Le Cahier de Musique: Souvenirs d’une prof en quête de sens, d’accords et de résonances
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À propos de ce livre électronique
À l’aube de ma vie de retraitée, il me fallait partager les souvenirs sensibles et les questionnements qui ont éveillé ma conscience au monde actuel ; un monde dont les attentes et les fractures sont devenues une part de moi-même.
Ces pages drainées par la musique s’adressent à tous. Je souhaite qu’à leur tour, elles suscitent de belles résonances et de justes interrogations.
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Aperçu du livre
Le Cahier de Musique - Corinne Chardon-Tissier
Le Cahier de Musique
Corinne Chardon-Tissier
Le Cahier de Musique
Souvenirs d’une prof en quête de sens, d’accords et de résonances
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
© Les Éditions du Net, 2020
ISBN : 978-2-312-07821-2
« C’est le temps que tu as perdu pour ta rose
qui fait que ta rose est importante. »
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince
« N’oublions jamais ce qui nous a été donné
et n’oublions pas non plus de remercier celles et ceux
qui nous ont donné, puis de redonner, à notre tour. »
Christophe André, 3 Minutes à méditer
À mes enfants
Introduction
L’ACCORD ET LA RÉSONANCE, LA BRISURE ET LA MARGE
Me voilà à la retraite, après avoir servi l’Éducation nationale pendant quarante ans, en banlieue et à Paris, dans des collèges publics fort différents, en tant que Professeur d’Éducation musicale. Ce départ, j’avais tout fait pour le retarder : il m’angoissait ; pourtant, il s’imposait : j’étais déphasée. Le rythme social s’accélérait tandis que le mien ralentissait. Je battais donc en retraite, désolée de ne pouvoir accomplir mon rêve final d’un beau spectacle réalisé avec les élèves, récompensant des années d’efforts et de joies. J’en avais tellement préparé, autrefois.
Ce métier, j’avais décidé de le faire et je m’y suis investie, comme s’il avait été une vocation. Je me sentais l’âme au service du geste musical, au service du son juste et beau, l’âme d’une traductrice des grandes œuvres musicales. Le décalage a commencé et continue avec l’inévitable question à l’annonce de mon statut de prof de musique : « De quel instrument jouez-vous ? » Ce qui m’attire, c’est la vibration du silence ; ce que les sons me révèlent du monde. Le son, expression du mystère de la vie. Plus forte que tout, la longue résonance d’une œuvre musicale en moi. Écouter les musiques, réfléchir à l’organisation des sons est source de connaissances. L’Art révèle et questionne l’univers, son humanité en le transcendant.
Lorsque j’étais adolescente, la musique de Beethoven m’a révélé la grandeur et la beauté du monde que je voyais ; tout mon être s’y accordait. Un espace infini d’intelligence, de beauté, de sensibilité, de communion à l’univers s’ouvrait à moi ; un espace de questionnements aussi. Les poèmes d’Aragon chantés par Jean Ferrat m’émerveillaient et m’interrogeaient. Les musiques de variété me laissaient vide et désemparée. Trop de bruit. J’avais quinze ans.
De cette résonance là, j’ai vite remarqué que les élèves n’en n’avaient cure. Brisure. De toute façon, en classe, on ne dispose pas du temps nécessaire pour cela ; Les adolescents vivent avec les rythmes et les airs de leur temps, véhiculés par les stars, les médias, par un puissant business. Disco, rock, hard-rock, métal, électro, hip-hop, chansons américaines, rap. Les jeunes vivent évidemment selon leur temps et l’éducation qu’ils reçoivent de leurs parents. La multiplicité des milieux de vie ouvrait des brèches dans mon univers. Je me sentais dans la dissonance et le décalage. À contre-courant. À contretemps. En marge.
Alors j’ai marché différemment, j’ai pris une autre direction. Comme tout musicien, je me suis mise en quête du diapason sans lequel l’accord sonne faux. Les difficultés étaient inhérentes au statut de la discipline : une belle discipline au pouvoir insignifiant, un enseignement imposé, collectif, quasi absent à l’école primaire et au lycée, destiné à des adolescents qui se cherchent en se libérant du monde des adultes, tout cela une heure par semaine dans des établissements très différents les uns des autres par leur lieu social et géographique, parfois opposés, dans une société changeante, en recherche de nouveauté. Et bien, je l’avoue, trouver le diapason n’était pas gagné. D’autant plus difficile que la formation technique d’un musicien solide passe par le conservatoire ou les cours particuliers, dont le domaine est la musique classique voire un peu jazz, dans le confort d’un enseignement payant, réconfortant, valorisant, souvent exigeant, choisi par les parents. Le monde du privé n’est pas celui du public.
Les chansons étaient le lien attendu par lequel les élèves et moi-même pouvions faire de la musique ensemble ; des chants qui devaient s’intégrer au contenu du cours et convenir aux élèves. La joie renouvelée à chaque heure en approfondissant une chanson, sur un texte qui donne du sens, sur une mélodie intéressante a été pour moi un bonheur quotidien. J’espère qu’il l’a été aussi pour les élèves. Ce bonheur était cette communion qui justifiait tous les efforts liés à ce métier. Les réactions des élèves m’ont ainsi appris à comprendre le monde d’aujourd’hui et à le faire mien. Un monde en marche avec ses dissonances, ses blessures, ses fractures. Un monde en marche avec ses espérances, ses exaltations, ses nouveaux combats.
Ces recherches, leurs questions et leurs réponses se sont imprimées en moi façonnant mon identité. J’ai donc voulu écrire ces pages pour remettre les choses en place, en moi et autour de moi, car nous nous faisons des idées inexactes sur les uns et les autres. La musique touche tous les domaines de notre vie : le corps, la santé, l’éducation, la psychologie, les relations sociales, la petite histoire et la grande histoire. Ces pages en témoignent.
Je tenais aussi à honorer les élèves{1} ; ceux qui, par leur confiance, ont changé mon regard sur la société. J’avais cherché à leur transmettre le sens de l’écoute pour mieux faire percevoir la richesse et la variété du monde et de l’humanité. À leur tour, ils m’ont révélé le bonheur, la beauté, l’humanité d’un simple chant travaillé et repris à l’unisson, avec des voix accordées. À leur manière, les élèves aussi enseignent. À la question : « De quel instrument jouez-vous ? », j’aurais pu répondre : « Mon instrument, ce sont les classes et mes élèves. »
Enfin, j’ai écrit ces feuilles pour répondre à mes propres interrogations, car les enseignants sèment sans voir les fruits de leurs efforts :
« Ce travail a-t-il été utile ou utopique ? Quel sens donner à l’accord et à la résonance dans notre monde contemporain ? »
img1.jpgLa Vie comme une partition musicale et vice-versa
Les élèves m’ont ouvert les yeux sur le monde. Sur un monde vivant, fait de chairs joyeuses, confiantes, mais aussi de chairs douloureuses, inquiètes, endeuillées. Ils m’ont appris la diversité des cultures familiales et sociales, la complexité des modes de compréhension ; combien nos ressentis, si différents parfois, peuvent nous éloigner ou nous rapprocher les uns des autres. Ils m’ont appris à découvrir la vie comme une partition{2}, avec ses clés, ses armures, ses thèmes, ses altérations, ses modulations et ses infinies interprétations. Les élèves m’ont réappris les sons de la vie, ceux de nos corps, de nos âmes, de notre humanité. Par ce lien obligé prof-élèves, par ces échanges imposés, j’ai été amenée à remettre en question mes jeunes certitudes, à avancer dans la vie avec des rythmes et des gammes différentes.
Comme au long d’une difficile modulation, ces traversées étaient inconfortables, éprouvantes, mais il me fallait les vivre. Parallèlement, la quête artistique, les œuvres des artistes quels qu’ils soient, d’où qu’ils soient, ont été pour moi un réconfort et un tremplin. L’Art traverse le temps et l’espace, touche des publics divers et variés. Il est au cœur de nos vies ; il n’est pas à côté de nos vies, ni de la vie. La quête artistique se partage, se transmet ; elle est sens. Elle est comme un fleuve qui se jette à la mer après avoir traversé des terres connues, inconnues, riches, souillées. En musique, cette quête sonne comme un thème qui traverse des tonalités différentes, avec ses altérations, ses bémols, ses dièses, ses bécarres. Les modulations nous amènent heureusement à des oasis apaisantes, temps de haltes, de repos avant un nouveau départ. Ces temps sont des pauses qui remettent nos vies en place. Une fois reposée, je considérais, apaisée, ces traversées passées ; elles m’apparaissaient alors claires, évidentes, comme une musique en do majeur.
De si dièse à do… Dans notre système tempéré{3}, visible sur un clavier, si dièse, c’est do. En vérité, le si dièse est un comma{4} plus haut que le do. Infime distance qui permet d’affiner l’ouïe et de rapprocher l’âme de nos désirs. Qui écoutons-nous ? Comment écoutons-nous ? Comment nous accordons-nous ? Avant de jouer, les musiciens s’accordent. Ils accordent leur instrument, échauffent leur voix et se remettent à l’écoute pour être en accord.
Dans le cadre de mon enseignement, ces passages obligés dans des tons inconnus ont été éprouvants, mais riches d’enseignements. Je les ai vécus comme des accomplissements nécessaires, comme des révélations sur la nature humaine. Rejoignant ainsi cette philosophie du monde : « du chaos à l’harmonie ». Le do majeur, havre de paix, est tellement évident qu’on l’oublie.
Aucun être humain n’est semblable ni ne perçoit le monde de la même manière. La Liberté, l’Égalité, la Fraternité sont des biens à acquérir, mais ils ne revêtent pas le même sens pour chacun d’entre nous. Les rapprochements sont des tensions à ajuster sur le vif, les accords apaisés sont des oasis. La fraternité semble être la partie la plus délicate à aborder.
J’ai essayé de transmettre la musique que je connaissais, ses notes, ses codes, ses aspirations, une attitude d’écoute, de curiosité, de mise en résonance. Les élèves, eux, ont répondu avec leur franchise, leurs rythmes, leurs sons. Ils n’ont cessé d’enrichir ma vie. Ils m’ont appris à écouter le monde, à mieux le comprendre ; à le questionner, à me questionner, à nous questionner. Et ils m’ont permis de relier mes connaissances musicales à la vie et la vie aux œuvres d’art.
img2.jpgAffect
Aux jeunes professeurs stagiaires, il est conseillé de ne pas mettre trop d’affect{5} dans la relation prof-élèves, ni d’attendre de la reconnaissance d’un élève. Avoir du recul, de la distance. Conseils avisés. D’une année sur l’autre, les élèves changent. Certains, qui ont été désagréables ou indifférents, abordent une nouvelle année scolaire avec optimisme et intérêt ; à l’inverse, d’autres jeunes qui vous adulaient arrivent l’année suivante en vous ignorant ou en vous toisant. C’est ainsi.
Pourtant, je dois reconnaître que j’ai toujours mis un engagement affectif dans mes cours ; jamais directement ni visiblement avec les élèves, évidemment. Préparer un cours en pensant à la réaction des élèves m’a toujours été nécessaire. Répondre à une attente, intellectuelle, musicale ou autre, comme une expression positive de la vie m’a porté pendant toutes mes années de cours, m’a permis de monter des projets pédagogiques, m’a donné la force de dépasser les nombreuses difficultés de ce métier.
La présence physique et affective des élèves m’était nécessaire ; elle justifiait mes recherches, mes remises en question. L’enseignement est rencontre. Rencontre avec l’un, avec le multiple, avec soi-même.
Lorsque la corde sympathique a cessé de vibrer, le courant relationnel s’est réduit au smic d’un cours imposé. Le temps du départ était venu.
Cette année-là, pour la première fois, je percevais combien il est décourageant et démotivant de travailler dans l’indifférence. C’est une épreuve.
Nous ne sommes pas des robots.
Imagine « And the world will live as one »
Depuis sa création en 1971, Imagine, la chanson mythique de John Lennon berce nos espoirs. Avec elle, nous rêvons à un monde où les richesses seraient partagées, à un monde qui ne ferait plus qu’un, à un monde en paix. En la chantant, le rêve devient réalité. On y croit.
« … Imagine there’s no countries
It isn’t hard to do
Nothing to kill or die for
And no religion too
Imagine all the people
Living life in peace
Oh… »
La chanson s’est répandue sur toute la planète ; elle s’est immiscée dans tous les foyers, avec ses paroles, son rythme, le son du piano et la voix de John Lennon. Dans la tonalité limpide de do majeur. Comme celle de la dernière symphonie de Mozart, surnommée Jupiter. Les grands auteurs classiques sont prudents avec cette tonalité de do majeur, si transparente. Do majeur : la tonalité sans dièse ni bémol. Celle qui n’offre aucun droit à l’erreur. Tonalité lumineuse, resplendissante de blancheur, intransigeante comme le marbre. Cette lumière pure et blanche envahit la pièce blanche où, en vidéo, John Lennon chante Imagine, avec Yoko Ono, à ses côtés, tout de blanc vêtue.
Imagine… Les jeunes ont toujours été heureux et fiers de la chanter en classe. C’était important. Est-ce pour les paroles ou à cause de l’aura du chanteur ? John Lennon est le seul Beatles dont les élèves connaissaient le nom. Pourquoi ? Parce qu’il est l’auteur de cette chanson planétaire, parce que sa romantique histoire d’amour avec Yoko a séparé un groupe mythique au faîte de sa gloire, parce qu’il est mort tragiquement, peut-être même à cause de cette chanson ? Pour les ados, cette tragédie inconcevable donne à John Lennon une dimension héroïque.
Les paroles et le ton pacifique d’Imagine expriment les idéaux de Mai 1968 et les rêves en Peace & Love. Sauf que depuis, Mai 68 a pris le pouvoir, s’est installé et embourgeoisé.
Pourtant, la lutte des classes continue.
Concernés par l’avenir de leurs enfants, les parents continuent de se poser les mêmes questions : « Dans quel collège, dans quel lycée, inscrire ses enfants ? Enseignement privé ou public ? Voie professionnelle, Bac, Fac, Grandes écoles ? Carrière littéraire, scientifique ? Étudier en province ou à Paris ? Quels métiers d’avenir ? »
Il est naturel de vouloir le meilleur pour ses enfants et pour soi-même. Pour ma part, je n’avais pas choisi de travailler en zone d’éducation prioritaire, ni même de travailler en banlieue. Bien placée au Capes{6}, j’aurais pu enseigner à Paris ; mais pour des raisons familiales, j’avais demandé une zone géographique, sans formuler d’autres vœux. J’ignorais tout de la vie sociale et politique.
Le public de mon premier établissement classé en zone d’urbanisation prioritaire m’a appris des réalités fondamentales, vivantes, faites de chair et d’histoires personnelles. Rien à voir avec des idées lointaines, abstraites.
Je découvrais un monde porté par une diversité de cultures, où chaque élève exprimait l’histoire de ses parents, une histoire sociale qui avait sa raison d’être et sa dignité. Je découvrais que certains élèves avaient des difficultés, indépendantes de leur volonté : des difficultés de compréhension, d’attention ; certains avaient une santé fragile. D’autres n’étaient pas du tout motivés par l’école ; les soucis familiaux, diversifiés, rendaient certains élèves agressifs, perturbateurs. Certains jeunes, dès la 6è, avaient un comportement bizarre ; d’autres étaient tristes, accablés. Je me sentais désarmée, devinant que le propos musical de mes cours ne les concernerait probablement pas, trop éloigné de leurs centres d’intérêt.
Je découvrais que certains jeunes gens avaient déjà choisi la voie professionnelle afin de gagner rapidement leur vie ; leurs parents étaient d’accord. D’autres avaient une idée très idéalisée des métiers. La plupart visaient le baccalauréat ; certains feraient des études, de préférence dans des domaines concrets, amenant directement à un métier, via un BTS{7}.
Je découvrais le monde de l’émigration ; pour certains enfants, la langue française n’était pas la langue maternelle ; à l’écrit, elle pouvait être méconnaissable. Il y avait aussi les classes Cppn{8}, qui semblaient concentrer des élèves en mal de scolarité. Leurs salles de cours étaient situées sous la mienne ; certains d’entre eux venaient parfois m’insulter alors que je ne les connaissais pas.
Il y avait aussi les collègues, plus âgés que moi, qui discutaient politique. Ils avaient tous des opinions très affirmées ; on parlait beaucoup « syndicats », du Snes{9} en particulier ; personnellement, je n’avais aucune idée précise ni arrêtée ; je n’étais pas syndiquée. Je désirais comprendre le monde, les mentalités, faire des cours qui intéressent les élèves tout en respectant les programmes et ma vérité intérieure. Mon attitude décalée m’a isolée. Pas facile.
Je découvrais que je ne pouvais pas enseigner en idéalisant mes cours ; qu’il me faudrait travailler avec toutes ces nouvelles composantes ; elles guideraient mon travail et ma réflexion. Moi qui aimais la réussite scolaire, je devais intégrer les décrochages, celui des élèves en difficulté et d’une certaine manière, le mien.
La notion de l’Égalité commençait à prendre une épaisseur, une chair que je ne percevais pas auparavant ; je comprenais mieux ce que signifiait ce terme « Égalité » inscrit à l’école de la République. L’égalité pour tous passe par une acceptation des différences ; ce n’est pas une situation acquise, mais un regard à apprendre. Un combat ; une éducation. Nous sommes tous concernés, élèves, enseignants, adultes…
Quant à l’enseignement, il passait aussi par la vie sociale, la télévision, la radio, les grands disques vinyles et les nouvelles stars. En 1977, il y avait une insouciance disco dans l’air. L’admiration pour l’Amérique était palpable, l’anglais à la mode. Toute la société s’en imprégnait et s’en nourrissait. Je découvrais que les médias, surtout dans ma discipline, étaient les grands éducateurs qui faisaient loi et faisaient rêver. J’ai alors songé à quitter ce métier qui me paraissait éloigné de mes motivations initiales. L’école serait-elle devenue une utopie, un leurre ?
Je découvrais aussi la banlieue, à une heure de Paris en train ; Paris où tant de parents partaient travailler. Le collège, classé en zone urbaine prioritaire, se trouvait loin du centre-ville. Pour moi qui avais étudié à Paris, à la Sorbonne, l’établissement et son quartier me semblaient être coupés du monde.
Cette année-là, je découvrais les inégalités humaines, sociales. Je constatais qu’elles pouvaient séparer profondément les uns et les autres, être sources d’incompréhension, de sensations de manque, d’injustice.
Je découvrais, en mon âme étonnée et naïve, que l’Égalité, inaltérable constitutionnellement, était un idéal pour lequel l’humanité ne cesserait de se battre.
« … You may say I’m a dreamer
But I’m not the only one
I hope someday you’ll join us
And the world will live as one. »
Désenchantement et Désillusions
1978, 1er Poste, 1ère année. Zup{10}, Académie de Créteil.
J’avais demandé en premier vœu une zone géographique à 40 km de Paris. Me voilà affectée selon mes vœux, mais dans un collège classé en Zone Urbaine Prioritaire. Je découvrais ce terme : Zup, sans idée des conséquences.
À cette époque, je continuais à étudier le piano, le chant ; je me sentais investie d’une mission : faire découvrir la beauté et la profondeur de la musique classique, ne serait-ce que pour un seul élève. Surtout, faire découvrir à des jeunes la nécessité d’écouter, de faire silence pour écouter toute personne, toute chose, afin d’en percevoir la vérité. J’avais conscience de la naïveté de telles considérations. Pour ne pas devoir me rétracter, je n’en parlai pas.
Être professeur de musique n’était pourtant pas une vocation. J’avais choisi de le devenir, car l’Éducation nationale recrutait des enseignants dans cette discipline ; moi, je ne pouvais pas me passer de musique classique. J’avais obtenu un 1er prix de piano au conservatoire. Mes parents avaient soutenu cette idée : ma mère aurait aimé être institutrice et mon père trouvait le métier d’enseignante avantageux pour une femme. Pour eux, d’origine modeste, être professeur était un beau métier.
Afin que mon frère et moi puissions étudier à Paris alors que nous habitions une petite ville des Ardennes, mon père avait loué un studio dans la capitale. Sacrifices. Quant à moi, je donnais des cours de piano le mercredi après-midi et le samedi afin de payer mes propres cours. Les études à la Sorbonne ne suffisaient pas dans les matières techniques. Il fallait compléter : cours de piano, cours de chant, harmonie, solfège. Les études artistiques m’intéressaient ; pourtant j’avais des doutes : je les trouvais bien éloignées de préoccupations plus communes. Je n’étais pas douée en tout ; je persévérais. Pour obtenir le Capes théorique, il fallait compter quatre années d’études (sans l’année de maîtrise) ; puis pour être professeur titulaire, une année de stages dans trois établissements différents qui amenait à l’obtention du Capes pratique.
J’abordai mon nouveau travail, forte de mon éducation, de mes études, des recommandations de mes tuteurs, de l’inspecteur : « N’oubliez pas, mademoiselle, on a besoin de gens comme vous dans cette discipline » et d’une mention « Bien ». Forte aussi de cette nouvelle vie à venir, la mienne.
Jamais je n’oublierai ma première année passée en Zup. Traumatisée à tout jamais. La réalité que je découvrais était aux antipodes de mes certitudes utopiques. La première semaine, un bus scolaire avait été cassé ; des tabourets dévissés. Très vite, je remarquais que certains élèves faisaient de l’opposition à ma simple personne tandis que d’autres se réjouissaient de ma présence. Je constatais aussi la fragilité de certains jeunes, le désintérêt de certains pour les cours généraux. Je découvrais des milieux d’éducation, de vie, très éloignés de mes habitudes, de mes valeurs. J’ai pris conscience que la musique qui concernait la plupart des élèves n’était pas la mienne. Il y avait aussi mes collègues, tous plus âgés que moi ; une ambiance particulière, très politisée, animait le collège en ces années post Mai 68.
La salle des professeurs était enfumée alors que je ne fumais pas ; je n’y étais pas à l’aise. Les collègues s’y réunissaient par petits groupes pour parler des élèves. Je perçus assez vite qu’ils s’entendaient plus ou moins bien ; c’était selon leur appartenance politique, syndicale, essentielle. Il y avait des divisions, des désaccords, des tensions. Moi, je n’avais aucun avis politisé et je tenais à mon indépendance. Je me sentais bien jeune, plus proche des élèves et des surveillants que de mes collègues.
J’essayai la cantine. Souvenir cuisant et refroidissant ! J’y suis allée quelquefois, puis me suis abstenue. La douche avait été trop froide, trop humiliante : Il y avait trois espaces de tables. La première fois, je m’installai là où il y avait le plus de collègues. Ils me paraissaient joyeux, conviviaux, décontractés. Ils m’ont accueillie chaleureusement. Je me suis présentée en évoquant mes études. Je remarquai soudain leur éloignement à mon égard. Qu’avais-je dit de choquant, de déplaisant ? Ah… j’avais probablement révélé que j’étais certifiée ; bref, ce n’était