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Noëlle Deschambault
Noëlle Deschambault
Noëlle Deschambault
Livre électronique631 pages8 heures

Noëlle Deschambault

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À propos de ce livre électronique

À dix-huit ans, Noëlle est intelligente, opiniâtre et… belle à faire damner un saint ! Ce dont elle est parfaitement consciente… Sous son indéniable pouvoir de séduction et son maintien empreint d’une modestie sciemment dispensée se tapissent un esprit aiguisé et un caractère bien trempé.

Forte de ses atouts, elle aspire à un mariage brillant et une nombreuse nichée au grand dam de sa sœur Camille qui l’exhorte à poursuivre ses études et accéder ainsi à l’indépendance financière. Faisant fi des conseils sagaces de son aînée, Noëlle s’accroche à ses rêves et part à la conquête de son prince charmant.

Sa détermination et sa beauté seront-elles garantes de son bonheur ?

Et ce troublant pianiste sans le sou qui fera une apparition dans sa vie, par l’occurrence d’un dramatique événement, parviendra-t-il à la détourner de ce chemin qu’elle s’est tracé ?
LangueFrançais
Date de sortie9 mai 2019
ISBN9782897752187
Noëlle Deschambault
Auteur

Lyne Doyon

Native de la Mauricie, Lyne Doyon réside à Boucherville depuis qu’elle est haute comme trois pommes. Après avoir jonglé avec les chiffres et les prévisions pendant des années, elle réoriente sa carrière dans le domaine de la rédaction. L’écriture et la lecture occupent une place primordiale dans sa vie. Elle signe avec Lili Langelier son premier roman. Elle aspire de tout cœur à faire vivre son héroïne à travers le regard de ses lecteurs. Son unique souhait : que l’intégrité et la candeur de Lili parviennent à les charmer et, avant toute chose, à les toucher.

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    Aperçu du livre

    Noëlle Deschambault - Lyne Doyon

    LES PERSONNAGES

    Pénélope

    Grandbois

    Beauchesne

    (1987)

    Nathalie

    Grandbois

    (1963)

    Martin

    Beauchesne

    (1957)

    LES GRANDBOIS

    Éric Grandbois

    (1960)

    et

    Claire Migneault

    Grandbois

    (1932)

    et

    Jessica Morin

    (1959)

    Daphnée Morin

    Grandbois

    (1981)

    Gérald Grandbois

    (1931)

    Théodore Grandbois

    (1906)

    Flora Grandbois

    (décédée)

    Rémi Grandbois

    (1951)

    Véronique

    Delage

    (1952)

    Bernadette

    Grandbois

    (1923)

    Damien

    Grandbois

    (1978)

    Sandrine

    Grandbois

    (1981)

    Katia Grandbois

    (1983)

    Annabelle

    Grandbois

    (1990)

    PARTIE 1

    L’ESPOIR ET LE DÉSENCHANTEMENT (1986)

    CHAPITRE 1

    J’attirais les hommes et j’en avais parfaitement conscience.

    Sur mon passage, je sentais constamment le poids des regards affamés des mâles de tous âges et de tous acabits, et la brûlure des œillades jalouses de leurs femmes. Les ouvriers me sifflaient sans vergogne lorsque je déambulais devant les chantiers de construction. Mes enseignants me chouchoutaient et me paraient de compliments. Les garçons s’agglutinaient autour de moi, comme des mouches autour du sucrier, pour le simple privilège de porter mon sac d’école.

    Certains pourraient me reprocher ma vanité et ma flagrante absence de modestie : le reflet de mon miroir ne démentait jamais mes prétentions.

    Une chevelure de miel doré que le soleil se plaisait à parer de paillettes d’or, une peau de lait satinée et douce comme de la soie, de grands yeux bleus qui, on l’eut cru, avaient volé leur éclat à

    un ciel de juillet, une poitrine généreuse dont je mettais en valeur les somptueuses courbes... tant d’atouts dont je savais me servir avec sagacité et discernement. Menue, sans être trop maigre et dotée des seyantes rondeurs là où elles étaient à leur avantage, j’incarnais le modèle parfait de l’inaccessible femme-enfant. Le paradoxe terriblement séduisant de la sensualité et de l’innocence.

    Néanmoins, je n’étais pas une tête folle et je comptais faire usage de ma beauté à bon escient. Il était hors de question que je la gaspillasse avec des amants de passage, des maris délaissés en quête de sensations fortes ou de jeunes voyous sans ambition.

    J’avais dix-huit ans, j’étais jeune et belle : un avenir scintillant m’ouvrait grandes ses portes. Issue d’un milieu passablement modeste, je rêvais d’un époux beau et riche capable de m’offrir l’existence d’une princesse de conte de fées et j’avais la ferme intention de déployer tous les efforts pour parvenir à mes fins. Un diamant ne mérite-t-il pas de reposer dans un écrin somptueux ?

    Dès notre jeune âge, mes parents nous avaient enseigné, à moi et à ma sœur aînée Camille (qui, toutefois, n’était pas aussi jolie que moi), que la pureté des sentiments prévalait sur la délicatesse des traits.

    — Noëlle, me répétait inlassablement ma mère, un joli visage n’a de valeur que si le cœur qui l’habite est juste et pur.

    Et cette admirable maxime était souvent accompagnée d’une terrible prophétie dont je craignais, étant enfant, la concrétisation :

    — Si tu sèmes le mal à tout vent, le Seigneur te privera de ta beauté et tu deviendras aussi hideuse qu’une vieille sorcière... On te poursuivra, on te lancera des pierres et, pour leur échapper, tu devras te réfugier dans la forêt des ténèbres, là où vivent de terrifiantes créatures !

    — Je serai aussi laide que la sorcière de Blanche-Neige avec une grosse verrue sur le bout du nez ? lui demandais-je alors, d’une voix tremblotante.

    — Oui, ma fille, ton nez grossira, une vilaine verrue poussera dessus et ta peau deviendra jaune et ridée comme la chair d’une pomme pourrie !

    — Non, je ne veux pas, m’écriais-je, affolée par la vision de l’horrible métamorphose.

    Ma mère me prenait alors dans ses bras pour m’apaiser :

    — N’aie pas peur. Si tu es une bonne petite fille gentille : cela ne t’arrivera pas !

    Ainsi, m’efforçais-je toujours de faire preuve d’une irréprochable discrétion, d’obéir aux ordres de mes parents et de mes professeurs sans regimber et, surtout, de ne jamais me glorifier de mes charmes devant âme qui vive.

    Sans doute légitimée par de nobles intentions, maman me revêtait comme une nonne emmurée dans son couvent : robes austères et grises, couronnées de cols blancs, jupes qui descendaient en bas du genou, collants noirs qui grattaient désagréablement le mollet, grosses chaussures lacées, chemises de coton boutonnées jusqu’au cou. Rien de très affriolant pour une fille. Sans doute estimait-elle qu’une conduite empreinte de discrétion commence par un habillement strict. En dépit des efforts maternels pour me soustraire aux regards salaces, mon triste accoutrement n’arrivait pas à altérer mes pouvoirs de séduction et je demeurais l’objet d’inavouables désirs. Je lisais la convoitise dans les yeux brillants des adolescents et parfois d’hommes aussi âgés que mon père.

    J’abandonnais sans regret mes tristes habits dès que j’eus franchi les portes du cégep¹ pour les troquer contre des vêtements plus seyants... Mais non sans peine ! Je dus argumenter inlassablement avec ma mère afin de la convaincre de m’acheter ma première paire de jeans.

    Elle incarnait la figure de l’autorité et du pragmatisme au

    sein du clan des Deschambault. Papa était agent d’assurances et s’absentait souvent le soir pour rencontrer ses clients. Il s’en remettait entièrement au jugement de sa femme pour toute question d’ordre domestique et lui avait confié les destinées de leurs filles sans se réserver de droit de regard. Très dévote, son épouse avait relevé ses fonctions avec grand sérieux en s’efforçant d’inculquer à sa progéniture les mérites de l’authenticité, de l’honnêteté, de la tempérance et du dur labeur. Chez nous, chaque sou était dépensé avec pondération.

    Papa fondait comme du beurre dans la poêle devant ses enfants ses trésors, comme il aimait à nous qualifier et était incapable de nous refuser quoi que ce soit. Malheureusement, sa douce moitié veillait au grain et dès qu’elle avait vent de ses fléchissements, elle s’empressait de renverser les permissions accordées. Par conséquent, ma sœur aînée et moi avions rarement gain de cause.

    Ainsi, unies par nos frustrations communes d’être ainsi mises en cage par une mère trop sévère, nous nous accordions comme une paire de chats siamois. Jamais Camille n’avait manifesté de l’envie à mon égard. Son amour pour moi était sincère, voire indéfectible. Elle avait deux ans de plus que moi. Elle était ma complice, la confidente parfaite, discrète et avisée. Sous sa frange de cheveux châtaigne, son regard marron clair étincelait d’une vive perspicacité. Elle portait ses cheveux coupés courts à la Twiggy². Sa coiffure à la garçonne mettait en valeur l’ovale parfait de son visage, faisant ainsi oublier son nez aquilin et sa bouche trop grande. Elle était très mince et avait un port de reine. Je n’avais pas d’autres amies qu’elle. Les filles de mon âge m’évitaient scrupuleusement, sans doute motivées par la jalousie. Elles devaient craindre que ma beauté porte ombrage à leur propre popularité auprès de la gent masculine.

    La chambre de mon aînée et la mienne étaient voisines. Le soir venu, je me glissais dans la sienne alors que nos parents dormaient. L’obscurité et la quiétude de notre refuge prêtaient aux confidences. Camille aspirait à de brillantes études universitaires et, moi, je discourais sur mes ambitions matrimoniales. Ma sœur

    se courrouçait à l’idée de s’enchaîner à quelconque homme, de

    lui promettre obéissance et fidélité et quelle horreur ! de dépendre de son bon vouloir pour toute sa vie.

    — Noëlle... Je ne te comprends pas ! chuchotait-elle pour que nos parents ne nous entendent pas. Tu es belle, tu es intelligente, tu obtiens d’excellentes notes à l’école... Tu peux choisir la carrière qui te plaira. N’as-tu pas envie de subvenir à tes besoins sans l’aide de personne ? Mon Dieu ! Dois-je te rappeler que nous sommes en 1986 ? Les femmes disposent maintenant de tous les moyens pour assumer leur autonomie financière.

    Dans le noir, je fronçais les sourcils. Camille et moi étions toutes deux des étudiantes appliquées. Toutefois, je devais trimer un peu plus dur pour obtenir d’étincelants résultats tandis que Camille y parvenait avec aisance. Elle possédait un talent naturel pour tout apprendre en un claquement de doigts. Elle rêvait d’une grande carrière.

    Moi, au grand désespoir de mes parents, je ne savais pas trop ce que j’allais faire de ma vie après mes études. Je n’avais pas envie de traîner sur les bancs d’une quelconque université. J’aspirais à des désirs de toute autre nature et je me fis un honneur de le rappeler à ma sœur :

    — Je veux des enfants, tu le sais bien ! Je te l’ai répété des centaines de fois ! Et je veux me consacrer corps et âme à leur éducation et à leur bien-être. Je veux qu’ils grandissent dans le luxe et dans la richesse. Je veux qu’ils aient accès aux meilleures écoles privées, qu’ils portent de jolis vêtements griffés. Je veux leur donner un père qui pourra leur offrir mer et monde ! L’existence à laquelle j’ai toujours rêvé !

    Accablée, Camille soupirait :

    — Tu te prends pour Cendrillon, ma parole ! Tu sais que ce ne sont que des chimères d’enfant ! Parfois, j’ai peur que tu ne sois pas suffisamment résistante pour affronter les cruautés de la vie. Tes rêveries ne te mèneront nulle part. Il serait plus sage de t’assurer d’être capable de te débrouiller seule dans la vie. Et où vas-tu le dégoter ton beau prince charmant ? Dans le modeste cégep que tu fréquentes ? Il ne va pas tomber du ciel comme ça ! Qu’est-ce que tu crois ? Qu’il va descendre de son cheval blanc, venir sonner à la porte de notre humble demeure dans l’unique but de demander ta main à papa, de te couvrir de diamants, de t’épouser et de t’amener vivre dans son somptueux château ? Les millionnaires ne se pavanent pas dans les rues de Longueuil au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Même si tu es probablement l’une des plus jolies créatures de la terre, les probabilités que cela arrive sont minces parce que les hommes riches n’épousent que les femmes de leur rang.

    Je ne me laissais pas démonter par le fatalisme de ma trop sage Camille.

    — Ne t’en fais pas, lui confiais-je avec une belle assurance, j’ai mon plan !

    Et je ne doutais pas un instant que ce plan réussirait.

    — Tu lis beaucoup trop de romans ! concluait mon aînée.

    Non désireuse d’entamer une autre infertile discussion avec ma sœur, je m’abstenais de répliquer.

    CHAPITRE 2

    Lorsque j’eus atteint ma majorité, je pris la décision de me trouver un emploi pour la période estivale afin que je puisse me payer de petits luxes inoffensifs comme des escarpins roses de sortie, un petit sac de soirée brodé de perles, un chandail de cachemire, ou bien un rouge Chanel… 

    Camille aspirait à s’inscrire à l’université dès que son compte en banque serait décemment garni. Ainsi, elle bossait déjà à temps plein comme caissière à l’épicerie du coin. Son salaire paierait une fraction de ses hautes études, celui de mon père ne pouvant en couvrir la totalité. Elle offrit de parler de moi à son patron. Je déclinai poliment l’offre en demeurant évasive sur les motifs de mon refus.

    En vérité, j’ambitionnais de décrocher un travail plus glorieux. Ce travail faisait partie intégrante de ce plan dont seule ma grande sœur connaissait l’existence, mais pour lequel elle ignorait les détails. Elle avait bien tenté maintes fois de me tirer les vers du nez, seulement j’étais demeurée obstinément silencieuse. Mes projets n’appartenaient qu’à moi-même. De toute façon, je savais ce qu’elle allait dire : « Ma pauvre fille, tu es complètement dingue si tu crois que tes rêves vont se réaliser. Ce ne sont que des utopies, tout ça ! Tu aurais avantage à te montrer plus lucide, à relever les manches et à te concentrer sur tes études... »

    Emportée par ma seule volonté, j’allais me présenter, avec mon plus beau sourire et mon famélique curriculum vitae que j’avais soigneusement dactylographié, dans les beaux restaurants du centre-ville de Montréal fréquentés par les gens de la haute société et les hommes d’affaires. J’avais effectué de minutieuses recherches en quête de l’employeur idéal : il était hors de question que j’aille perdre mon temps dans un casse-croûte ou dans l’un de ces établissements appartenant à des bannières populaires.

    J’avais sélectionné, avec une attention méticuleuse, un habillement et une coiffure qui me conféreraient une allure racée. Je portais une petite robe noire toute simple que ma mère m’avait achetée pour les funérailles de tante Adrienne, et des boucles d’oreille en or serties de petites perles, que mon père m’avait offertes pour mes seize ans. Contre ma nuque, je sentais le contact soyeux d’un pudique chignon.

    Je fus reçue avec une amabilité et une admiration non feinte et, quelques fois, avec une indifférence que je jugeai insultante, peu habituée que j’étais à être accueillie avec un tel désintéressement. Souvent, mon aplomb fut louangé et, parfois, de l’intérêt était manifesté, un intérêt poli, occasionnellement voilé d’une hautaine méfiance, surtout de la part des dames. La plupart des gens déplorèrent mon manque de compétences. Dans les enseignes haut de gamme, un minimum de cinq années d’expérience était souhaité. Je ne me laissai pas décourager par mes premières tentatives infructueuses et décuplai les efforts, si bien qu’au bout de deux semaines, j’obtins un travail de serveuse dans l’élégant steak house, Le Cheval Noir, où le gratin du quartier des finances aimait brasser de grosses affaires tout en dégustant un filet mignon hors prix.

    Son propriétaire, Joseph Chamberlain, était un quinquagénaire distingué aux manières douces et affables. Je compris que je n’aurais pas à le décourager de me poursuivre de ses assiduités, car il m’apparut évident dès notre première rencontre que ses préférences allaient aux hommes. Voilà qui satisferait ma mère qui n’appréciait pas l’idée que sa trop jolie benjamine erre dans les rues de la grande ville. La franchise et la jovialité du restaurateur me plurent instantanément.

    — Vous êtes incroyablement belle ! constata-t-il sans détour. Vous me paraissez un peu trop sage, mais je décèle une étincelle d’audace dans vos beaux yeux bleus. Cela me plaît ! Il y a un moment que je jonglais avec l’idée de rajeunir mon staff... Hum ! Hum ! Vous aurez un succès fou auprès de mes clients, ajouta-t-il en caressant avec un air rêveur sa barbichette poivre et sel.

    D’emblée, il était évident qu’il se félicitait d’accueillir une si ravissante pouliche dans son écurie. Son groupe de serveuses dépassait largement les trente ans, pour la grande majorité d’entre elles, bien que plusieurs fussent fort bien conservées, même très jolies, en dépit de leur âge avancé. Il me présenta avec déférence à mes nouvelles collègues de travail qui se déclarèrent enchantées de ma venue. Toutes me semblèrent sincères à l’exception de cette Margaux, une fausse rousse trop maquillée, qui me salua du bout des lèvres en me foudroyant d’un regard présomptueux et arrogant. Son attitude refroidit mon enthousiasme initial.

    La plus jeune du groupe après moi, Dominique Gagnon, me plut instantanément grâce à ses manières franches et son accueil chaleureux. Elle devait avoir vingt-deux ans tout au plus. Son regard clair pétillait de malice sous une somptueuse crinière de cheveux châtain foncé. Nous nous liâmes toutes deux d’amitié à la seconde où Joseph me la présenta.

    — Ne t’en fais pas avec Margaux, me rassura-t-elle. Ne te laisse pas intimider par son air malcommode. Elle est toujours comme ça avec les nouvelles venues. Si tu ne joues pas dans ses plates-bandes, elle te laissera tranquille. Elle a un caractère de feu. Le patron la tolère parce que les clients l’aiment bien. Autant elle est odieuse avec nous, autant elle les traite aux petits oignons. Ses beaux sourires, elle ne les réserve qu’à eux !

    Je me promis de suivre à la lettre les conseils de ma nouvelle amie et de me tenir loin de la harpie aux cheveux rouges.

    Je n’aurais pas à me soucier de ma tenue vestimentaire,

    toutes les filles de monsieur Chamberlain arboraient une robe bien coupée de couleur cerise. Quelle chance ! Le rouge m’allait divinement bien !

    Le lundi suivant, j’enfilai mon uniforme flamboyant avec entrain, me maquillai avec un soin particulier sous l’œil inquiet de ma brave petite maman. Au seuil de la porte, elle me serra, les yeux vitreux.

    — Mon bébé ! Ma petite fille ! répétait-elle en m’étouffant dans ses bras.

    Ce sentimentalisme exagéré me courrouça et, devinant qu’elle voulait me retenir, je m’empressai de me défaire de son étreinte.

    — Maman, je t’en prie, arrête de gémir. Je ne vais pas m’enfermer dans un couvent de bonnes sœurs pour le reste de mes jours, ma parole !

    Je filai au coin de la rue pour prendre l’autobus qui me conduirait au terminus du métro de Longueuil. Je me présentai au restaurant avec une excitation que j’avais peine à contenir. Les dés étaient jetés. Ici, dans ce décor pompeux et un peu désuet, mon avenir se jouerait.

    CHAPITRE 3

    Les deux semaines qui suivirent filèrent à toute allure alors que j’apprenais les rudiments d’un bon service aux tables. J’étais davantage préoccupée par les enseignements reçus que par la mise à exécution de mon plan que je remis à plus tard, quand j’exercerai mes fonctions de serveuse avec aisance. Je gobais tous les conseils qui m’étaient donnés avec humilité et reconnaissance. Je n’eus aucune difficulté à me faire aimer de mes collègues de travail en demeurant respectueuse et affable. Je portais un chignon serré de bon goût et me maquillais légèrement. De toute façon, ma beauté suffisait à elle-même et n’avait pas besoin d’artifices.

    Mon premier soir, j’eus peine à cacher mon étonnement quand monsieur Chamberlain me présenta, pendant ma pause, à sa femme, Francesca Diaz. Ainsi donc, je m’étais fourvoyée sur les inclinaisons de mon nouvel employeur. J’eus pour son épouse

    un coup de cœur spontané. Son prénom exotique convenait à ses traits méditerranéens, sa peau café au lait, ses yeux de braise, ses fins poignets autour desquels dansaient une kyrielle de bracelets, sa chevelure ébène et la tunique de soie aérienne qu’elle portait. Francesca chatoyait comme un bel oiseau des Îles.

    Elle sirotait un Bloody Caesar³ au bar du restaurant et déposa son verre pour m’offrir une franche poignée de main.

    — Ma parole, où as-tu déniché cette beauté, mon cher époux ? gazouilla-t-elle en se levant de son tabouret de velours rouge pour déposer un léger baiser sur la joue de son mari. Elle est ravissante !

    — Je n’ai pas eu beaucoup d’efforts à faire : elle est tout bonnement venue cogner à ma porte pour quêter un emploi.

    — Je suis très reconnaissante à votre mari de m’avoir accordé une chance. Je n’ai pas beaucoup d’expérience ! crus-je bon de préciser.

    La divine sirène éclata d’un rire cristallin, aussi musical que le chant d’un rossignol.

    — Et polie, à part ça ! Tu as fait un joli coup, Joe ! Il est dommage que tu ne sois pas plus grande, constata-t-elle en parcourant mon visage et ma silhouette d’un regard pensif. Avec quelques pouces de plus, tu aurais fait fureur sur les podiums ! Toutes les grandes maisons de haute couture se seraient jetées à tes pieds. Tu aurais été la reine de Paris, de New York et même, de Milan. Tu sais, j’ai moi-même fleureté avec le mannequinat durant mes belles années.

    — « Mes belles années » ? Tu t’exprimes comme une centenaire. Tu n’as que trente ans et tu ne les fais même pas ! Tu es sublime, ma chérie ! protesta galamment Joseph.

    Il avait absolument raison : Francesca ressemblait à une vedette de cinéma. Elle lui décocha un doux regard.

    Je devais m’avouer très flattée par les compliments de madame Chamberlain. Je me surpris à rêver. Quelle allure incroyable j’aurais eue sur la couverture lustrée du Vogue ! Quel plaisir j’aurais éprouvé à déambuler dans les rues chics des plus belles cités européennes ! Il était exaltant de m’imaginer habillée par les couturiers les plus prestigieux, maquillée et coiffée par les plus grands artistes de la planète ! Il était déplorable que ma beauté n’ait pu être mise en lumière à cause de ma modeste taille !

    — Ma mère ne m’aurait jamais laissé partir pour que je devienne un top model, commentai-je.

    — Elle aurait eu tort ! répliqua Francesca Chamberlain. Elle t’aurait privée d’un avenir exceptionnel. Tu es d’une beauté à couper le souffle ! (Elle garda silence quelques secondes, puis)... N’es-tu pas déjà majeure ? me demanda-t-elle.

    — Oui, m’empressai-je de répondre, je suis libre d’aller où je veux, mais elle m’aurait piqué des colères terribles jusqu’à tant que je cède et que j’accepte de rester.

    Francesca vida son verre d’un trait.

    — Hum ! Je te plains, ma pauvre petite, d’avoir une mère aussi inflexible.

    Quel sévère jugement ! Je ne pus m’empêcher de protester :

    — Elle ne veut que mon bien !

    La femme de monsieur Chamberlain me dévisageait avec sympathie.

    — Tu as l’esprit de famille, Noëlle. C’est bien !

    Puis, se retournant vers son mari :

    — Elle me plaît beaucoup, cette petite, estima-t-elle en commandant un autre cocktail au barman d’un simple signe de la main.

    Joseph sourit affectueusement à la jeune femme. Entre les époux, il y avait une belle connivence. Je remarquai les coups d’œil curieux, vaguement soupçonneux, que Margaux jetait à notre trio pendant qu’elle attendait le verre de crème de menthe verte qu’un client lui avait commandé. Monsieur Chamberlain en profita pour prendre congé, et nous laisser papoter entre femmes.

    — Dis-moi petite, reprit Francesca, alors qu’elle recevait sa consommation, et que Margaux repartait avec la sienne en me vrillant d’un regard méfiant... Ce prénom, Noëlle, il est peu courant... C’est joli. Il te va bien ! Je présume que tu as vu le jour un vingt-cinq décembre ?

    — Non. Pas du tout ! C’est le prénom d’une des tantes de ma mère, qui, elle, est née un vingt-cinq décembre.

    — Ah ! Elles étaient proches l’une de l’autre !

    J’aimais à ce qu’une belle dame sophistiquée comme Francesca s’intéresse à moi. Elle m’enchantait. J’aspirais à devenir aussi distinguée qu’elle. Je me promis de l’étudier soigneusement. Jusqu’à ce jour, je n’avais pas eu la chance de côtoyer beaucoup de femmes du monde.

    — Non, pas particulièrement. Seulement... c’était une veuve très riche sans enfant et maman espérait qu’en me donnant son nom, sa tante serait flattée et... qu’elle lui léguerait sa fortune.

    Mon apparente candeur fut au goût de Francesca. Son rire mélodieux s’égrena.

    — Noëlle, tu es irrésistible ! Je crois que nous allons bien nous entendre !

    Elle prit une gorgée de sa consommation avant de poursuivre son interrogatoire :

    — Et alors, cette tante, a-t-elle fini par trépasser ? Ta mère a-t-elle mis le grappin sur son or comme elle en avait rêvé ?

    J’ébauchai un pâle sourire :

    — Elle est décédée, il y a cinq ans, à l’âge vénérable de quatre-vingt-quinze ans ! Nous n’avons pas eu un sou vaillant : la vieille femme a donné tout son argent à des organismes de charité. Ma mère en a pleuré de rage pendant des jours. Pourtant, elle a tout de même hérité d’un très joli collier de perles à deux rangs. Elle me l’a promis à mes vingt et un ans !

    — Tu en as de la chance, ma chérie !

    L’idée qu’elle se moquait gentiment de moi traversa mon esprit.

    Nous continuâmes à bavarder jusqu’à ce que ma pause se termine.

    — Bon, je vais retourner au travail maintenant, annonçai-je, en me glissant du tabouret le plus gracieusement possible. J’ai été heureuse de faire votre connaissance.

    — Je t’en prie ! Tutoie-moi ! protesta Francesca. J’ai l’impression d’être devenue une vieille dame lorsqu’on me vouvoie.

    Je croisai Margaux aux cuisines. Elle me fusilla de son œil trop fardé de vert. Ce soir, je m’étais fait une nouvelle amie ; cependant, j’avais aussi acquis une redoutable ennemie.

    CHAPITRE 4

    Après un mois à bosser au restaurant, les doutes m’assaillirent. J’étais de moins en moins convaincue de découvrir mon prince parmi les habitués de l’établissement. Le Cheval Noir jouissait d’une clientèle de qualité, toutefois, à mon grand malheur, elle était bien trop vieillotte ! Il était hors de question de me mettre dans le lit d’un homme qui avait l’âge de mon père... même s’il était riche à craquer ! Je voulais un mari jeune et séduisant. Je ne méritais rien de moins ! Je fus tentée un instant de confier mes rêves à Dominique, mais je me suis ravisée, craignant de la choquer. Après tout, je n’en avais jamais soufflé mot à ma sœur, alors, pourquoi faire confiance à une amie de fraîche date ? J’aurais eu l’impression de trahir Camille. En discuter avec Francesca aurait pu se révéler un stratagème judicieux puisqu’elle m’aurait peut-être donné accès à ses influentes connaissances. Après multiples hésitations, j’avais finalement rejeté cette idée : je ne voulais pas courir le risque que la femme du patron se moque de ma naïveté.

    À vrai dire, je me demandais si je ne faisais pas preuve

    d’une édifiante ingénuité en supposant que mon futur fiancé se trouvait dans cette cohorte de vieux bonshommes cravatés, parfois insensibles à mes charmes. Le midi, le restaurant était fréquenté par des banquiers et des avocats pompeux et blasés. Le soir, il était essentiellement rempli par des couples. Les femmes s’assoyaient avec une grâce naturelle sur les sièges de velours rouge, en étalant soigneusement leurs jupes élégantes pour ne pas en froisser la fine soie. Leurs époux les couvaient de doux regards et de délicates attentions. Comme j’aurais aimé être là, à leur place, en compagnie d’un mari amoureux et soucieux de mon bien-être !

    Même si mes chances de rencontrer mon prince étaient minces, je préférais sans aucun doute travailler en soirée puisque je n’étais pas encombrée par Margaux qui ne cessait de me lancer des œillades outrées. La rouquine privilégiait les heures du lunch et n’avait aucune peine à obtenir ses plages horaires favorites auprès de son employeur. Cet arrangement me convenait parfaitement !

    Francesca, j’eus tôt fait de le découvrir, passait d’innombrables heures au bar à absorber ses cocktails préférés et à causer aimablement avec les plus fidèles clients et les employés assignés au bar, là où elle faisait opérer son charme ténébreux. J’étais fascinée par l’adroite façon dont elle secouait ses boucles noires retombant en cascades sur ses belles épaules charnues souvent dénudées, par ce geste lorsqu’elle posait sa délicate main sur l’avant-bras d’un client et qu’elle le couvait de son regard d’encre, comme s’il était l’homme le plus envoûtant qui eut croisé son chemin...

    Je suivais ses manèges avec un intérêt admiratif durant

    mes pauses.

    — Elle est étonnante, n’est-ce pas ? chuchota à mes oreilles Dominique qui venait chercher ses commandes au bar.

    — Ce qui m’étonne encore plus, observai-je, c’est que monsieur Chamberlain la laisse faire sans rien dire... Ça ne le dérange pas que sa femme flirte avec tous les clients sous son nez... Il a beau lui faire confiance... Francesca dépasse les bornes.

    Dominique me décocha un coup d’œil goguenard :

    — Tu veux rire, ma jolie ! Pourquoi ça le dérangerait ?

    Elle partit en toute hâte avec son plateau chargé de coupes de vin avant que j’aie l’occasion de la questionner.

    Ma pause terminée, je repris le service dans la verrière aménagée au fond du restaurant. C’était la section de l’établissement que je préférais, avec son ambiance feutrée, ses hautes fenêtres habillées de pourpre, ses boiseries somptueuses, ses lustres scintillants, son carrelage blanc et les énormes vases de fleurs écarlates placés ici et là. Un piano à queue noir trônait au centre de la pièce, piano devant lequel un musicien s’installait tous les jeudis, les vendredis et les samedis soir.

    J’allai prendre la commande de deux hommes d’affaires venus casser la croûte. L’un d’eux me lança un regard admiratif tout en lorgnant dans mon décolleté. Je lui dédicaçai mon sourire le plus aguichant. Comme il était doux de se faire enfin remarquer !

    CHAPITRE 5

    Ce jour-là, j’étais en congé et j’avais planifié courir les magasins avec Camille. Hélas ! Monsieur Chamberlain avait téléphoné au chant du coq afin de me supplier de remplacer au pied levé Brigitte qui s’était foulé la cheville en déboulant les escaliers. Je n’avais pas eu le cœur de lui refuser sa requête : elle avait été si gentiment formulée ! Morose, j’avais enfilé ma petite robe rouge et pris la direction de Montréal en me consolant tant bien que mal. Après tout, les jeudis midi étaient si généreux en pourboires !

    Quand j’arrivai au restaurant, mon charmant employeur m’accueillit avec grandiloquence :

    — Tu me sauves, ma chérie ! J’ai été pris au dépourvu ! Brigitte sera absente pendant quelques jours encore...

    — Je suis contente de pouvoir te dépanner, répondis-je simplement.

    Je fus affectée à la terrasse couverte qui était aménagée en arrière du restaurant. Il faisait un temps superbe. Le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Une brise faisait doucement frémir les énormes plantes qui encerclaient la cour joliment fleurie.

    Je franchis le seuil qui séparait la terrasse du reste du restaurant.

    — Noëlle, tu veux bien aller prendre les commandes à la table dix-neuf ? me demanda Claude, le maître d’hôtel.

    Je m’emparai de mon calepin et de mon stylo et me dirigeai d’un pas assuré vers mes nouveaux clients. Parvenue à destination, je balayai du regard le trio de convives attablés.

    C’était la première fois que je servais ces clients. Je ne me souvenais pas de les avoir déjà vus.

    À ma droite, un homme d’âge mûr étudiait avec sérieux la

    carte des vins. Je le détaillai discrètement : crinière blanche embroussaillée, larges épaules, peau tannée, carrure imposante, mains calleuses... Assurément, il ne devait pas passer ses journées emprisonné dans l’un de ces immeubles de bureaux qui ceinturaient le restaurant, en dépit du complet bien coupé qu’il portait. Les deux hommes qui lui faisaient face étaient nettement plus jeunes. Celui qui prenait place dans le fond retint instantanément mon attention. Il était séduisant avec son menton carré, creusé d’une malicieuse fossette, et son nez droit et fier. Sa silhouette, je la devinais musclée sous sa chemise. Ses cheveux châtains étaient impeccablement coiffés, et ses yeux, oscillant entre le bleu et le vert, me détaillaient effrontément. Un vrai mâle dans la plus pure tradition ! Il devait être dans les trente ans. Le troisième occupant de la table était beaucoup plus jeune : il devait avoir à peu près mon âge. Il était beau, mais pas de la même manière que son voisin de table. Ses traits étaient très fins. Sa chevelure longue et raide, ainsi que son collier de barbe taillé de près lui donnaient une allure de poète. Il leva vers moi un regard de la même nuance que celui du bel Apollon, assis à sa gauche. Il me sourit, puis il baissa les yeux.

    Tiens ! Je notai qu’aucun des plus jeunes ne portait d’alliance.

    — Alors, mes garçons ? demanda le plus vieux aux deux autres. Avez-vous fait votre choix ? Il est impoli de faire patienter une demoiselle si jolie.

    — Ne vous en faites pas, Monsieur. J’ai tout mon temps, le rassurai-je.

    Monsieur Chamberlain m’avait enseigné qu’il fallait que je prenne bien soin de chacun de mes clients. Chacun d’entre eux devait sentir qu’il recevait le traitement royal.

    — Vous êtes très serviable, Mademoiselle ! constata le bel Apollon en me jetant un regard de prédateur. Si je n’étais pas déjà marié, je crois que je vous courtiserais.

    Moi qui avais été heurtée à une plate indifférence depuis mon embauche, je me délectais de ces attentions inattendues.

    — Rémi, tu aurais avantage à porter ton jonc de mariage plutôt que de le laisser traîner sur ta table de chevet. Tu as la fâcheuse habitude d’oublier que tu as une épouse qui t’attend à la maison.

    — Oh ! Parce que toi, papa, tu es un modèle de fidélité ! Je crois me souvenir que tu séduisais tout ce qui portait un jupon dans ton jeune temps.

    — Les choses se faisaient autrement dans mon « jeune temps », comme tu le dis ! Et, ta mère et moi avions une entente. Elle savait à quoi s’attendre de moi avant d’accepter de m’épouser. Tu sais très bien que ta Véronique n’endurerait aucun écart de conduite de ta part ! Avec le caractère de chien qu’elle a, elle te mettrait sur la paille sans hésiter. Il ne te resterait que cette chemise sur ton dos. Et sans compter qu’elle t’enlèverait les enfants ! Tu as intérêt à bien te tenir, mon garçon.

    Le plus jeune, qui devait être le cadet de la famille, suivait la conversation avec un air las et blasé. Sans doute, était-il trop souvent à son goût le témoin de virulentes escarmouches entre son frère aîné et son père.

    Mécontent, Rémi maugréa et se concentra sur son menu.

    — Commandons, ordonna le patriarche. Nous n’avons pas toute la journée !

    Puis, il choisit une bouteille de Saint-Émilion fort coûteuse.

    Tout au long du service, je m’efforçai de saisir quelques bribes d’informations sur mes nouveaux clients. Je crus comprendre que le père était entrepreneur en construction, car il mentionna des retards qui s’accumulaient sur certains chantiers, des factures imprévues qui s’amoncelaient en conséquence, et des ouvriers incompétents qu’il faudrait licencier. Il apparut que ses deux fils travaillaient dans l’entreprise patriarcale.

    Le plus jeune des garçons m’intriguait. Il avait l’air si mystérieux. Il était beau et me semblait très doux. Il parlait peu, mais buvait beaucoup. Je l’intimidais nettement : il feignait d’être absorbé par son repas en me jetant furtivement des regards hypocrites.

    — Éric, as-tu donné ta langue au chat ? Tu as à peine prononcé un mot de tout le repas ! constata son père alors que je leur servais la mousse au chocolat.

    — C’est que mon petit frangin est littéralement envoûté par notre ravissante serveuse ! le taquina Rémi.

    Son cadet le fusilla du regard.

    — Je n’ai pas envie de parler, c’est tout ! protesta-t-il.

    Je lui souris gentiment lorsqu’il posa ses prunelles bleu-vert sur moi.

    — Je reviens avec votre café, précisai-je.

    Je me dirigeai avec une lenteur calculée vers le bar extérieur en me déhanchant voluptueusement. Mes trois hommes auraient tout le temps pour admirer mon petit postérieur rebondi.

    Le père s’acquitta de la facture et me laissa un joli pourboire. À la sortie, Rémi me reluqua insolemment. Éric se contenta de plonger son regard dans le mien et de me sourire doucement.

    — Je crois que tu as un nouvel admirateur, ma petite, commenta Claude.

    Pensive, je gardai le silence. À l’instar du maître d’hôtel, j’avais relevé l’intérêt d’Éric pour ma petite personne. Dieu fasse que je lui ai plu suffisamment pour qu’il revienne bientôt au restaurant !

    ***

    Je bûchai jusqu’à la fermeture du restaurant et servis le dernier couple qui ne semblait pas du tout pressé à quitter les lieux. Dominique m’aida à desservir les tables après leur départ.

    — Travailles-tu demain ? s’informa-t-elle, alors que nous déposions les plateaux de verres vides sur le comptoir du bar pour que René, le barman, puisse les laver.

    — Oui. Jusqu’à deux heures.

    — Es-tu libre après ?

    Je haussai les épaules.

    — Oui. Pourquoi ?

    — Ça te dirait d’aller au cinéma ? Pierre se joindrait à nous.

    Je grimaçai subtilement. Pierre était le frère de Dominique. Elle souhaitait me le présenter depuis un bon moment. Pourtant, je n’avais pas besoin d’une entremetteuse ! Elle ne cessait de me farcir les oreilles avec les innombrables qualités de son cadet. Pierre était ceci ! Pierre était cela ! À l’écouter, il était fin prêt

    pour la canonisation. J’avais tout fait pour esquisser ses multiples invitations à sortir tous les trois. J’avais inventé mille excuses pour m’y soustraire, sans parvenir à décourager mon amie. Pauvre Dominique ! Les garçons de familles modestes ne m’intéressaient nullement. Aussi beaux et fabuleux soient-ils ! Pourtant, je savais qu’elle ne lâcherait pas le morceau tant que je n’aurais pas accepté de le rencontrer, son fameux Pierre. Il valait mieux que je me débarrasse de ce fardeau tout de suite...

    — D’accord. J’accepte !

    — Super ! Tu ne le regretteras pas. Pierre est merveilleux ! Je suis certaine qu’il va te plaire. Tu imagines : nous pourrions devenir des belles-sœurs en plus d’être amies !

    Comme j’aurais voulu partager son enthousiasme ! Et comme la vie est compliquée parfois ! Sous le regard amusé de René, je me retins de soupirer alors que Dominique me serrait dans ses bras avant de s’en aller. Je m’attardai : je voulais parler à monsieur Chamberlain pour lui demander si je pouvais prendre congé le lundi suivant. J’avais oublié que j’avais pris un rendez-vous chez le dentiste. Non loin de nous, Francesca jasait avec le chef. Ensemble, ils peaufinaient la table d’hôte de la semaine prochaine.

    Je souhaitai une bonne soirée à René et pris la direction du bureau de mon employeur.

    La porte était entrouverte. Je la poussai doucement. La scène qui se déroulait sous mes yeux me sidéra. Je faillis pousser un

    cri. Je clignai des yeux afin de m’assurer que je n’étais pas plongée dans un cauchemar. Hélas ! Ce n’était pas un songe ! Monsieur Chamberlain et Claude, enlacés, s’embrassaient goulûment dans la pénombre. La main droite de mon patron était glissée dans le pantalon de son maître d’hôtel. Je me retirai lentement avant que les occupants de la pièce se soient avisés de ma présence. Trop occupés à épancher leur passion, ils ne s’étaient aperçus de rien. Quelle chance !

    Mon cœur battait à tout rompre. Choquée par l’image des deux hommes soudés l’un à l’autre, je me précipitai vers le vestiaire des employés comme si ma vie en dépendait pour aller récupérer mes effets personnels. Je ne m’étais finalement pas trompée sur l’apparente homosexualité de monsieur Chamberlain. Mon Dieu ! Qu’allais-je dire à Francesca ? Je ne pouvais lui cacher ma découverte ! J’avais tant d’estime pour elle.

    Par malheur, je la croisai en sortant du vestiaire. Elle s’en allait visiblement vers le bureau de son mari. J’avais peine à dissimuler mon trouble. Le souffle me manquait.

    Francesca s’en aperçut et me prit par les épaules.

    — Qu’as-tu, Noëlle ? Tu es pâle à faire peur. On croirait que tu as vu un spectre. Viens, ma chérie, viens ici.

    Elle me conduisit avec autorité vers le bar, me fit asseoir sur un tabouret, se dirigea derrière le comptoir et me servit un fond de whisky que je vidai d’un trait. Je toussotai. Dieu ! Que c’était infect ! Je n’avais jamais bu d’alcool aussi fort. Jamais ma petite maman ne me l’aurait permis.

    Francesca riait :

    — Ça te fouette les sangs, n’est-ce pas ? Rien de tel qu’un bon whisky pour recouvrer ses esprits. Alors, dis-moi ce qui ne va pas !

    Je feignis l’incompréhension :

    —... Quoi, donc ?

    — Allons, ma petite chérie ! Tu as le teint aussi coloré que celui d’un cadavre ! Ne joue pas à l’innocente avec moi ! On aurait dit que tu viens de croiser le fantôme d’Elvis dans le couloir.

    — Francesca, je dois partir. Je vais manquer le dernier métro.

    — Je te paierai un taxi. Il est hors de question que je te laisse partir dans cet état ! Est-ce que quelqu’un a essayé de te faire du mal ? Je n’accepterai en aucun cas que l’un de mes employés se conduise ignoblement avec mes filles !

    Je m’empressai de la rassurer :

    — Non, non, ce n’est pas ça. Tout le monde est gentil avec moi.

    — Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu sais que tu peux tout me dire...

    Elle vint s’asseoir à mes côtés et prit mes mains entre les siennes.

    — Mon Dieu ! Elles sont gelées, ces jolies mains, constata-t-elle. Allez, dis-moi tout !

    Je n’avais d’autre choix que de dire la vérité à ma bienfaitrice. Je m’élançai courageusement. Ma mère ne disait-elle pas tout le temps que la vérité est libératrice ? Je priais qu’elle le soit pour Francesca :

    — Voilà ! Je suis allée dans le bureau de ton mari. Je voulais lui demander un petit congé lundi. J’avais oublié que j’avais un rendez-vous chez le dentiste. La porte était entrouverte et... alors... je suis entrée sans cogner... Puis...

    Francesca m’apparut tout à coup très grave :

    — Puis ?

    — Puis... il n’était pas seul.

    — Ah ! Non ?

    Je pris une grande respiration. Mon interlocutrice se servit une rasade de whisky et me resservit tout en me guettant de ses beaux yeux félins.

    — Non, il était avec Claude.

    — Ah ! Bon...

    J’ingurgitai une gorgée d’alcool. Francesca ne me sembla pas troublée. Nos regards se croisèrent. C’est là que je compris qu’elle savait...

    — Tu sais, n’est-ce pas ? balbutiai-je en reposant mon verre vide.

    — Oui. Tu as vu Joseph et Claude...

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