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Il n'y a pas de crocodiles � Cocody: Anthropologie de la communication musicale en C�te d'Ivoire
Il n'y a pas de crocodiles � Cocody: Anthropologie de la communication musicale en C�te d'Ivoire
Il n'y a pas de crocodiles � Cocody: Anthropologie de la communication musicale en C�te d'Ivoire
Livre électronique603 pages9 heures

Il n'y a pas de crocodiles � Cocody: Anthropologie de la communication musicale en C�te d'Ivoire

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À propos de ce livre électronique

La musique populaire moderne ivoirienne, aspect de la culture populaire, clate travers les industries productrices de la culture de masse et touche des publics tr s vastes. Apr s en avoir retrac l'historique, cet ouvrage examine la fabrication, les acteurs et leurs discours, les divers lieux de performance et d'enchantement (salles de r p titions, studios, maquis musicaux, etc.), des aspects de son contenu et certains des effets de cette forme m diatique. Entre l'essai et l'anthropologie de la musique, entre commentaire et donn es ethnographiques de terrain, cet ouvrage se propose aussi d' tudier la soci t ivoirienne qui se produit en C te d'Ivoire dans et travers son histoire r cente. La musique populaire moderne, reste insaisissable et indomptable. Lieu d'expression d'une intellectualit populaire et d'une conscientisation musicale port e par des artistes-chanteurs, peut-elle contribuer rendre le monde meilleur voire le r -enchanter ?
LangueFrançais
ÉditeurLangaa RPCIG
Date de sortie26 juin 2021
ISBN9789956553983
Il n'y a pas de crocodiles � Cocody: Anthropologie de la communication musicale en C�te d'Ivoire

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    Aperçu du livre

    Il n'y a pas de crocodiles � Cocody - Aghi Bahi

    Préface

    Jean-Pierre Warnier

    Professeur émérite de l’Université Paris-Descartes, Sorbonne

    « Tu n’as pas dit tu prends tout pour t’amuser,

    Quand on te parle il faut écouter »,

    chante le collectif Zouglou en pleine pandémie du Covid 19. Lecteur, Aghi Bahi te parle. Il faut l’écouter. Il faut lire son livre. Il le faut. C’est important. Pourquoi ? Le Covid nous a privé de nos bars, de nos concerts, de nos fêtes, de nos villes, de nos rues, bref, des autres, de nos compagnes et compagnons de la nuit, du contact, des soirées, des rassemblements, de l’adrénaline, de la joie, de la vie, des corps en mouvement, bref de la musique.

    Privation salutaire. Jeûne forcé qui nous tiraille les oreilles et le cœur. Nous mesurons tout ce que la musique valait pour celles et ceux qui vivent avec elle, nous les fans, les buveurs de bière dans les bars de la ville, les danseurs, les citadins, les citadines, les musiciennes et musiciens, performeurs, chanteurs. C’est tout cela que nous, leur public, avons perdu. Et les artistes sont aux abois. Les vidéos en ligne ne remplaceront jamais la présence du public en « live ». La vie se meurt. Nous mesurons le vide auquel sa disparition nous abandonne.

    Au fait, que perdons-nous ? Il faut nommer cela. Il faut l’identifier. Quand la musique reviendra, quand elle aura réinvesti tout l’espace social qu’elle occupait « avant », quand le Covid lui aura restitué la place qu’il lui avait volé, il faudra savoir l’apprécier. Il faudra voir ce que l’on voit - ce qui est si difficile, que nous n’avions peut-être pas vu « avant », quand nous vivions innocemment la ville en musique sans nous poser plus de question, et, pour cela, il faut mettre des mots sur les choses. Il faut savoir toutes les péripéties de l’activité musicale, le village, la colonie, le Président, les espoirs, les protestations, les échecs et les désillusions, les studios, les instruments, les sonos et les compositions. Et tout le défilé des musiciens. Tout doit y passer.

    Quelqu’un doit y mettre les mots justes, au complet, avec tous les aspects de la musique. Nos émotions–plaisantes ou cuisantes–en seront décuplées, car nous saurons voir, entendre, apprécier, choisir, rejeter, adorer ou détester en toute connaissance de l’intellectualité musicale populaire. Il ne faut pas moins de cinq chapitres et de presque 400 pages à Aghi Bahi pour nous le dire. Il connaît son affaire. Il connaît les artistes d’Abidjan et de tout le continent. Il les a écoutés. Il s’est assis avec eux. « Si tous les doya se sont assis, pour parler de ça là, c’est que c’est gâté », pourrions-nous dire encore avec le collectif Zouglou. L’auteur est un de ces « doya ». Je n’en dis pas plus car c’est à moi de me taire et c’est à lui de parler. Il faut s’asseoir et l’écouter.

    Introduction

    « […] dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité » (Foucault 1971 :10-11).

    La musique populaire est un fait de culture et son étude peut être comprise comme une observation de la culture entendue ici préliminairement en son sens large comme « ensemble des techniques, des institutions, des comportements, modes de vie, croyances et valeurs caractérisant une société donnée » (Hermans 1991 :30). Elle inclut tout ce qui est créé et transmis par l’homme (croyances religieuses, coutumes, créations de l’art, usages, techniques...) et renvoie à la vie sociale et collective dans toutes ses formes (Ansart 1999 :126). Ce travail s’inscrit donc dans une thématique large : médias, culture populaire et communication. De nos jours, disait Jean-Pierre Warnier, « la musique, quel qu’en soit le genre et l’origine culturelle – jazz, classique, ‘ethnique’ ou pop –, fait l’objet d’une circulation mondiale qui l’a rendue apatride » (Warnier 2007 :3). Il peut alors sembler quelque peu surprenant de parler de musique « ivoirienne » tout au long de cet ouvrage. Mais il ne s’agit en fait que d’une contrainte de localisation à l’échelle (au niveau) de l’État-nation, partant du principe général que « les cultures sont singulières, extraordinairement diverses et localisées (Warnier 2003 :7).

    Dominique Wolton rappelait récemment que « la musique, malgré toutes les différences, contradictions et inégalités, reste la communication universelle par excellence » (Wolton 2020 :11). C’est en s’interrogeant sur la médialité de la musique que l’idée de composer cet ouvrage s’est fait jour. Espérons qu’il ne s’écarte pas trop du chemin envisagé. Le regard que nous avons tenté de construire sur la musique populaire moderne a embrassé les dimensions expressive, informative et interactionnelle de la communication (Bahi 2016).

    Face au dynamisme culturel, caractérisé par la prolifération des formes de création culturelle, afin de pallier l’épuisement de concepts tels que « culture légitime », « culture de masse », etc., et dépasser le clivage entre élitisme et populaire et toutes leurs connotations, E. Maigret et E. Macé (2020) proposent la notion de « médiacultures ». Celles-ci peuvent être considérées comme « une forme particulière d’écho de la manière dont les sociétés se définissent elles-mêmes ou définissent leurs ‘problèmes’ » (Macé 2006 :55). Cela induit du même coup un changement de cadre référentiel. Cette notion, tout en dépassant les approches ‘dénonciatrice’ et ‘militante’, avance une troisième voie ‘constructiviste’ qui permet d’analyser le champ des possibles du média Elle repose sur au moins trois présuppositions, explique Benjamin Caraco :

    « […] tout d’abord, […] que la distinction entre Culture et médias de masse est finalement assez récente (moins de deux siècles) et que la légitimité culturelle n’est pas un invariant historique mais un ‘construit’. Par ailleurs, l’émergence de contre-cultures freine les processus de dissociations alors que nous vivons dans un régime de ‘pluralité des ordres culturels’. Enfin, et parallèlement, on assiste à une résistance des tenants de la légitimité culturelle classique » (Caraco 2013).

    La musique populaire moderne ici étudiée est celle qui, constituant un média (une forme médiatique), se manifeste dans les « industries productrices de la culture de masse » (Morley 1993 :42), faite de moyens de diffusion collective à même de toucher un (des) public(s) bien plus vaste(s) que celui (ceux) de la culture populaire, ou, pour utiliser une conceptualisation plus récente, s’inscrit dans les « médiacultures » (Macé & Maigret 2020 ; Macé 2006).

    Mais « chaque marigot a son crocodile », dit un adage ivoirien. Ce livre n’est pas un traité de musicologie. On n’y trouvera pas de transcriptions et d’analyses musicales ¹. Il ne sera pas question d’acoustique au sens d’« étude des sensations sonores et des phénomènes qui les provoquent » (Brillouin 1960 :3). Il ne sera pas question, sauf de façon allusive ou très superficielle, du son comme phénomène physique, voire le caractère psycho-physiologique de l’audition. Les qualités artistiques de la voix humaine chantée intéressent davantage notre travail – puissance, éclat (ou mordant), épaisseur et volume – sont largement « arrangées » voire facilitées par les appareillages techniques (High Tech) utilisés dans les studios d’enregistrement et sur scène (Husson 1960). L’analyse est moins focalisée sur l’esthétique de la musique que sur l’organisation sociale qui en permet la production. Donc plus centrée sur le processus social qui est nécessairement performatif. Cela n’empêchera pas de s’intéresser (très légèrement) à la création/créativité, plus envisagée d’ailleurs dans une quête de l’originalité – originalité qui, si elle « garantit » la distinction de l’artiste (par rapport aux autres) n’est jamais loin d’une quête de l’authenticité et d’un imaginaire de la reconstruction identitaire souvent fictionnelle ou « fictionnalisée ».

    Le crocodile² a inspiré la chanson de variété (jusqu’aux comptines ou chansons pour enfants à travers le monde). Celle composée par Francis Bebey est inspiratrice à plus d’un titre comme nous le verrons par la suite. Le titre de cet ouvrage, « Il n’y a pas de crocodiles à Cocody » reprend celui d’un morceau de Francis Bebey³. Il peut sembler surprenant de convoquer ici le crocodile et sa symbolique touffue dans un travail sur la musique populaire moderne en Côte d’Ivoire. Cela est d’autant plus surprenant que le crocodile est associé à toutes sortes de locutions et de maximes diverses et souvent peu amènes⁴. D’ores et déjà, aux plans épistémologique et heuristique, le symbolisme (ou l’allégorie) du crocodile est une invitation à plus de créativité et d’audace en matière de réflexion et de recherche, car les méthodes d’apparence peu classiques peuvent être une bonne façon de faire des découvertes. Il faut faire l’« hypothèse » d’une relation symbiotique entre les sons de l’environnement immédiat de l’homme et leur articulation avec la musique. Les artistes musiciens tirent l’inspiration de la nature. Ils tirent l’inspiration pas seulement de l’Occident mais aussi des sons de l’environnement « sauvage » et le domestiquent pour donner la musique actuelle moderne contemporaine⁵.

    Le crocodile enflamme l’imagination des hommes et alimente l’imaginaire social⁶. Dans de nombreuses mythologies (Égyptienne antique, Mayas, Aztèques, Indiennes, Africaines, etc.) le crocodile joue un rôle important dans la cosmogonie et est nanti d’un symbolisme puissant. Il peut être créateur ou porteur du monde, symbole d’autorité et/ou de pouvoir, gardien (protecteur) de la connaissance (parfois des connaissances occultes). Il peut être symbole de fertilité⁷. La nature amphibie⁸ du crocodile en fait un être mystérieux, un symbole de créativité et d’équilibre. Il est donc compréhensible que V. S. Naipaul ait été intrigué par les crocodiles de Yamoussoukro.

    En Afrique contemporaine, le crocodile mangeur d’hommes – ou le caïman - est présent dans de nombreux systèmes de croyances⁹. Chez les Akan – Baoulés de Côte d’Ivoire, il est un symbole de fécondité et de fertilité et est constitutif de figurines ou poids à peser l’or. Un type de figurine représente deux crocodiles croisés, un mâle et une femelle, avec chacun une proie dans la bouche, formant une croix gammée (svastika) et portant le nom générique de dindjé blafou (en baoulé). V.S. Naipaul témoigne :

    « Les crocodiles de Côte d’Ivoire : plus on en entend parler, plus ils retiennent l’imagination. Et en regardant les photographies de M. Niangoran-Bouah, il est devenu plus facile d’accepter que le motif à croix gammée sur certains poids ashanti à peser l’or aurait pu évoluer à partir d’un rendu simplifié du crocodile : une créature toutes jambes, museau et queue, museau meurtrier se tordant ou se courbant en une queue meurtrière » (Naipaul 1984 :113).

    C’est le dualisme mâle-femelle caractéristique de l’humain qui est ainsi symbolisé. Il s’étend jusqu’à la royauté, à l’autorité et au pouvoir. Le pouvoir, incarné par le féminin, par la reine-mère, doit toujours se tenir au côté du masculin, le roi. Il symbolise aussi les destins liés et l’entente inévitable, l’harmonie nécessaire, de ces deux êtres puisque le dicton qui est lié à ce poids dit en quelque sorte : « à quoi bon se disputer une même proie puisque ce que nous mangeons entre dans le même ventre ? » Le crocodile peut être souvent associé à un poisson – le silure – lui-même vénéré dans de nombreuses religions, est un symbole des poids baoulé (akan plus largement) à peser l’or. L’une de ces figurines représente un crocodile tenant dans sa gueule un poisson ; il signifie que « le crocodile ne rend jamais ce qu’il a pris ». C’est le symbolisme du ventre, satisfaire les besoins du ventre, du « mangement » ; les atalakus (louanges des chanteurs aux personnes distinguées), par exemple, entrent dans cette catégorie.

    Il s’est donc agit, dans le présent ouvrage, de se centrer plus spécifiquement sur la musique populaire moderne en tant qu’institution culturelle en examinant sa fabrication, ses acteurs, ses divers lieux de performance (dans les salles de répétitions, les studios, médiatiques, dans les maquis, etc.), des aspects de son contenu et de certains de ses effets, en effectuant ainsi une analyse culturelle. Entre l’essai et l’anthropologie de la musique, entre commentaire et données ethnographiques de terrain (Cf. Hebdige 2008 ; Majdouli 2007 ; ou même Greil 1998), des adaptations sont effectuées et des compromis, opérés. Il ne s’agit nullement, dans ce travail, de faire le procès d’une ethnomusicologie qui elle-même s’est beaucoup renouvelée (cf. Da Lage 2008 ; Mallet 2002 ; Martin 2012, 2002 ; Bonniol 1999). Cet ouvrage voudrait porter un regard d’anthropologie de la communication sur la musique populaire moderne contemporaine en Côte d’Ivoire. Peut-elle être considérée comme un acteur de la vie quotidienne ordinaire ?

    La quête est toujours celle d’une anthropologie libérée des « conventions dominantes […] assez extensive pour échapper au sociocentrisme [et] assez compréhensive du point de vue théorique » (Balandier 1985 :9) afin d’éviter l’empirisme abstrait, affirmant l’importance du terrain dans son mode de préhension des processus sociaux [communicationnels]. Le rapport entre cette forme culturelle qu’est la musique populaire d’une part, et la société ivoirienne qui lui donne naissance d’autre part, requiert une démarche de compréhension. Il s’agit ici de la compréhension comme capacité d’appréhender le vécu de l’autre par empathie (comme nous le verrons dans la deuxième partie), et aussi comme capacité d’interpréter l’intention ou l’intentionnalité, bref le sens visé manifesté dans la musique populaire (Caune 1995 :56 ; Mucchielli 2001 :113-114). La compréhension sera donc approchée par l’articulation d’au moins deux niveaux de préhension du rapport entre musique et société : celui de l’esthétique sociologique où il sera question de la poïétique et des circonstances de la création, ainsi que celui de la réception de la musique populaire. L’étude de la musique sera ainsi complétée par la perspective de « l’art dans sa fonction sociale, c’est-à-dire sa capacité à socialiser ce qu’il y a de plus individuel chez l’homme : ses sensations, ses perceptions, ses sentiments » (Caune 1995 : 36). Le discours musical étant un des lieux importants de la compréhension, devra prendre en compte le rapport pragmatique entre le contenu (les paroles) et la relation.

    Étudier, comprendre la musique populaire requiert aussi une anthropologie de la ville (de l’urbain), de la diversité culturelle (White 2008 ; Roskem 2014). Ce faisant, cet ouvrage se propose aussi étudier la société ivoirienne qui se produit en Côte d’Ivoire en travaillant les discours des musiciens, des producteurs mais aussi en investissant des lieux de performance, dans et à travers l’histoire récente, en examinant les aspects sociaux, économiques, politiques, culturels. Réaliser un tel travail est revenu à une archéologie de l’histoire récente, une historiographie s’appuyant sur une sociohistoire aux lisières d’une (controversée) histoire du temps présent : « celle qui se fait avec et sous le contrôle de témoins, c’est également elle qui peut utiliser leur contribution pour pallier l’absence de sources scripturales et pour en constituer d’autres qui permettent d’écrire l’histoire autrement » (Wolikow 1998 :14). Voire. Il s’agit même d’écrire cette histoire tout simplement. Cette historicisation, une historiographie rudimentaire, a permis de contextualiser la musique populaire contemporaine ivoirienne. C’est donc aussi faire œuvre contemporaine, toujours empreinte de déphasage et d’une certaine dyschronie (Agamben 2008 :10). « La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme » (idem :11). Cette pluralité disciplinaire ne doit pourtant pas noyer l’ambition première qui est d’armer une approche anthropologique du phénomène communicationnel. Selon nous, cette construction originale du regard est à même de composer un regard anthropologique du phénomène étudié. La démarche anthropologique consiste à entrer dans la totalité par une petite porte… J’ai plutôt une conception et une approche crocodiliennes (sauriennes) de la recherche en sciences humaines (humanités). Les questions semblent être toujours les mêmes : comment aller du micro au macro et vice versa ? Comment aller du « traditionnel » au « moderne » et vice versa ? Comment survivre entre l’océan théorique et les montagnes de données empiriques - à moins que nous ne soyons des êtres amphibiens comme les crocodiles par exemple ?

    Le matériau d’analyse comprend aussi des textes de chansons, mais également des articles de presse et quelques sites Internet¹⁰, proposant des interviews et reportages sur des artistes populaires, des entretiens non structurés avec des jeunes, des artistes chanteurs débutants, des informateurs. Indiquons à propos des entretiens, que le malaise de la situation politique [à certains moments des enquêtes] les a rendus difficiles¹¹. Un tel corpus, dans lequel les emprunts à l’enquête ethnographique de terrain sont évidents, peut paraître hétéroclite mais présente l’avantage de multiplier les points de vue et par là même de relativiser la connaissance ordinaire de ce champ empirique. En outre, la familiarité que nous entretenons avec la musique populaire et la politique du pays pose non seulement le problème de l’objectivité mais également la question de la connaissance interne (insider knowledge). Cette connaissance interne du champ empirique est un outil méthodologique certainement avantageux dans le processus de la recherche et capital pour la compréhension. Elle doit, pour cela même, faire l’objet d’une évaluation critique (Bennett 2002 :460-461) renforcée par la nécessaire vigilance épistémologique (Bourdieu & alii 1968).

    Dans ce travail, l’approche interdisciplinaire se marque par les emprunts à l’ethnomusicologie et à la sociologie de la musique dans la mesure où il s’agit d’étudier le phénomène social qu’est la musique populaire de/en Côte d’Ivoire, sa création, son exécution, son apprentissage, sa ritualisation (ses fonctions sociales) donc dans son contexte politique, social et culturel. En effet, il est impossible d’appréhender la réalité phénoménologique de la musique populaire en dehors de son contexte culturel. Le contexte est en effet d’une importance fondamentale pour tout phénomène de communication (Hall 1987). La contextualisation permet de saisir la complexité des interactions humaines.

    La saisie de certains genres musicaux, issus de certaines subcultures, et des logiques développées dans le champ musical constitue déjà en soi un travail de dépaysement. Si notre recours à l’esthétique est un tantinet sauvage, c’est qu’en réalité, l’ancrage de ce travail reste les sciences de l’information et de la communication (SIC), mais en leur versant anthropologique (anthropologie de la communication) tant par une enquête auprès d’informateurs issus du milieu des producteurs (créateurs, chanteurs, impresario, arrangeurs, techniciens de studio, etc.) que par un travail sur le discours de la chanson et une approche singulière des publics et lieux de performance. Il faudrait alors parler d’emprunts à l’ethnologie dans la mesure où notre temps d’immersion dans ces milieux a été très variable et même assez court par endroits (pour mériter l’appellation pleine d’ethnographie). Certes « le séjour du tronc d’arbre dans l’eau ne le transforme pas en crocodile » (proverbe répandu en Afrique) et l’observation participante ne se signifie pas l’identification totale de l’enquêteur, mais tout de même… Au plan ethnographique, ce morcellement d’endroits locatifs où se dérouleraient les observations reconstitue un terrain déterritorialisé d’enquête (Giddens 1994). Une telle approche du terrain n’est pas neuve en soi et s’inspire largement de la « multi-site ethnography », l’ethnographie multi-sites (Appadurai 2001). Elle a consisté, à Abidjan (en Côte d’Ivoire), en la fréquentation de musiciens, membres de groupes en formation a priori « diamétralement » opposés au plan idéologique mais que tout rapproche au plan des conditions socioéconomiques et de travail : des jeunes musiciens plutôt zouglou, d’autres se déclarant rastas, des musiciens estampillés jazz mais qui vont allègrement d’un style musical à l’autre. Ces groupes de jeunes constituent des lucarnes sur les communautés électives ou « tribus » (Maffesoli 1988) qui peuplent le monde de la musique et animent le champ musical local¹².

    Pour ce travail nous avons aussi tablé sur quelques icônes de la musique populaire mais également sur des musiciens (beaucoup) moins connus et même des musiciens en devenir. La musique, notamment par les chansons qu’elle peut véhiculer, a des propriétés médiales. En tant qu’objet culturel, elle est sujette à des usages médiatiques. Il a semblé utile d’interroger alors la chanson populaire comme moyen d’expression et de communication. Pour Platon, bien que la musique soit vectrice d’harmonie et soit essentielle à l’éducation des jeunes citoyens, elle a cependant une influence dichotomique sur l’âme et peut ainsi être soit bonne, soit mauvaise (Platon éd. 1966 :127). La bonne musique, pure, simple et sans ornements, est associée à la parole poétique qui elle-même se rapproche du logos (l’arme de la philosophie), et supplée à « la fonction de rapprocher les hommes du divin ». Elle doit aider « l’âme des hommes à être bonne et juste » (Masselis 2016). Dans la mesure où leur poésie est associée à une musique « impure », les aèdes (poètes lyriques) sont donc rejetés de la cité idéale car les citoyens ne doivent pas être trompés. Il est même à redouter que les musiques et chants nouveaux portent atteinte aux formes de la musique et ébranlent les lois de la cité (Platon éd. 1966 :175-176). Dans la mythologie bété¹³ par exemple, le palmier¹⁴, de par sa générosité, est le symbole des artistes et, pour cela, le chanteur est respecté par la société. (Tapé 1986b :139-141 ; Séry 2015 :37).

    La démarche adoptée dans cet ouvrage s’inscrit donc résolument au carrefour des études culturelles et de l’anthropologie de la communication. La communication n’est pas engoncée entre un émetteur et un récepteur mais est plutôt un processus circulaire complexe de production d’une situation où, à l’image d’un orchestre, divers acteurs jouant chacun leur partition, produisent un concerto social (Winkin 2001). Cela nous enjoint de penser l’objet musique populaire comme « une suite de médiations et [d’] interactions qui la façonnent et lui confèrent un sens » (Rouzé 2004 :16). Ces médiations sont le fait des enchaînements des actions des divers acteurs qui interviennent depuis l’idée musicale jusqu’à sa diffusion. Médiation est ici utilisé au sens d’Antoine Hennion (1993) c’est-àdire comme un ensemble combiné d’éléments donnant vie et sens à la musique (Rouzé 2004 :15-16). Il sera fait usage de ce que l’on pourrait appeler des petites « vignettes ethnographiques », des moments de pause, des « poses » au sens africain du terme (prendre une photo), mais également des moments où la personne interrogée pose littéralement en même temps qu’elle se met en scène et produit une (micro) performance. Outre des extraits d’entretiens, le matériau d’observation apparaîtra ainsi sous formes de vignettes (de tailles diverses/plus ou moins brèves). La vignette, « courte esquisse littéraire descriptive », pourra être historique, ethnographique (celle de l’expérience sur le terrain), portraiturale, ou histoire de vie. Toujours schématique, souvent carricaturale, elle rapporte une expérience et a une visée illustrative. L’élaboration de la vignette est un travail de construction narrative qui pose nécessairement (et inévitablement) des problèmes de cadrage (de perspective, de point du vue), de programme narratif (de récit) et de temporalité. Ces arrêts sur l’image, d’« anecdotes » illustratives à visée descriptive et analytique, sensées dépeindre des situations « idéales » ou « typiques », en faisant toutefois en sorte de ne pas en rester à l’ornemental et d’éviter de tomber dans l’anecdotique. Certes, la vignette en tant que projet herméneutique requiert une interprétation et son usage peut usage peut donner le sentiment de souscrire à une division (positiviste) entre « théorie » et « données » et même de reproduire subrepticement les divisions et hiérarchies coloniales historiquement genrées. Comme tout supplément censé (sensé) ajouter une valeur compréhensive au point (ou à l’idée) soulevé(e), la vignette ne doit pourtant pas détourner de l’essentiel de l’analyse. En outre, elle peut souffrir d’insuffisance narrative. Il faut faire preuve de vigilance épistémologique (Bourdieu & alii 1968) afin d’éviter de tomber dans le piège de l’empirisme plat et de transformer la phénoménologie, l’expérience et l’histoire en ornement (péristyle) autoritaire.

    L’anthropologie « reste par définition la science de l’homme, au carrefour de nombreuses disciplines » (Thomas 2000 :43). D’un côté la communication semble être un « objet oublié » de l’anthropologie. De l’autre, l’anthropologie est encore une approche largement sousestimée (et peut-être négligée) par (les sciences de) la communication. Or la communication dont nous traitons en Sciences de l’Information et de la Communication est essentiellement une communication humaine (ou sociale).

    Dans cette étude, la musique proprement dite est considérée comme un support du récit véhiculé par les paroles de la chanson. La dimension de l’oralité (d’ailleurs) renvoie immanquablement au caractère populaire de cette musique. Certes, il ne faut pas tomber dans l’aporie du « graphocentrisme » et l’on ne sera donc pas étonné de pas y trouver de transcriptions musicales. La technologie est importante. Elle détermine largement la fabrication et inévitablement la forme et le contenu de la musique. Là également, il importe d’éviter le piège du « technologisme ». La musique populaire actuelle est (beaucoup) plus que de la technologie. Une lecture analytique des paroles des chanteurs et des groupes en rapport avec la politique (textes, « contenus », mais aussi de vidéos paraissant pertinentes et intéressantes). Le web – Youtube (entre autres) notamment¹⁵ – s’avère d’un secours inestimable pour l’accès à ces musiques et pour la constitution d’un corpus à la fois large, souple et ouvert… Les vidéoclips sont des lieux forts évocateurs de construction de soi des artistes.

    Le regard a investi autant que possible les différents lieux de performance des acteurs et en même temps des lieux critiques de la médiation musicale. Il s’agit de lieux de création (jeunes musiciens zouglou, rasta, salle de répétition, etc.), de lieux de production (studio, bureau du « producteur »), où l’on tentera de saisir comment se construisent les représentations du socius¹⁶, du social, de ce qui fait la vie en société et de l’imaginaire du politique… « Représentations » est ici utilisé en un sens large, proche des « représentations collectives » de Durkheim (éd 2007, 2006). Il s’agit aussi de lieux de diffusion (animateur d’émissions de radio pour jeunes), où l’on tentera de saisir comment se construit le rapport au socius, au social, au politique… Il s’agit enfin de de lieux de « réception/consommation » y compris des « maquis » pris à la fois comme lieux d’expression de l’effervescence festive des jeunes abidjanais, et lieux de performance scénique et des lieux nodaux de circulation de personnes d’idées et des sonorités (cf. infra). Par le concept de circulation, il faut entendre déplacements, mouvement, échanges (à l’échelle mondiale/planétaire) des hommes, des idées, des technologies. Ce mouvement, possible par les déplacements et la communication, les moyens de transport et les médias de diffusion (y compris le disque) s’est activé et intensifié avec l’accélération de la « mondialisation ». Il existerait des sortes de flux zonaux : Interafricain(e)s (avec le Congo, le Ghana, etc.), Afrique-Europe (e.g. chanson française, pop music anglaise), Afrique-Amériques (rythmes latins, blues afro-américain). Ce sont de véritables « régimes de configurations circulatoires » au sens de « relations d’échanges non hiérarchisées et multidirectionnelles » (Gardon & alii 2009).

    Le « maquis » a été choisi comme lieu public d’observation de diffusion de la musique populaire moderne. « Le mot maquis renvoie en Côte d’Ivoire à une triple réalité qui est à la fois gastronomique, culturelle et politique » (Kouakou 1983 :545). Il fait partie de ces

    « lieux partiels où s’exerce l’activité des hommes dans leur existence journalière, commune ou triviale - [ici, des] espaces de travail, [ou encore des] lieux de convivialité [des niches] où les hommes [peuvent] chercher une intensité de communication que ne permet plus l’immensité du domaine global » (Duvignaud 1977 :135-136).

    Le maquis est initialement un espace commun où se manifeste ou s’exprime la possibilité de la parole publique d’en bas : lieu de restauration, de détente, de désaltération, de relâchement mais aussi d’échanges et de discussions entre les gens. L’atmosphère du maquis, faite de foisonnement, de charivari, d’apostrophes, de causeries en font « une ambiance exceptionnelle qui dépasse le cadre gastronomique et la simple fonction de restauration pour en faire un centre culturel avec ce que cela comporte de mélange humain, de réflexions, de discours et de projets » (Kouakou 1983 :547). Le maquis est aussi un lieu de diffusion audio ou vidéo, souvent à tuetête, de la musique populaire et ainsi même un lieu d’effervescence festive qu’il importe de comprendre dans le contexte de la ville. Par le divertissement que procure la musique populaire, le maquis est ipso facto un lieu de dissémination des messages contenus dans les textes musicaux (la parole chantée). La performance musicale, encapsulée, enregistrée (sur bande sonore et/ou vidéo), le simulacre de performance, sera étudiée dans ce même chapitre, ainsi que certains effets qu’elle est à même de produire sur l’auditoire.

    Quelle est la fonction de la musique dans la vie (sociale) quotidienne ordinaire ? La musique populaire est aujourd’hui une marchandise culturelle intégrée dans l’économie marchande, en particulier celle mondialisée du divertissement (Rouzé 2004 ; Flichy 1992). Vincent Rouzé rappelle bien que la musique, en tant qu’objet de recherche, est tendue entre le local (en termes de situations et de lieux) et le global (en termes de systèmes économiques, politiques et sociaux) ; entre instances de production musicales et instances de réception et effets de la musique (Rouzé 2004 :11). Jean-Pierre Warnier constatait que la circulation mondiale de la musique moderne contemporaine (sous toutes ses formes) est telle qu’elle peut être considérée comme « apatride » (Warnier 1993 :3). Il est donc très malaisé de localiser la musique populaire moderne dans les limites de l’État-nation. La musique populaire moderne se laisse difficilement brider. L’expression musique populaire moderne, sous-entendu « ivoirienne », est en soi une localisation géographique (dans l’Étatnation) inévitable pour au moins deux raisons : i) la faisabilité de l’étude et une certaine maîtrise du terrain d’investigation ; ii) les musiques, à l’instar des cultures dans lesquelles elles s’insèrent, sont « singulières, extraordinairement diverses et localisées » (Warnier 1993 :7). Mais, dans la mesure où la musique ne peut être enfermée dans une boîte en fer, il sera fait appel à d’autres musiques, localisées, à d’autres lieux, dans d’autres flux (culturels), en considérant autant que possible ces mediascapes ou ces ideoscapes (Appadurai 2000) – ou encore, pour pousser la même logique, les « soundscapes » voire les « musicscapes »… En effet, la musique est un moyen d’expression et de communication. Cela a supposé d’en étudier les dimensions poïétique, poétique, esthétique.

    Ainsi, le premier chapitre expose le contexte global et énonce (explique) le cadre épistémologique et théorique général de ce travail sur la musique populaire moderne. L’art musical (en l’occurrence) ne peut se développer en dehors du contexte social complexe de son émergence. Il ne peut non plus s’analyser indépendamment du contexte social (au sens large) – une telle analyse ne peut être décontextualisée. Hasard du calendrier, vissicitude de la réflexion et de la rédaction, trois événements ont fait irruption dans ce travail : la pandémie du Covid-19, l’élection présidentielle de 2020 et la libération du Président Laurent Gbagbo… Ce premier chapitre interroge la médialité de ce produit culturel, et, au-delà, sa fonction d’agenda (setting).

    Le chapitre deux, en esquissant un historique de l’essor de la musique populaire ivoirienne tel qu’elle se développe dans la ville, évoque chemin faisant des musiciens accomplis à la célébrité acquise, distinguished¹⁷ et même famous (connus ou célèbres). À travers un bref historique de la musique populaire, allant de la ville coloniale à la ville ivoirienne du XXIème siècle (autant que possible), comment la musique populaire s’est progressivement développée. Cet historique devrait permettre de comprendre comment le passé a eu des « conséquences lointaines » donnant forme, contenu et orientation à la musique populaire et comment ces conséquences se font sentir dans les évolutions / orientations / bifurcations récentes de la musique populaire. « On s’assoit sur l’ancienne natte pour tisser la nouvelle ». La ville coloniale africaine est et reste le lieu par excellence du commandement administratif et militaire (le siège du pouvoir en quelque sorte). La ville contemporaine conserve et renforce ces attributs. Nous indiquerons comment la musique populaire est devenue une industrie culturelle. En raison même de l’historicité de la musique ivoirienne et de ses développements, certains artistesmusiciens comme Francis Bebey ont été « ivoirisés »…

    Par la suite, il s’est agi de suivre autant que possible les linéaments de la poïétique, de la fabrique de la musique populaire afin de saisir comment elle se fabrique. La création musicale est ici envisagée sous l’angle de sa production et la créativité, effleurée sous celui de l’originalité et/ou de l’authenticité. Avec la musique, monte la sensation et nait le sentiment rappelle V. Rouzé (à la suite de Hanslick et de Kant). Cela est d’autant plus patent avec la parole chantée. Ce sera l’objet du chapitre suivant. Le chapitre trois s’aventure dans l’aspect social de la musique, « à partir du social et des hommes ». Cette approche s’inscrit « dans une réalité spatiale et temporelle définie avec pour finalité de se servir de la musique comme d’un reflet d’une autre réalité qui la dépasse » (Rouzé 2004 :39). L’attention est alors portée sur la construction sociale de la musique populaire moderne en Côte d’Ivoire. Poussée à l’extrême, elle s’intéresse à la « fabrication » de la musique dans des lieux de performance « manufacturiers ». Elle s’inscrit donc à l’inverse donc de l’approche esthétique de la musique, laquelle n’étant pas possible étant donné l’objectif et les moyens qui sont les nôtres. Des aspects esthétiques pourront toutefois être abordés (très) superficiellement en cas de nécessité. Là, l’intérêt a davantage porté sur les « jeunes » musiciens – ceux qui ne sont pas encore célèbres et distinguished mais qui aspirent toujours plus ou moins à l’être. Il esquisse un historique de l’essor de la musique populaire moderne en Côte d’Ivoire. L’historicisation de la musique populaire amplifiée) est une entreprise d’autant plus difficile qu’outre le manque de sources fiables, elle est minée par les divisions (marketing) par genres, les expertises journalistiques des critiques musicaux, les cloisonnements territoriaux de la recherche universitaire et la « concurrence » interdisciplinaire (Gibert & Leguern 2008).

    Il a fallu penser à l’auditeur/spectateur qui entre en communication (communion) avec d’autres pendant la diffusion/la performance de la musique/chanson populaire, et examiner la dimension fusionnelle ou confusionnelle, l’orgiasme, l’effusion, l’excès (Maffesoli 1985 ; Jeanneret 2007), performance dans laquelle, l’auditeur/spectateur, par son écoute et son regard, « participe de l’intersubjectivité » (Jeanneret 2007 :48) dans la situation spécifique du maquis. Le quatrième chapitre veut comprendre comment ce produit culturel, entre « show » et conscientisation, participe à la construction d’un imaginaire (glocal, national) en même temps qu’il se nourrit de cet imaginaire. La chanson/musique performée restitue et mobilise en effet la dimension corporelle (la corporéité) de la parole (à la différence de l’écriture). En même temps, elle est spectacle vivant. Le quatrième chapitre entre alors dans des lieux ordinaires de performance de la musique populaire moderne. En revenant sur le festif, l’on examine la continuité entre le chanteur « traditionnel » et le chanteur « moderne ». L’on s’interroge également sur l’intellectualité des chanteurs populaires.

    Le cinquième chapitre, étudie comment les effets du multipartisme ont transformé la musique populaire moderne en véritable mode d’expression (du) politique, voire en espace de confrontation politique. Cela a aussi été l’occasion d’étudier en quelque sorte l’agenda setting de la musique populaire (the agenda setting nature of popular music). Pour ce faire, il s’est appesanti sur diverses formes de conscientisation : religieuses, pour les causes sociales et pour les intentions politiques. Ce livre approfondi un travail esquissé ailleurs, çà et là, dans divers articles ou ouvrages ¹⁸. La chanson populaire moderne, insaisissable, indomptable, est un lieu d’expression d’une intellectualité populaire portée par des artisteschanteurs considérés comme intellectuels populaires. La musique populaire est ainsi une des expressions de l’infrapolitique des dominés. Des réflexions antérieures sont d’ailleurs reprises, quoique légèrement révisées, dans divers chapitres. Il n’a pas toujours été possible d’éviter des énumérations parfois longues – même si cellesci sont souvent partielles (incomplètes). Au demeurant, l’exhaustivité pour un tel travail reste chimérique.

    ____________

    ¹ Dans les sciences humaines et sociales, il semble qu’il ne faille pas « marcher sur les plates-bandes des autres », anthropologues ou sociologues, politologues, sychologues, etc. Les sciences de l’information et de la communication reprennent allègrement cette coutume, veillant soigneusement à ne pas empiéter sur le territoire des autres. Nous pensons au contraire que l’anthropologie de la communication se doit de porter et de construire un regard original sur des « objets » qui, en soi, n’appartiennent en propre à aucune science du social ou de la communication. L’anthropologie de la communication doit même affirmer son « hybridité » à savoir sa filiation avec l’anthropologie culturelle d’une part et les sciences de l’information et de la Communication d’autre part et, pourquoi pas, sa double appartenance.

    ² Crocodile vient du grec krokodeilos (Petit Robert) [signifiant « homme de pierre » en référence aux écailles qui couvrent son corps (Cf. site web du Frontal)], onnant en latin crocodilus, et qui désigne un « grand reptile à fortes mâchoires, à quatre pattes courtes, qui vit dans les fleuves des régions chaudes ». Le crocodile a l’ouïe et la capacité visuelle extrêmement développées. Sa peau couverte d’écailles est rude. C’est une créature sans peur, caractérisée par la force, l’énergie. Le crocodile a une habilité à rester caché immobile, à ne faire aucun mouvement non nécessaire, et à s’adapter à son environnement. Son cri caractéristique est le vagissement. Indiquons aussi queap’emblème de la ville de Nîmes en France représente un crocodile (et un palmier) probablement en souvenir des campagnes romaines en Afrique.

    ³ Ce morceau est tiré de l’album Un petit ivoirien (label Ozileka), réédité en 2012 dans l’album African electronic music (1975-1982).

    ⁴ E.g. : - Crier ou se lamenter comme des crocodiles : verser des larmes de crocodile ; - « Ah ! Crocodile qui flatte les gens pour les étrangler » (Molière, Georges Dandin, acte III, scène 8) ; etc.

    ⁵ Il n’est donc pas étonnant si dans la logique de capitalisme, l’Occident voit encore l’Afrique comme un état de nature et viennent en Afrique pour collecter des sons dits « ethniques » et les intégrer à leur musique (Beyoncé, Michael Jackson, etc.) ou à des banques de sons à intégrer à des synthétiseurs… Les sources d’inspiration sont multidimensionnelles : ils empruntent chez les autres mais aussi dans la nature.

    ⁶ Le crocodile vagit (comme on peut le voir et l’entendre dans des documentaires de David Attenborough de BBC sur la nature : commentaires sur les animaux de l’Okovango, sur les sons des crocodiles dans l’eau, et les subtilités qu’ils utilisent dans leur vie...), il pousse des vagissements, des cris plaintifs et faibles qui ressemblent un peu à ceux d’un enfant nouveau-né. Pour cette raison, il est dit trompeur [cf. expression, maximes, etc.]. Pendant les amours, les crocodiles mâles, pour attirer les femelles, émettent des vibrations basses « qui font danser l’eau » (Cf. la chaîne de télévision Nat Geo Wild la série documentaire Destination Wild, l’épisode intitulé Le Costa Rica…). Les mouvements de leur accouplement aquatique, ressemblent visuellement et les bruits de l’eau qui coule sur leur dos squameux, à une danse de pierres sur l’eau.

    ⁷ Dans la mythologie de l’Égypte antique pharaonique, le dieu crocodile Sobek, dieu de l’eau et de la fertilité, était un des douze animaux sacrés associés aux douze heures du jour et de la nuit. Il symbolisait le pouvoir suprême, l’autorité et la capacité à mettre les autres sur le bon chemin.

    ⁸ Dans de nombreuses cultures, des animaux amphibies tels que l’hippopotame ou le crocodile sont associés à des croyances. « Il existe une certaine parenté entre le crocodile et l’hippopotame : l’un et l’autre habitent le même fleuve et mènent une existence double » (Martini 2015).

    ⁹ Dans l’aire ethnoculturelle malinké, le caïman est l’animal totémique des Bamba. Le crocodile est l’animal totémique de telle région ou de tel lignage au Burkina Faso ; il est un des animaux primordiaux de la création chez les Sénoufos de Côte d’Ivoire.

    ¹⁰ Par exemple : Réseau Ivoire [www.rezo-ivoire.net] ; Grioo.com [www.grioo.com] ; Nouchi.com [www.nouchi.com] ; etc., la liste n’est pas exhaustive.

    ¹¹ Par exemple, en raison de l’engagement même des chanteurs dans des « camps » politiques opposés, et aussi des penchants des enquêtés eux-mêmes, évoquer les noms de Paul Madys, Serge Kassy, Tiken Jah Fakoly ou même Alpha Blondy peut s’avérer inhibitif.

    ¹² Cette déterritorialisation devait initialement être complétée autant que possible par des périodes d’observation (lato sensu) dans la région parisienne (chez les « Ivoiriens de France » musiciens (En raison d’un manque cruel de financements, il n’a pas été possible d’exécuter cette étape). Il faut espérer que dans un avenir proche, un tel travail puisse se réaliser. Là, il s’agira de comprendre le rôle que peut jouer la musique dans l’éloignement de la « mère patrie », dans le renforcement de l’indigénisation de l’Ivoirien de la diaspora. La communication est saisie comme célébration de l’être ensemble (Durkheim éd. 2007). En définitive ce travail en diaspora permettrait de comprendre comment la musique s’élabore en situation diasporique et comment elle participe de la création d’un sentiment national.

    ¹³ Les bétés sont un des peuples du groupe ethnique Krou dans le Centre-ouest de la Côte d’Ivoire. Raymond G. Zogbo (2005 :362-365) fournit une liste d’ouvrages sur ce peuple de Côte d’Ivoire – liste à laquelle on peut ajouter : Jean-Noël Loucou (2002), Raymond G. Zogbo (2004), Séry Bailly (2015).

    ¹⁴ Le palmier est l’enfant de Yoro (le Soleil) et de Kobéhi Ziguédé sa mère qui ont une querelle. Le palmier par sa générosité légendaire réussit à les réconcilier. Ses parents l’ont récompensé en le comblant de richesses : par toutes les parties de son corps (vin, sel, palmistes, toiture, balai, etc.) il sera utile aux hommes (Tapé 1986b :140), et, « en lui accordant le don de rassembler les hommes, il éloigne les sources de ressentiment et de confrontation » (Séry 2015 :95). En tant que balai sacré (gba yeregba), le palmier à huile fait ainsi cohabiter l’oiseau et le serpent. Et c’est pourquoi, chez les Bétés, le musicien-chanteur, summum de l’artiste, est honoré par la société.

    ¹⁵ Youtube mais aussi Deezer, ou même Facebook ou MySpace… jouent un rôle de mémoire vive des musiques actuelles mais aussi plus anciennes.

    ¹⁶ Socius est ici entendu comme élément social intervenant dans le comportement d’un individu, est constitutif de son être et est consubstantiel de son organisme. Composante sociale de son comportement et de sa vie sociale, socius renvoie à cet autre que chaque individu porte en lui depuis sa naissance…

    ¹⁷ C’est à dessein, en raison de sa polysémie ou si l’on préfère de ses nombreuses connotations complémentaires que le vocable « distinguished » est ici utilisé. En effet, il renvoie à un vaste champ sémantique dans la langue cible qu’est le français et recouvre au moins les termes : éminent, célèbre, illustre, renommé, légendaire, significatif, bien connu, populaire, estimé, respectable, respecté, honorable, honoré, auguste, vénérable, acclamé, célébré, grand, noté, notable, important, influent…

    ¹⁸ Il s’agit précisément de « L’effet ‘titrologue’… », « Permanence et bifurcations du ‘sentiment nationaliste’ ivoirien », « Musique populaire moderne et co-construction de l’imaginaire national », « L’ivoirité mouvementée », « Anthropo-logiques de la communication ».

    Chapitre I

    Musique populaire, médialité et société

    Je te l’avais bien dit, hein ?

    Si tu veux vivre parmi les tiens

    Tes semblables,

    Les lézards, les caméléons,

    Les caïmans et autres méchants sauriens,

    Ce n’est pas ici qu’il faut venir mon ami

    Hé hé hé hé hé hé…

    Il n’y a pas de crocodiles à Cocody, je te le redis […]

    (Francis Bebey)

    En Afrique, la musique est une des formes d’art les plus anciennes et les plus répandues. Art ici renvoie à cette activité humaine dont le but principal est la production du beau, une beauté en l’occurrence immatérielle car il s’agit de musique¹⁹. L’art²⁰ peut être appréhendé comme la manifestation visuelle, sonore ou spectaculaire des lois de la création (universelle, humaine, etc.) pour manifester le beau, le bien et le bon – en tant qu’archétypes de l’harmonie – dans la vision d’une unité de l’homme et de la nature (cf. Goran 2011). L’harmonie va donc bien au-delà de son sens ordinaire de combinaison de sons agréables à l’oreille. « L’art africain […] est fonctionnel, c’est-à-dire qu’il annonce l’action plus encore qu’il ne s’offre à la contemplation » (Laburthe-Tolra & Warnier 2003 :251).

    À l’instar des autres arts, la musique imite et copie la nature mais n’en est pas l’incarnation, les artistes ne donneraient à voir et à entendre que des simulacres. Pourtant, l’art musical « bien qu’il ne soit pas produit dans cette intentionnalité, est un moyen de connaissance d’une société » (Caune 1995 :107). La musique populaire est si ordinaire qu’elle paraît exclue du domaine de l’art et semble même échapper à ce contrôle et cette systématisation observés par M. Foucault (1971 :10-11). En tant qu’art, la musique elle-même est un objet à la définition insaisissable comme l’exprime bien Paul Gilroy :

    « […] je crois possible de définir la musique comme le Même changeant plutôt qu’immuable. Aujourd’hui, cela passe par la tâche difficile de tenter d’appréhender la reproduction des traditions culturelles non pas dans la transmission non problématique d’une essence figée, mais dans les ruptures et les interruptions qui suggèrent que l’invocation de la tradition peut elle-même constituer une réponse distincte, bien qu’indirecte, au flux déstabilisant du monde post contemporain. […] Cette tâche nécessite aussi de prêter une bien plus grande attention aux rituels de la performance, qui fournissent à première vue un indice du lien entre les cultures noires » (Gilroy 2010 :150).

    Ce chapitre esquisse le contexte global et le cadre épistémique et théorique de cet ouvrage. La musique populaire moderne, composante de la culture populaire, exerce une certaine médialité dans une société de plus en plus complexe. Expression d’une certaine effervescence, la musique populaire établit son agenda dans une société en mouvement, elle-même connectée aux flux mondiaux.

    1. Musique populaire ou musiques urbaines ?

    Peut-être devrait-on commencer par des définitions simples qui, sans être simplistes, nous permettrons d’entrer dans cet univers complexe et luxuriant. Faut-il parler de « musique populaire » ou de « musiques urbaines » ? Une précision conceptuelle s’impose donc. « Musique populaire » renvoie à « populaire », à « peuple », voire à culture populaire (popular culture). Ce qui est « populaire » prend aujourd’hui une nouvelle dimension avec les mass media. Il semble d’ailleurs que le populaire devrait inclure ce qui est appelé communément le « folklore ». Le « peuple » reste difficile à cerner avec précision (Bouvet 2012 ; Taguieff 2007). En effet le peuple est changeant et mobile. La notion de peuple change même quelque peu avec le développement des villes, et la prolétarisation des enclaves de petits employés. Il peut être saisi comme « la communauté dans son ensemble ou l’ensemble des fractions populaires d’une communauté socialement stratifiée » (Wondji 1986a :17).

    En son sens le plus ordinaire, l’urbain (par opposition à rural) est relatif à la ville, qui est de la ville, qui est propre à la ville. Or aujourd’hui, nous sommes entrés dans un « monde des villes » car la mondialisation a donné « un coup de fouet à l’urbanisation » (Dollfus 2007 :32). En 2000, la moitié de la population mondiale se regroupait dans les zones définies comme urbaines. La Côte d’Ivoire n’échappe pas à cette poussée mondiale de l’urbanisation. En 2018, la moitié de la population ivoirienne habite un milieu défini comme urbain²¹ et notamment dans des villes de plus en plus peuplées. Le site population dat.net note : « La population continue à grossir rapidement, et vient, comme partout en Afrique, s’agglutiner autour des grandes villes, dont la métropole Abidjan, qui approche désormais les 5 millions d’habitants²² ».

    Le terme « populaire

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