Éloge du point d'interrogation: Tous philosophes ?
Par Patrick Moulin
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À propos de ce livre électronique
L’être humain est un être de signes et de questions. Il n’aime rien tant que les histoires. Celle du point d’interrogation nous conduit depuis ses origines antiques jusqu’à l’épiphanie de son à-venir. Il a été, est et sera toujours l’outil de l’Homo philosophicus. Mais gardons-nous bien de croire que cela ne concerne que quelques individus d’une espèce élitiste, sélectionnés par on ne sait quel dieu du nombril égocentrique.
Qui et quoi que nous soyons, nous sommes toutes et tous des choses qui pensent, donc nous sommes des êtres qui se questionnent. Prenons en main, avec cet éloge, le bâton courbé du point d’interrogation, et entamons ce voyage vers nous-mêmes, au pays de la philosophie pour tous.
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Aperçu du livre
Éloge du point d'interrogation - Patrick Moulin
Avant-propos
Quelqu’un demande un jour à un jésuite : « Est-il vrai que vous, les jésuites, répondez toujours à une question par une autre question ? ». Le docte ignacien réplique tout de go : « Qui vous a dit ça ? ». Cette histoire ancienne résume pour partie la thèse de cet ouvrage : le point d’interrogation est-il une clé, mise à la disposition de tous, pour cheminer vers la sagesse ?
Contenir plus de deux mille cinq cents ans de philosophie occidentale dans un seul signe de ponctuation, voilà qui relève d’un contorsionnisme à faire pâlir le plus expérimenté des maîtres yogis. La simple idée de cette réduction semble de l’ordre du blasphème intellectuel ou du crime de lèse-raisonnement. Pourtant nous nous garderons de couper la tête au point d’interrogation, puisqu’il courbe déjà l’échine par sa seule calligraphie. Par ailleurs, la conjonction d’une présomption de blasphème avec l’usage de la dénomination de question, présente historiquement des risques majeurs pour un hérétique point de vue, fût-il interrogatif.
Nous sommes tous, au moins depuis Descartes, des choses qui pensent et qui existent par cette faculté de penser{1}. Le découvreur du Cogito énumère les capacités que possède une chose qui pense : douter, concevoir, affirmer, nier, vouloir et ne pas vouloir, imaginer et sentir. Mais ici, l’arbre de la philosophie cache une forêt des plus denses : celle des questions, ce préalable indispensable à l’exercice plénier de la liste capacitaire qui vient à l’instant d’être égrenée.
Être, telle est la question dans sa finalité. Mais l’interrogation n’acquiert réellement son statut que sous deux formes : soit indirecte : « Je me demande si vous allez acheter mon livre », soit directe, marquée par le signe de clôture qu’est le point d’interrogation : « Achèterez-vous mon livre ? ». Précisons que ces deux phrases ne sont que des exemples, toute ressemblance avec une injonction subliminale d’achat de cet ouvrage ne saurait être que purement fortuite.
Le point d’interrogation est un marqueur de sens : il signifie son statut à la question, il indique la direction de la réponse. Il se situe au croisement de ces deux étapes, mais il paraît porteur de bien plus de choses encore. La révolution copernicienne substitue le soleil à la terre comme centre de l’univers physique. Cet éloge ponctuel n’atteindra assurément pas un tel niveau de bouleversement, mais il nous semble que ce signe extra-alphabétique recèle peut-être en lui quelque chose qui s’apparente au renversement des idoles géocentristes. Les philosophes patentés, au centre de la bien-pensance élitiste, ont sans nul doute quelques plumage et ramage à concéder, si notre thèse se voit confirmée, ne serait-ce qu’en partie.
Prenons donc la liberté de nous interroger sur ce point particulier, sur ce signe qui nous lance à chaque fois un appel, sinon à répondre, du moins à nous mettre en route, en tentant de faire le tour péripatéticien de la question. Pour clore cet avant-propos, suggérons une seconde fin à l’histoire introductive. Après avoir répliqué à son locuteur, le jésuite demanda : « Quelle était la question ? » C’est une des voies que nous emprunterons lors de ce périple qui débute maintenant. Le balisage est à la randonnée ce que le point d’interrogation est à nos marques. Prêts ? Partons.
Histoire de signes, signes d’histoire
Alors fais-moi un signe / Montre-moi le chemin{2}.
SÉMIOLOGIE INTERROGATIVE
Où Henri Bergson répond à Mylène Farmer
L’être humain est un être de signes : tout lui parle, même ce qui ne lui dit rien. Raymond Devos explique que rien c’est quelque chose, puisqu’il peut être réduit à moins que rien, ou encore multiplié pour devenir trois fois rien. Et, parfois, trois fois rien occupent tout l’esprit de leur vacuité insignifiante et signifiée. Ce vide fait le plein de notre essence.
Tous les humains ont par nature le désir de savoir{3}.
L’intelligence, en repoussant l’instinct dans ses retranchements animaux, a créé un vide abyssal dans l’esprit humain. Et tel le tonneau des Danaïdes, il semble illusoire d’espérer un jour le combler. La plupart des hommes ne supportent pas de ne pas savoir. Cet appétit de connaissances prend des allures d’obsession, voire d’addiction. Tout a un sens, tout a une signification : ce rien veut dire quelque chose, mais quoi ? Entre en scène ici ce petit personnage graphique qu’est le point d’interrogation, un peu difficile à définir esthétiquement : un crochet pointé, une virgule qui se prolonge, la queue du chat ?
Mais rien n’a de sens, et rien ne va / Tout est chaos{4}.
Pour qui sont ces points interrogatifs qui soufflent sur nos têtes ? Voici comment le plus qu’ordonné Henri Bergson répond au désenchantement d’une Mylène Farmer ataxophobique{5}.
Même ce chaos qui n’est rien, qui n’a ni signification puisque rien ne va, ni direction puisque rien n’y va, nous dit tout du désir irrépressible de savoir, et de notre aversion pour ce qui nous paraît aléatoire. Lorsque nous essayons de nous représenter le chaos, nous substituons notre ordre voulu à l’ordre automatique de la nature. Il en est de même lorsque nous nous représentons le hasard.
Le hasard ne fait qu’objectiver l’état d’âme de celui qui se serait attendu à l’une des deux espèces d’ordre, et qui rencontre l’autre. Hasard et désordre sont donc nécessairement conçus comme relatifs{6}.
L’absence d’un ordre consiste en la présence d’un autre. L’intelligence pose un désordre là où il n’y a que l’absence d’un ordre attendu et la présence d’un ordre qui ne présente pas d’intérêt pour elle.
D’une manière générale, la réalité est ordonnée dans l’exacte mesure où elle satisfait notre pensée. L’ordre est donc un certain accord entre le sujet et l’objet. C’est l’esprit se retrouvant dans les choses{7}.
Remarquons au passage la transition entre un texte considéré comme écrit pour des boutonneux sur une musique de Laurent Boutonnat, et un autre témoignant de l’élite de la pensée philosophique. À l’intérieur des deux citations, comme dans la coquille de noix, qu’est-ce qu’on y voit ? Il n’y a que des mots, et les mêmes 26 lettres de l’alphabet. Mais le nom du signataire change tout. La question se porte d’abord sur le « Qui a écrit cela ? » avant de porter un jugement sur sa valeur plus ou moins grande, le « Quoi ». Le point d’interrogation fait disparaître un instant le préjugé, mais celui-ci revient le plus souvent en force, éludant, toujours au passage, le sens du message.
Le message est pourtant clair : rien ne va. Le chaos, c’est le désordre avec toutes ses connotations négatives : « File dans la chambre de ta conscience et range-moi ton esprit ! ». Le chaos, en tant qu’absence d’ordre perceptible, n’intéresse pas. Il rend la pensée insatisfaite, en manque de connaissance organisée. II peut même être source d’angoisse. Au point d’interrogation doit succéder impérativement le savoir, tel le calme après la tempête de l’inconnu.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté{8}.
Un crochet pointé, une virgule qui se prolonge, la queue du chat ? Ce signe présente donc bien plus d’interrogation qu’il n’en pointe.
Pas de signe sans langage, pas de langage sans interlocuteur
La sémiologie est la « science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale{9} ». Cette science est relativement récente dans cette dénomination, qui date de 1916. Le terme est formé à partir du grec sêmeion, qui prend plusieurs significations. C’est notamment le signe en tant que marque distinctive permettant de reconnaître quelqu’un ou quelque chose, comme la trace qui permet d’identifier un animal. C’est aussi un signal pour accomplir ou ne pas accomplir une action.
Le point d’interrogation est à la fois un signe spécifique de reconnaissance et un signal induisant une action. Que nous nous posions la question ou que quelqu’un nous la pose, nous reconnaissons ainsi la marque distinctive qui permet d’identifier un changement dans le cours du discours, et l’appel lancé en vue d’une action, en l’occurrence répondre à la question posée.
Ceci nécessite deux éléments préalables, sur lesquels nous reviendrons en détail dans les chapitres suivants : l’existence d’un langage, et la présence d’interlocuteurs, l’un questionnant et l’autre répondant. C’est le contexte formé par la vie sociale. Depuis Aristote, l’être humain est un animal politique, fait par nature pour vivre en communauté. Même seul, il continue de se parler à lui-même, et ses points d’auto-interrogation ne sont pas des gouffres moins amers. Souvenons-nous d’un Descartes qui, seul au fond de son poêle{10}, médite sur la cire et ses métamorphoses, pour en arriver au jeu du « Je » de la chose qui pense.
À ce moment de l’ouvrage, il est indispensable de délimiter les contours de traitement du sujet. L’éloge du point d’interrogation ne porte, comme son objet l’indique, que sur ce signe de ponctuation graphique, exprimant une interrogation directe, et s’inscrivant dans une phrase écrite ou représentée comme telle{11}.
Le langage non verbal n’est pas inclus dans cet éloge. Tout ce qui, par les mimiques, les postures, pourrait être assimilé par analogie à une interrogation, est en dehors du sujet traité dans ces lignes. Le cadre de cet éloge se limite au langage, écrit et parlé, et n’aborde pas le domaine des gestes. Il sera donc inutile de lever le doigt durant toute la lecture de ce livre, en espérant d’une part manifester ouvertement son interrogation et d’autre part obtenir vertement une réponse. Ne jetez pas non plus de regard inquisiteur : cette qualification particulière nous vaudra d’être soumis à la Question en temps voulu. Enfin, seule la langue française est étudiée dans cet éloge, même s’il est fait référence à d’autres idiomes actuels ou disparus.
Ponctuation conceptuelle
Le point d’interrogation fait partie d’un sous-ensemble de signes du langage écrit, distinct des caractères alphanumériques. Ces signes se regroupent sous le terme générique de ponctuation. Nous tenterons plus loin d’esquisser un historique de ce petit peuple à qui il ne manque que la parole. Car la ponctuation a cette particularité qu’elle ne se prononce pas elle-même, sauf en utilisant le mot qui la dénomme. Deux-points, ouvrez les guillemets : « Point (non encore final) ».
La ponctuation peut être générale. Elle comprend trois ordres de signes qui construisent les différents niveaux du langage : le mot, la phrase, le texte. Au niveau du mot, c’est par exemple le trait d’union dans les mots composés ou la majuscule dans le substantif « État ». Au niveau de la phrase, selon sa complexité, c’est la virgule, le point-virgule, les deux-points, les points de clôture de phrase, dont notre point d’interrogation est un membre actif. Au niveau du texte, c’est notamment le point final majeur suivi d’un alinéa, ou encore la mise en forme en italique d’un paragraphe pour signaler l’extrait