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Religions et modernités politiques
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Livre électronique311 pages3 heures

Religions et modernités politiques

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Religion et modernité politique sont-elles forcément incompatibles ? Pourraient-elles se renforcer mutuellement et établir des alliances conjoncturelles ou doivent-elles nécessairement s’ignorer l’une et l’autre ? L’expérience occidentale dans son rapport au religieux a-t-elle vocation à s’exporter, à s’universaliser, ou demeure-t-elle un cas de figure particulier propre au génie d’une civilisation ? Le politique peut-il s’affranchir du religieux et créer une éthique sociale commune ?

Huit auteurs, issus de cinq universités du Québec et de la France, se rassemblent pour jeter un éclairage nouveau sur la rencontre toujours riche d’enseignements entre traditions spirituelles et modernités politiques. Chacun à sa manière, et selon ses propres convictions, tente de répondre à diverses questions à partir de configurations nationales particulières ou de religions spécifiques, comme la Chine, les États-Unis, la France, Israël, l’Église catholique romaine.

Cet ouvrage intelligent et bien construit propose une réflexion informée, mesurée et stimulante sur des questions complexes et actuelles.
LangueFrançais
Date de sortie6 févr. 2023
ISBN9782760647039
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    Religions et modernités politiques - Martin Poëti

    Sous la direction d’André Simonyi et de Martin Poëti

    RELIGIONS ET MODERNITÉS POLITIQUES

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Religions et modernités politiques / [sous la direction de] Martin Poëti, André Simonyi.

    Noms: Poëti, Martin, 1970- éditeur intellectuel. | Simonyi, André, 1962- éditeur intellectuel.

    Collection: PUM (Presses de l’Université de Montréal)

    Description: Mention de collection: PUM | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20220020833 | Canadiana (livre numérique) 20220020841 | ISBN 9782760647015 | ISBN 9782760647022 (PDF) | ISBN 9782760647039 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Religion et politique. | RVM: Religion et société civile. | RVM: Modernité—Aspect religieux.

    Classification: LCC BL65.P7 R443 2023 | CDD 201/.72—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 1er trimestre 2023

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2023

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Après plusieurs siècles de tumultueuses confrontations, par-delà de vaines tentations de domination des unes sur les autres, ce livre est dédié à la conciliation harmonieuse des modernités politiques et des religions dans un horizon de renforcement mutuel.

    Avant-propos

    Aucun livre ne naît du vide. Le nôtre a été motivé par le désir d’éclairer une relation complexe, parfois conflictuelle, mais inévitable entre les grandes religions et les modernités politiques. Ces relations qui ont structuré les sociétés traditionnelles conditionnent de manière parfois subtile, mais toujours prégnante, l’organisation des sociétés contemporaines.

    Notre époque turbulente semble défier et épuiser la modernité rationnelle alors que celle-ci aspire à séparer le divin du terrestre, le religieux du politique. Au XXIe siècle, le politique et le religieux reconfigurent leur relation, et ainsi, l’organisation des sociétés. Ce phénomène n’est ni isolé ni particulier, mais touche chaque recoin de notre humanité mondialisée. Aucune tradition religieuse ni tendance politique n’ont pu échapper à cette confrontation avec la modernité. Phénomène global, expérience locale, le religieux ne cesse de nous étonner par la richesse de ses expressions politiques et de renaître, aussi insaisissable qu’imprévisible, contre vents et marées, comme le phénix renaît de ses cendres. Inutile de traverser les siècles pour apprécier la résilience de la relation; la durée d’une vie humaine la confirme.

    Qui aurait pu prédire que l’athéisme d’État de l’Union soviétique serait remplacé, à peine quelques décennies plus tard, par un regain d’intérêt pour l’orthodoxie s’apparentant de facto à une religion d’État? Et que dire de la virulence des campagnes maoïstes contre le confucianisme cédant désormais le pas aux exhortations des plus hautes instances du Parti communiste chinois à s’approprier la sagesse des grands classiques confucéens? Quel formidable contraste que celui de l’importance sans cesse croissante du secteur religieux dans la redéfinition de l’identité israélienne dans un pays principalement fondé, il y a un peu plus de sept décennies, par une majorité d’immigrants originaires d’Europe de l’Est, parfois athées, attachés à des idéaux situés à la gauche du spectre politique, soucieux d’une claire distinction entre le religieux et le politique. Et que penser de la popularité de l’idéologie de l’hindutva, cette idéologie professée par les nationalistes hindous dans la plus grande démocratie au monde fondée sur une constitution séculariste depuis 1950? De l’engagement politique du mouvement évangélique, qui émerge dans les années 1970, dans le pays réputé pour être à la fine pointe de la modernité avancée, où le Premier Amendement garantit une séparation entre les Églises et l’État dont s’enorgueillissent les Américains? De la Turquie se réclamant de la laïcité depuis Mustafa Kemal Atatürk où s’exprime aujourd’hui un réagencement de l’islam et du pouvoir? Les exemples abondent.

    Quelle problématique que la nôtre! Au moment où nous pensions les relations entre le politique et le religieux équilibrées par une sécularisation d’État, voici que le système se réajuste à nouveau. Mais cette fois, les réarrangements sont locaux, particuliers. Chaque politique redéfinit sa relation avec le religieux, de l’État à la communauté. Voici le sens de notre livre collaboratif: une archéologie des expériences particulières dans la redéfinition des rapports entre les religions et les modernités politiques.

    Alors que nos sociétés mondialisées expérimentent une diversification croissante, le politique ne peut échapper à de constantes renégociations de leurs normes: avortement, aide médicale à mourir, port des symboles religieux, guerre ou laïcité ne sont que quelques exemples de la pénétration du monde des significations dans l’arène politique. Or, cette confrontation advient dans un contexte social où le politique peut de moins en moins compter sur une homogénéité de valeurs. Le morcellement des régimes de valeurs ramène le politique dans le domaine de l’arbitrage éthique: une tâche énorme au centre des prérequis pour la garantie de la paix sociale.

    Quelle est la portée de cette renégociation constante entre le politique et le religieux au XXIe siècle? Le religieux constitue-t-il un obstacle à l’entrée des sociétés dans la modernité ou peut-il être à la source d’une reformulation du projet moderne? Religion et modernité politique sont-elles forcément incompatibles? Pourraient-elles dans certains cas se renforcer mutuellement? Doivent-elles s’ignorer, se regarder avec méfiance, établir des alliances conjoncturelles ou se fonder réciproquement? L’expérience occidentale dans son rapport au religieux a-t-elle vocation à s’exporter, à s’universaliser ou demeure-t-elle un cas de figure particulier, propre et exclusif au génie d’une civilisation? Peut-on envisager des modernités d’inspiration religieuse? Alors que la modernité sépare les domaines d’action, leurs mises en œuvre restent intimement liées. Le politique peut-il s’affranchir du religieux et créer une éthique sociale commune? Nous tenterons de répondre à ces questions à partir de configurations nationales particulières trouvées en Chine, aux États-Unis, en France, en Israël, en Ukraine, au Moyen-Orient et au Québec, ou à partir de religions spécifiques et du dialogue interreligieux.

    L’importance de ce travail réside dans son approche critique. Les questions sociétales à l’intersection du politique et du religieux tendent à être polarisantes. Nous devons prendre du recul pour tenter une analyse objective de la situation et comprendre les enjeux afin de proposer des approches éclairées.

    Il est malheureusement impossible, dans le cadre d’un seul livre, de présenter l’ensemble des évolutions dans les rapports entre le politique et le religieux, aussi étonnantes soient-elles. Elles témoignent toutefois de la capacité du religieux à resurgir dans des contextes aussi divergents qu’improbables.

    Certains s’étonneront sans doute de l’usage du pluriel pour désigner les ordres politiques de l’ère moderne – les modernités politiques. L’intention est ici de refléter la diversité des pratiques contemporaines, fruit d’évolutions historiques distinctes. Ce choix procède aussi de la conviction qu’aucun modèle de gouvernance n’est normatif en matière de gestion de la pluralité religieuse et plus largement dans ses relations historiques avec le sacré. Aucun pays ne peut se targuer d’incarner à lui seul le modèle universellement souhaitable. Certes, les tentations, voire les prétentions, en ce domaine n’ont pas manqué!

    Ce livre réunit les contributions de huit professeurs, issus de cinq universités, du Québec et de France, rassemblés afin de jeter un éclairage nouveau sur cette rencontre, toujours riche d’enseignements, entre traditions spirituelles et modernités politiques. Le lecteur y trouvera des analyses et des prises de position variées, sur des expériences nationales significatives en lien avec notre problématique de recherche.

    André Simonyi et Martin Poëti

    Introduction

    Peut-on concilier Sens et modernité?

    Martin Poëti

    «La modernité consomme du sens sans en créer.»

    Rémi Brague

    Après plusieurs millénaires de relative stabilité et d’apparente éternelle continuité des sociétés traditionnelles, rien ne présageait l’avènement de la révolution moderne, raz-de-marée gagnant dans leurs moindres détails tous les aspects de la vie humaine et dont la portée ne peut être comparée qu’à celle de l’émergence d’une nouvelle religion.

    Le concept de modernité, ainsi que la myriade de notions qui lui sont apparentées – raison, progrès, autonomie, humanisme, sécularisation, laïcité, libéralisme, république, état de droit, égalité, économie de marché –, comporte un incontestable défi définitionnel. Cependant, la subjectivité constitue le cœur même de la modernité. Entreprise autoproclamée d’émancipation, l’autonomie – du grec auto (soi) et nomos (loi) – définit sans doute le mieux l’essence même du projet moderne: désormais, le sujet se régit lui-même. Il ne trouve plus passivement son foyer de Sens, la source de ses normes de comportement et des significations hors de lui, dans un cosmos ou une loi naturelle qui lui sont antérieurs ou dans un Dieu extérieur. La transcendance ne s’impose plus à lui par la force d’une tradition religieuse immémoriale instituée comme le fondement du Sens de la communauté structurant la vie quotidienne de tous, de la naissance à la mort. Le monde n’a de Sens que celui que le sujet lui attribue. La personne est dorénavant jugée spirituellement souveraine. Certes, le sujet moderne n’est pas forcément fermé à la transcendance. Cependant, l’affiliation religieuse et spirituelle sera libre et réfléchie; elle sera l’objet d’une adhésion critique et d’une décision individuelle qui n’engagent que le sujet et non la communauté. Elle pourra également, à tout moment, être renouvelée ou remise en cause, être amendée ou trouver son terme. En somme, il n’y a pas de modernité sans la liberté de conscience et de religion; sans la liberté de croire ou de ne pas croire; sans la liberté de choisir avec discernement ses convictions. La liberté de religion est l’ossature de la modernité.

    Ce premier enjeu terminologique se double de lectures différenciées d’ordre temporel, car la modernité, c’est aussi un certain récit enthousiaste d’émancipation.

    Pour certains, ce sera la conquête de la nature, l’avènement de la science aux prouesses et aux réalisations impressionnantes, celles de la médecine ou de l’exploration spatiale, le confort matériel ascendant ou l’acquisition de nouvelles sources d’énergies durables. Cette domestication du monde naturel n’a elle-même été rendue possible que par une représentation théologique de l’homme extérieur à la Création, posture philosophique de surplomb le rendant dès lors capable d’une distanciation critique ouvrant la voie à la méthode scientifique, où le chercheur s’élève au-dessus de ses préjugés et valeurs afin de percer les secrets de son objet d’étude. Comme si l’ascétisme religieux ou le stoïcisme philosophique constituaient l’une des veines lointaines de la rigueur scientifique contemporaine. Le monothéisme lui-même pourrait être une source lointaine de la modernité. En effet, en vidant la Création de ses significations magiques pour les concentrer exclusivement sur un Créateur lui étant extérieur, un Dieu source unique du Sens, le monothéisme aurait préparé la voie à la science moderne, à la représentation d’un monde matériel rationnellement et scientifiquement saisissable régi uniquement par des phénomènes naturels cycliques.

    Pour d’autres, au-delà de cette lecture matérielle de la modernité, le récit d’émancipation est avant tout politique, c’est celui de la conquête des droits: la libération ne s’opère plus dans un repoussement constant de l’emprise de l’ordre naturel, mais contre l’oppression politique. C’est le passage de la monarchie à la république, de la tyrannie à la démocratie, de l’arbitraire à l’État de droit, de la communauté à la société, des pesanteurs de la tradition à l’ingénierie sociale, des privilèges aristocratiques à l’égalité citoyenne.

    Pour saisir pleinement la portée du changement du rapport au Sens opéré par la modernité, la cathédrale médiévale offre, par contraste, un contre-exemple saisissant. Ces immenses architectures de pierre s’élevant vers le Ciel et ouvertes à la captation optimale de la lumière céleste demeurent les éloquents témoins d’un Sens continental partagé à travers les siècles. Langage spatial révélateur, la cathédrale est érigée au cœur de la ville comme un point de ralliement qui rassemble l’ensemble de la communauté. Visible où que l’on se trouve dans la ville, voire dans la région, elle est le point de repère, la boussole pour s’orienter. Le Sens rayonne du centre de la cité. Projet intergénérationnel, sa construction engage l’ensemble du corps social, les laïcs comme les clercs, les métiers les plus divers, dont l’art et les expertises techniques sont au service d’une appartenance spirituelle commune. La cathédrale deviendra la signature de la communauté, l’expression de son identité, et fera l’orgueil de la cité.

    Si la modernité constitue indubitablement une césure dans l’histoire de l’humanité, sa genèse est l’objet d’âpres débats. Dans le domaine des arts, on voudra sans doute faire remonter ses origines à la Renaissance italienne. En philosophie politique, au Prince de Machiavel. Dans la pensée religieuse, à la Réforme protestante. En épistémologie, au doute systématique de Descartes. En économie, à La richesse des nations d’Adam Smith. Dans l’ordre politique, aux révolutions américaine et française.

    Parmi les moments clés ayant permis son émergence, les guerres de religion (1517-1648) se dégagent comme l’une des causes historiques les plus importantes.

    La modernité s’est imposée par nécessité historique comme la seule voie de sortie concevable à la violence inouïe et à l’instabilité politique issues des guerres de religion en Europe. Le religieux n’étant plus en mesure d’assurer la paix et l’ordre social, ne constituant plus le ciment de l’unité civilisationnelle du continent, une solution devait impérativement être trouvée. L’âge où le christianisme avait assuré au continent son unité, sa cohérence et un Sens partagé depuis plus d’un millénaire était révolu. La raison, faculté inscrite dans la nature même de chaque personne, devint la voie de sortie des guerres de religion: on en appelait désormais à la rationalité pour régler les différends entre individus et communautés par-delà le monde des croyances et des convictions. L’ancienne cité des hommes, fondée sur le religieux, devait céder sa place à une nouvelle architecture sociale devant préserver l’humanité d’une rechute dans le gouffre meurtrier qui avait divisé et saccagé l’Europe pendant près d’un siècle et demi, en opposant catholiques et protestants.

    On le voit bien: la question du religieux n’est pas périphérique, mais bien centrale, voire fondatrice du projet de la modernité politique occidentale. De par son histoire tumultueuse marquée par les guerres de religion, l’Europe chrétienne, mais désormais divisée en deux camps farouchement opposés, s’est retrouvée devant la nécessité historique de neutraliser le religieux pour mettre un terme définitif à un siècle et demi de guerres fratricides. Il fallait privatiser le religieux pour restaurer la concorde nationale et continentale. Il fallait reconstruire l’Europe et le lien politique sur un fondement extrareligieux. C’est ainsi que la raison a remplacé la religion comme fondement de la cité européenne.

    Par-delà les nombreux siècles qui l’ont façonnée, la modernité s’impose aujourd’hui en Occident comme une évidence. C’est dire que nous avons perdu le sens de son caractère insolite et exceptionnel. Car, au regard de l’histoire humaine, l’étroite collaboration du religieux et du politique est loin d’être inédite. Cette complicité est la norme. Quoi de plus banal dans l’histoire de l’humanité que cette symbiose du sacré et du profane? L’étrangeté, c’est cette désarticulation, cette dissonance, ce monde double, cette dyarchie des pouvoirs, cette distinction du public et du privé, cette discontinuité entre le politique et le religieux, cette dualité de l’Église et de l’État, cette posture permanente d’opposition qui est l’une des caractéristiques uniques et extraordinaires de l’Occident. La modernité est une révolution conceptuelle. Cela revient à souligner l’originalité exceptionnelle de l’histoire religieuse de l’Occident qui a permis l’émergence de la modernité en terre européenne.

    Toute l’histoire de la modernité occidentale, dans ses multiples variantes – anglaise, américaine, française –, s’est élaborée dans une tentative d’évacuer du domaine politique la question du Sens dans le but de neutraliser le potentiel de division qu’elle pouvait renfermer. Il fallait fonder la cité non sur le religieux, mais sur la raison, car la raison, contrairement à la croyance, est commune à toute personne: la raison n’excluait personne de la citoyenneté. Puissamment attrayante, la modernité est ainsi mue par un profond idéal de paix sociale, d’égalité juridique, de liberté de conscience et d’ordre sociétal rationnel.

    Après la Renaissance, la Réforme et les guerres de religion, les Lumières jouent un rôle pivot dans le récit de l’émancipation moderne. Déjà, en 1784, Kant avait cerné mieux que quiconque l’esprit de ces temps nouveaux et pleins d’espérance. Telle était du moins son intention dans son célèbre texte intitulé Qu’est-ce que les Lumières?. L’essence même du propos est fort bien résumée dès le premier chapitre:

    Qu’est-ce que les Lumières? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement [pouvoir de penser] sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable [faute] puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude! [Ose penser!] Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

    La modernité permettrait ainsi le passage de la minorité à la majorité, c’est-à-dire la conquête d’une capacité où le sujet, grâce au recours à sa raison, deviendrait libre. La modernité serait à la fois l’âge de la raison et de la souveraineté du sujet. Elle correspondrait donc à une époque de l’histoire, celle postérieure aux révolutions atlantiques. La personne ne se définirait plus par des appartenances culturelles, familiales, sexuelles ou religieuses antérieures à sa naissance, mais par sa liberté et sa rationalité, l’une et l’autre lui conférant sa dignité. La représentation de l’humanité en est donc elle-même durablement transformée: elle n’est plus morcelée en une multitude d’ethnies, de communautés religieuses ou d’empires, elle est une, car tous les hommes sont frères à l’aune de la raison et de la liberté. Ce qui les définit désormais, c’est cette capacité universelle d’extraction du donné, de distanciation critique, de surplomb du regard, qui est l’expression la plus haute de leur humanité.

    La modernité, c’est plus qu’une temporalité (une époque), c’est aussi un certain rapport au temps. Les Anciens étaient tournés vers le passé; pour les Modernes, le temps est en mouvement. La modernité correspond à une certaine lecture du temps, c’est une posture de conquête, de mouvement et d’activité, tournée vers l’avenir. Le temps est compris comme une ressource à domestiquer, il renferme un potentiel de réalisations et d’accomplissements où tout est possible.

    Dès lors, l’homme se définit par son travail et son activité. Les Anciens accueillaient le monde comme l’œuvre des dieux. Ils cherchaient moins à le transformer qu’à déceler les finalités religieuses et symboliques qu’il pouvait exprimer. L’homme moderne transforme la nature en la soumettant à ses besoins. Le travail est investi d’une dignité nouvelle. L’activité humaine exprime la transcendance de la personne en témoignant de sa rationalité et de sa liberté de transformer le monde.

    De ce nouveau rapport au temps et au travail, trois postures se dégagent. La première, celle, optimiste , du progressiste qui ne se contente pas d’accueillir favorablement le changement, mais l’appelle impatiemment de tous ses vœux, milite activement en faveur de son avènement, qui est synonyme à ses yeux d’évolution salutaire. Pour le progressiste, le changement est fondamentalement bon. Les lourdeurs du passé doivent céder face à la lumière émancipatrice des temps nouveaux. L’âge de la liberté et de l’égalité doit se substituer à une époque révolue faite d’injustices. Les particularismes culturels, linguistiques, religieux et sexuels sont accessoires, sinon dangereux, car ils peuvent potentiellement enfermer la personne, la déposséder de sa liberté. Citoyen universel adepte de l’égalité, le progressiste aspire à un ordre nouveau postidentitaire.

    Tout à l’opposé, la deuxième posture, celle, pessimiste, du traditionaliste, instinctivement hostile aux changements, car résolument attaché au monde des traditions et des appartenances, celles de la religion, de la famille et de la nation, idéalise le passé. Un peu à l’instar de certains écologistes contemporains, la modernité lui apparaît comme une force de destruction, non pas de l’environnement, mais des valeurs traditionnelles, de l’ordre naturel et d’une logique sociale héritée de l’expérience éprouvée, du sens commun et de la sagesse ancestrale. Pour le traditionaliste, la modernité est le fossoyeur des traditions; elle représente une forme d’aliénation.

    Enfin, la troisième posture, celle de conciliation et de modération du conservateur,

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