Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Purgatorio
Purgatorio
Purgatorio
Livre électronique594 pages8 heures

Purgatorio

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Du même auteur que le roman à succès  Newton, la science du complot.

 Un suspense historique qui ne vous laissera pas pantois !

En 1632, Émile de Villars, un jeune homme dévot et sûr de sa foi en Dieu et des enseignements que lui prodiguent les Jésuites, est sur le point de terminer son noviciat et de prononcer ses vœux. Sa vie n’est plus la même depuis la mort violente et inexpliquée de son père, et par la même occasion, la boutade de sa mère, qui lui a carrément tourné le dos à la suite de ce triste événement. Un beau jour, comme par enchantement, il devient la proie d’hallucinations menaçantes et de rêves prémonitoires.

Chacun à leur façon, les personnages que le destin place sur son chemin ébranlent ses convictions les plus profondes: le moine Marin Mersenne qui traduit les travaux révolutionnaires de Galileo Galilei; Artemus Humbert, un nécromancien qui a persuadé la mère du jeune jésuite qu’il a le pouvoir d’éclaircir les circonstances du meurtre de son mari, sans compter la belle Elisabeth, dont le sort tragique force Émile à prendre le chemin de la Nouvelle-France. Troublé et incertain du sens de son existence, c'est au cœur des denses forêts de ce pays que son sort sera scellé.
LangueFrançais
Date de sortie5 oct. 2023
ISBN9782925178903
Purgatorio
Auteur

Matthew Farnsworth

Un homme de science, d'histoire et de lettres. Né à Saint-André-Avellin et établi aujourd’hui à Montréal, Matthew Farnsworth est détenteur d’un doctorat en génie électrique de l’Université McGill. Pendant trente ans, il a travaillé dans le domaine de l’industrie papetière canadienne, principalement en recherche et développement. Au cours de sa carrière, il a publié nombre d’articles techniques et scientifiques. Purgatorio est son deuxième ouvrage de fiction.

Auteurs associés

Lié à Purgatorio

Livres électroniques liés

Thrillers pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Purgatorio

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Purgatorio - Matthew Farnsworth

    cover.jpg

    Table des matières

    Prologue 13

    Chapitre 1 16

    Chapitre 2 30

    Chapitre 3 34

    Chapitre 4 50

    Chapitre 5 69

    Chapitre 6 78

    Chapitre 7 96

    Chapitre 8 110

    Chapitre 9 122

    Chapitre 10 133

    Chapitre 11 159

    Chapitre 12 168

    Chapitre 13 182

    Chapitre 14 197

    Chapitre 15 210

    Chapitre 16 220

    Chapitre 17 243

    Chapitre 18 257

    Chapitre 19 280

    Chapitre 20 293

    Chapitre 21 301

    Sources et références 311

    REMERCIEMENTS 313

    Purgatorio

    Matthew Farnsworth

    img1.png

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Purgatorio / Matthew Farnsworth.

    Noms: Farnsworth, Matthew, 1956- auteur.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20230054676 | Canadiana (livre numérique) 20230054684

    | ISBN 9782925178880 (couverture souple) | ISBN 9782925178897 (PDF) | ISBN 9782925178903 (EPUB)

    Classification: LCC PS8611.A756 P87 2023 | CDD C843/.6—dc23

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) ainsi que celle de la SODEC pour nos activités d’édition.

    img2.png

    img3.jpg

    Conception graphique de la couverture: Sylvain Gendron

    Direction rédaction: Marie-Louise Legault

    ©  Sylvain Gendron, 2023 

    Dépôt légal  – 2023

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Canada

    Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait de ce livre, par quelque procédé que ce soit, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

    Imprimé et relié au Canada

    1re impression, septembre 2023

    Pour mes enfants, Gabrielle et Nicolas, à qui j’ai conté mes premières histoires.

    Et à Ginette, en souvenir de ce que nous avons partagé.

    … ils ne ſont ny lunatiques, ny hypocondriaques, ny phrenetiques mais ils ont vn melange de toutes ces sortes de maladies, qui leur blessant l’imagination, leur cause vne faim plus que canine, & les rend si affamez de chair humaine qu’ils se iettent sur les femmes, sur les enfans, mesme sur les hommes comme de vrais loups- garous, & les deuorent à belles dents, sans le pouuoir rassasier, ny ſaouler, cherchans tousiours nouuelle proye, & plus auidement que plus ils en ont mangé.

    Extrait de Relations de ce qui s’est passé de plus remarquable aux missions des pères de la Compagnie de Jésus, en la Nouvelle-France, Paul Le Jeune (1591-1664), père jésuite.

    Prologue

    La rive de l’Oise, France, août 1628

    L’abbé Dufferin aimait venir se recueillir sur le bord de la rivière. Ayant atteint la soixantaine plus tôt dans l’année, la marche était dorénavant la seule forme d’exercice qu’il pouvait tolérer. Il y avait encore à l’abbaye suffisamment d’hommes mûrs robustes et de jeunes bras pour qu’il puisse déléguer les besognes à caractère physique. Ce calcul s’était imposé un mois plus tôt alors qu’il avait expulsé une demi-douzaine de moines afin d’éviter un scandale qui aurait ruiné la réputation de l’établissement cistercien de Royaumont à travers toute la chrétienté. Il avait dû rapidement redistribuer les tâches. Les effectifs manquants seraient éventuellement remplacés et tout le monde oublierait le sinistre épisode.

    Avec le temps, la rive de l’Oise était devenue son lieu de randonnée de prédilection, lui qui avait acquis la conviction que le passage perpétuel de l’eau favorisait la réflexion. La permanence du mouvement. Il était facile de trouver en ces endroits des allégories inspirantes. L’abbé Dufferin avait conçu ses meilleurs sermons sur les abords de ce plan d’eau. «Adtendite a falsis prophetis qui veniunt ad vos in vestimentis ovium intrinsecus autem sunt lupi rapaces.» C’est ainsi qu’il s’était adressé à ses ouailles après l’expulsion des indésirables. En citant Matthieu 7:15. «Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtement de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs.»

    Avait-il pris la bonne décision? Il aurait peut-être dû plutôt instruire un procès contre les éléments coupables de sa congrégation, qui auraient inévitablement été condamnés au bûcher. Un tel procès n’aurait cependant pu être conduit dans la plus grande discrétion. Des magistrats royaux auraient été obligatoirement mandatés, des comptes rendus auraient été écrits et archivés. Et considérant la nature des fautes commises… Bref, l’expulsion avait balayé l’affaire sous le tapis. La conscience de l’abbé savait pertinemment qu’il avait péché par couardise.

    Comme pour souligner les scrupules qui le rongeaient, un bruit dans la forêt attenante le fit sursauter. Pendant un instant, il scruta les bosquets, mais en vain. Il était arrivé à une section de la rive qui descendait en pente douce vers la rivière. Le terrain sablonneux enregistrait souvent la trace de sabots d’animaux venus s’abreuver. Récemment, on avait aperçu dans les alentours un petit troupeau de sangliers et, lors de ses promenades, l’abbé Dufferin avait pu observer leurs pistes à cet endroit précis. Mais pas aujourd’hui. Les pluies des derniers jours avaient dû effacer les empreintes. L’ecclésiastique poursuivit son chemin et retourna à ses réflexions.

    En fait, il avait fait pire que simplement camoufler l’affaire. Il savait maintenant que le meneur de ces brebis égarées — in vestimentis ovium — irait vraisemblablement sévir ailleurs. L’idée de savoir qu’il y aurait de futures victimes le troublait encore plus.

    À nouveau, il entendit un craquement dans le boisé.

    Cette fois, il regarda longuement dans la direction d’où était provenu le bruit. Rien. Si cet abreuvoir naturel paraissait déserté, il était néanmoins plus prudent de continuer son chemin. Si le sanglier avait tendance à éviter la confrontation avec l’Homme, la réaction de la laie pouvait être imprévisible si elle interprétait la présence humaine comme une menace à ses marcassins ou à son point de ravitaillement.

    L’abbé reprit sa randonnée.

    ***

    Le corps de l’abbé Dufferin fut retrouvé au bord de la rivière.

    Inquiets de ne pas voir leur doyen revenir de sa marche de santé, les pères cisterciens de l’abbaye avaient délégué un trio de novices pour se lancer à sa recherche. L’état dans lequel ils avaient découvert le moine les avait horrifiés. La tête et le torse du pauvre homme reposaient sur le sable, tandis que le reste baignait dans l’Oise. Son sang s’était répandu tranquillement dans le cours d’eau à travers les nombreuses lacérations sur ses membres inférieurs et la déchirure béante qu’on pouvait voir sur son abdomen. Il avait été éventré et ses entrailles flottaient mollement dans la rivière.

    Après avoir hurlé leur surprise et s’être signés afin de se protéger de cette vision dantesque, les témoins de la scène avaient regardé autour d’eux pour essayer de comprendre ce qui avait pu causer une telle boucherie et s’assurer qu’ils n’étaient pas eux-mêmes menacés. Ils s’étaient ensuite lentement approchés du cadavre avant de commencer à élaborer un plan pour transporter ses restes mortels à l’abbaye.

    Dans la rivière, à quelques pouces de profondeur, l’un des novices avait remarqué un objet brillant sur lequel se reflétaient les rayons du soleil. Il avait plongé la main dans l’eau pour retirer la curiosité et constata alors qu’il s’agissait d’un grossier bijou métallique. Une cordelette de chanvre le reliait au poing serré de la victime. Tous avaient brièvement inspecté l’étrange pendentif. Le médaillon lui-même ne représentait pas un symbole chrétien, mais bien animalier. Plus précisément, on aurait dit le faciès stylisé d’une bête sauvage sur le point de mordre.

    Première Partie

    Artemus

    Chapitre 1

    Collège jésuite de La Flèche, France, juin 1632

    Le père Raymond releva la tête et observa longuement les yeux attentifs qui le fixaient. Des yeux de novices. La majorité de ces jeunes avaient dix-neuf ans, quelques-uns dix-huit. Ceux-ci termineraient bientôt la deuxième des trois années du second cycle d’études. Dans la plupart des cas, ces étudiants étaient là depuis six ans et avaient complété le premier cycle consacré aux Humanités. Si la rigoureuse méthode jésuite avait été bien suivie, on pouvait attendre de ces jeunes gens qu’ils maîtrisent le latin et le grec, et qu’ils connaissent et appliquent les règles de l’argumentation sous forme orale ou écrite. Ceux qui avaient accédé au deuxième cycle deviendraient prêtres, les études supérieures étant réservées à ceux dont c’était l’ambition personnelle, ou, comme c’était souvent le cas, celle de leur famille. Les élèves du père Raymond devaient affecter une bonne partie de leur temps aux Saintes Écritures, à la théologie, à l’apprentissage de l’hébreu et à l’étude des cas de conscience. Ils devaient aussi – et c’était l’une des responsabilités de leur enseignant – s’imprégner de philosophie et de mathématiques pures et appliquées.

    Dans les années qui suivraient la fin de ce cycle, les novices pourraient prononcer leurs trois vœux: pauvreté, chasteté et obéissance. Certains partiraient en mission à l’étranger pour évangéliser les hommes des contrées lointaines, comme ceux aux yeux bridés d’Asie ou les indigènes de la Nouvelle-France. Plusieurs s’établiraient plus près, en Europe, pour jouer un rôle quelconque dans la grande hiérarchie catholique, alors que quelques-uns, comme Raymond, demeureraient en France pour enseigner aux nouvelles recrues les matières préconisées par le ratio studiorum.

    Depuis huit ans, Raymond avait la responsabilité d’enseigner les mathématiques au collège de La Flèche. Il lui restait environ une heure avant les vêpres et le jésuite n’avait aucune envie d’entamer une autre page des Éléments d’Euclide avant de terminer la journée. Outre son travail de professeur, Raymond devait veiller aux immenses jardins qui bordaient le collège. La veille, avec l’aide d’une équipe formée de ses collègues, il avait taillé plus d’une centaine d’arbustes, élagué des dizaines d’arbres, râtelé, coupé, brûlé… Ils ne s’étaient arrêtés que pour prier au signal des cloches. Malgré une température clémente, la journée avait été longue et le jésuite sentait la fatigue dans tous ses os. C’est pourquoi il préférait demeurer assis à son pupitre ou circuler paisiblement autour de ses étudiants affairés à résoudre un problème. À ce chapitre, il avait eu une idée qui tiendrait certainement ses disciples occupés jusqu’à la fin du cours; un simple problème d’arithmétique, pas compliqué, répétitif et qui exige de la concentration. Repetitio, après tout, était l’un des principes fondateurs du ratio studiorum.

    - —Pour finir la journée, commença-t-il, je vous soumets le problème suivant: vous allez calculer la somme des nombres de un à cent.

    Dès qu’il eut terminé sa phrase, la salle se mit à résonner au son d’une trentaine de mains en train de manier la plume ou le morceau de fusain pour remplir frénétiquement des feuillets d’additions et de retenues.

    - —Si vous échouez, poursuivit Raymond, à me fournir une réponse écrite dans l’heure qui suit, vous serez privés de souper ce soir. Si j’entends un murmure ou même un chuchotement, les coupables ne souperont pas pour le reste de la semaine.

    Ce dernier avertissement fit redoubler tout le monde d’ardeur. Tout le monde? À vrai dire, non. Raymond remarqua qu’un de ses étudiants gardait les bras croisés tout en contemplant rêveusement les jardins. Le jeune homme n’avait même pas fait mine de saisir sa plume. Il s’appelait Émile de Villars.

    Émile avait dix-huit ans et, sans être exceptionnelle, son histoire n’avait pas suivi le trajet habituel des élèves de La Flèche. Benjamin d’une famille de la petite noblesse française, il avait fait ses débuts au collège un an plus tôt et avait tout de suite commencé le deuxième cycle. À la suite d’une série d’examens, il avait démontré que sa formation antérieure était plus que suffisante pour couvrir la matière du premier cycle. Il avait donc bénéficié d’une dérogation. Il ne faisait aucun doute que le jeune homme était brillant, qu’il se situait au-dessus de la majorité de ses confrères. Il se distinguait également d’eux sur le plan physique. Il devait mesurer six pieds de roi et dépassait d’au moins deux ou trois pouces tous ceux qu’il côtoyait, étudiants comme professeurs. En revanche, ce novice projetait une image contradictoire. S’il représentait l’élève idéal, il ne ressemblait en rien au candidat typique. Et il ne faisait rien pour dissiper cette ambiguïté. Sans être totalement mélancolique, il donnait souvent l’impression de s’ennuyer.

    En fait, n’eût été la grande piété dont le jeune homme faisait preuve, le personnel du collège aurait pu se demander ce qu’il faisait là. Ce qui n’empêchait ni les uns ni les autres de spéculer régulièrement sur cette question. On savait de lui, selon les informations qu’il avait lui-même fournies, que son arrière-grand-père avait exploité une petite terre près de la Loire, à quelques lieues de la ville de Tours. À cette modeste propriété s’étaient rapidement ajoutées d’autres terres, puis d’autres encore. En fait, l’aïeul Villars avait si bien fait fructifier ses champs que dix ans après ses humbles débuts, il était devenu l’un des propriétaires terriens les plus importants et respectés de Touraine. Sa fortune lui avait permis d’envoyer l’un de ses fils, le grand-père d’Émile, étudier le droit à l’Université de Paris et de lui acheter un office en judicature à la cour d’Henri IV. Ces postes prestigieux accordaient à la famille de ceux qui pouvaient se les offrir l’opportunité d’accéder à la noblesse en une ou deux générations. Ainsi, le père d’Émile, qui avait suivi la trace de son propre paternel, avait pu ajouter la particule à son nom et celui de sa descendance. De telle sorte que Villars était devenu de Villars. Dans cette lignée, on trouvait la constitution robuste des gens de la terre et une avide volonté d’absorber des connaissances, des qualités qui ne se démentaient pas chez Émile.

    Avec le temps, le débat autour de ce jeune homme s’était scindé en trois hypothèses. Des enseignants perspicaces avaient cru deviner que son père avait su imposer à ses fils un régime brutal que les conversations polies auraient qualifié de spartiate. Ceux-là avançaient que, comme beaucoup de jeunes gens énergiques de l’époque, le garçon aurait préféré l’aventure militaire aux bancs d’école. Très tôt, son frère et lui étaient devenus des cavaliers accomplis et les meilleurs bretteurs de la capitale leur avaient enseigné le maniement de l’épée. Émile avait le physique de l’emploi. S’il avait endossé une armure et porté un heaume empanaché, on aurait facilement cru composer avec un formidable soldat. Les partisans de cette hypothèse faisaient d’ailleurs valoir que le père d’Émile avait lui-même connu un bref, mais important épisode militaire. Délaissant pendant plus d’un an la cour de justice royale, Étienne de Villars avait effectivement été choisi – certains disaient par nul autre que Richelieu – pour commander une compagnie lors du siège de La Rochelle{1}. À la fin du conflit, il était devenu le général Étienne de Villars. Certains professeurs invoquaient cet antécédent pour justifier l’ennui apparent de l’étudiant.

    D’autres faisaient remarquer que bien qu’Émile ait possédé un gabarit imposant, sa nature ne trahissait aucune impétuosité, aucune hardiesse inutile. Son attitude se situait à des lieues de la forfanterie caractéristique de la jeunesse qui aspirait aux honneurs de la guerre. Ces enseignants croyaient plutôt que s’il fallait chercher chez les ascendants d’Émile, sa morosité s’expliquait mieux par son amour du travail agricole. Le père du jeune homme avait fini par hériter des terres ancestrales de Touraine, des terres dont l’élevage et la culture requéraient la présence d’un agriculteur-surintendant. La supposition était donc que le jeune de Villars ne se morfondait pas du champ de bataille, mais du champ de labour.

    Finalement, qu’était-il advenu de la carrière en droit? L’office héréditaire achetée jadis par l’arrière-grand-père d’Émile? Absorbé par sa carrière de fonctionnaire royal, puis de militaire, le père du jeune homme avait gravement négligé sa propriété terrienne en Touraine. Comme son état de santé, après la guerre, avait périclité au point de le rendre inapte à s’acquitter de ses obligations de cultivateur, le général avait mandaté son fils aîné, Baptiste, pour redresser la situation. L’option naturelle pour Émile aurait donc été qu’il poursuive la profession judiciaire entreprise par les deux générations précédentes des de Villars. Bien que doué pour le droit canon enseigné à La Flèche, le novice semblait cependant peu intéressé. Aussi, pourquoi l’avait-on envoyé si loin de la capitale alors que l’Université de Paris aurait été plus en mesure de le préparer?

    La seule matière qui soulevait sa curiosité était les mathématiques. Le personnel du collège croyait que si son paternel avait choisi pour son benjamin une carrière au sein de l’armée, cette ambition s’était probablement éteinte après la mort tragique du général Étienne de Villars. Certains professeurs croyaient plutôt que l’enseignement prodigué à La Flèche était en deçà de ce que le jeune homme était capable d’absorber. On avait déjà vu ça au collège. Les plus vieux se souvenaient du passage de René Descartes.

    Lorsque les membres du personnel enseignant du collège questionnaient Émile au sujet de ses ambitions, il répondait humblement qu’il ne voulait que servir Dieu et se joindre à la Compagnie de Jésus. Tous percevaient en lui une indéniable ferveur religieuse. D’ailleurs, ses amis le surnommaient parfois Saint Émile ou Saint Villars.

    D’une grande gentillesse, il semblait bien s’entendre avec tout le monde. À ce chapitre, on ne lui connaissait aucune inimitié. Il était toujours attentif, posé, comprenait rapidement ce qu’on lui expliquait et ne rechignait jamais sur les exercices à faire. Même s’il avait des amis, il se confiait rarement à eux. L’art de l’écriture lui convenait davantage. À cet effet, le personnel du collège encourageait les étudiants à communiquer le plus souvent possible avec autant de correspondants qu’ils pouvaient trouver. Émile se pliait volontiers à cette activité épistolaire. Sa mère et sa sœur habitaient l’hôtel familial à Paris alors que son frère aîné résidait dans le modeste manoir ancestral en Touraine. Aussi, le jeune homme composait une dizaine de lettres par semaine à leur intention. On avait toutefois remarqué que pour chaque dix missives expédiées, Émile n’en recevait qu’une ou deux. Ce manque de réciprocité était-il symptomatique de sa relation avec le reste de sa famille? De là, il n’y avait qu’un pas à franchir pour expliquer son éloignement de la capitale. Le père Raymond se dit que c’était là une question qui ne le regardait pas.

    Au bout de cinq minutes, Émile n’avait toujours pas esquissé le moindre geste. Il continuait à contempler la vie à travers les grandes fenêtres de la salle alors que tous ses confrères additionnaient frénétiquement les chiffres. Le jésuite savait que cet étudiant était habile en mathématiques, mais quand il faut calculer, il faut calculer, doué ou pas. Le père Raymond soupira.

    Finalement, Émile saisit sa plume, la trempa délicatement dans l’encrier, prit un petit bout de papier sur sa table de travail et y inscrivit quelque chose. Ensuite, il déposa sa plume et souffla légèrement sur le feuillet afin d’accélérer l’assèchement de l’encre. Puis, il se leva et marcha tranquillement vers le pupitre de son professeur. Plusieurs de ses confrères s’arrêtèrent alors de compter, l’air de se demander ce qui se passait avec lui.

    Arrivé devant le jésuite, il lui présenta ce qu’il avait écrit. Sur la page, il n’y avait aucun calcul. Qu’un seul nombre:

    5050

    Le père Raymond promena son regard entre la feuille et les yeux de son élève. Il se leva lentement, saisit Émile par le bras et l’entraîna promptement hors de la salle. Une fois la porte du local fermée, il demanda en brandissant le papier:

    - —C’est ta réponse? Où sont tes calculs?

    - —Est-ce le bon résultat? questionna Émile.

    En fait, le jésuite ne s’était même pas donné la peine de déterminer lui-même le total, mais n’était pas prêt à avouer une telle négligence. Il avait paresseusement décidé que la réponse qui reviendrait le plus souvent serait la bonne.

    - —Réponds plutôt à ma question, Émile, se contenta-t-il de répliquer.

    - —Eh bien, expliqua le novice, si on additionne 1 et 100, on obtient 101. Si on additionne 2 et 99, on a 101. 3 et 98? 101 et ainsi de suite. De 1 à 100, on a 50 paires qui comme ces dernières, totalisent une somme de 101. Donc additionner les chiffres de 1 à 100 équivaut à multiplier 101 par 50. Je peux d’abord multiplier 101 par 10, ce qui donne 1010, puis par 5, et le résultat est 5050.

    Le jésuite regarda le garçon droit dans les yeux, le fit répéter et lui demanda où il avait appris cette façon de calculer. Pour toute réponse, Émile haussa les épaules. Raymond n’avait pas l’impression qu’il lui mentait. Il n’affichait pas non plus l’air arrogant des élèves qui éprouvent le besoin de défier leur professeur. Et maintenant, grâce à ce jeune homme, Raymond connaissait la réponse à sa question. Il finit par remettre la feuille à son interlocuteur en lui souhaitant un bon appétit.

    ***

    La Flèche, 2 juin 1632

    Chère Béatrice, je prends quelques minutes entre deux prières pour te donner des nouvelles. J’ai bien reçu ta lettre datée du 27 mai et je ne peux être que bouleversé par ces tristes nouvelles au sujet de notre mère. J’avais souhaité que mon départ de la maison familiale lui ait permis de retrouver la sérénité qui jadis l’habitait et selon les premières missives que tu m’as fait parvenir au collège, j’avais cru deviner que le changement espéré s’était réalisé. Hélas, je me suis trompé.

    Tu dois trouver bien fâcheuse la façon dont je parle des sentiments de notre mère, mais je t’assure qu’il n’y a pas de malice cachée derrière ces mots. Seulement de l’incompréhension. J’offre souvent à Dieu une prière pour qu’Il puisse t’éclairer et je Lui demande de me pardonner de ne pas être à tes côtés. Malheureusement, je sais que ma présence ne ferait qu’empirer la situation. Ta force et ton équanimité sont ce dont notre mère a le plus besoin en ce moment.

    Bien que ma conscience parfois me peine, ne crois pas qu’en ce milieu rigide et austère, je me vautre dans la mortification. Au collège, je trouve la paix dans la prière, le recueillement et étonnamment, dans les mathématiques. Je t’assure que je ne plaisante pas. Il y a dans ces symboles, dans l’ordre et la cohésion qu’ils imposent, une source de satisfaction et de paix qui offre un rempart inattaquable aux tourments quotidiens. À l’exception du père Raymond, dont je t’ai parlé dans ma dernière lettre, les Jésuites insistent lourdement sur la géométrie d’Euclide. L’algèbre est un sujet pratiquement non grata, ici, mais le père Raymond m’a montré qu’on peut cependant trouver dans la bibliothèque du collège des volumes de philosophes grecs et arabes qui traitent de la façon de manipuler les quantités. Ce n’est pas sans une certaine surprise que je découvre que nos connaissances mathématiques nous proviennent d’incroyants.

    J’attends de tes nouvelles.

    Ton frère en exil,

    Émile.

    Émile reposa sa plume et relut la lettre en pesant le choix de chacun des mots. Il avait attribué à sa mère une sérénité perdue. Une sérénité qui n’avait jamais vraiment existé. Il avait écrit ce mot en espérant que Béatrice comprenne. Sa sœur accepterait la situation. Vraisemblablement à contrecœur, mais ça irait. C’est avec sa mère que ça n’allait plus.

    Le jeune homme n’avait rien vu venir. Sans surprise, à la mort de son père, sa mère avait été durement éprouvée. Mais la métamorphose d’Eugénie de Villars s’était étendue à l’attitude qu’elle avait toujours entretenue envers son fils. Deux semaines après la mort du Général, la transformation avait été complète. Il semblait qu’avec son mari, elle avait enterré l’affection qu’elle avait jusque-là vouée à son benjamin.

    Il ne pouvait juger de quelle façon les relations de sa mère avec Béatrice et Baptiste s’étaient transformées ou si même elles avaient changé après la fin tragique du paternel. Mais entre elle et lui, un véritable gouffre était apparu et s’interposait depuis.

    De ses plus lointains souvenirs jusqu’à la mort de son père, Émile avait préféré ignorer les débats entre ses parents à son sujet. Ayant très vite reconnu les capacités intellectuelles de son fils, Eugénie avait insisté auprès de son époux pour retenir les services d’un précepteur. Ce dernier dispenserait une éducation au-delà de ce que le Général jugeait nécessaire pour poursuivre une carrière militaire. «Lorsqu’il sera en âge, Émile choisira s’il veut devenir un soldat ou un savant» avait négocié Eugénie. À contrecœur, Étienne de Villars avait accepté. Son aîné, Baptiste, aimait la vie sur les terres familiales et saurait s’en occuper en temps et lieu. Jolie fille issue d’une famille en apparence sans histoire, Béatrice trouverait facilement un parti et l’union qui en découlerait ne pourrait qu’enrichir la bourse, la dignité et l’influence de la lignée des de Villars. Dans l’esprit du Général, l’avenir de ses deux plus vieux était réglé, ce qui lui permettait de se montrer magnanime envers les caprices de son épouse. Étienne de Villars n’avait que faire d’un érudit dans la famille et, lorsque viendrait le temps de prendre une décision, il était certain de pouvoir convaincre Émile d’endosser l’uniforme. Soit par la persuasion, soit par la manière forte. Cette dernière approche qui s’accordait mieux avec le tempérament et la vision du monde du Général. L’homme insistait d’ailleurs pour qu’on l’appelle par son titre militaire. Il n’était pas le général de Villars. Il était le Général.

    Si dès leur plus jeune âge, le Général avait su imposer une discipline de fer à ses deux fils, la fréquence des sévices corporels s’était lentement étalée dès le début de l’adolescence des deux garçons de Villars, car ceux-ci avaient déjà atteint une taille imposante. Si leur paternel avait davantage hésité à lever la main sur eux, il était demeuré persuadé que le dressage martial qu’il avait imposé à Émile avait fait de lui un homme et que celui-ci choisirait le métier de soldat.

    Puis, un matin de l’été 1630, près de la porte Saint-Antoine, des badauds avaient découvert le corps ensanglanté du général de Villars. On ne lui connaissait aucun ennemi politique ou autre. Il avait été poignardé directement au cœur, puis détroussé de son argent. La Gazette de monsieur Renaudot n’en avait fait qu’une brève mention. Et seulement parce que la famille de Villars faisait partie de classe bourgeoise de la capitale. Ce genre d’affaires était commun. Depuis le temps, la capitale française avait connu son lot de meurtres. Moins d’un siècle plus tôt, en marge des festivités entourant le mariage d’Henri de Navarre et de Marguerite de Médicis, on avait ouvert la chasse aux protestants à l’intérieur des murs de la ville. La plupart des hommes, des femmes et des enfants appartenant à la mauvaise religion avaient péri. Plusieurs années plus tard, Henri de Navarre, devenu Henri IV, avait lui-même subi un sort similaire, rue de la Ferronnerie.

    Pour la plupart des Parisiens, le meurtre du général de Villars n’était qu’une anecdote sordide de plus. Mais pour le clan de Villars, la soudaine disparition de l’homme avait consumé la fragile vitalité de son épouse ainsi que les liens filiaux de cette dernière avec son benjamin. Dans les mois qui avaient suivi la tragédie, Eugénie de Villars avait passé la majeure partie de ses journées au lit. Seule Béatrice était autorisée à pénétrer dans sa chambre. Au bout d’un certain temps, Baptiste avait déménagé dans le manoir familial, situé dans la vallée de la Loire, en laissant à Béatrice et Émile le soin de s’occuper de leur mère.

    Lorsqu’Eugénie avait émergé de sa mélancolie, elle semblait avoir vieilli de dix ans. Avec l’aide de sa fille, elle avait repris un peu de vigueur. À la demeure parisienne des de Villars, on avait cru au retour approximatif de ce qu’on aurait pu appeler une vie normale, hormis cette seule exception: Eugénie s’adressait maintenant à son fils Émile comme on s’adresse à un fantôme.

    Si elle avait continué à payer un précepteur pour s’occuper de l’éducation de son deuxième garçon, elle paraissait indifférente à ce qu’il devenait ou à ce qu’il comptait faire de sa vie. Après six mois d’un tel abandon, Émile avait commencé à envisager de quitter la maison familiale, devenue pour lui une geôle glaciale. Il avait interpellé Eugénie pour lui demander si elle s’opposerait à ce qu’il poursuive ses études loin de Paris, dans un collège où il apprendrait son métier de jésuite. Si Dieu le souhaitait, il deviendrait missionnaire. La seule réponse qu’il obtint fut: «Fais ce que tu veux.» C’est ainsi qu’il s’était retrouvé à La Flèche.

    Émile scella la lettre destinée à sa sœur. L’éloignement lui avait fait du bien. Loin, il était plus facile d’oublier. Il avait déserté, car c’était pour lui le seul moyen d’échapper à la honte ou à la mélancolie. Dans ses correspondances avec sa sœur, il jugeait qu’il n’était pas nécessaire d’en dire davantage. Il espérait sincèrement que le problème disparaisse de lui-même. Il regarda à la fenêtre. C’était l’heure des vêpres. Il était temps d’aller prier. Aurait-il dû ajouter autre chose à sa lettre? Dans la prochaine, peut-être.

    ***

    Des pourvoyeurs du collège avaient déchargé d’énormes piles de bois dans la cour des pensionnaires, tout juste à côté du préau. Ne restait qu’à transformer cette collection disparate de billes en bûches de la bonne dimension. On avait donc demandé des volontaires pour faire le travail et corder tout ce bois dans la remise ouest, où il finirait de sécher pendant l’été, question d’être prêt à réchauffer les grandes salles pierrées de l’institution scolaire une fois le temps froid venu. Émile et deux de ses confrères, Julien Lemaistre et Antoine Duval, comptaient parmi les bénévoles.

    Émile, qui aimait bien l’exercice physique, y mettait toute son ardeur. Immanquablement, lorsque les trois compagnons devaient faire appel à leurs habiletés athlétiques, une sorte de compétition amicale se jouait. À la course, Julien et Antoine pouvaient espérer vaincre Émile, mais quand biceps et pectoraux étaient sollicités, les deux premiers ne fournissaient qu’un effort pour la forme. Pour chaque billot fendu par ses amis, en trois cognées, Émile en expédiait trois sur la pile. Se sachant battus d’avance, Julien et Antoine s’accordaient régulièrement une petite pause pour pérorer sur les sujets préférés de garçons arrivés à la fin de l’adolescence ou boire un peu d’eau.

    Au bout de quelques bûches, Émile s’était rendu compte que les mouvements nécessaires pour accomplir sa besogne devenaient automatiques et qu’il n’avait plus besoin de réfléchir à ce qu’il faisait.

    Dans sa récente lettre à sa sœur Béatrice, il avait confessé trouver un certain réconfort dans la prière et les mathématiques. Il aurait dû ajouter l’exercice physique à cette liste. Le collège avait de grands jardins et possédait un très large parc boisé, ce qui faisait que les occasions pour effectuer du travail manuel abondaient. Émile avait remarqué que durant les moments où ses muscles étaient sollicités, son esprit s’éclairait miraculeusement et lui apportait des réponses à ses questions. Mens sana in corpore sano. Les Anciens savaient de quoi ils parlaient. Et en quoi consistaient ces questions? La plupart du temps, elles découlaient des problèmes philosophiques proposés par les volumes découverts à la bibliothèque, ceux-là mêmes dont il était question dans la lettre envoyée à Béatrice. Le préféré d’Émile était la version latine de l’Al-Jabr du mahométan Al-Khwarizmi.

    À quoi d’autre pouvait songer le jeune homme en ces moments de dépense d’énergie? À ce qu’il allait écrire à ses correspondants, par exemple. Sa sœur Béatrice était une lectrice attentive. Ainsi, les lettres composées pour cette dernière servaient toujours de modèles pour celles qui étaient adressées à son frère, Baptiste. Elles ne donnaient qu’un compte rendu factuel de ce qui s’était passé au cours des derniers jours. Selon le correspondant, Émile ne faisait que modifier l’importance des anecdotes qui marquaient sa vie. Par exemple, dans un prochain message, il parlerait à Béatrice de l’astuce qu’il avait trouvée, dans le cadre de son cours de mathématique, pour sauver tous ses repas de la semaine précédente, alors qu’avec Baptiste, il serait davantage question de la quantité de bois qu’il parviendrait à fendre aujourd’hui. En retour, environ deux fois par mois, Baptiste lui parlerait de ses plus récentes préoccupations concernant l’entretien des bâtiments de ferme, des prévisions des récoltes, et des dettes qu’il réussissait, lentement mais sûrement, à rembourser. De Béatrice, il recevait en moyenne une lettre par semaine dans lesquelles elle lui décrivait la vie à Paris et, malheureusement, l’état de leur mère.

    De celle-ci, il apparaissait clair qu’il ne recevrait plus jamais de courrier.

    ***

    En ce bel après-midi de juin, les Voix s’étaient manifestées pour la première fois. Julien et Antoine prenaient une autre pause, tandis qu’Émile continuait à manier la hache. Ses deux amis commencèrent à faire des plans pour la soirée.

    - —Morbleu! s’exclama Julien en examinant sa tunique, regarde toute l’eau que j’ai perdue. Je me verrais bien remplacer ce liquide par quelques chopes bien pleines à La Couronne.

    La Couronne était l’une des plus anciennes auberges de La Flèche. On y servait de la bière et du vin jusqu’à minuit. Antoine considéra la suggestion. En vérité, les Jésuites interdisaient formellement aux étudiants toute sortie, sauf dans les cas de force majeure. Au fil des années, quelques élèves avaient réussi à déjouer la vigilance de leurs surveillants et ces sorties clandestines étaient devenues le défi prohibé auquel tous les pensionnaires aspiraient. Ceux qui avaient réussi l’exploit sans être pris gagnaient automatiquement le respect de leurs pairs. S’ils y parvenaient deux fois, il était permis, à ces audacieux, d’espérer faire réaliser quelques-unes de leurs corvées par un collègue moins intrépide. Trois fois vous valaient le titre de Maître de cavale. On racontait que plusieurs années auparavant, un élève avait faussé compagnie aux moines à dix occasions. Le hasard avait fait que cet étudiant se nommait Roland. Chaque génération ajoutant des détails à la narration des exploits de ce dernier, son récit avait presque fini par prendre des allures de chanson de geste. Une véritable chanson avait même été composée, à la fois dérisoirement et fièrement appelée la Chanson de Roland.

    Émile savait que ni Julien ni Antoine ne portaient le titre de Maître de cavale. Personne n’était disposé à faire la moindre corvée à leur place et on n’entendrait jamais la Chanson d’Antoine ou la Chanson de Julien. Mais leurs fanfaronnades ne coûtaient rien et Émile était amusé d’entendre leurs plans d’évasion qui ne se réaliseraient jamais. En fait, ses amis prenaient davantage de temps à discuter de ce qu’ils feraient une fois rendus à l’extérieur des murs de l’institution qu’à élaborer un plan d’escapade. Les résidents du collège prisaient deux destinations au-delà des murs de l’institut. La Couronne était le lieu le plus souvent mentionné, tandis que l’autre s’appelait l’Écu de Navarre, un établissement de La Flèche où l’on pouvait, en plus de trouver à boire, profiter des plaisirs de la chair.

    - —Je crois deviner, dit Julien à l’intention d’Antoine, que tu appréhendes le prononcé de tes vœux et que tu veux t’assurer d’avoir accompli un maximum de péchés avant de te lancer.

    - —La prêtrise, répliqua Antoine, ou la vie monastique, n’est pas pour tout le monde et il n’est pas certain que j’aie à prononcer quelque vœu que ce soit. Et puis, que fais-tu de l’exemple de saint Augustin?

    Antoine se plaisait à citer le saint homme d’Hippone depuis qu’il avait lu ses Confessions.

    - —Sincèrement, reprit Julien, tu devrais trouver d’autres modèles que saint Augustin. Lui dit: «Fais-moi chaste, Seigneur, mais pas tout de suite», et tu crois réellement que les patrons du paradis n’ont pas détecté la finasserie?

    Émile tourna les yeux vers le ciel, sachant fort bien que ses compagnons étaient enclins à ne rien prendre au sérieux. Simultanément, il réprouvait et enviait cette attitude. Il soupçonnait aussi qu’Antoine et Julien ne badinaient de cette façon que pour le provoquer, eux qui comme tous, interprétaient parfois sa réserve de pudibonderie, réputation qu’Émile jugeait injuste et non fondée. Il savait très bien ce que signifiait le type d’exubérances dont ses amis parlaient, mais il ne sentait pas le besoin de faire étalage de ce qu’il savait ou de ce qu’il croyait savoir, voilà tout. Si, comme le disait Antoine, le sacerdoce n’était pas fait pour tout le monde, le mariage et la félicité nuptiale non plus. Le neuvième commandement semblait parfaitement clair. À cette pensée, Matthieu 5:28 lui vint à l’esprit: Omnis, qui viderit mulierem ad concupiscendum eam, iam moechatus est eam in corde suo{2}. Entre deux élans de la cognée, Émile se dit qu’après tout, sa réputation de prude était peut-être justifiée. Toujours est-il que, malgré quelques tentations éphémères survenues dans les rues de Paris, il avait toujours su résister aux tentations charnelles. Il essayait d’éviter de juger ses compagnons, mais était certain que si ces derniers n’étaient plus puceaux, cela s’était passé avant La Flèche ou pendant des séjours autorisés en dehors des murs de l’école, lors de visites dans leur famille respective, par exemple.

    - —Et toi, Émile, questionna Antoine, qu’est-ce que tu veux faire de ta vie? Tu vas devenir jésuite? Je t’imaginerais bien dans le rôle de cardinal. Cardinal, mais pas comme Richelieu. La modestie et la piété ne siéent pas à la politique.

    - —Je n’ai pas encore arrêté mon choix, répliqua Émile après s’être accordé une pause. Jésuite… cardinal… Pape… pourquoi pas? Tout ce que je veux, c’est connaître la Vérité. La vérité de Dieu. Celle avec un grand V. Vitam impedere vero{3}.

    - —La Vérité avec un grand V? s’étonna Antoine. Et comment vas-tu t’y prendre? Quid est veritas{4}? Moi aussi, je connais mes locutions latines.

    - —La Couronne, alors? se risqua à lancer Julien. In vino veritas{5}.

    - —Comment je vais m’y prendre? enchaîna Émile. Que crois-tu qu’on nous enseigne, ici? Philosophie naturelle et foi en Dieu. Ça me semble un bon point de départ, non?

    Le jeune homme fit une pause et reprit en disant:

    - —En le disant tout haut, poursuivit-il, ça m’a paru un peu idéaliste. Est-ce que ça vous semble idéaliste, à vous?

    Antoine et Julien se consultèrent du regard, puis se mirent à hocher négativement de la tête.

    - —Non, non, pas du tout, saint Villars, pas du tout, répondit Julien. Et comme je le disais, tu peux oublier le cardinalat à la Richelieu. La vérité non plus ne sied pas à la politique.

    Cette dernière remarque accrocha un sourire aux lèvres des deux autres. Émile recommença à fendre des bûches, sachant très bien qu’il n’avait réussi qu’à confirmer auprès de ses amis sa réputation de vertueux rêveur. Pour leur part, Antoine et Julien reprirent l’élaboration de leur hypothétique plan d’évasion sans pouvoir décider, advenant un succès, s’ils iraient à La Couronne ou l’Écu de Navarre. Comme ils n’arrivaient pas à s’entendre, ils sollicitèrent à nouveau la participation d’Émile.

    - —Et qu’en pense notre ami Émile? demanda Antoine. Hé! Émile! Qu’est-ce que tu choisis? La bière ou les filles?

    - —Arrête de le taquiner, lança Julien, tu vas lui faire échapper sa hache! Saint Villars n’est pas fait du même bois que saint Augustin.

    Devant Émile qui se contenta de sourire placidement, Antoine s’exclama:

    - —Pff! Qu’est-ce que tu racontes? Tout le monde a ses préoccupations. C’est dans notre nature. Alors, la bière ou les filles? Qu’est-ce que tu veux, Émile, hein? Qu’est-ce que tu veux?

    Comme il n’entendait pas de réponse, Julien se retourna vers son compagnon.

    - —M’écoutes-tu, Émile? Qu’est-ce que tu…

    Julien et Antoine tressaillirent à la vue de leur ami. Au milieu de son élan, Émile avait brusquement interrompu son geste. Sa mine était pâle et semblait figée dans une expression d’intense terreur. Les deux autres se levèrent d’un bond pour l’empêcher de s’écrouler tant ils avaient l’impression que ses jambes ne le supporteraient plus encore très longtemps.

    - —Émile, s’inquiéta Antoine, est-ce que ça va?

    Les traits du jeune homme se détendirent progressivement, ce qui eut pour effet de rassurer les témoins de la scène.

    - —Tu n’as pas arrêté un instant, Émile, le sermonna Julien en lui tendant sa gourde. Avec cette chaleur, il faut te rassasier, mon vieux, avant de t’effondrer.

    - —Merci, répondit Émile.

    Celui-ci but une gorgée, puis laissa un peu d’eau couler sur son visage. Que s’était-il passé? Il n’était plus certain s’il avait vu quelque chose ou s’il avait entendu une voix menaçante.

    C’était une voix. Il n’y avait pas de doute, c’était une voix. La Voix.

    Les autres n’avaient-ils pas entendu, comme lui? Tout s’était déroulé si vite. Julien avait sans doute raison. Il s’était trop démené avec sa hache. Il pouvait sentir l’eau sur les parois sèches de sa gorge et suivre son écoulement rafraîchissant au-delà. C’était ça. Il s’était épuisé à la tâche et voilà tout.

    D’autres bûcherons volontaires s’étaient approchés pour voir ce qui se passait. Émile les assura que tout allait bien, qu’il n’avait eu qu’un étourdissement. Sur ces entrefaites, un autre novice s’amena. Répondant au nom de Henri de Brest, il avait un message pour Émile.

    - —Le père Raymond veut te parler. Il est à son local de classe.

    Ce disant, Henri remarqua bien le teint blafard de son interlocuteur. Celui-ci réitéra ce qu’il venait de dire aux autres. Étourdissement passager et à présent, il va mieux. Père Raymond? Local de classe? Antoine offrit de l’accompagner, mais Émile affirma que ce n’était pas nécessaire. Le novice se voulut rassurant. Il convainquit tous les témoins de l’incident. Tous, sauf lui-même. En se rendant voir le père, il ne put, à aucun moment, chasser la Voix de ses pensées.

    ***

    - —Ah, entre! lâcha le père Raymond lorsqu’il aperçut Émile dans l’embrasure de la porte.

    Le novice pénétra dans la pièce en faisant résonner malgré lui son pas dans la grande salle.

    - —Vous vouliez me voir, mon père demanda-t-il.

    - —Mon fils, commença le jésuite, il te reste encore une année à faire ici. Est-ce que je me trompe?

    Émile opina de la tête. Raymond considéra longuement le jeune homme, puis lui demanda:

    - —Comment trouves-tu ton séjour à La Flèche? As-tu vraiment l’impression d’apprendre quelque chose?

    Le novice était plutôt surpris de cette question. Après une seconde d’hésitation, il répondit qu’il aimait bien le collège et qu’il s’entendait bien avec tout le monde et, oui, certainement, l’enseignement qui y était dispensé était du premier ordre. Il énuméra ensuite les articles du cursus qu’il préférait, sans oublier de mentionner les cours sous l’autorité de son interlocuteur.

    - —Je connais le ratio studiorum{6} aussi bien que toi, Émile. Ce n’est pas ça que je t’ai demandé. Vois-tu, je crois… enfin… nous croyons que tu aspires à un enseignement plus… plus érudit que ce tu vas trouver ici. Spécialement en philosophie naturelle et en mathématiques.

    Émile ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à répliquer. Lisant l’incompréhension sur le visage du jeune homme, le père Raymond lui balança sans détour:

    - —Nous croyons que tu perds ton temps, ici.

    - —Mon père, répliqua Émile qui aurait préféré ne pas entendre cette dernière phrase, je vous assure qu’il n’en est rien. Je me sens tout à fait à ma place à La Flèche.

    Le jésuite considéra le garçon avec un air qui trahissait son scepticisme, puis dit:

    - —Je voudrais bien te croire, Émile, mais sincèrement, juste en mathématiques, tu sembles en connaître déjà plus que ce que le cursus normal couvrira dans la prochaine année. Tu donnes souvent l’impression de t’ennuyer dans mon cours.

    - —Je suis désolé, répondit Émile.

    - —Ne te désole pas. Depuis le temps, je sais ce que la plupart des novices pensent de mes cours. Certains choisissent la flagellation pour se mortifier, les autres viennent dans ma classe. Je ne me fais pas de bile avec ça. Mais dans ton cas, on a une occasion de remédier à la situation.

    Émile allait réitérer son objection, mais se retint. Ce qui se cachait derrière la dernière phrase du jésuite l’intriguait. Voyant qu’il avait soulevé l’intérêt de son interlocuteur, le père Raymond élabora.

    - —Dans l’une de ses récentes lettres, un de mes collègues, le père Mersenne, m’a fait savoir qu’il se cherchait un assistant.

    Dans la description que le père Raymond fit du père Mersenne, Émile sentit l’admiration du premier envers le second. De l’avis du jésuite, le local du père Mersenne était l’un des plus importants foyers de la philosophie naturelle paneuropéenne. À partir de sa cellule, ce moine disséminait un flot ininterrompu d’idées à travers des lettres, des communications personnelles diverses, de l’édition et de la publication de livres érudits. Selon la plus récente lettre reçue par le père Raymond, Mersenne se concentrait actuellement sur la composition d’un ouvrage fondamental sur la mécanique. Cet effort dévorait presque tout son temps.

    - —Il a besoin, continua-t-il, de quelqu’un qui pourrait l’aider à lire sa correspondance et rédiger des réponses. Selon ses exigences, le postulant devrait non seulement maîtriser le français, le latin, connaître le grec, mais aussi, être ferré en philosophie naturelle et en mathématiques. J’ai tout de suite pensé à toi. Tu serais le candidat idéal et ce serait pour toi une opportunité unique.

    Le jésuite fit une pause pour laisser Émile réfléchir à ce qu’il venait de dire.

    - —Il reçoit tant de courrier que ça? s’enquit le jeune homme.

    - —S’il ne faisait que ça! s’exclama Raymond. Il s’adonne aussi à des travaux philosophiques du plus haut niveau. René Descartes figure parmi ses correspondants… Ça te donne une idée. Il partage aussi ses connaissances avec une multitude de petits mathématiciens de province comme moi.

    Le père Raymond avait vu juste, songea Émile. Ça semblait effectivement être une occasion exceptionnelle, pour lui, d’apprendre davantage. Il admettait aussi secrètement que le jésuite avait raison au

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1