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La lingère d'Acquaviva
La lingère d'Acquaviva
La lingère d'Acquaviva
Livre électronique473 pages6 heures

La lingère d'Acquaviva

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À propos de ce livre électronique

En 1234, Benedetta, jeune fille pauvre, travaille comme lingère au château des Acquaviva, où habite une des plus importantes familles de la ville du même nom située dans le centre nord de l’Italie. Sa vivacité et son intelligence la portent vers les gens qu’elle rencontre. Elle veut comprendre sa vie et aller plus loin que ce qu’elle connaît. Les exclus et les injustices faites aux femmes marqueront les débuts de sa quête. En partant d’un événement historique, le mariage de Forasteria de la famille des Acquaviva avec le neveu du vicaire de Frédéric II, empereur du Saint Empire romain germanique, l’histoire de ce temps du Moyen Âge est vue par les yeux de cette jeune lingère. Elle observera son époque en consentant à se laisser influencer par les dames de son temps, béguines, cloîtrées, et autres personnages féminins dont la liberté restreinte par les hommes trouvera une voie détournée pour se réaliser.


À PROPOS DE L'AUTEURE


En parallèle à mes projets d’écriture, j’offre des accompagnements en spiritualité chrétienne ou des conférences sur la compassion, le féminisme et la foi, l’immigration, les droits des enfants et droits humains, ou tout autre conférence relative à ses spécialités.
Je suis infirmière de formation, et je possède une maîtrise en théologie pratique. Mes cours en accompagnement de fin de vie, en animation de groupe et en mise en scène ont été le canevas de mes écrits dès le tout début. Mon expérience d’animation de ma propre émission radiophonique m’a permis de toucher tant à la réalisation de cette dernière qu’à l’échange avec mes invités, apportant une touche lyrique par plusieurs de mes poésies en lien avec le sujet traité chaque semaine.
Mon œuvre est bâtie sur la solidarité et l’amour. Que ce soit une pièce de théâtre, un poème, un roman jeunesse, un roman historique, mon travail veut dire la chaîne humaine ou l’attention qui brise la solitude. Sans avoir la prétention de changer le monde, j’ai l’espoir de dénoncer doucement les injustices…
Ma famille joue un grand rôle dans ma vie comme dans mes textes. Grâce à elle, je porte un attachement particulier aux enfants de la terre, qu’ils viennent de pays en voie de développement ou de pays riches.



LangueFrançais
Date de sortie6 juil. 2023
ISBN9782982172814
La lingère d'Acquaviva

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    Aperçu du livre

    La lingère d'Acquaviva - Rita Amabili-Rivet

    LA LINGÈRE D’ACQUAVIVA

    Rita Amabili-Rivet

    À Benoit, mon inspiration…

    Illustration créée par :

    Eva Amabili-Rivet

    IllustrationEva.com

    ISBN : 978-2-9821728-1-4

    PERSONNAGES

    Benedetta :        Jeune italienne, lingère au château. Vive et observatrice, elle désire comprendre le monde compliqué et en effervescence autour d’elle. Comme elle participe à la vie du palais, elle connaît ce que l’on y dit des Croisades, de la royauté, du pouvoir. Elle tente de faire une relation entre tout cela et l’enseignement qu’elle reçoit de Balbina la cloîtrée, et de Pasqualina la pinzochera. Elle ne peut s’empêcher de se poser des questions sur le sens de la vie et la foi.

    Asmae :        Jeune musulmane venue du Maroc avec sa famille. Elle se lie d’amitié avec Benedetta et peut échanger avec elle sur leurs similitudes, leurs différences et leurs façons de voir la vie. Sa famille : ses parents marchands : Fares et Hadia; ses frères : Dalil, Yousri et Gharib; ses sœurs Fatia, Basima et Yassira.

    Forasteria :         Jeune fille aînée (18 ans) de la famille la plus importante d’Acquaviva. Pour former une alliance avec la royauté, ses parents la marient avec Rainaldo di Brunforte, neveu du vicaire de Frédéric II. Elle n’a pas eu le droit de donner son avis mais ressent ce mariage comme une charge négative qu’elle a l’obligation de porter pour sa famille.

    Rainaldo di Brunforte : 48 ans, époux de Forasteria

    Pasqualina :         Pinzochera  (ancêtre des béguines) vivant avec d’autres femmes ayant fait le même choix de vie. À cause de leur foi, elles s’impliquent socialement avec les pauvres, les malades et les exclus. Pasqualina se liera d’amitié avec Benedetta et tentera de l’aider ou de l’assister toutes les fois qu’il lui en sera possible.

    Balbina :        Religieuse abbesse franciscaine cloîtrée, elle vit dans le couvent attenant à l’église San Francesco. Recluse, elle prie, se sacrifie et réfléchit sur les événements qui lui sont racontés lors de visites.

    Maurizio :        Frère jumeau de Gianfrancesco. Venant d’une famille bourgeoise, Maurizio et son frère avaient décidé de partir avec la sixième Croisade, six ans auparavant. De retour à 23 ans, il est déçu et fâché d’avoir été mené en galère. Propriétaires du domaine familial, les deux frères se sentant responsables du groupuscule abandonné par les chefs des Croisés, lui donne asile à Acquaviva pour un temps indéterminé. Se font-ils manipuler?

    Gianfrancesco : Alter ego de son jumeau, préconise l’abandon par l’Église du pouvoir temporel.

    Ruggiero :        De l’âge des jumeaux, il a grandi avec eux. Secrétaire de l’évêque du lieu, son traditionalisme s’est changé en rigidité. Il glorifie l’Église toute puissante et son autocratie.

    Marco :        Troubadour passant de ville en ville pour interpréter ses propres créations et faire entendre ses messages. Il s’est arrêté à Acquaviva profitant de l’accueil de son ami Gianfrancesco qu’il a connu en Croisade. Il fait partie de l’ordre mendiant de Jean de Matha : l’ Ordre de la Très Sainte Trinité et des Captifs.

    Corrado Vinciguerra :  Podestat. Honnête mais lorsqu’il a une occasion qu’il ne peut refuser, il ne la manque pas! Il a aussi la fonction de banquier. Son équipe consiste en : notaire, juge, milices, une centaine de personnes, étrangers comme lui ce qui garantit de leur impartialité. Assure l’ordre public

    I Pueri

    Quelques uns d’entre eux…

    Aurora :        Jeune femme dans la vingtaine extériorisée et révoltée. Mère de deux enfants Gaetano 18 mois et Fiorentino 5 ans, elle a suivi les Croisés pour le salaire que l’on offre aux femmes « réconfortantes » partant avec eux.

    Bianca :        Veuve d’une cinquantaine d’année, Bianca est une paysanne vivant avec ses nombreux enfants. Toujours prête à rendre service, elle a une foi naïve.

    Teobaldo :        Sans âge, sans logis, sans métier, Teobaldo boit tout ce qui lui tombe sous la main et suit celui qui lui offre le plus.

    Gioacchino :        Chevalier sans travail dont la terre se trouve en Sicile. N’ose pas retourner dans sa ville à cause de querelles d’héritage non réglées et profite d’une vie de bohème avec les Pueri.

    « En vérité, je vous le déclare,

    partout où sera proclamé l’Évangile

    dans le monde entier, on racontera aussi

    en souvenir d’elle, ce qu’elle a fait. »

    Marc 14, 9

    …en souvenir d’elles, ce qu’elles ont fait.

    PROLOGUE

    Acquaviva Picena 1234.

    Mes chers cousins,

    Finalement, j’ai beaucoup à écrire. Ce temps trouble où je vis est plus facile à lire qu’à expérimenter. J’ai parfois considérablement de mal à comprendre ma propre foi et à me retrouver. La conception politique nommée la théorie du Soleil et de la Lune  voit le Pape Innocent III (sinon son successeur) comme l’astre le plus important du monde et, en second, l’empereur auguste des Romains, Frédéric, comme celui de la nuit. Je crois que ces personnages influents et plusieurs de leurs amis sont présomptueux et ne voient pas la clameur des gens ordinaires qui peinent à vivre. Au cours des dernières années, le Saint Siège a consolidé son emprise sur toute l’Église romaine. À coup de décrets, de menaces et d’autorité, il a proclamé sa toute puissance et sa suprématie, sans se demander comment tout cela était reçu. On peut parfois croire qu’il n’a rien gardé de la compassion de son Libérateur… La dernière sainte expédition vers Jérusalem [3] , débutée il y a un peu plus de cinq années, a certainement été un succès diplomatique impardonnable pour les aventuriers, puisqu’elle a privé leur avenir de vrais combats chrétiens avec les étrangers. Autour de moi, les aspirations spirituelles, les besoins sociaux, économiques et culturels sont immenses. Les structures d’encadrement de la vie religieuse doivent y répondre totalement sous peine de répression de la part de ces mêmes autorités. Autrement dit, personne ne peut exprimer ses véritables pensées concernant les grands enjeux humains de peur de se faire emprisonner, juger, excommunier, torturer, brûler. Pourtant, nos concitoyens s’affligent et leur quotidien, surtout celui des manants harassés par trop d’impôts,  est loin d’avoir l’éclat du Paradis tel qu’on nous l’a un jour décrit, tel que nous l’imaginions. Si plusieurs des hommes de notre communauté sont dépourvus de pouvoirs, d’instruction et de sensibilité, d’autres en ont abondamment et c’est là l’un des drames de notre société. J’ai mis des années à tourner et retourner tous ces détails dans mon cœur, des années à avoir une peur morbide de l’enfer, du diable et de ses suppôts; j’ai peut-être toujours peur de lui mais à la différence que je suis de plus en plus convaincue qu’il ne vit pas dans un autre monde mais qu’il existe parmi nous et que son plus grand bonheur est de nous rendre la vie pénible, toujours davantage. Les femmes de notre génération sont aussi à plaindre et très souvent plus que les hommes. Même si l’on affirme par tous les temps que tout être humain est égal sous le regard de Dieu, elles sont vues comme en compétition avec Lui en ce qui concerne l’âme des hommes et en particulier celle des membres du clergé. Non contents de dire officiellement qu’elles n’ont pas été faites à l’image de Dieu, qu’elles sont par nature en état de sujétion, elles ont extrêmement de mal à disposer librement de leur propre spiritualité. Pourtant, dans les monastères ou les tiers-ordres, la voix des femmes se fait ouïr de plus en plus. La plupart du temps, elles ne peuvent parler elles-mêmes puisqu’elles sont aisément soupçonnées d’hérésie mais leur cri se fait saisir par les clercs qui vivent près d’elles, par les troubadours hommes et femmes; autant de prophètes et prophétesses de notre époque dont nous n’aurions jamais rêvé il y a encore quelques années.

    Chers cousins, le temps me change un peu plus chaque jour. Je ne sais trop de quoi demain sera fait mais j’ai la conviction que jamais plus je ne croirai que Christ est partie prenante de ceux qui en discourent pour montrer l’importance qu’Il leur attribue. Je soupçonne au contraire que croire en Lui ouvre aux autres, tous les autres…

    En terminant, je dois vous dire combien je suis heureuse de pouvoir ainsi communiquer avec vous. Ces échanges de missives nous aideront à rester en contact puisque nos choix de vie nous éloignent trop souvent.

    Recevez mon affection sincère,

    Balbina

    Supérieure cloîtrée

    INTRODUCTION

    Acquaviva Picena [6]  1234.

    Elle aurait juré que la lune venait rejoindre le soleil. Elle sait pourtant que cela est absolument impossible, mais ce que son œil perçoit ne peut être vraiment saisi par sa raison.

    Dieu, êtes-vous si fâché contre les gens de la terre?

    La lune, à présent, glisse sur le disque brillant et ce dernier prend la forme d’un croissant. Inhabituellement échancré, il fait naître des ombres autour de lui et pendant quelques secondes elle craint que les Benandanti [7]   ne s’y accrochent pour perpétrer quelques forfaits. Le ciel est sombre et la noirceur augmente le malaise qui s’élève au creux de son ventre. Le silence menaçant amplifie la sensation de solitude qu’elle éprouve comme si l’atmosphère générale l’enfermait dans un ballon, l’isolant dans ce curieux spectacle, l’effrayant un peu plus… Également en forme de croissants, les ombres apparaissent une à une, imitant  le soleil en un simulacre de reproduction. La lumière de ce dernier est sur le point de vouloir maintenant traverser les échancrures de celle qui tente désespérément de l’aspirer tout entier et un anneau brillant se détache lentement comme s’il était le résultat d’un combat entre les deux astres majestueux. Ensuite, de nombreux grains de lumière éclatent au pourtour de la lune et le cercle prend l’aspect d’une couronne se plaçant au dessus d’un soleil maintenant devenu noir. Le diadème céleste pâlit et de nombreuses gouttes rosées éclatent brusquement en laissant un doute germer au cœur : étaient-elles le fruit de l’imagination saisie par ce spectacle unique? Comme pour souligner la réalité de l’instant et empêcher la réponse de surgir, des étoiles deviennent visibles au moment où la lune s’éloigne du soleil et qu’un anneau de diamant réapparaît [8] .

    Le cœur en chamade, Benedetta détourne les yeux et baisse vivement la tête, hébétée de ce qu’elle vient de vivre. Elle sent le vent gronder de plus en plus fort et voit avec anxiété un tourbillon de terre se soulever, apportant avec lui les débris qui, quelques instants plus tôt, jonchaient le sol.  Elle s’étonne de ne distinguer personne sur cette place principale de la cité où généralement, les marchands et les boutiquières se préparent à réaliser des affaires d’or au cours d’un après-midi aussi banal quelques instants plus tôt. Lorsqu’elle porte les mains à son visage, elle croit seulement se protéger de la poussière si facilement soulevée, mais a ensuite l’étrange impression d’avoir été absente quelques courts instants.

    Surprise d’être toujours en vie, elle jette un regard incertain aux alentours et c’est alors qu’elle la voit se profiler au détour du chemin.

    *****

    Elle a une longue habitude de la dureté du prie-Dieu. En se redressant légèrement, le poids de son corps se répartit un peu mieux et lui donne la chance de trouver à l’intérieur d’elle-même le lieu où le Tout-Autre l’attend.

    -Que me dites-vous aujourd’hui? commence-t-elle.

    Des années de prières ont formé son cœur à la Présence et à la capacité d’être à l’écoute. Chaque fois un peu mieux, un peu plus. Balbina la cloîtrée, la recluse, se sent attendue, accueillie, aimée. Comme chaque fois, elle écoute à l’intérieur d’elle-même le chant de l’Aimé.

    *****

    Le jour n’est pas encore totalement revenu. En suspens, il attend de reprendre le fil de ses instants, alors que le midi devrait être à son paroxysme de lumière. En se demandant pourquoi elle n’y a pas prêté attention quelques minutes auparavant alors que tout avait encore l’air si familier, Benedetta laisse son regard enregistrer les événements dans sa mémoire en acceptant passivement de ne pas les comprendre totalement, de ne pas saisir une seule seconde depuis la l’étrange farandole de la lune au cœur de l’instant de la journée où elle aurait dû être absente. En étudiant machinalement l’énigmatique personnage qui s’avance sur la place, elle retient d’abord les yeux immenses qui la fixent. Écarquillés, si bruns qu’ils paraissent de la couleur du ciel qui n’a pas encore repris totalement sa teinte du midi, ils se plissent imperceptiblement, et leur mouvement ténu accentue le trouble de la jeune fille. Elle songe à retourner vivement au château où la familiarité de l’endroit lui tient lieu de sécurité à défaut de protection chaleureuse, mais l’idée lui passe bien vite quand l’arrivante se redresse et laisse tomber le chat qu’elle tenait sous son bras.

    La jeune fille note avec angoisse qu’elle n’est pas bien loin de l’arrivante. La large jupe noire de l’étrangère dévoile des escarpins brillants de fausses pierreries assorties avec les multiples teintes de son châle. Cet interminable foulard laineux lui couvre comiquement la tête sans retenir la totalité de sa longue chevelure sale. L’idée qu’elle doit peut-être garder sur elle de la langue séchée d’un homme torturé pour faire quelque potion maléfique lui traverse l’esprit, mais elle la chasse très vite, inquiète de la capacité de l’intruse à lire dans ses pensées.

    Benedetta, clame-t-elle d’une voix grincheuse, alors que l’interpellée se fige de peur en l’entendant prononcer son nom, Celui qui t’appelle attend que tu parles pour lui à temps et à contretemps, finiras-tu par répondre? Habitante d’Acquaviva Picena, il est grand temps de prendre ton bâton de pèlerine et d’avancer, d’aaavanceeer... d’aaavanceeer… d’aaavanceeer…  d’aaavanceeer…

    Surprise d’être toujours en vie, elle jette un regard incertain aux alentours et c’est alors qu’elle la voit disparaître au détour du chemin.

    *****

    CHAPITRE PREMIER :

    MARIAGE, PUERI, LINGÈRE ET AUTRES.

    Acquaviva, 1234.

    Les cheveux décoiffés, pieds nus et en jupons, Forasteria attend sa lingère. Sa chevelure de jais lourde et soyeuse répandue sur ses épaules devra bientôt être assagie et brossée soigneusement. Elle a déjà revêtu sa fine chemise en lin couleur jonquille dont les nombreux petits plis permettent à la jupe de tomber élégamment. Ce cotillon sera presque totalement caché par le pelisson hermin , nommé ainsi à cause de la fine fourrure enfermée entre deux étoffes pour n’apparaître qu’aux manches et au cou. De petite taille, la jeune fille a du faire raccourcir à deux reprises les tissus alourdis de pelleterie. La robe très légère et le bliaut termineront sa toilette.  Elle est assez satisfaite du résultat et il lui tarde d’être totalement habillée.  

    La journée de la veille lui a paru particulièrement longue. Elle a suivi sa mère dans tout le château alors qu’elle houspillait sans cesse les cuisiniers, serviteurs et servantes, qu’elle admonestait tout le personnel qui avait le malheur d’être sur sa route et qu’elle traitait même Benedetta avec une sévérité non méritée. La lingère avait été mise responsable des tissus, châles, robes et voiles qui seraient nécessaires pour le mariage. Elle avait travaillé avec détermination depuis des mois et la future épousée la considérait beaucoup plus comme une aide attentive que comme une servante.

    En un regard familier, les yeux de la jeune femme font le tour de la pièce. Elle soupire. Sa chambre voûtée d'ogives est peinte de différentes couleurs dominées par l'ocre rouge et le jaune. Dans son centre, l’unique cheminée immense avec sa hotte conique, invite à la relaxation lorsque les flammes hautes se teintent du grenat parfait pour s’accorder aux pigmentations présentes sur les murs.

    Préparé depuis des lunes par la famille, les amis, les serviteurs, les jardiniers, les cuisiniers,  organisé aussi par elle-même, jour après jour, dans les moindres détails de dentelles et de fleurs brodées agencées jusqu’à l’épuisement, ce grand jour lui fait maintenant l’effet d’une grande finale. Elle sait pourtant que rien n’est jamais conclu pour les personnes qui ne sont pas maîtresses de leur quotidien.

    Répétant sans relâche ses instructions en prévision de la journée mémorable, sans cacher sa joie face à un si beau mariage pour sa fille, la mère n’a pas laissé ignorer à la maisonnée entière que cet événement renforce leur situation sociale puisque le père du marié est le neveu du Vicaire de l’empereur Frédéric [11] . Ce dernier pourrait affermir ainsi sa présence dans la région du Piceno  comme il le souhaitait, et la famille d’Acquaviva en bénéficiait .

    Au seul fait de penser à cette alliance dont elle est l’objet d’échange, Forasteria sent son cœur se serrer. Rainaldo di Brunforte, son futur époux, est même plus vieux que les propres parents de la jeune fille. Le mois dernier, lorsqu’elle l’a vu pour la première fois, elle a noté la décision dans son regard, ses lèvres souvent serrées avec supériorité, son menton toujours levé, couronnant une position corporelle assurée et autoritaire. Elle s’est demandé ce qu’ils pourraient avoir à se dire lorsque ses parents ne seraient plus avec elle pour animer la conversation. Elle s’est imaginée l’accompagnant lors des repas alors qu’ils seraient seuls à manger et qu’il ne se serait pas départi de cet air qui la tenait délibérément à distance avant même qu’ils ne puissent se connaître. Tout cela cependant n’avait pas paru le préoccuper et il avait parlé longuement avec son père ne lui jetant que quelques brefs regards évaluatifs comme on le fait d’une potiche que l’on se prépare à acheter.

    Le léger coup frappé à la porte de sa chambre la tire de sa rêverie. Benedetta apparaît lorsque des chiens, à l’extérieur, commencent à aboyer avec insistance. Forasteria sait que la lingère lui apporte sa robe de mariée dont elle avait promis de terminer les dernières coutures après un de ses nombreux essayages, mais les superbes tissus remplissant les bras de sa visiteuse ne suffisent pas à ranimer son état d’âme : les prochaines journées marquent la fin de sa vie de jeune fille au milieu de tout ce qui lui est familier, et l’avenir qui l’attend ne lui suscite aucun enthousiasme.

    Oyez, oyez bonnes gens ! Oyez, oyez !

    À ce cri extérieur, les deux jeunes filles courent à la fenêtre. Les diversions inattendues sont rares dans le village et les messages déclamés par des crieurs publics ou strillone , sont des nouvelles encourageant parfois à d’agréables chimères.

    Oyez, oyez, reprend le jeune garçon après une courte pause. Dans dix jours, Forasteria, fille de Rinaldo de Acquaviva dit le Gros, épousera Rainaldo di Brunforte, fils de Bonconte neveu de Fidesmino di Brunforte, Seigneur de Sarnano et Vicaire de l’empereur auguste des Romains, Frédéric[12].  Pour cette occasion, Acquaviva Picena notre cité, aura l’honneur de recevoir un grand nombre de personnages importants et de prélats. Il a donc été décidé conjointement par le podestat[13] Vinciguerra et Cesaro le vicaire de notre cité qu’à partir de ce jour, il sera interdit à quiconque de se déclarer béguines, pinzocchere, bizzocche ou mantellate[14] sous peine d’emprisonnement. Il m’est obligatoire de répéter : le béguinage sera désormais interdit dans toute la cité d’Acquaviva. Édit rendu public par ordre de Fidesmino di Brunforte en accord avec Sa Sainteté Grégoire IX devant Pier delle Vigne, notaire de l’empereur Frédéric.

    Pour un instant, Benedetta ne quitte pas des yeux sa maîtresse assise sur un banc de fenêtre placé perpendiculairement au jour. À proximité l’une de l’autre, les jeunes filles pourraient faire figure d’amies véritables si l’on faisait abstraction de la richesse du jupon de l’une et de  l’usure de la robe de sa voisine.  Ramenés vers l’arrière à l’aide d’un ruban, les cheveux bruns frisés de la servante tombent où bon leur semble en boucles indisciplinées. Gardés très longs, ils sont généralement pliés en deux ou nattés mais le manque de temps de leur propriétaire leur donne pour la journée une liberté inhabituelle.

    L’air sage et raisonnable de la domestique contraste avec celui inquiet et plus sombre de la future épousée. Sur ses traits généralement clairs, de légères ombres témoignent de son appréhension et Benedetta se promet de masser les joues et le front de sa patronne durant quelques secondes afin d’effacer le léger égarement qui pourrait offenser le fils de Bonconte, neveu de Fidesmino di Brunforte.

    À cent lieues d’être inquiète de ce qu’elle vient entendre, Forasteria s’installe à genoux sur la banquette et se tord le cou pour voir le messager qui s’enfuit alors que les chiens redoublent d’ardeur et hurlent encore plus fort. À son avis, il est toujours temps de se changer un peu les idées!

    *****

    Ils sont vingt, parfois beaucoup plus. Bruyants, toujours prêts à une gaminerie ou une bêtise grave qui les amène plus loin dans une spirale parfois violente, presque toujours désespérée. Certains qualifieraient leur comportement de délire. Si le zèle n’a probablement pas quitté leurs cœurs, leur frénésie n’est pas constamment salutaire. Ni soldats, ni serfs, ils n’ont aucun statut, mais comme les petits, les exclus, ils connaissent la crainte de Dieu et de la damnation.

    Plusieurs d’entre eux ont vécu le dernier pèlerinage armé [15]  a été expérimenté comme un appel personnel de Dieu. Ils sont partis exaltés, étant persuadés qu’ils feraient une différence dans ce monde où ils n’étaient rien, dans cette époque où ils étaient perçus comme la lie… On leur avait promis qu’ils gagneraient ainsi leur ciel et ils avaient sincèrement voulu conclure leur part du marché. Les chevaliers à leur tête étaient prêts à tout pour faire honneur aux nobles idéaux de leur condition. Certains ont pris le temps d’expliquer aux Pueri [16] les règles fondamentales du code chevaleresque : protéger les femmes et les faibles, aimer et honorer sa patrie et surtout défendre la justice et l’Église. Ils avaient nettement cru que ces idéaux étaient aussi les leurs, mais l’expédition n’avait pas été ce qu’ils en attendaient. L’empereur Frédéric II avait négocié avec le Sultan de Babylone [17] , gagnant par la diplomatie ce qu’ils avaient cru pouvoir arracher par la force et le courage. N’étant plus nécessaires aux polémiques puisque ces dernières étaient demeurées verbales, ils avaient été dispersés. Les Chevaliers avaient suivi l’empereur tandis que désabusés, les hommes et les femmes des bataillons s’en étaient allés dans une contrée qu’ils ne connaissaient pas et où tout leur semblait cause de sacrilège. Certains s’étaient battus, avaient perdu la vie, d’autres s’étaient cachés, désorientés par un monde inconnu où les coutumes paraissaient si barbares qu’aucun repère ne venait apaiser leur recherche d’un environnement familier.

    Gianfrancesco est une des personnes qui a tenté de ménager tant les Pueri que leurs chefs. Lorsqu’il avait senti la grogne  des soldats, il avait fait plusieurs fois la navette entre eux et les dirigeants. Il avait tenté de faire des liens entre ces groupes disparates que plus rien n’unissait depuis que le combat était écarté. Durant le voyage qui le ramenait à Acquaviva, sachant que plusieurs actions des Pueri avaient dégénéré, il avait tenté d’aider de son mieux ceux qui avaient accepté de revenir chez eux. Leur voyage avait duré un peu plus d’un an [18] , beaucoup étaient morts et d’autres portaient en eux le souvenir des violences innommables qu’ils avaient perpétrées. Comment donc ces braves paysans, ces jeunes apprentis, ces femmes, pouvaient-ils être coupables de forfaits, de haine, si ce n’est que parce qu’on leur avait enseigné qu’aimer Christ devait aller jusque-là? Tout cela était folie et Gianfrancesco aurait souhaité avoir la possibilité d’enseigner autre chose à ces gens qui ne demandaient qu’à vivre une spiritualité que personne, jamais, n’avait mise à leur portée.

    En accord avec son jumeau Maurizio, le jeune paladin avait dégagé une portion de son domaine, invitant les Pueri itinérants à se réfugier chez lui. Cinq années plus tard, ils y étaient encore, accomplissant parfois de petites tâches, toujours bruyants et  pauvres, rejetés d’une société qui ne les avait jamais véritablement regardés en face. Ils demeuraient invisibles, honnis, ignorés.  

    Sortant de sa rêverie, Gianfrancesco aperçoit Maurizio approcher. Les frères avaient la même haute stature mais différaient au niveau de leur personnalité. Plus réservé, Maurizio vivaient intérieurement ses émotions et les partageait plus rarement. Il portait ses cheveux très courts au contraire de son vis-à-vis qui laissait ses boucles de jais tomber sur ses épaules dans un désordre laissant voir le peu d’attention qu’il leur portait après les avoir lavés. Gianfrancesco avait le rire facile et sa voix s’entendait de loin. Les diverses exclamations qui sortaient de sa bouche pour un oui ou un non, faisaient secouer la tête de l’autre dont la parole était plus rare et le sourire souvent impénétrable.

    Gianfrancesco ne peut tout d’abord, distinguer la personne qui gesticule à ses côtés. Lorsqu’il entend la voix rauque de ce dernier, il est si abasourdi par le sens des paroles qu’il ne s’arrête pas à reconnaître le son :

    -On m’a coupé trois  doigts! Je n’avais pourtant chapardé qu’une écharpe et deux pelisses qui ne servaient pas!  Qui  de mes compagnons est coupable de félonie?

    *****

    Benedetta quitte le château aussi vite qu’elle peut. Quand la robe, la cape et les autres parures sont replacées, que Forasteria  est apaisée une autre fois, alors que la maisonnée se calme, la jeune lingère s’enfuit.

    Elle court sans arrêt jusqu’à ce qu’elle puisse apercevoir la vieille maison où son amie Pasqualina demeure avec ses compagnes. Faite de pans de bois et de pierre, elle a été maçonnée en calcaire froid. Proche des autres habitations, petite et enserrée, ses murs minces protègent peu ses habitantes du froid et de l’humidité. Son aspect extérieur plutôt austère n’empêche pas la jeune fille de la trouver accueillante, influencée par les souvenirs de ses autres visites. Devant la porte, elle reprend un instant son souffle, se demandant comment l’édit qu’elle a entendu quelques heures plus tôt changera le quotidien de ces femmes.

    Pasqualina, as-tu entendu le crieur? demande-t-elle haletante aussitôt qu’elle la voit.

    Viens d’abord prier, répond la pinzochera énigmatique.

    Elle la mène dans une pièce menue où sont réunies quatre de ses compagnes. Leur hospitalité est silence recueilli puisqu’elles sont déjà en prière. Benedetta tente de s’intérioriser du mieux qu’elle le peut, intégrée par ce groupe en oraison. Saisie par cette union de femmes, par ce qu’elle a entendu crier plus tôt sur la place, par l’éphémère de tout ce qu’elle connaît de ces travaillantes acharnées, de leur courage et de leur si grand don de soi, elle sent monter en elle la volonté d’aller plus loin dans l’intuition de sa foi.

    Elle connaît leur effervescence religieuse et leur envie d’une foi vécue radicalement, depuis sa rencontre avec Pasqualina un an plus tôt, un soir où elles étaient toutes deux au marché. Les pinzochere  sont des laïques pieuses vivant ensemble sans être cloîtrées, rassemblées par leur amour pour Dieu. Elles vivent la chasteté par un choix venu du cœur, mais elles n’en font pas le vœu et demeurent ainsi indépendantes les unes des autres et aussi du pouvoir clérical. Leur but est de vivre les valeurs évangéliques, en s’adonnant aux soins des malades et des prisonniers, et à la contemplation. L’humilité et la discrétion étant les valeurs privilégiées de leur groupe, elles désirent vivre sobrement du travail de leurs mains avant de retourner dans leur havre de paix excluant tout bruit.

    Que le Père du ciel lui-même vous donne toujours davantage sa très sainte bénédiction au ciel et sur la terre! Soyez toujours les amies de Dieu, les amies de vos cœurs et de  toutes vos sœurs. Ayez toujours grand soin de pratiquer ce que vous avez promis au Seigneur. Que le Seigneur soit toujours avec vous et puissiez vous être toujours avec Lui. Amen. [19]

    En écoutant la conclusion de la prière, Benedetta se sent en paix et suit son amie à l’extérieur de l’alcôve où elles ont prié. Pasqualina explique à sa visiteuse que ses compagnes et elle-même ont devisé de la dernière nouvelle. Elles ne changeront pas leur rythme de vie, mais seront plus attentives aux dangers inhérents à leur condition de femmes impopulaires parce qu’inaugurant de nouveaux chemins spirituels incompris au sein de l’Église.

    Benedetta admire ces sœurs plus âgées qui chaque fois qu’elle les visite, deviennent des modèles de ténacité alors qu’elle avait longtemps cru que les femmes ne pouvaient être qu’asservies.  

    *****

    De l’extérieur, l’église est carrée. La fenêtre à meneaux  du campanile laisse apparaître deux cloches. Le cloître également carré s'ouvre dans le couvent. Il possède trois arches de chaque côté avec un puits au centre. La façade de la demeure renforcée de constructions latérales se termine par un logement sans fenêtre. Tout en haut, le clocher tend courageusement sa croix tandis que sa musique traverse le ciel dès l’aube de chaque matin. Les maisons autour, mêlées de près à une nature printanière jouent à la cachette, perdues sous les lourdes exhalaisons du vent. Entre les murs d’Acquaviva, le couvent abrite Sœur Balbina. Longue et vive, cette cloîtrée animée d’une foi à déplacer des montagnes, a toujours un bon mot pour les rares personnes qu’elle rencontre derrière la grille épaisse de son parloir. Comme abbesse des Franciscaines et à l’exemple de Sainte Claire [20] , elle encourage ses compagnes à demeurer cachées avec Christ en Dieu et à persévérer  dans leur choix commun de privilégier dans leur quotidien la pauvreté, l’humilité et la mortification.  Ayant leur supérieure comme modèle, les religieuses gardent une dévotion spéciale pour l’eucharistie et un souci constant pour l’Église et le peuple dans leurs prières.

    Balbina qui vient d’entendre la confession de ses nonnes s’efforce de marcher lentement pour rejoindre sa cellule. Dans l’heure qui suit, elle a prévu de répondre à quelques lettres. En effet, elle reçoit un courrier régulier et garde ainsi contact avec les croyants de l’extérieur. Plusieurs de ces personnes savent que l’audace qui accompagne un grand nombre de ses agissements mal vus par les Primats de l’Église, est toujours conforme à sa conscience et à la relation personnelle qu’elle entretient avec le Tout- Autre. La dissidence respectueuse qu’elle maintient en confessant ses ouailles religieuses et laïques, en redonnant ses connaissances de foi en enseignement aux habitants d’Acquaviva, et en prêchant, est, elle en est convaincue, la volonté de Dieu, en dépit ou en accord avec son sexe!

    *****

    Ils étaient ma famille, geint Teobaldo à qui Gianfrancesco et Maurizio ont pansé la main privée de trois doigts.

    Tandis que Maurizio qui peine à demeurer longtemps sans bouger se promène autour du malade afin de ramasser les restes du pansement et l’eau qu’ils lui ont apportée, son jumeau prend le temps de se pencher sur lui.

    Ils savent maintenant que depuis son retour de la Sainte Expédition [21] , leur malade a bu aux frais de ses compères. Quand le vol de vêtements s’est ajouté à celui plus fréquent de la boisson, ils ont perdu patience et  organisé une parodie de jugement où les représailles avaient été sans pardon. Les jumeaux regardent Teobaldo qui déambule sur le chemin de sable caillouteux. Ils font de leur mieux pour prêter assistance aux Pueri, mais ce groupe demeure asocial  et souvent mal reçu de toutes les couches de leur société. Alors que le vent s’élève et qu’ils s’acheminent du côté opposé à celui qu’a emprunté leur blessé, Gianfrancesco examine l’horizon, ressentant une autre fois les liens qui l’attachent à sa terre.

    Au loin, on devine la forteresse, récente construction fortement voulue par Rinaldo, le père de Forasteria, premièrement, pour défendre la frontière nord de ses possessions. La seconde raison du noble personnage est de pouvoir contrôler à la fois le seul moyen de communication existant sur la côte Adriatique, entre le nord et le sud de l’Italie, et l’unique barrière d'accès à la mer intérieure. Le jeune homme ne se lasse pas de contempler les deux grandes tours du nord-ouest et du sud-est dont le milieu est disposé en fonction de l'axe de symétrie de la forteresse. Ce même milieu sectionne  la roche entière en deux triangles semblables dont les côtés coïncident avec le périmètre des murs. Les lignes de fabrication reliant les centres de gravité des tours d'angle et les murs d'enceinte de la cour dessinent clairement le symbole d'une arbalète prêt à tirer sa flèche dans la mer

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