Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le sortilège d'Héra: Ada Sequana, #1
Le sortilège d'Héra: Ada Sequana, #1
Le sortilège d'Héra: Ada Sequana, #1
Livre électronique325 pages4 heures

Le sortilège d'Héra: Ada Sequana, #1

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Ada Sequana, immortelle et empathe, s'est fait jeter de l'Olympe par la reine des dieux, punie pour l'éternité. Héra l'a prévenue : non seulement elle ne doit plus pratiquer la magie, mais elle n'a pas droit à l'amour, ou elle sera frappée de malédiction. Et on ne plaisante pas avec les malédictions d'Héra. 

 

Quelques siècles plus tard, patronne de bar et propriétaire d'un immeuble, Ada est une membre discrète de la diaspora olympienne à Paris. Entraînée par amitié dans deux affaires parallèles de magie noire et de personnes disparues, elle est bientôt contrainte de collaborer avec un détective sorti de nulle part. 

 

Thaddeus Cordova évolue entre le monde des mortels et celui des dieux comme un poisson dans l'eau, mais il cache un lourd secret et les raisons pour lesquelles il recherche la compagnie de la belle Ada sont troubles. 

 

Et d'ailleurs, pourquoi les pouvoirs interdits d'Ada intéressent-ils tout à coup un mystérieux olympien ? 

 

Une urban fantasy mythologique avec des espions, une touche de romance, une statuette louche, des dieux égoïstes, un trafic d'ambroisie, un dangereux métamorphe, un vampire des Balkans juste un peu édenté, une Charybde défectueuse, et pas mal de rebondissements.

LangueFrançais
Date de sortie31 août 2023
ISBN9791096438785
Le sortilège d'Héra: Ada Sequana, #1

En savoir plus sur Charlotte Munich

Auteurs associés

Lié à Le sortilège d'Héra

Titres dans cette série (1)

Voir plus

Livres électroniques liés

Fantasy pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le sortilège d'Héra

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le sortilège d'Héra - Charlotte Munich

    1

    — I l n’y a pas un seul vrai homme, un seul homme digne de ce nom dans toute la capitale !

    Ainsi se plaignait Phœbé, attablée devant un soda glacé au comptoir de mon bar. Comme toujours quand une nymphe se posait quelque part, tout le décor alentour semblait avoir été conçu dans le but unique de la mettre en valeur. Mon bar était beau dans l’absolu, avec ses boiseries sombres, son zinc amoureusement poli qui luisait doucement dans la pénombre tamisée, ses bouteilles sélectionnées avec soin, ses photos encadrées en noir et blanc de stars du cinéma et de divinités gréco-romaines. Et Phœbé prenait idéalement la lumière sur un de mes tabourets hauts, avec ses longs cheveux blonds et sa blouse blanche à volants qui lui dénudait l’épaule.

    Août s’était abattu sur Paris comme une torpeur, un envoûtement, avec ses températures lascives, sa moiteur étouffante, ses populations alanguies. C’était ma saison préférée : quand la pression des ambitions humaines levait un peu son couvercle infernal et laissait enfin déborder d’autres passions, plus tumultueuses encore d’être restées si longtemps enfermées.

    À quinze heures cependant, le bar était mollement rempli de touristes en goguette, d’employés en pleine rébellion, et de rentiers/chômeurs/artistes/entrepreneurs/freelance, de cette caste d’électrons libres qui produisait les sujets les plus récréatifs et aussi ceux qui me laissaient la plus perplexe.

    Je souris gentiment à Phœbé tout en me servant un whisky neat.

    — Qu’est-ce que tu appelles un vrai homme, Phœbé chérie ?

    Phœbé but une gorgée et frissonna.

    — Un type plein de testostérone. Un alpha ! Riche, prévenant, beau et avec un corps de dieu.

    — Bref, conclus-je, tu veux le mouton à cinq pattes.

    Phœbé me décocha un regard navré par-dessus sa boisson sucrée.

    — Pas vraiment. Je ne sais pas comment c’est à Paris, mais à l’Olympe, la zoophilie est un peu passée de mode, expliqua-t-elle avec candeur.

    Phœbé nous était arrivée tout récemment des sommets enneigés de l’Olympe, et elle avait encore du mal avec certains idiomatismes. Je laissai passer le malentendu, pour me concentrer sur le véritable débat.

    — Sérieusement, Phœbé. Ça fait combien de temps que tu es dans ta quête du type idéal façon « un homme, un vrai » ?

    Elle pencha la tête de côté, ses boucles blondes glissant de son épaule dans une caresse charmante. Tous les regards de la salle convergèrent aussitôt vers l’épaule en question.

    — Je ne sais pas… trois mille ans ? Juste deux mille peut-être ? Avant, les choses étaient plus fluides. Mais au cours du dernier millénaire, l’humanité s’est tendue sur des valeurs bizarres… tu ne trouves pas ?

    Je poussai un soupir. C’était tout le problème avec les nymphes. Elles combinaient une éternité d’expérience et une absence quasi totale de préjugés avec une naïveté consternante. Pas étonnant qu’elles aient fini divinités mineures de l’amour et de la fertilité. Avec leurs idées bizarres sur les relations amoureuses, elles enchaînaient les histoires foireuses comme personne.

    — L’important, décréta Phœbé, c’est de garder l’espoir.

    J’avalai cul sec mon whisky pour m’empêcher de lui répondre qu’à mon avis, l’important c’était plutôt de laisser tomber la quête et de passer à autre chose.

    Heureusement, alors que je reposais mon verre, notre conversation fut tout à coup interrompue par une mini tornade. Une tornade blanche pleine de joie et d’énergie et qui criait nos deux prénoms.

    — Ada ! Phœbé ! Vous ne devinerez jamais ce que je viens d’apprendre.

    Théosia de Croatie, ma meilleure amie depuis toujours, et une des dernières licornes historiques, se frayait un chemin vers le bar, les bras chargés de paquets, tandis que les tables s’écartaient sur son passage comme par magie.

    Théosia ignora la commotion qu’elle avait produite et se hissa sur un tabouret haut à côté de Phœbé. Ce jour-là, ses cheveux étaient d’un bleu pâle presque blanc qui faisait écho à la couleur dragée de sa chemise de coton soigneusement amidonnée. Tout le reste était blanc, d’un blanc pur et parfait, depuis son costume pantalon, son sac à main et ses chaussures, jusqu’à la monture de ses lunettes de soleil.

    Rien à voir avec l’été et son soleil écrasant : Théosia portait du blanc 365 jours par an. Si elle se mariait un jour, ce serait en noir, avait-elle coutume de dire. Mais il y avait peu de chances que ça arrive.

    — Tu as fait du shopping ? demanda Phœbé avec intérêt en examinant les paquets.

    Théosia se contenta de hausser les épaules et de laisser la nymphe faire son inventaire et vider son butin sur mon comptoir. Mon zinc disparut bientôt sous les boîtes de couleurs, les pastels, les godets d’aquarelle, tout un tas de crayons, feutres et stylos, plusieurs bouteilles d’encre, et des blocs de papier de tous formats et de toutes épaisseurs.

    Théosia était peintre et illustratrice. Elle nourrissait une saine passion pour les couleurs. Mais ce qui fit pousser un soupir d’extase à Phœbé, ce fut le petit sac Amphora qu’elle trouva au milieu des fournitures d’artiste. Elle étala sur le comptoir les dernières palettes d’ombres à paupières et les éditions de gloss spéciales été.

    — J’adore les couleurs de l’été, soupira-t-elle. Tous ces bleus des mers du Sud importables, ces oranges vermillon qui nous ramènent soixante ans en arrière…

    — Oui, acquiesça Théosia, c’est la merde en boîte.

    — Je ne sais pas. Moi, j’aime bien. Tu veux bien me maquiller ?

    Théosia se mit immédiatement au travail, utilisant le visage candide de Phœbé comme une toile. De toute façon, c’était ça ou crayonner tous mes sous-bocks, non que ça me contrarie vraiment. Théosia était bonne pour la clientèle, et Phœbé aussi.

    Tout en grimant la nymphe, Théosia entreprit de nous donner ses dernières nouvelles.

    — Vous vous souvenez de mon cousin, le divin Octavius ?

    — Non, dit Phœbé, dressant l’oreille.

    — Ouaip, fis-je, moins enthousiaste que la nymphe.

    Le divin Octavius était un kéké maximus distrayant cinq minutes mais pour le reste, rapidement rébarbatif.

    — Qu’est-ce qu’il devient en ce moment ? m’enquis-je, perfide.

    Mais je ne laissai pas à Théosia le temps de me répondre.

    — Attends, attends, dis-je, lui coupant la parole — laisse-moi deviner. Il porte une barbe superbe qu’il fait entretenir quotidiennement chez un barbier, mange vegan, et s’est fait tatouer un truc engagé par une sirène tahitienne au cours d’une campagne de Massilia Starfish Fighters contre le continent flottant fait de déchets plastiques. J’ai bon ?

    Théosia m’adressa une grimace de confirmation.

    — Presque. C’était une sirène des Maldives. Il vient à Paris pour monter une nouvelle start-up.

    — Ah, fis-je, toujours narquoise. Il a déjà planté la précédente ?

    Octavius était de ces types qui se rendent intéressants en se conformant toujours aux tendances les plus en pointe. Son talent pour le suivisme de la première heure et pour le marketing lui tenait lieu d’originalité.

    — Un entrepreneur ? s’intéressa immédiatement Phœbé, qui n’avait pas encore fait l’expérience du phénomène.

    — Il habitera chez moi dans mon atelier en attendant de trouver mieux, expliqua Théosia. Ça me fera un modèle bon marché, si tu vois ce que je veux dire.

    — Théosia, répliquai-je vertement, tu n’aides pas Phœbé en la tentant avec des friandises qui font grossir.

    La licorne en costume blanc s’arrêta dans son geste, l’eye-liner vert émeraude en équilibre gracieux entre le pouce et l’index.

    — Qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui, Ada ? Tu as croisé une pythie avant le petit déjeuner, ou quoi ?

    — Je veux juste éviter à Phœbé de reproduire encore et toujours les erreurs du passé, grommelai-je.

    — Et si tu t’occupais plutôt de tes erreurs à toi ?

    — Je ne fais pas d’erreurs, marmonnai-je.

    — Précisément.

    Théosia prit son air féroce et termina d’un seul trait un œil de chat parfait sur la paupière droite de Phœbé.

    — À mon avis, il faudrait que tu en fasses deux ou trois toi-même et que tu lâches les baskets à Phœbé, conclut-elle avec un regard satisfait à son œuvre.

    — N’importe quoi.

    — C’est vrai, renchérit Phœbé, ça fait presque un an qu’on se connaît, et je ne t’ai jamais vue avec un amoureux ni une amoureuse.

    — C’est parce que notre chère Ada préfère vivre sa vie affective par procuration, glissa Théosia. Elle a toujours pour tous de bons conseils qu’elle ne suit jamais elle-même.

    — C’est différent pour moi, grinçai-je.

    — Bien sûr. Les choses sont toujours différentes quand on est la personne concernée. C’est même tout l’intérêt.

    Mais en fait, c’était vraiment différent pour moi. Les relations amoureuses constituaient un terrain miné pour moi. Pas à cause d’une quelconque sensibilité exacerbée ou d’une tragique blessure du passé. Non. Je n’étais pas une petite fleur fragile, loin de là. Il était périlleux pour moi de jouer avec mon coeur et ceux des autres, autant que pour d’autres de jouer avec le feu.

    Héra, épouse de Zeus et reine des dieux, m’avait prise en grippe suite à un très fâcheux malentendu, une histoire épineuse que je n’avais même pas pu raconter à Théosia, ma meilleure amie. La déesse m’avait violemment bannie de l’Olympe, pour l’éternité. Elle m’avait aussi prévenue qu’une terrible malédiction me frapperait le jour où je connaîtrais enfin le véritable amour. Et pour couronner le tout, elle m’avait interdit d’utiliser mon talent tant que je serais sur la terre des hommes — autrement dit, à jamais.

    J’avais jadis exercé un don d’empathie, j’avais été capable de lire et d’influencer les humeurs et les émotions des personnes qui se trouvaient autour de moi, rien qu’en ouvrant la paume de ma main. Mais cela faisait cinq siècles à présent que je n’avais plus osé déployer vraiment cette faculté.

    Depuis près d’un demi-millénaire, j’étais exilée dans une existence humaine ordinaire qui me convenait plutôt bien. Je me passais largement de tous les drames immortels.

    Théosia soupira.

    — Je sais, Ada. Tu n’as pas droit au grand amour avec un A capital. Mais tu sais combien de fois ça m’est arrivé au cours de ma très longue existence ? À l’Olympe, pas une seule fois, et sur Terre, pas une seule fois non plus. Et est-ce que j’en fais tout un cinéma ? Non. Héra t’a jeté un mauvais sort, et je comprends que tu aies peur d’enfreindre sa loi. Mais ça ne veut pas dire que tu dois mener une vie de nonne pour autant ! Phœbé, explique à Ada qu’on peut s’amuser sans donner son cœur.

    Phœbé fit une moue particulièrement charmante et quelque part dans la pénombre de la salle, j’entendis un bruit de vaisselle brisée.

    — Bien sûr que l’on peut, concédai-je volontiers. Et je m’amuse… parfois.

    — Pas beaucoup au cours des vingt-cinq dernières années, se moqua Théosia.

    — Mais si. Il y a eu…

    J’essayai de me remémorer les prénoms de quelques conquêtes, sans grand succès.

    — Et j’ai des amis avec qui je flirte… comme Dimitri par exemple.

    — Avec Dimitri, c’est plutôt de l’anti-flirt, fit remarquer Phœbé.

    — OK. Laisse tomber. C’est pathétique, décida Théosia après quelques secondes de silence. Là, il faut faire quelque chose pour toi.

    — C’est pas marrant de jouer quand on sait à l’avance qu’on ne peut pas gagner, me plaignis-je.

    Je lisais déjà sur la figure de la nymphe une pitié qui menaçait de me conforter dans mon vague à l’âme. Voilà pourquoi je fuyais généralement la conversation dès que le vent tournait et qu’elle se lançait sur mon cas.

    — Ah, je crois que mes clients attendent, dis-je en attrapant mon plateau et mon bloc-notes.

    — Pas si vite, m’arrêta Théosia en étendant son bras. Tu ne veux pas entendre ce que Phœbé et moi allons faire pour te sortir de cette mauvaise passe ?

    — Non, grognai-je, je préfère que vous en discutiez dans mon dos. 

    Elles allaient comploter, peut-être même concevoir un plan foireux qui ne changerait pas grand-chose. Mais ce n’était pas bien grave. Ma vie parisienne parmi les mortels, en réalité, me convenait très bien telle qu’elle était.

    2

    Sur le coup de dix-sept heures, mon employé préféré, Karl, vint me relever. Karl était un allemand échoué à Paris deux mois auparavant pour soigner une blessure à l’ego. Une sombre histoire de dispute avec son associé : après avoir lancé un journal avec un copain, Karl s’était rendu compte que ce dernier usurpait son identité, s’attribuant ses meilleurs papiers et apparemment aussi sa petite amie. Karl avait ensuite dû fuir pour des raisons qui restaient trop douloureuses à évoquer, apparemment.

    En tout cas, il s’était échoué dans mon bar pour une quinzaine de désespoir alcoolique, et n’était jamais reparti. Quand je lui avais présenté ma note et proposé la chambre de bonne sous le toit, il avait pris aussi le job de barman.

    Karl était bon pour le bar lui aussi. Blond et fin, musclé juste ce qu’il fallait, il avait un air perpétuellement sain et athlétique qui rassurait la clientèle sans l’intimider outre mesure. Et il savait se montrer parfait lorsque d’aventure une bagarre éclatait.

    Et il pouvait s’habiller d’un sac sans se départir d’une élégance gracieuse et innée. Tout à fait le genre de créature que vous ne pouviez vous empêcher de rechercher quand vous aviez passé, comme moi, beaucoup, beaucoup trop de temps sur terre en compagnie des humains.

    Par ailleurs, si Karl avait deviné le caractère parfois surnaturel de mon activité, il était toujours resté suffisamment discret pour n’en rien mentionner, ce qui était une condition indispensable pour survivre à mon contact.

    Et enfin, pour couronner le tout, il faisait les meilleurs cocktails. Pas mal pour un ex-journaliste d’investigation.

    Le laissant seul avec une bande d’Américaines en goguette en plein enterrement de vie de jeune fille, je montai à l’étage me préparer à sortir.

    J’étais propriétaire de l’immeuble et j’avais trois autres locataires en plus de Karl, qui occupait la chambre de bonne du cinquième, sous le toit. Maxine, une vieille diseuse de bonne aventure sourde comme un pot, habitait l’appartement du premier juste au-dessus du bar. Elle n’était pas dérangée par le bruit.

    Vanessa, meneuse de revue au Lido, vivait au quatrième. Et au troisième, au-dessus de chez moi, il y avait Kostas, de son propre aveu un vampire des Balkans. Il vivait les volets fermés, ce qui donnait à ma façade un petit air bizarre, mais il n’avait pas son pareil pour éloigner les souris, les rats et les pigeons.

    Ce soir-là, Kostas avait glissé un mot sous ma porte, écrit à l’encre violette de son écriture excessivement maniérée :

    Ada chérie,

    Je suis en retard sur le loyer, un délai de grâce pour un vieil homme aux dents cassées ?

    Je fis la moue. Je préférais éviter de mettre la pression à Kostas, de peur qu’il n’aille envoûter une vieille dame riche du quartier pour subvenir à ses finances. Mais il avait tendance à trop tirer sur la corde, prenant prétexte de lointaines et fictives racines grecques communes avec moi pour abuser ici et là, toujours avec le sourire. J’allais devoir lui faire comprendre qu’il ne serait pas logé gratis, et que ses pauvres canines ébréchées ne me faisaient pas peur. Quand vous avez été jetée du haut de l’Olympe par une Héra énervée, il en faut un peu plus pour vous impressionner.

    Mon appartement était en vrac. Il n’était jamais particulièrement ordonné, mais l’amoncellement de vêtements portés une fois, de livres, de tickets de spectacles et d’objets variés me rappela que le jour mensuel du rangement approchait à grands pas.

    Tous les mois, je consacrais le dernier dimanche à un grand rangement et nettoyage. Comme on était vendredi soir, cela me laissait exactement deux jours à profiter de mon bazar avant de le faire disparaître. Je m’installai donc dans le canapé avec un magazine et une bonne tasse de thé, bien aise d’avoir encore quelques jours avant de devoir mettre de l’ordre.

    Puis, à un quart d’heure du dernier moment pour partir, je filai me doucher et me préparer pour mon rendez-vous du soir.

    Dimitri était antiquaire. Je l’avais rencontré à une vente ou nous convoitions la même statuette antique. Sans être une experte, j’avais accumulé quelques connaissances et je collectionnais les Vénus callipyges. Au terme d’une bataille aussi acharnée que silencieuse, j’avais soufflé à Dimitri l’objet de notre intérêt commun. À la fin de la vente, il était venu me voir. Collectionneur comme moi, il achetait de nombreuses pièces pour sa boutique, mais gardait toujours les statuettes de Vénus. Plus elles étaient rebondies, puis il les aimait.

    Depuis ce jour-là, nous avions pris l’habitude de nous retrouver de temps à autre pour discuter de notre passion commune et commenter nos dernières trouvailles. Et bien sûr, nous nous affrontions encore régulièrement aux enchères, pour le sport.

    S’il n’y avait pas eu cette satanée malédiction, j’aurais probablement dragué plus franchement ce jeune antiquaire excentrique qui collectionnait les déesses de la fertilité. Il était aussi charmant qu’exotique, avec son humour mordant et son élégance de dandy.

    Dimitri avait bien tenté des travaux d’approche, dans les premiers mois qui avaient suivi notre rencontre. Mais j’avais pris grand soin de doucher ses ardeurs : il me plaisait bien, je ne voulais pas risquer de m’attacher trop à lui de peur d’encourir les foudres d’Héra.

    Au fil des années, nous nous étions tous deux résignés et nous nous cantonnions à présent à des échanges amicaux strictement platoniques. Nous engloutissions toute notre passion dans des batailles d’enchères d’une vicieuse sophistication.

    Ce soir, l’enjeu était une Vénus peu joufflue, mais gracieuse et mutine. Son sourire plein de nostalgie et de sagesse m’avait tout de suite fascinée.

    À dix-neuf heures trente, la salle des ventes crépitait d’énergie. On y présentait un lot particulièrement exquis d’antiquités africaines que personne n’avait apparemment pensé à rendre à leurs pays d’origine. Je me glissai dans l’entrée en foulant le tapis rouge familier et je passai entre les petits groupes d’aficionados qui discutaient sous les lustres de cristal en attendant l’ouverture de la séance.

    Dimitri portait un costume à carreaux, du genre que l’on peut assumer uniquement si on a l’air d’une gravure de mode ou d’une décalcomanie d’Apollon.

    — Salut, jeune homme, dis-je en lui tendant ma joue pour un baiser.

    — Nouveau parfum ? s’enquit-il.

    Les parfums étaient un autre de mes dadas, au même titre que Théosia craquait pour les couleurs.

    — J’ai découvert cet artisan dans une rue du vingtième, à peu près le dernier endroit au monde où tu t’attends à trouver un alchimiste, racontai-je à Dimitri : entre une laverie automatique et un bar à chicha. Et le type est un génie.

    — Clairement, approuva Dimitri. Tu sens comme toi-même, juste… encore plus toi. C’est incroyable.

    Il s’approcha pour prendre une nouvelle bouffée du parfum, ferma les yeux une seconde, et je le laissai faire, tout en me promettant que c’était la dernière fois ce soir. Ça ne servait à rien d’entretenir une attraction sans lendemain.

    — Et toi ? demandai-je. Quoi de neuf ? D’autres extraordinaires aventures dans la capitale ?

    Il haussa les épaules.

    — Pas grand-chose, finit-il par lâcher. Tellement rien, en fait, que je fais des projets pour la quitter.

    Je sentis mes yeux s’arrondir d’effroi.

    — Quitter Paris ? Mais pour aller où ?

    — Je pense retourner dans le Sud, confia Dimitri. Ma grand-tante vient de décéder en me cédant son mas provençal du côté de Lourmarin. Je vais m’y établir.

    — Grands dieux ! Mais pour quoi faire ? m’exclamai-je, horrifiée. Pourquoi se taper les Parisiens sans avoir Paris pour s’en consoler ?

    Il se mit à rire. Puis il détailla ses projets, qui s’avérèrent affreusement concrets et déjà très avancés dans leur exécution. Il déménageait le mercredi, m’apprit-il finalement, dans moins d’une semaine.

    — Ne t’inquiète pas, Ada. On continuera à se voir.

    J’étais horrifiée.

    — Mais où ?

    Au fil des années, j’avais eu plusieurs éternités pour me convaincre de ma vérité géographique : Paris était le meilleur et le seul endroit pour moi et j’essayais d’y passer tout le temps que je pouvais. J’aimais cette ville d’un amour fou, poignant, violent. De toute la passion, à vrai dire, que je ne pouvais offrir à un être humain.

    Le départ de Dimitri était un coup dur pour moi.

    — Qui va partager ma folie des déesses callipyges, si tu t’en vas ?

    Il eut un rire gêné.

    — Ada, ne m’en veux pas, mais ton… amour pour les statuettes est une des raisons de mon départ. Ça devient plus difficile pour moi de te suivre dans les méandres de cette… non-relation que nous avons. J’ai besoin de prendre un peu de distance.

    Incroyable. Dimitri était en train de me plaquer au terme d’une liaison qui n’avait jamais eu lieu.

    — Mais… protestai-je.

    — Désolé, répéta-t-il fermement. J’ai essayé mais c’est trop compliqué pour moi. Je ne comprends pas ce que tu veux et je préfère prendre le large. Je dois penser aussi à ma santé mentale.

    La discussion se poursuivit un instant sur ce même mode, oscillant entre mon incrédulité horrifiée et sa résignation, avant de s’enliser à tout jamais dans les limbes lorsque le commissaire priseur déclara ouverte la session du jour.

    J’avais franchi une nouvelle étape vers la misère.

    Sans surprise, je suivis les enchères comme un véritable zombie, et ce fut Dimitri qui remporta la partie du jour.

    Puis nous sortîmes ensemble du bâtiment, sans un mot. Dehors, il avait plu. Une vapeur chaude s’élevait du macadam huileux et l’air sentait la nuit, l’ozone, la pollution, la tristesse.

    — Je voudrais te faire un cadeau avant de partir, dit Dimitri en se tournant vers moi.

    Il sortit un petit paquet de sa poche et me le tendit.

    Bien sûr, c’était une statuette.

    — Celle de ce soir est pour moi, dit-il avec un sourire nostalgique qui rappelait en effet celui de l’objet qu’il venait d’acquérir. Mais celle-ci te revient.

    Emballée dans une feuille de papier de soie rose, se trouvait la plus ronde, la plus gracieuse, la plus exquise des petites bonnes femmes. Son sourire franc et optimiste avait quelque chose de communicatif, et pourtant, en la voyant, mon cœur se serra, et je fus écartelée entre deux besoins contradictoires — celui de rire et celui de pleurer.

    — Je sais qu’elle est quelque part au-dedans de toi, commenta Dimitri d’une voix douce et triste. Promets-moi que tu feras quelque chose pour la laisser respirer. J’espère que tu trouveras un jour une personne qui t’aidera à la faire éclore. Je sais à présent que ce ne sera pas moi. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, et c’est la mort dans l’âme que je renonce enfin.

    Nos au revoir furent brefs ensuite. Juste une étreinte sur un coin de trottoir. Il essaya de m’embrasser, j’esquivai, plus encore par réflexe que par crainte des conséquences. Avec un dernier regard résigné, Dimitri tourna les talons.

    Ma stratégie pour passer sous le radar des dieux en évitant de donner la moindre prise à la malédiction d’Héra marchait véritablement comme sur des

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1