’entraîner… et surtout respecte bien les instructions que je t’ai données, d’accord ?

    — Je suivrai la prophétie à la lettre, promis !

    Quel crétin, pensa le combattant allongé dans sa mansarde, plongé dans ses souvenirs. Il avait fini par comprendre, bien sûr : les gardes impériaux avaient été tout sauf discrets lorsqu’ils avaient arrêté le malheureux Peträn, dans la rue devant sa maison, quelques secondes après qu’il eut dissimulé le bâtiment d’un puissant sceau d’ombre. Christellan n’en avait pas cru ses oreilles lorsqu’ils l’avaient condamné à mort… et s’était rendu compte qu’il ne pouvait pas sortir pour lui porter secours. Il avait simplement regardé les soldats aux armures rutilantes emmener son mentor, enfermé par sa promesse. Peträn savait qu’il aurait attaqué les gardes impériaux pour le libérer, alors il avait porté sur lui un sceau de serment lorsqu’il avait obligé son élève à lui jurer qu’il resterait dans la maison. Le garçon s’était aussitôt ingénié à détruire le sceau de serment à l’aide de sceaux de blocage et de sceaux d’annulation, mais son mentor était un maître scripteur ; lorsque le jeune Christellan avait réussi à se libérer pour gagner la place des exécutions, celle-ci était depuis longtemps vide. Le courageux prêtre de Feyhna s’était sacrifié pour son élève. La maison dissimulée avait permis à l’adolescent de passer encore deux ans à peu près tranquillement, mais les scripteurs de l’empereur avaient ensuite repéré le sceau d’ombre et il s’était vu obligé de se débrouiller seul dans la jungle qu’était devenue Chorsina.

    Il avait plusieurs fois envisagé de s’enfuir, de quitter la ville pour toujours, voire de se laisser tuer dans l’une des trop nombreuses altercations qu’il devait surmonter chaque jour, mais il avait à chaque fois oublié ces instants de faiblesse. Peträn et Yahnskan croyaient en lui, il ne pouvait les laisser tomber de la sorte après tout ce qu’ils avaient fait pour lui. Il avait donc poursuivi le combat dans l’attente du jour de la prophétie.

    Le jeune guerrier allongé soupira, puis posa sa paume sur sa poitrine. Le parchemin était là, dans l’une des poches de sa cape, mais il connaissait le texte par cœur. Le jour était le bon. Il avait repéré l’endroit depuis des années, mais il devait attendre l’heure. Les instructions n’étaient pas si compliquées… en revanche la fin du voyage était si loin qu’il se demandait s’il la verrait un jour. Qu’avait-il fait pour mériter un tel destin ? Il s’endormit sans avoir trouvé de réponse à sa question. Il fut réveillé quelques heures plus tard lorsque quelqu’un brisa la fenêtre de sa mansarde. Il se leva immédiatement et dégaina l’épée avec laquelle il avait dormi. Il s’agissait bien entendu d’un excès de prudence : le voleur ne risquait pas de nuire à quiconque avant plusieurs jours, si même il survivait à son contact avec la toile du sceau de garde. Christellan soupira. Il était encore légèrement en avance – midi n’arriverait que dans une petite heure – mais mieux valait néanmoins partir maintenant. Inutile de se rendormir pour si peu de temps, conclut-il en ramassant son sac. Il traça un sceau d’annulation pour révoquer les effets du sceau d’ombre qui dissimulait son trésor puis il se saisit de la bourse et la fit disparaître dans l’une des poches intérieures de sa cape. Quelques minutes plus tard, il quittait définitivement ce qui avait été sa maison ces dernières années, non sans avoir réactivé une dernière fois le sceau de garde qui la protégeait. Il ne se faisait pas d’illusions sur l’efficacité qu’il aurait ; ça n’avait juste plus aucune importance si quelqu’un entrait, car il n’y avait plus rien à y voler.

    Il s’agissait des heures les moins dangereuses de la journée car le soleil était haut, malgré quoi le disciple eut une fois recours à son épée avant même d’avoir quitté le quartier – et deux fois de plus avant d’avoir atteint son objectif. L’auberge « L’Embranchement » était l’une des meilleures de la ville, car c’était là que se réunissaient les mercenaires professionnels. Christellan avait travaillé quelque temps comme mercenaire, quatre ans plus tôt, mais il ne pouvait se permettre de rester longtemps hors de Chorsina à cause de Yahnskan alors il avait rapidement été obligé de renoncer à ce travail qui sinon lui convenait plutôt bien… en plus de lui permettre de quitter la déplorable capitale.

    — Maître Kyron, salua aimablement l’aubergiste à son entrée. Cela fait longtemps que nous ne vous avions plus vu. Vous revenez proposer vos services ?

    — Non, répondit poliment le dernier adorateur du Chasseur. Au contraire, je viens engager.

    Le jeune homme se dit qu’il avait presque oublié combien il était agréable de parler à quelqu’un sans avoir à se demander comment le réduire ensuite au silence. Cette auberge était quasiment le seul endroit de la capitale où une telle chose était possible. Là seulement, la loi de l’empereur n’avait pas prise. C’est précisément pour cette raison que le jeune guerrier s’était efforcé de l’éviter : les clients réguliers finissaient immanquablement par être emmenés par les gardes impériaux. L’Embranchement, en revanche, ne risquait rien : la seule fois où les gardes avaient essayé d’attaquer l’auberge, il ne leur avait pas fallu longtemps pour constater que ça n’était sans doute pas une bonne idée. Les mercenaires étaient nombreux et bien plus entraînés que les soldats de l’empereur.

    — Combien et pour quelle durée ? s’enquit le tenant des lieux, toujours aussi prompt en affaires.

    — Je me débrouillerai moi-même, ne t’inquiète pas. J’aimerais juste que tu m’envoies les meilleurs disponibles actuellement.

    — Entendu. Immédiatement ?

    — Je peux attendre jusqu’à midi, répondit le jeune homme après un instant de réflexion. Si tu pouvais m’apporter quelque chose à manger, en attendant…

    Christellan posa une pièce sur le comptoir – où elle ne resta pas longtemps – puis il se dirigea vers l’une des alcôves privées dans le fond de la salle. Bien que gardant le regard baissé et sa capuche sur la tête, il jeta au passage un bref coup d’œil inquisiteur à chacun des clients attablés. Deux pour les rares femmes de l’assemblée. Elles étaient au moins deux fois plus dangereuses. Il alla ensuite s’installer, dos au mur, à la seule table de la plus grande alcôve encore libre, et se détendit légèrement. Il n’avait repéré ni hommes de l’empereur ni chasseurs de primes. L’aubergiste – presque un ami, même s’il ne l’avait pas vu depuis plus d’une année et qu’il persistait à l’appeler « maître » – lui apporta rapidement son repas, puis retourna s’occuper de son autre requête. Le jeune homme trouva particulièrement difficile de ne pas baisser sa garde : rien que le pain, encore chaud, le changeait agréablement de son ordinaire. Lorsque son assiette fut entièrement vide, il se laissa aller contre le mur et ferma les yeux un instant. Il avait respecté la prophétie à la lettre, pour l’instant, et il était curieux de voir ce que ça allait donner. Le soleil était à son zénith lorsque l’aubergiste revint à la table du disciple, cette fois-ci en compagnie de plusieurs mercenaires. Quatre, cinq… six, compta Christellan. Il y en avait un de trop. Quelque chose n’allait pas. Il détailla soigneusement chacun des arrivants tandis que l’aubergiste se retirait après avoir libéré un lourd rideau pour isoler l’alcôve du reste de la salle. Tous étaient des professionnels, cela au moins était évident. Pour le reste… l’adorateur de Yahnskan reconnut immédiatement un épéiste affirmé dans la démarche du jeune homme aux cheveux rouges qui vint s’asseoir à sa droite, en revanche il se garda bien de tirer des conclusions hâtives sur les cinq autres mercenaires. Leurs armes étaient en évidence à leurs ceintures ou saillant au-dessus de leurs épaules, mais il ne s’arrêtait pas à de telles apparences. Quelqu’un portant une hache – comme le grand combattant à la peau sombre et à la longue chevelure blanche qui lui faisait face, par exemple – pouvait très bien être un maître scripteur préférant dissimuler ses pouvoirs. Ou pire, pouvait être un maître scripteur capable de se battre également à la perfection. Lorsque son regard d’or croisa celui du dernier mercenaire, celui qui vint s’asseoir à sa gauche, il retint de justesse un tressaillement. Garder contenance lui demanda de réels efforts : il aurait de loin préféré s’éloigner immédiatement. N’y aurait-il pas eu la prophétie, il aurait déjà quitté la salle. La jeune femme qui s’était assise à côté de lui le regardait d’un air à la fois légèrement intrigué et moqueur. Christellan devinait sous sa cape noire les formes d’une armure légère sans doute très semblable à la sienne et ne doutait pas une seconde que les plis du tissu renfermaient diverses surprises peu agréables. L’épée qui pendait à la hanche de la mercenaire n’était à l’évidence présente que pour faire diversion. Le disciple sentit un imperceptible frisson courir le long de son dos. L’inconnue avait l’air prête au combat : aucun détail n’échappait à ses yeux gris acier, sa posture détendue ne risquait pas de tromper un observateur aguerri… même ses longs cheveux noirs étaient retenus dans son dos pour ne pas gêner ses mouvements.

    Une bannisseuse, pensa Christellan avec un gémissement intérieur. Il fallait qu’il y ait une bannisseuse à l’auberge aujourd’hui et qu’elle propose ses services. Au moins, je sais maintenant pourquoi il y a quelqu’un de trop par rapport à ce qu’annonçait la prophétie. Qu’ai-je donc bien pu faire pour mériter ça ?! aurait voulu s’écrier le dernier disciple du dieu-guerrier.

    Il se leva lentement – mieux valait éviter tout malentendu, en présence d’une telle assemblée – puis enleva sa capuche pour laisser son regard d’or parcourir les six guerriers. Certains lui inspiraient plus confiance que d’autres – la bannisseuse et le chevalier en armure d’acier poli absolument pas – mais il s’adressa à tous d’un ton égal.

    — Bonjour. Je m’appelle Kyron et je vais partir pour un long voyage. Il me faut l’appui de combattants compétents et que rien n’effraie.

    Chiron, Kyron et Khiron étaient ses pseudonymes préférés. Les diverses orthographes étaient un bonus bienvenu lorsqu’il s’agissait de dérouter d’éventuels chasseurs de primes, bien qu’il évite en général de signer quoi que ce soit, mais surtout ce nom avait appartenu à l’un des grands héros du passé. C’était peut-être mesquin et futile mais c’était une bonne façon de se souvenir que, quoi qu’en disent les épopées, les héros ne pouvaient pas bien finir. La fin était la même pour tous.

    — Un voyage vers où ? demanda le guerrier aux cheveux blancs.

    — La première étape est une petite ville dans le nord de Lemnanska, je vous en dirais plus si nous parvenons jusque là-bas.

    — Je vois pourquoi tu as besoin d’aide, nota le jeune mercenaire en hochant la tête. Traverser l’empire entier puis la frontière du royaume, en pleine guerre, rien que ça !

    Christellan eut un demi-sourire. Évidemment que la tâche était difficile, sinon il l’aurait entreprise tout seul. D’ailleurs, s’entourer était peut-être une erreur : voyager avec une bannisseuse était cent fois pire que voyager sans aide. Il n’avait pas le choix, de toute façon.

    — J’ai les moyens de vous rétribuer.

    — Encore heureux, intervint un autre.

    L’homme devait avoir une quarantaine d’années, ne semblait armé que d’une dague, mais son visage buriné portait plusieurs fines cicatrices et il semblait très à l’aise dans son pourpoint renforcé de plaques d’acier. Il poursuivit, sur le même ton purement matérialiste :

    — Parce que j’imagine que voyager avec toi ne sera pas de tout repos.

    Le disciple ne risquait pas de contredire : peu d’affirmations étaient plus vraies que celle-ci. Il tira une bourse de l’une de ses poches intérieures et en versa le contenu dans la paume de sa main gauche. Les rubis étincelèrent brièvement, puis il referma le poing. Seuls un inconscient ou un imbécile auraient exhibé ainsi de telles richesses dans une cité aussi mal famée, mais Chris appartenait à une troisième catégorie de personnes, à l’espérance de vie encore plus réduite : celle des pourchassés dont la tête était mise à prix une telle fortune que tout l’argent dont il pouvait disposer ne pesait rien à côté.

    — Cela devrait suffire pour quelques mois au moins, en plus de payer votre silence, déclara-t-il lentement. Bien entendu, si vous préférez aller chercher les gardes impériaux…

    Il n’acheva pas sa phrase. La situation était claire pour tous.

    — Avons-nous droit à un acompte ? demanda l’homme, qui n’avait pas changé d’expression.

    — Naturellement… si vous prêtez serment.

    — Je suppose que tu n’engages que ceux qui prêtent serment, de toute façon ? fit la bannisseuse avec une curieuse moue.

    — En effet, répondit calmement celui qui se faisait appeler Kyron.

    Bien entendu, qu’est-ce que tu crois ? pensa-t-il. Je ne suis pas une proie si facile. Tu n’as plus qu’à rentrer chez toi et oublier l’affaire, comme ça j’aurais à nouveau le compte juste.

    — Entendu, accepta la jeune femme avant d’entamer l’énoncé du serment d’une voix claire.

    Le texte était connu de tous les mercenaires, au mot près. Un engagement inébranlable envers le commanditaire : le mercenaire promettait de protéger ce dernier au péril de sa vie, de ne jamais chercher à lui nuire et de respecter scrupuleusement tous ses ordres, le tout pour la durée du contrat. Les gens de la profession ne le prenaient pas à la légère : quiconque parjurait un tel serment était définitivement rejeté par tous les autres mercenaires et ne survivait en général pas longtemps.

    Christellan faillit laisser échapper une exclamation de surprise. De toute l’assemblée, s’il avait pensé que quelqu’un allait se défiler…

    Tous suivirent, chacun à leur tour, l’exemple de la bannisseuse. Le commanditaire paya ensuite sans discuter, répartissant sans un mot une fortune entre ceux qui étaient désormais ses compagnons de route. Les rubis disparurent rapidement puis la bannisseuse demanda :

    — Quand partons-nous ?

    — Immédiatement. Nous devons avoir quitté la ville avant la fermeture des portes.

    Tous acquiescèrent et se levèrent en silence. C’était le plus souvent ainsi : personne ne payait des mercenaires une heure de trop. Ils traversaient la salle principale en direction de la sortie lorsque Chris comprit. Le chevalier s’approchait de lui, comme plongé dans ses pensées, une grimace méditative sur son sombre visage. Le disciple décida de ne rien faire pour l’en empêcher : il semblait que la prophétie ne s’était pas trompée, finalement. L’homme à l’armure rutilante fit mine de vouloir dépasser son commanditaire mais effectua un écart au dernier moment. Christellan ne put s’empêcher de ressentir une très désagréable sensation entre les omoplates : il savait que son armure légère ne suffirait pas à bloquer le coup de poignard du mercenaire. L’homme tomba sur le sol dans un vacarme retentissant, foudroyé avant de pouvoir achever son geste, l’arme encore serrée dans son poing. L’adorateur du Chasseur se retourna posément pour faire face à ses autres camarades :

    — Je disposais d’un sceau de serment, expliqua-t-il simplement. Bien entendu, je ne m’attendais pas à ce qu’un garde de l’empereur respecte sa parole, ajouta-t-il avec un regard méprisant pour le cadavre.

    Il récupéra la paie du traître puis quitta l’auberge avec un regard d’excuse – et quelques pièces supplémentaires – pour son tenancier.

    — Nous devrions réduire au silence le prochain client qui va sortir, proposa-t-il ensuite calmement, lorsque son groupe se fut réuni autour de lui dans la rue.

    — Pourquoi ? demanda le grand guerrier à la peau sombre.

    — Parce qu’il va nous dénoncer. Les meilleurs hommes de l’empereur se déplacent toujours par deux et nous en avons tué un.

    — Tu ne peux pas en être certain, intervint la bannisseuse.

    — En effet. C’est pour ça que je ne vous l’ordonne pas. Que décidez-vous ?

    Le « client suivant » eut la vie sauve par quatre voix contre deux. Seul l’homme aux cicatrices avait voté comme son commanditaire. Ce dernier constata la chose avec un haussement d’épaules et emmena rapidement son équipe vers la porte sud de la ville.

    — Avez-vous déjà des chevaux ? demanda-t-il en chemin, non sans cesser de scruter les alentours avec sa compétence habituelle.

    Tous répondirent non – il était du ressort du commanditaire de fournir tout ce qui était nécessaire à l’expédition – alors il poursuivit :

    — Nous pouvons en acheter ou en voler. L’argent n’est pas un problème, mais les meilleures montures disponibles appartiennent à la guilde des sociétaires et sont parquées dans un bois non loin du chemin que nous allons prendre…

    Les cinq guerriers apprécièrent. Bien que les règles du mercenariat prévoient théoriquement ce genre de relations entre les combattants et leur commanditaire, rares étaient ceux qui prenaient la peine de demander l’avis de leurs employés… et plus rares encore ceux qui en tenaient compte. Par ailleurs, l’irréprochable organisation et la tranquille assurance du jeune homme aux yeux d’or parlaient également en sa faveur.

    — Je suis pour aller dérober quelques montures aux sociétaires, personnellement, répondit joyeusement la bannisseuse.

    Les autres n’étant à l’évidence pas originaires de la capitale, ils ignoraient tout de la guilde… et de ce que l’on appelait « cheval » sur les marchés noirs de Chorsina, alors ils se rangèrent à l’avis des deux qui savaient de quoi ils parlaient. L’altercation à la porte sud de la ville ne fut pas sérieuse – Chris avait de nouveau dissimulé ses traits sous sa capuche, ce qui n’avait pas plu au garde impérial chargé de surveiller les passants – de sorte que le groupe parvint sans encombre à la lisière de la forêt s’étendant au sud de la capitale.

    — Je reviens tout de suite, attendez-moi un instant,

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