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Si l'aventure est possible
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Livre électronique359 pages5 heures

Si l'aventure est possible

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À propos de ce livre électronique

C’est l’histoire de Céline, une policière haut gradée, intelligente et forte, qui se retrouve, malgré elle ou à cause d’elle, à s’acquitter d’une banale enquête a priori. Elle doit investiguer sur Jean-Charles pour tenter de le retrouver, notamment en utilisant son étrange journal intime. Au fil des pages, elle découvre une histoire de famille de 1853 à nos jours, sur les terres de la Dordogne, à travers les travaux des champs, les héritages de valeur, la Seconde Guerre mondiale, les drames et les joies des gens simples, et l’amour aussi… Ces récits épiques font écho en elle, à sa propre histoire, d’une façon qui la surprend.
Jean-Charles a disparu, sans laisser de traces. Il est au bord de son passé, celui de l’enfance, celui de ses ancêtres qui parfois le hantent comme des fantômes. Dans son rapport à l’effort de mémoire, à la filiation, et à la nécessité de regarder devant soi, il se retrouve coincé entre deux mondes.
Céline ne supporte pas l’approche des 50 ans. Elle se trouve à un moment de sa vie de femme où elle ressent un profond besoin de changement. En correspondance avec ses propres parents, une mère maladive et un père absent, Céline va s’interroger sur son identité et sur le sens de sa vie. Des évènements vont chambouler son quotidien et l’amener à s’interroger sur son rapport à l’amour. Un beau capitaine lui tourne autour depuis plus d’un an. Jusqu’à quand va-t-elle s’interdire d’être aimée ?
Céline débute l’enquête dans l’Entre-Deux-Mers, puis en Dordogne. Enfin, prise dans une spirale d’espionnage, de Moscou à Bordeaux, de la rade de Brest à Copenhague, notre charmante policière va découvrir de terribles et captivants secrets de famille.


LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie15 sept. 2022
ISBN9782384543649
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    Aperçu du livre

    Si l'aventure est possible - Jean-Charles PELLETAN

    Jour 1

    samedi

    La nuit fut particulièrement agitée, émaillée d’aventures et de flashs dynamiques, parsemée d’espoirs et de craintes occultes, aux confins d’épisodes cauchemardesques, grotesques, épiques et cathartiques. Son cerveau, livré à lui-même, en pleine activité créative, avait amené Jean-Charles à se retourner dans son lit, fébrile, incessamment, alternant un ou deux coussins, transpirant, avec ou sans couverture, incapable de trouver une position confortable, dans le tumulte des pensées nocturnes. Ce genre de nuit où l’on dort mal, parce que la nervosité prend le dessus, le corps en tension, le front chaud, avec cette sensation d’étouffement des voies respiratoires.

    À la fois fatigué et tout excité, Jean-Charles se réveille tôt. Entre ses songes, il a ruminé toute la nuit sur sa décision, aussi incongrue soit-elle. Il n’en revient pas d’en être arrivé à cette extrémité-là, mais il faut qu’il parte aujourd’hui, et avant le lever du soleil. En trente-cinq ans de vie commune avec sa femme, il ne lui a jamais menti. À cette occasion exceptionnelle, il est obligé de lui inventer un bobard pour justifier son absence. Jean-Charles a décidé de lui mentir un peu, histoire de rendre crédible son départ matinal, puis une fois loin de la maison il appellerait Nathalie pour lui dévoiler la vérité. Pour l’instant, il ne peut pas se livrer à elle, pas cette fois-ci. Le quinquagénaire était dans un état d’esprit particulier, irraisonnable. Sa femme l’aurait dissuadé sans ménagements, dans une conduite rationnelle. De toute façon, à force de se réveiller tôt tous les matins pour aller travailler, il se lève d’un bond, à 6h44, juste avant l’alarme de son portable. Les gestes du lever sont toujours les mêmes, précis, cycliques, mécaniques, économes. Devant sa tasse de café, Jean-Charles souffre du temps qui court plus vite que lui. Il voudrait le figer d’un coup de baguette magique et vivre une journée interminable, jusqu’à plus soif, éberlué, extasié et comblé. Dans sa vie d’homme, il était difficile pour lui d’être pleinement satisfait. Il vérifie son sac à dos, qui contient une grande bouteille d’eau, des barres de céréales au chocolat noir, une lampe torche, des piles LR20, un coupe-vent, une corde, un briquet et un mètre à ruban laser. Après avoir déposé une pelle, une pioche de terrassier, des gants et la glacière dans le coffre de la voiture, il claque le hayon sans trop faire de bruit.

    –Qu’est-ce que tu fais dehors ? Tu t’en vas ? Lance Nathalie dans son dos d’une voix ferme. 

    Pantois, Jean-Charles sursaute et hésite dans sa réponse.

    –Bonjour, tu es déjà debout… Tout va bien. Je me prépare. 

    –Tu te prépares à quoi, un jour de repos à 8h00 du matin ? rétorque-t-elle stupéfaite.

    Dans sa voix transparaît de l’inquiétude. Elle regarde son mari droit dans les yeux et attend une explication sans tarder. Jean-Charles avait redouté ce moment équivoque, mais il n’abdiquera pas. L’homme ne peut se résigner à abandonner ses rêves. Jean-Charles sait qu’il doit la jouer en finesse, plutôt impavide et faussement détaché.

    –Je ne te fais pas la tête ma chérie, je vais à Brico Dépôt. Tu sais, nous avions parlé de construire une petite terrasse en bois, dans le prolongement du préau. Je vais regarder leurs produits sur place et comparer les prix. Tu te rappelles notre projet ? 

    Il a accentué sur le « ma chérie » mielleux et improbe.

    –Oui, dit-elle.

    Nathalie est un peu raide, décontenancée, à distance. Elle n’est pas dupe et contient son agacement. L’épouse connaît par cœur son homme et quelque chose cloche. La veille ils se sont disputés pour une bêtise. Elle va laisser couler ce moment de lâcheté d’un homme dont elle est amoureuse depuis ses 17 ans. Sa chemise de nuit colle à ses seins et enveloppe ses cuisses. Ses longs cheveux noirs s’envolent. Un vent vif mord et cingle les visages et rappelle que cette journée d’hiver sera bien fraîche. Mais Nathalie ne ressent pas la froidure de l’aube, absorbée dans ses pensées et le départ précipité de Jean-Charles. Un doute l’envahit et la fait frissonner. Il me cache quelque chose, pense-t-elle troublée. Non, il se fout de moi !

    Sur la A89, la voiture file à vive allure et les paysages s’étirent, se transforment, sous les filtres changeants des lumières, de la nuit à l’aurore, et dans le ciel s’ouvre la vie. Jean-Charles est songeur, il a osé, un pari fou, débile dans sa situation, et sûrement n’ayant aucun sens vu de l’extérieur. Peu importe les conséquences, il fait ça pour lui, pour se sentir moins misérable. Il veut savoir si l’aventure est possible, comme un défi à lui-même. Protégé dans son quotidien, il ne sait plus de quoi il est capable. Le petit garçon qu’il était, nourri d’épopées et de farouches batailles, frappe violemment aux portes de sa mémoire. Jean-Charles prend un bonbon et savoure sa solitude. Les cheveux de la nuit flottent au loin, laissant place aux premiers rayons du soleil. Tout est calme.

    Depuis quelque temps il était troublé, anxieux et éprouvait un essoufflement intellectuel. Lorsqu’il tentait de se projeter dans son avenir, il ressentait comme une sorte de suffocation, une gêne insidieuse, un blocage inconnu qui le tenaillait. Il se devait d’avancer, comme toujours, de résister et de comprendre sa faiblesse. Il avait passé sa vie d’adulte à tenter de préserver son intimité et à éviter de s’exposer à d’éventuels dangers. Il s’était maintenu sur ses gardes, avec constance, au cas où… Couvrir ses arrières, organiser son parcours, prévoir pour ne pas être surpris. Toutes ses tentatives de maîtrise laissaient finalement trop peu de place à l’impromptu, à l’authenticité, à la fantaisie, à l’inattendu, voire à l’inespéré.

    Jean-Charles accélère. Il a une idée de ce dont il a besoin aujourd’hui, afin de tenter de reprendre son souffle, pour vivre autrement. Il se dit qu’à cinquante-cinq ans son corps le trahit régulièrement et qu’il se voit vieillir. Mais le problème se situe ailleurs. Il sait qu’il doit se libérer de certains carcans, de souvenirs douloureux, de chimères…, et de ce sentiment de culpabilité qui le ronge encore. Au volant de sa voiture, l’homme se convainc qu’il est vital de passer un cap, maintenant.

    Le mois dernier sa mère était décédée. Entourée d’amour, Nicole était partie en offrande à Dieu, sous le regard chaleureux des siens, sans souffrance pour elle. La mort de sa mère avait envahi tout son corps, comme d’immenses courants émotionnels, chauds et froids, frémissants et indomptables. Et même si cette fin était prévisible, ce n’était que dans la confrontation au réel, dans le dur, que l’on pouvait vraiment en saisir toutes les nuances. Jean-Charles était enfin libre, vide, plein de ressentis, creux de sa mère, abreuvé de souvenirs, à la fois meurtri, soulagé et honteux. Il n’avait plus de parents.

    Sur l’asphalte s’élance la Mégane à 130 km/h en direction de la Dordogne. Jean-Charles est déjà bien loin de la périphérie bordelaise. Il est dans le déni, optimiste et détendu. Son regard bleu, un peu austère, se perd sur les flancs des collines, le long des bas-côtés. Seul, sur la file rapide de l’autoroute, il se laisse guider. Après le péage, Jean-Charles emprunte la Départementale 709 pour traverser Mussidan, Beauronne, puis Saint-Vincent-de-Connezac. Avant la descente de la Garde et le panneau Siorac-de-Ribérac, il tourne à gauche pour aller au Maine. Il sait qu’il n’a pas le droit d’être là. Mais les nouveaux propriétaires du Maine sont absents.

    Jean-Charles et ses deux grandes sœurs géraient les biens des parents depuis plusieurs années, et il restait quelques bois et champs agricoles dans leur patrimoine. La grande propriété familiale du Maine avait été vendue à de nouveaux propriétaires. Il avait prétexté de s’enquérir de l’état de santé de la forêt, en face du Maine, afin de bavarder avec eux. Il avait appris de M Faure qu’il partirait en vacances avec Madame, au sein de leur famille, pour toutes les vacances de Noël.

    Jean-Charles arrive enfin à l’embranchement pour le Maine, sur le haut de la route qui longe les bois. En ce samedi 19 décembre 2026, il se rassure en sachant que la propriété est déserte. Toutefois, il a le sentiment d’arriver comme un voleur. Il augmente le volume de « Danny boy » de Shelly Manne et Bill Evans et profite de la profondeur sur les champs et le domaine au loin. L’éden est spectaculaire avec une harmonieuse palette de gris en tout genre. S’offre aux regards la mouvance naturelle du ciel pâle, aux nuances cotonneuses parsemées de gris perle, aux textures béton ciré déchirées d’impacts métalliques, aux étoffes chinées lumineuses et blafardes, composant un ciel particulièrement étrange, opaque et captivant. Il aime ce lieu et ressent son essence dans toute son âme. Le Maine lui avait cruellement manqué, plus qu’il ne l’aurait cru. Il n’était pas revenu depuis plus de cinq ans déjà, depuis la vente. Et comme à chaque fois qu’il apercevait le Maine, cela le transporte de joie et fait remonter en lui tout un bouquet de souvenirs chaleureux.

    Il se remémore les petits coins de jeux, les pierres sur lesquelles il posait ses soldats miniatures en plastique, les balades à vélo, les cerisiers dont les branches pliaient de mille billes rouges, sa ceinture avec bâtons et revolver de cowboy, équipé pour de périlleuses et tremblantes expéditions, les gros cailloux pour casser les noisettes à même le sol, les bottes de paille de vingt-cinq kilogrammes qu’il disposait selon ses choix architecturaux, dans le but de construire sa propre maison et créer les cachettes dont il avait besoin. De la naissance à ses dix-huit ans, il y venait chaque été, de début juillet à fin août, avec ses parents et ses deux grandes sœurs Marie-Claire et Anne-Margot. S’il était ravi de partir au Maine, la durée de sept semaines environ finissait toujours par lui peser un peu. Mais dans ce havre de paix, il pouvait s’inventer et vivre d’incroyables aventures qui développeraient sa personnalité. Et pour réaliser certains projets, il lui fallait beaucoup de ressort et de vaillance, car de nature le petit garçon était assez trouillard !

    Jean-Charles se rappelle le choc lorsque ses parents lui avaient annoncé en 2018 la vente du Maine, leur maison de vacances, depuis toujours ! Cela avait résonné en lui comme une trahison, un désaveu, un échec. La décision l’avait taraudé, malicieusement, pour poindre en épineux problème. Comment sa mère, pouvait-elle se résoudre à la vente de ce bien unique, présent dans la famille depuis 136 ans ? Elle, qui était la digne héritière de sang et de droit, la mémoire familiale des Boisseau et des Brunet, la narratrice, l’écorchée vive, la descendante, et pire, la dernière de sa lignée.

    La voiture roule lentement sur l’allée principale, bordée de hauts sapins, pour parachever sa ligne droite sous un porche en pierre du XIVe siècle. Il demeure le vestige du domaine, la preuve érodée d’un lieu chargé d’histoire, le symbole d’une gloire ancienne, d’un autre mode de vie. Lui succède une grande cour carrée avec son puits et la margelle en pierre. Au-dessus du large porche court des guirlandes de lierre grimpant, jusqu’à la petite arche en pierre attenante et sur les toitures des appentis fermés qui encadrent le tout. Il va se garer dans la grange. Jean-Charles regarde le jeu de clés dans sa main et se dit qu’après son expédition, il devra s’en séparer. Il n’est plus chez lui et ne peut pas le garder indéfiniment. Contre le mur il tend l’oreille, le porche est bien vivant. Il murmure au vent les histoires de jadis, gorgées de sacrifice, d’amour et de courage. Le souffle d’antan réchauffe le cœur tout en le pressant de nostalgie. Les pierres ont conservé en mémoire la trace du Château et la vie des Boisseau. Tout en touchant la pierre, Jean-Charles se rappelle le lien entre son arrière-arrière-grand-père Jean et son ami Louis. Pour lui, il est impossible de ne pas ressentir l’excitation d’une telle aventure, aussi dramatique, incroyable, lointaine, soit-elle. Dans son for intérieur, il aurait voulu vivre une odyssée similaire. Contre les hortensias, aux silhouettes esseulées, sans apparat, il s’assoit sur le bloc de pierre et ferme les yeux. L’histoire de son arrière-arrière-grand-père Jean remonte en lui et le transporte dans la nuit du lundi 8 août 1853.

    « En faitde l’en . Jean ne connaissait pas encore cette phrase de Joseph Ernest Renan, prononcée à la Sorbonne en mars 1882. Il aurait sûrement apprécié l’esprit dans d’autres circonstances. Pour l’heure, le sien était ébranlé, confus, proche de la commotion. Jean avait le sentiment que son cerveau envahissait tout son crâne. Le cortex frontal gonflait par ondulation et ses tempes étaient bien trop douloureuses. Il ne supportait plus d’être fouetté par la bourrasque, qui prenait en puissance et grondait telle une bête féroce. La tempête allait s’abattre sur eux, par vagues géantes successives, telles des lames de glace. Jean avait le pressentiment que ce transport sur l’océan Pacifique s’achèverait en enfer. Il songeait à Poséidon, un Dieu colérique, capable de soulever les profondeurs marines et de créer des tremblements de terre. Une mer de jais, aussi sombre que le manteau de la mort, allait briser, éparse ça et là, la misérable coque du navire militaire.

    Depuis la France l’expédition était terriblement longue. Les corps criaient souffrance et réclamaient un calme salutaire. Aucun supplice ne leur serait épargné. Si le Typhus avait disparu depuis quelques années en France, il laissait place sur le bateau au Paludisme, au Choléra, au Scorbut, aux dysenteries et autres maladies contagieuses. La fièvre se nourrissait des âmes perdues et la folie rôdait elle aussi. Ces marins-là étaient sur le point de mourir. Le navire dansait maladroitement, forcé par la torture des éléments naturels. Sa coque de bois et de fer gémissait sa peur. Des trombes d’eau vomissaient leur colère. C’était un océan tout entier qui venait les punir. Le navire roulait, tanguait, buvait, s’enfonçait, luttait, soulé de trop d’eau salée, puis, il se cabra brusquement, dans un dernier instinct de survie. Le silence envahit le corps de Jean. Son souffle était à l’arrêt, incertain. Devait-il hurler sa rage ou mourir dans un ultime recueil de pensées ? Aucun son ne lui parvenait. Il ne ressentait plus la douleur de ses blessures, la froidure. En bordure de l’abysse, le navire de papier geignait ses déchirures. Dans cette désolation marine, il ne percevait point la houle hystérique, le vent grinçant et démoniaque, les cris de ses nouveaux camarades conscrits. Jean n’était pas un militaire et encore moins un marin, toutefois il se montrait comme un homme de bon sens. Il avait envisagé qu’après le terrible passage de Drake la situation allait sûrement se calmer. Mais l’équipage n’était pas au bout de ses tribulations. Il avait traversé péniblement le large bras de mer, qui séparait l’extrémité sud du Chili et de l’Argentine à l’Antarctique, entre le cap Hornen Terre de Feu et les îles Les conditions météorologiques étaient lamentables. En ce lieu, après avoir erré quelques dizaines de milles marin, au commencement de l’océan Pacifique, la plus incroyable des tempêtes vrombissait des forces vives et charriait sa colère. L’œil du cyclone glaçait le sang. L’espoir les abandonnait. Aussi, la nuit était tombée, l’obscurité était totale et froide. Jean disait adieu à ses parents. Il avait vingt et un ans.

    Jean était né en 1832, à l’époque où la France signait une première convention pour la suppression du trafic des esclaves et un traité contre la traite des Noirs, en 1831 puis en 1833. Le port de Bordeaux allait bientôt cesser toutes ces activités inhumaines et pourtant si lucratives du commerce négrier. Jean ne connaissait pas la grande ville et venait de la vallée de la Dronne, de Saint-Martin-de-Ribérac, proche de la ville de Ribérac en Dordogne. Il n’avait pas voulu se retrouver dans cette galère, loin de la ferme familiale et des gens qu’il chérissait tant. C’était la faute à pas de chance. Tu parles, c’était la faute à Bonaparte ! Pardon, à Napoléon III, empereur des Français, garant de l’ordre du Second Empire. Jean n’éprouvait que tristesse et amertume. Il avait été obligé de servir sous les drapeaux, recruté par l’armée française. Il n’était ni remplaçant ni volontaire. Il avait seulement tiré au sort un mauvais numéro, comme la plupart des jeunes de plus de vingt ans. Le recrutement avait eu lieu dans le chef-lieu du canton de Périgueux. Il était accompagné de son père, prénommé Jean comme lui, Jean Boisseau, un homme solide de la campagne. Son épouse, Claire Pailler, était restée à la maison. Elle pleurait déjà le départ de son fis. Les gens simples n’ont pas vraiment de chance. Le bonheur, il se gagne à coups de pioches et de serpes. Le jeune homme, après avoir saisi le mauvais numéro, était devenu un conscrit qui devait honorer son devoir pour six années de service obligatoire. Et, comme il n’était ni phtisique, ni trop petit, ni infirme ni père de famille, il avait été déclaré bon pour le service en janvier 1853. Il était en pleine forme physique, robuste et débrouillard. Toutefois, Jean subsistait dans l’ignorance du lieu où il serait affecté et ne se doutait pas un instant que le sort s’acharnait sur lui. Son service militaire obligatoire se déroulerait à l’étranger, à vingt-six mille Kilomètres de chez lui par l’océan ! Un long calvaire qui représentait la fin de l’innocence, l’impossible amour et la cruauté de la société. Son asservissement serait total. Il enfouirait dans son ventre le fiel, la détresse, la colère, puis la peur. Pendant que d’élégantes et riches personnes dansaient la valse au bal Mabille à Paris, s’enthousiasmant de l’harmonie des velours, robes de soie, cravates blanches et hauts de forme noirs, arguant les avantages du coup d’État de Louis-Napoléon-Bonaparte, Jean, le paysan du Sud-Ouest, s’apprêtait à vivre la pire aventure de sa vie, un périple sans horizon familier et à priori sans espoir.

    Finalement le navire de guerre tint le choc. Il n’avait pas sombré. L’équipage, plus ou moins lucide, plus ou moins vivant, voguait sur les flots de la conquête, vers des rivages exotiques, en direction des côtes de la Nouvelle-Calédonie. Déraciné, épuisé, écœuré, Jean ne croyait plus au bonheur. Il allait mourir sur cette terre sauvage ou dans le moins pire des cas, veiller la mort des autres, comme une lampe à huile, vacillante et chaude, qui peut rappeler l’image chère de la mère avant de s’endormir.

    Pour supporter l’insupportable, les conditions de vie particulièrement difficiles dans la caserne, les privations de liberté, les ordres stupides, les interventions brutales auprès des autochtones, les meurtres, la séparation avec la France et son Périgord, Jean avait besoin de trouver un confident, une oreille attentive, un ami. Il rencontrait Louis, le fils d’un riche négociant de vins à Libourne, en Gironde. Ce dernier aurait pu racheter un nom, c’est-à-dire se faire remplacer par un autre homme en échange d’argent. Mais, aussi riche que fût son père, Louis ne s’était pas dérobé à l’obligation militaire. Soit il avait un grave contentieux avec son paternel, soit il avait dû quitter Libourne précipitamment pour une sale affaire, une raison suffisamment grave pour le forcer à sacrifier six années de sa vie. Ils avaient fait pleinement connaissance au cachot, un charmant endroit humide et sale, coincé entre deux rochers au bord de l’eau. C’était avant tout un lieu de convivialité, où se côtoyaient rampants désœuvrés, griffes affilées, ailés zélés, dards saillants, avec des cafards, lézards, geckos, souris, boas tricots rayés, scorpions, scolopendres, mouches à requins, guêpes rouges, chauves-souris, Roussette et autres bestioles, enclines à vous piquer, sucer, empoisonner, pénétrer et parasiter, sournoisement. De plus, n’oublions pas les plus fidèles compagnons, nobles rats et gentes puces, idéaux pour attraper la peste. L’incarcération devait durer deux mois, avec un repas par jour, un pot de chambre pour deux et tout un panel de monstres, prédisposés aux morsures et autres frayeurs nocturnes. La mésaventure promettait d’être mémorable. Jean avait écopé de cette sanction disciplinaire, en lien avec le massacre d’indigènes ; non pour y avoir participé, mais pour avoir refusé de tirer sur des innocents. Il était épuisé de vivre l’injustice. Son séjour forcé en Nouvelle-Calédonie lui enseigna la brutalité de l’armée et de ceux qui la dirigent. Il n’était qu’un pion sur l’échiquier de la convoitise, une arme létale pour répondre aux ambitions étatiques. Il y avait une terre à prendre de force et pour cela il fallait des hommes obéissants et peu scrupuleux. Le contre-amiral Febvrier-Despointes prenait possession de la Grande Terre et de l’île des Pins, en septembre 1853. Les résistants mélanésiens resteraient impuissants. L’autorité de la France allait régner sur la nouvelle colonie, un lieu stratégique de ravitaillement pour la marine militaire. Le capitaine de vaisseau Tardy de Montravel devait maintenant la gérer au mieux des intérêts de l’Empire. Il allait fonder la ville de Port-de-France, rebaptisée Nouméa en 1866.

    Quoiqu’il en soit, dans la puanteur de la fosse, au rythme continu des vagues, dans la chaleur écrasante de l’été austral, Jean s’était lié d’amitié avec Louis, réunis par la faute, l’esprit rebelle et l’honneur. Jean avait fait preuve d’humanité, quant à Louis, audacieux et bravache, il avait giflé un petit gradé, trop empressé au réveil à le tirer de sa paillasse, plus ou moins fournie, de pauvre soldat. Lui, qui avait un nom, tout au moins dans le haut milieu vinicole du Libournais. Ils s’étaient juré de s’aider, quoi qu’il arrive, comme des frères de sang et de rester ensemble dans cette épreuve de vie. Ils ne le savaient pas encore, un lien indéfectible allait les unir profondément. Un rapport d’homme à homme sincère, cimenté de larmes et d’espoirs, fixé dans le temps par un immense respect réciproque. Il y avait aussi la nuit et dans son antre la somme de toutes les peurs. Les deux compagnons d’infortune devaient repousser pendant leur sommeil les cauchemars qui rôdaient. Jean était confronté aux légendes tribales, aux fantômes cannibales, aux bruits de la guerre brutale et aveugle, aux tortures et aux démons.

    Dans un de ses rêves, les indigènes vêtus de costumes ecclésiastiques étaient regroupés autour d’un feu de joie. Les femmes chantaient et les hommes poussaient des cris gutturaux et effrayants. Au milieu de l’immense feu, transperçaient par des harpons de baleiniers, cuisaient des militaires français pour un festin d’apparat. Les indigènes s’adonnaient à un rituel de purification des Occidentaux pécheurs. Mais les marins du Prony et du Phoque projetaient une pluie de boulets de canon, dans un déchaînement de violence sans précédent. La guerre battait son plein, éclatante, mordante, chirurgicale, puissante, jusqu’à la crête de la déferlante avant de submerger les consciences. La barbarie bavait sa jouissance toute, dans son manteau d’épines et d’os, le ventre plein, l’œil avisé du mal, rassasiée des peurs originelles, avec cet autre, l’étranger, la peau cuivrée, nu comme une châtaigne, sans pudeur, sans ambition, sans contrainte, sans civilisation, sans véritable religion !

    Jean et Louis étaient plantés là, dans leur cage de rouille, dans la mer de Corail, étourdis sur cette Grande Terre souillée, les bras ballants et le souffle court, à épier inquiets les gémissements du vent et les plaintes lancinantes des îles Loyautés. Suite, aux cauchemars, aux étranglements diurnes, les premières lueurs de l’aube laissaient place à de tenaces maux de crâne. Jean et Louis étaient plus résilients que d’autres et ils voulaient croire en la vie. Leur amitié prenait sens, une accalmie dans la tempête, le réconfort d’un regard bienveillant, un partage de valeurs humaines et générait graduellement force et espoir. Un jour, Louis dit à Jean : « Si l’on sort vivants de cet enfer, je te jure que je t’aiderai à réaliser ton rêve ».

    Au fil des années, à travers des péripéties plus ou moins glorieuses, les découvertes des archipels, les travaux de construction, le temps de longues marches dans les montagnes, aux pentes dures, sur des sentiers escarpés, pendant les exercices de gymnastique obligatoires sur les plages dorées de soleil, ou, lors des rares moments de pleine détente, se lavant dans un lagon aux teintes de gemmes volcaniques bleu vert, tous deux, avaient la volonté de survivre et d’espérer un avenir. Jean avait un rêve. Il voulait devenir propriétaire d’un large domaine agricole et en faire profiter toute sa famille. La terre avait une âme selon lui et dans sa région elle coulait dans ses veines. Il voulait une terre, être un homme de la terre. Il souhaitait prendre exemple sur son père qu’il admirait. Ce dernier n’avait pas beaucoup de sous, mais il était propriétaire d’une maison simple et d’un peu de terre. Jean rêvait de plus grand. Mais les belles exploitations agricoles et leurs grandes parcelles nues ou boisés avaient un prix, qui n’était pas à la portée de la famille Boisseau.

    Le rouet du temps filait son œuvre, et en décembre 1858, à la suite de presque six années d’absence et de péripétie, les deux conscrits revenaient en France. Jean était impatient de rentrer chez lui à Saint-Martin-de-Ribérac. Mais pour l’heure, en ce mardi après-midi 14 décembre, il avait rendez-vous Place des Quinconces, aux pieds des deux grandes colonnes rostrales célébrant le Commerce et la Navigation. Jean, qui s’était juré de ne plus mettre un pied sur le pont d’un navire, observait d’un œil perçant les ancres marines. L’homme était méconnaissable. Jean avait pris tant d’années et les années lui avaient tant dérobé. Il se frottait les mains, nerveusement, dans l’attente de son père. Elles étaient calleuses, striées de coupures, épaisses d’expérience. Le faciès énergique, cherchant de tous côtés un visage amical, il attendait son devenir. Son père arrivait d’un pas pressé, pour l’enrouler de ses grands bras, dans un élan désespéré. Il sentait bon le terroir, la châtaigne et le pétrichor, le lait chaud et le feu de bois, le cheval et la paille mouillée. Sa mère arrivait à son tour. Claire l’avait tellement attendu, parlé, prié, espéré, ce fils tant aimé. Elle avait parié sur son retour et en pleurait de joie. Son petit Jean, qui aurait bientôt vingt-sept ans. D’une infinie tendresse, elle posa délicatement les mains sur les joues mouillées de larmes de son fils et plongea son regard dans le sien…

    La patine du temps,

    sur la mine de Jean,

    du sel, beaucoup de vent,

    d’origine marine,

    signait là son ouvrage,

    entre ciel et rivages,

    lui offrant un bel âge.

    Au creux des rides fines,

    se devinait le sang,

    les racines vives,

    de la guerre, du carcan,

    mais aussi le visage,

    d’un homme renaissant,

    que l’amour illumine.

    Après les retrouvailles, les repas et les fêtes, les durs labeurs de la ferme, l’amour et le mariage, la vie de famille, l’arrivée d’un enfant baptisé Charles, encore les travaux laborieux dans les champs et les bois, les années défilaient et Jean gardait son rêve, dans un coin de la tête. Son projet d’acquérir une grande exploitation agricole attendait patiemment. Et puis un jour, aux cinquante ans de Jean, jaillissait comme un présage, une vente aux enchères publiques.

    Le huit mai 1881 mourait Charles Gabriel Lebas de Lacour, âgé de cinquante et un ans, au Château du Maine à Siorac-de-Ribérac. Il laissait derrière lui un fils de dix ans, Julien Coulaud Lebas de Lacour dont la mère Marguerite vivait au hameau des Giroux près du Maine. Monsieur Lebas de Lacour avait prévu dans son testament, une somme importante pour son fils, à sa majorité, ainsi que pour sa femme. Après une procédure intentée par la famille, le Château du Maine et la propriété d’une soixantaine d’hectares étaient mis en vente. Ce simple fait divers allait bouleverser la vie d’une famille, les Boisseau.

    Jean Boisseau et son épouse Antoinette Trijoulet étaient vraiment intéressés. Aussi, son fils Charles, âgé de dix-sept ans, un jeune homme sérieux et travailleur aurait pu l’aider sur ce type de domaine. Mais l’exploitation était trop grande et la belle propriété trop coûteuse. Finalement, trois avoués allaient réunir neuf propriétaires afin de partager les terres. Jean avait Louis, son ami, qui de surcroît était un riche héritier. Louis tint sa promesse avec empressement et fierté. Il pouvait aider son ami, comme ils l’avaient fait tant de fois l’un pour l’autre en Nouvelle-Calédonie. Une phrase en suspens s’envolait alors dans les cieux, « Si l’on sort vivants de cet enfer, je te jure que je t’aiderai à réaliser ton rêve ». L’adjudication avait lieu le 22 août 1882, à midi. Jean et Antoinette garderaient trente pour cent des sols, le Château et ses dépendances. Louis avait prêté l’argent à Jean dans un accord d’honneur. Jean avait donné sa parole afin de rembourser intégralement la somme et ils s’étaient serré les mains ; pas de contrat écrit, pas de témoin, pas de signature. Toute la force de l’amitié de ses deux hommes se résumait là, en cet instant, face à face, dans la loyauté et la confiance.

    Jean-Charles ouvre les yeux. Le dos appuyé contre le mur, les jambes tendues, il ne sait pas du tout combien de temps il est resté là, quiet, à rêvasser du passé. Il se sent bien, au chaud dans son épais blouson, malgré un vent revigorant. Il se rappelle bien cette période de vente, plutôt longue, entre début 2018 et mai 2021. Il a fait tellement d’allers-retours avec son père les deux premières années, pour entretenir le terrain, honorer les rendez-vous avec les nombreux artisans, rencontrer les agences immobilières, bricoler dans la maison. Il revoit son père Claude sortir péniblement de la voiture, faisant bien attention de trouver une prise, afin de soulever son corps fatigué. De nouvelles douleurs aux genoux et aux articulations le gênaient et il manquait assurément de tonus musculaire. Le seul fait de repousser la lourde porte de

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