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Pierre Gassendi: Le voyage vers la sagesse (1592-1655)
Pierre Gassendi: Le voyage vers la sagesse (1592-1655)
Pierre Gassendi: Le voyage vers la sagesse (1592-1655)
Livre électronique410 pages5 heures

Pierre Gassendi: Le voyage vers la sagesse (1592-1655)

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À propos de ce livre électronique

Figure centrale de la République des Lettres, Pierre Gassendi a souvent été réduit au rôle du rival malheureux de Descartes ou du philosophe sans système. Cet ouvrage présente pour­tant un savant passionnant, à la pensée riche et complexe, que la pratique et l’éthique de soi ont mené sur le chemin de la connaissance et de la sagesse.
En se penchant sur les choix poétiques et discursifs de Gassendi, l’auteure met en avant l’actualité de sa pensée, proche de nos questionnements sur notre rapport aux émotions, à notre corps ou à la nature. Elle tente par ailleurs de saisir sa pensée dans son ensemble, à la fois dans ses dimensions scientifique et spirituelle, sans chercher à opposer ces deux aspects. Ce faisant, elle montre le lien particulier qui s’établit entre vérité, savoir et raison au xviie siècle et la manière dont se racontait alors le métier de savant et de penseur – Gassendi empruntant, quant à lui, la voie de la conversion.

Judith Sribnai est professeure adjointe au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal.
LangueFrançais
Date de sortie18 sept. 2017
ISBN9782760637955
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    Aperçu du livre

    Pierre Gassendi - Judith Sribnai

    INTRODUCTION

    Jouir d’un ciel plus libre, plus lumineux, plus humain.

    Gassendi, Lettres latines

    Malgré les importantes études qui lui ont été consacrées, Pierre Gassendi (1592-1655) est encore peu ou pas connu, non seulement du grand public mais aussi des spécialistes de l’Ancien Régime. Voilà un philosophe qui appartient définitivement à un autre temps. C’est peu dire qu’il souffre de l’envahissante prédominance de Descartes dans l’imaginaire occidental. Les deux hommes avaient peu en commun, se sont opposés sur presque tout, et il faut reconnaître à Descartes un sens de l’à-propos qui l’a certainement aidé à devenir une figure emblématique, et un peu monolithique, de la pensée et du sujet modernes. L’intérêt des dernières décennies pour les auteurs dits «libertins» a sans doute redonné à Gassendi quelque notoriété parmi les dix-septièmistes, littéraires et philosophes. Son nom apparaît fréquemment au côté de ceux de Cyrano de Bergerac, La Mothe Le Vayer, Naudé, Saint-Évremond ou La Fontaine. Mais, l’effet de lecture peut être trompeur car on est alors tenté de faire passer la foi de Gassendi au second plan, ou de la prendre comme un voile prudent jeté sur des idées séditieuses. Enfin, pour l’histoire des sciences, il reste certes une personnalité importante, mais qui a eu le tort de ne rien inventer et d’avoir la réputation de n’être pas bon mathématicien, deux caractéristiques qui lui laissent peu de chance face aux impératifs de l’historiographie contemporaine.

    Pourtant, à beaucoup d’égards, Gassendi me semble incroyablement proche de nos préoccupations et de nos inquiétudes actuelles. Soucieux de ne pas trahir la complexité du monde et de l’être, il ménage une place essentielle aux émotions, aux passions et à la singularité de chaque corps dans la compréhension de ce que nous sommes. Tout individu, irréductible au genre humain, est un composé de chair et d’esprit, une mémoire fragile mais tenace, un fragment, éphémère et minuscule, du monde. Émerveillé par le foisonnement complexe et inépuisable de la nature, le philosophe aspire à la comprendre, non par volonté de la dominer ou de l’exploiter mais par désir de célébrer sa beauté et de rendre hommage à son créateur. Pédagogue, il s’interroge sur la manière dont on peut renoncer à l’autorité, transmettre des connaissances et des pratiques, tout en faisant retour à des philosophes anciens qui ont, eux aussi, passionnément cherché à mieux vivre. Dans sa recherche et son intérêt pour la nouveauté, il réfléchit aux conditions d’élaboration d’un savoir qui n’est jamais une œuvre solitaire mais un ouvrage collectif et infini. Pour toutes ces raisons, Gassendi est un penseur qui nous est sûrement plus familier qu’il n’y paraît au premier abord. On peut expliquer de plusieurs manières le relatif oubli dans lequel il est tombé, alors même qu’il fut de son vivant un personnage visiblement important et respecté1. De façon générale, Descartes a été l’arbre cachant la forêt des philosophes du XVIIe siècle2. Plus spécifiquement, les ouvrages de Gassendi sont souvent fort touffus, écrits dans un latin difficile, lardés de nombreuses références ce qui en rend l’accès mal-aisé. Ces caractéristiques, cependant, relèvent en partie d’un choix rhétorique et éthique qui me paraît essentiel. Les traductions et les études récentes dont Gassendi a fait l’objet, la curiosité renouvelée pour un siècle moins univoque qu’il ne semblait, nos interrogations présentes sur le rôle des sciences et la transmission des savoirs finiront peut-être par venir à bout de cet isolement.

    Dans ses textes théoriques comme dans sa correspondance, Gassendi raconte souvent comment il travaille, il dit le difficile et répétitif quotidien du chercheur, les piétinements, les doutes et les grands enthousiasmes. Il réfléchit beaucoup aux transformations des pratiques savantes et se demande, en somme, ce que signifie être savant ou philosophe après Copernic et Galilée. Il met ainsi en récit, de manière directe ou non, sa vie de chercheur et ce qu’il considère comme son itinéraire, d’homme et d’érudit, vers la vérité. Ce sont ce cheminement, sa mise en scène et ses significations qui m’intéressent, et c’est ce que j’appellerai la «conversion du savant». Le terme «savant» recouvre à la fois des contenus et des pratiques propres à cette période de lentes mutations épistémologiques. La science, dans les textes de Gassendi, embrasse tout d’abord des domaines aussi divers, et non exclusifs, que l’astronomie, la physique, la numismatique, les mathématiques, la logique, l’éthique et la traduction de textes anciens. Elle renvoie ensuite aux comptes rendus des dernières lectures aussi bien qu’aux rapports d’expériences dont il faut donner une description précise afin d’attester de leur validité et d’assurer leur répétition. La science est donc érudition mais aussi savoir-faire – savoir-faire qui est le fer de lance d’une «science nouvelle» se proclamant avant tout expérimentale.

    Sous l’impulsion notamment de Galilée, la période classique s’efforce de distinguer discours de la foi et discours savant, les nouvelles hypothèses héliocentriques pouvant ainsi coexister avec les Écritures et les représentations du monde héritées de Ptolémée. Cependant, lorsque savants, philosophes ou romanciers racontent l’accès à la vérité, il est remarquable qu’ils empruntent souvent le modèle du récit de conversion religieuse ou philosophique. Ils en adoptent et détournent les motifs, dégagés en particulier par Pierre Hadot3: conjonction d’un retour à un état favorable à l’intelligence de la vérité (epistrophê) et d’un renouveau profond du sujet (métanoïa); nécessité d’une lente initiation à la connaissance et événement d’une vérité soudain frappante; volonté engagée du converti et soumission à un principe qui le dépasse. Gassendi, homme d’Église et ardent défenseur de la «science nouvelle», est une figure exemplaire de cette convergence du savant et du converti et c’est sur son seul cas que je me pencherai. Mais une étude semblable pourrait être menée pour des auteurs comme Charles Sorel, Marin Mersenne, Cyrano de Bergerac, René Descartes, Spinoza. Dans tous les cas, et malgré les dires des auteurs, il existe une grande proximité, à mon avis toujours d’actualité, entre discours savant et discours religieux ou spirituel. Celle-ci est perceptible dans l’adoption d’un récit et d’un imaginaire communs, ceux de la conversion, qui supposent un rapport particulier à la raison, à la vérité et au savoir4. On le verra, Gassendi a la particularité d’être très attentif aux leurres d’une science toute puissante et détenant le monopole du vrai. Il est essentiel pour lui de rappeler que, si l’homme court après la vérité, il lui faut néanmoins s’accommoder de discours probables. Une telle posture peut certainement se comprendre dans le contexte d’un scepticisme modéré qui séduit le début du siècle et qu’a analysé Richard H. Popkin5. Il n’en reste pas moins que, pour Gassendi, nous avons les moyens de nous prononcer sur les phénomènes visibles et invisibles. Notre itinéraire vers le savoir dépend de la confiance dans le progrès des connaissances, de la foi dans l’existence du vrai et de l’expérience de nos faiblesses.

    La conversion renvoie donc à un modèle narratif complexe et, au sens où l’entendait Fernand Hally, elle invite également à une approche poétique et rhétorique des œuvres. Repérage de figures, de structures polyphoniques ou de topos narratif signalent «dans les dispositifs explicites de l’énonciation et de l’énoncé les indices de la complexité d’un fonctionnement interne6». La conversion fonctionne de plus comme concept historiographique et heuristique permettant de saisir la cohérence d’une pensée à un moment de l’histoire7. C’est sous ces différents aspects que j’aimerais faire dialoguer ce dispositif avec l’œuvre de Gassendi. L’imaginaire de la conversion est en effet extrêmement prégnant aux XVIe et XVIIe siècles. Sur un plan institutionnel d’abord, la Réforme catholique et les tensions avec les Réformés occupent la scène politique et religieuse. De nombreux récits de conversion, souvent normés, sont publiés ou échangés, puis utilisés par les deux camps pour alimenter de violentes polémiques8, polémiques qui se termineront momentanément en 1685 par la révocation de l’édit de Nantes. Tout au long du XVIIe siècle, le converti est, par conséquent, une figure à la fois omniprésente, problématique et politiquement chargée qui porte avec elle un certain imaginaire de l’unité9. De plus, les récits et les expériences mystiques, prolongements du renouveau spirituel de la fin du XVIe siècle, sont alors en vogue et entraînent bien des réflexions sur la réception de la parole divine10. Sur un plan politique, ensuite, la colonisation du Nouveau Monde est aussi un effort de domination confessionnelle, les missionnaires de différentes congrégations et ordres étant extrêmement présents et actifs dans ces conquêtes. Les parutions de récits de missionnaires, la vogue des relations de voyage témoignent de l’intérêt des contemporains de Gassendi pour ces peuples qu’il faudrait faire rentrer de force, mais volontairement, dans le droit chemin.

    La confusion des figures du converti et du savant fut, de plus, le fait de l’Église. Cette dernière en fit notamment un argument contre la distinction, suggérée par les savants, entre vérité de la raison et vérité de la foi. À l’issue de son procès, en 1633, Galilée doit par exemple abjurer la thèse défendue dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde: comme le soutient le tribunal de l’Inquisition, l’héliocentrisme relève d’une erreur, d’un égarement, tandis que la vérité, à laquelle Galilée doit se rendre, est celle des Écritures. D’ailleurs, les travaux de Copernic sont à l’index depuis 1616. Il existe donc, pour l’Inquisition, un système du monde. Et, comme il ne peut y avoir plusieurs dieux, une concurrence des représentations du monde n’est pas tenable. Galilée est alors sommé d’abjurer, c’est-à-dire de renoncer publiquement à son erreur. Ce faisant, il doit abandonner une fausse croyance pour entrer à nouveau dans le giron de l’Église. Son trajet est donc bien celui d’un converti, avec tous les problèmes que cela pose. Aveuglé par un faux-semblant, Galilée retourne au vrai et il se doit de témoigner de son errance et de son éveil, car la conversion est toujours affaire d’imitation et d’exemple: le chrétien reprend le chemin du Christ ou de Damas, il publie sa rédemption et la gloire de Dieu, comme le fit saint Augustin. La transmission est, en effet, l’un des aspects fondamentaux de la conversion. En même temps, la parole du converti ou du relaps peut tromper et seul Dieu connaît le secret des cœurs. Cette position des autorités religieuses se comprend dans un contexte où différents systèmes de représentation entrent en concurrence et où la science promeut de nouveaux modèles épistémologiques. Entre les théories héritées de Ptolémée ou celles défendues par Copernic, le savant, le philosophe ou le croyant doit bien se convertir, c’est-à-dire choisir une voie plutôt qu’une autre et se penser en conséquence. Est-il l’habitant d’un monde fini, d’une terre immobile, centrale, et créée pour lui? Ou occupe-t-il, dans un espace infini, une petite planète en rotation autour du soleil? L’individu fait alors l’expérience de territoires et de temporalités distincts. Rien n’empêche bien sûr de combiner ces représentations ou d’imaginer leur complémentarité, ce que firent par exemple Descartes, Tycho Brahe ou Gassendi. Mais, quoi qu’il en soit des modèles choisis, il y a quelque chose de l’ancien monde à abandonner pour pouvoir penser le nouveau. Une telle transformation est rarement l’aboutissement d’une rupture brutale et datable11. Descartes, par le récit de la révélation onirique des Olympiques, puis par la mise en scène du Discours de la méthode, fait de l’entrée dans la modernité un coup de théâtre: l’apprenti philosophe, éveillé par un message divin, abandonne ses maîtres, son pays et ses croyances, pour renaître à soi et au monde, neuf et immaculé. On sait que les Méditations métaphysiques doivent beaucoup à l’imaginaire de la manducation spirituelle12 et profitèrent d’un courant néo-augustinien sensible chez les mondains13. On verra cependant que, pour Gassendi, le trajet vers la vérité n’est pas toujours synonyme de renversement ou de catastrophe.

    La conversion constitue, par ailleurs, une trajectoire propre au philosophe antique ce que Gassendi, qui fréquente intensément Platon, les stoïciens, Épicure, Pyrrhon n’ignore pas14. Dès l’Antiquité, discours de la foi et discours de la science sont plus complémentaires qu’antagonistes. Ce sont des modes d’explication du monde et surtout des manières de pouvoir l’habiter. Notre connaissance des dieux et de la physique est, pour Épicure ou les stoïciens par exemple, inséparable d’une façon d’être et de vivre, pour soi et avec les autres, c’est-à-dire d’une manière de philosopher. Chez Épicure, la connaissance de la physique est un remède au souci de l’âme et c’est elle aussi qui permet de ne pas prêter aux dieux des intentions révélatrices de nos angoisses et de notre ignorance. Pierre Hadot et Michel Foucault ont chacun montré ce que la conversion chrétienne devait aux concepts de métanoïa et d’epistrophê développés par les Anciens15. Pierre Gassendi, chrétien convaincu, qui connaît bien les milieux dévots de Grenoble et de la Visitation16, ainsi que les missions d’un personnage comme François de Sales, grand lecteur et héritier des Anciens, astronome enthousiaste, est familier de ces différentes traditions. Le récit de conversion est un moyen pour lui d’être à la fois, et sans contradiction, un savant, un sage et un chrétien.

    Lorsqu’il évoque l’«ensemble assez important de représentations singulièrement modernes» dont témoigne l’œuvre de Gassendi, Oliver Bloch remarque:

    Et pourtant, ces formulations novatrices, Gassendi les a, dans une large mesure, élaborées à partir du passé: passé lointain de l’atomisme antique et passé renaissant, dont le souci «humaniste» a permis, en réintroduisant celui-ci, de l’introduire en la présence de la science nouvelle – passé médiéval, où les notions théologiques d’espaces et de temps «imaginaires», et plus précisément peut-être les raisonnements des théologiens nominalistes, ont servi de première armature aux conceptions nouvelles qu’il en proposait – passé plus proche du naturalisme italien des novatores […]17.

    La nouveauté des travaux de Gassendi s’inscrit ainsi dans un triple mouvement de retour: retour à la physique des Anciens, à la théologie médiévale et au naturalisme italien18. En ce sens, le renouvellement de la réflexion savante dépend de la réappropriation de systèmes et de doctrines non seulement distincts les uns des autres, mais également ancrés dans une temporalité et une vision du monde a priori éloignées de celles qu’élabore alors la nouvelle science. Un tel «processus de transmutation19» révèle deux particularités du parcours gassendiste. Tout d’abord, Gassendi se situe à la croisée d’une tradition philosophique et religieuse en même temps qu’il est un ardent défenseur de la science expérimentale. Ces héritages, qui ne s’excluent pas, ont plutôt tendance à se renforcer l’un l’autre. Ordonné prêtre en 1616, nommé prévôt de la cathédrale de Digne en 1626, Gassendi enseigne la philosophie à Aix, puis les mathématiques au Collège royal. Homme d’Église, il est occupé par ses obligations ecclésiastiques autant que par les conflits politiques liés à l’exercice de ses charges20. Il défend sans ambiguïté sa foi catholique et reproche à Descartes de vouloir démontrer l’existence de Dieu par des réalités objectives quand celle-ci ressort du domaine de la révélation21. Dissociant les sphères naturelle et surnaturelle, il prend le parti de Copernic et Galilée22 et se prononce pour le savoir expérimental plutôt que livresque. Convaincu de l’immortalité de l’âme23, Gassendi trouve néanmoins chez Épicure et les Anciens une sagesse qui a pu «surmonter les injures du temps24» et qu’il peut amender à la lumière de sa foi. Ses écrits illustrent cette diversité d’approches et d’influences autant qu’ils manifestent la place de ce philosophe au sein de la République des Lettres: proche de l’érudit Peiresc, ami de Luillier et fidèle de Mersenne, il écrit à Sorbière, à Campanella, au pasteur Schickard, à Naudé, à Christine de Suède ainsi qu’à son protecteur Louis de Valois.

    Ce que l’on peut considérer comme un souci de conciliation si caractéristique du travail de Gassendi explique par ailleurs que ses différents écrits (lettres, essais, biographies, traités) mobilisent aussi bien le sens religieux que philosophique de la conversion. C’est comme chrétien et comme lointain disciple d’Épicure que Gassendi pense son rapport à la vérité et il importe de comprendre comment ces deux imaginaires s’articulent. Cependant, les motifs et topoï attachés au récit de conversion interviennent également pour relater l’expérience savante et l’accès au savoir en général. De façon remarquable, et c’est la seconde spécificité du parcours gassendiste que met en relief Olivier Bloch, la démarche intellectuelle et spirituelle du savant est bien essentiellement celle d’une conversion: il ne peut y avoir d’invention de la science moderne sans un effort pour habiter de nouveau le monde des Anciens et, pour le philosophe, la possibilité de la modernité advient dans le passé. Si la réflexion gassendiste reprend alors les éléments constitutifs d’une telle concordance – ceux, par exemple, du retour et du renouveau, du renoncement et d’une raison volontaire – elle en fait surtout son principe même. Chez Gassendi, l’appréhension de la vérité, cette vérité qui, qu’elle soit de l’ordre des phénomènes naturels ou du mystère divin, nous échappe, est représentée et pensée comme la conversion permanente du sujet: constamment transformé par ce qu’il découvre, il doit aussi se préparer et se métamorphoser pour accueillir les connaissances qu’il poursuit. Contrairement à Descartes pour qui l’on accède à des connaissances certaines que l’on peut posséder, Gassendi propose une expérience existentielle qui doit autant à la philosophie grecque qu’au christianisme: si je ne peux, certes, posséder ces vérités qui m’échappent, je peux apprendre à être dans cette nature et dans cette vérité dont je devine à peine les secrets et les merveilles. C’est en ce sens que le savant-converti s’efforce d’habiter un lieu qui a toujours été là mais qu’il redécouvre et dans lequel il ne cesse de revenir, ce lieu nouveau et antique dont la nouvelle science lui apprend le langage.

    Pour montrer combien la représentation du philosophe et de son itinéraire adopte formellement autant qu’épistémologiquement les imaginaires propres à la conversion, cette analyse suit le mouvement intellectuel du converti. Gassendi reprend d’abord à son compte le récit conventionnel du cheminement philosophique, voyage platonicien, parfois douloureux, vers les lumières du savoir, effort conduit par une volonté libre et résultat d’une passion qui ne craint pas de se consacrer absolument à la science. Mais ce voyage, synonyme de trouvaille et de révélation, est en même temps, et de façon indissociable, celui du renoncement et du retour: renoncement à la vérité, à l’amour-propre, et retour au monde des Anciens. C’est dans la tension et la conjonction de ces mouvements que Gassendi se montre et se raconte comme philosophe et, finalement, comme sage. Astronome avant tout, observateur céleste, sa contemplation des étoiles devient le lieu et le temps d’un exercice spirituel.

    L’œuvre écrite de Gassendi est immense et les Opera omnia, publiées après sa mort en 1658, comprennent six gros volumes en latin25. On y trouve: le Syntagma philosophicum (volumes I et II) qui réunit les trois grands aspects de la philosophie de Gassendi, la logique, la physique, l’éthique; le Syntagma philosophiæ Epicuri qui présente la même tripartition pour retracer la pensée épicurienne; les réponses à Aristote, Descartes et Fludd (III); les travaux astronomiques (IV); les écrits biographiques, notamment ceux consacrés à Épicure, Copernic, Tycho Brahe (V); et la correspondance latine (VI). Il faut ajouter à cela la correspondance en français avec Peiresc et Luillier. Sylvie Taussig, Jean-Charles Darmon, Sylvia Murr, Olivier Bloch, Bernard Rochot et Tullio Gregory, en plus d’avoir beaucoup contribué à faire connaître la richesse et la difficulté de la pensée de Gassendi, ont traduit plusieurs de ces textes en français. C’est principalement sur leurs traductions que je m’appuie. Bien que je me sois efforcée de rendre compte de la grande diversité des textes de Gassendi, il m’a été impossible de rendre justice à tous ses écrits. J’ai ainsi laissé de côté les textes sur la musique, les textes de théories physiques et astronomiques ou encore le commentaire du livre X de Diogène Laërce sur la vie et les mœurs d’Épicure26. Cette étude ne prétend donc pas faire le point sur les différents aspects de la pensée gassendiste. Je me propose simplement de comprendre la manière dont Gassendi s’est représenté comme savant et comment cette représentation éclaire, pour l’histoire des idées, l’évolution de la notion de vérité. Il n’est pas question d’étudier de façon exhaustive les emprunts du chanoine à la tradition littéraire ou sacrée. Étant donné l’étendue de sa culture, ce serait un travail considérable et qui m’éloignerait de mon propos. Ce portrait d’un érudit, que j’ai voulu accessible à un public plus large que celui des latinistes, des spécialistes du XVIIe siècle ou de la philosophie moderne, devrait aider à saisir la manière dont nous concevons le travail de recherche et notre rapport au savoir. Gassendi est remarquablement honnête sur les difficultés qu’il rencontre et j’imagine que bien des chercheurs reconnaîtront chez lui les affres d’une quête de longue haleine. Évidemment, les conditions matérielles, économiques et politiques des citoyens de la République des Lettres ne sont pas celles des professionnels de la recherche aujourd’hui. Gassendi, par ailleurs, appartient encore à une génération pour qui la philosophie ou la science n’est pas une profession, mais bien un art de vivre. Néanmoins, la façon dont il pense la collégialité intellectuelle, ses réflexions sur la nécessaire incorporation des écrits qu’il aime et admire, sa méfiance à l’égard des querelles de personnes et, surtout, sa façon de faire de la contemplation un acte à la fois pratique et méditatif, sont réconfortantes autant qu’elles donnent à penser. La conversion au savoir de l’astronome, du physicien ou de l’homme de lettres conduit à plus grand que soi, elle s’enracine dans la faiblesse du singulier en même temps qu’elle efface les douleurs et les aridités de l’amour-propre. Si elle ne mène qu’au seuil du sacré, qui appartient tout entier au temple de Dieu, du moins fait-elle «jouir d’un ciel plus libre, plus lumineux, plus humain».

    1. Voir les textes rassemblés par Sylvie Taussig et Anthony Turner dans Mémoire de Gassendi. Vies et célébrations écrites avant 1700, Brepols, 2008.

    2. Le récent Dictionnaire des philosophes du XVIIe siècle (Luc Foisneau et al. (dir.), Classiques Garnier, 2015) a notamment pour vocation de remédier à cet effet de perspective.

    3. Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002.

    4. J’entends «imaginaire» ou «imaginaire social» au sens que la sociocritique donne à ces termes (Pierre Popovic, «La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir», Pratiques, no 151/152, 2011, p. 7-38). La question du lien entre science et fiction a fait l’objet de plusieurs recherches, sur des corpus du xviie siècle (Bertrand Binoche et Daniel Dumouchel (dir.), Passages par la fiction. Expériences de pensée et autres dispositifs fictionnels de Descartes à Madame de Staël, Hermann, 2013) jusqu’au contemporain (Jean-François Chassay, Si la science m’était contée. Des savants en littérature, Seuil, 2009). Ce travail s’inscrit dans la suite de ces études.

    5. Richard H. Popkin, Histoire du scepticisme d’Érasme à Spinoza, PUF, 1995. Les thèses de Popkin ont été beaucoup nuancées par la suite, notamment, dans le domaine de la physique, par Sylvie Roux, «Le scepticisme et les hypothèses de la physique», Revue de Synthèse, no 2-3, 1998, p. 211-255.

    6. Fernand Hallyn, Les structures rhétoriques de la science. De Kepler à Maxwell, Paris, Seuil, 2004, p. 13. Il faut noter ici que, contrairement aux textes qu’étudie Frédérique Aït-Touati par exemple, Gassendi ne considère pas que la fiction puisse servir la science (Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Gallimard, 2011). Cela ne l’empêche pas de mobiliser des structures fictionnelles – le récit du voyageur par exemple.

    7. Sur la conversion comme «théorie de la connaissance», voire les analyses de Laurence Devillairs à la suite d’Henri Gouhier, «L’histoire de la philosophie: une affaire de conversion? Henri Gouhier lecteur de Pascal, Descartes et Fénelon», ThéoRèmes, 2012 (consulté le 20 octobre 2014). Pour ma part, elle me semble faire le lien entre théorie de la connaissance, ethos, représentations circonstancielles et discursives du savoir et du savant.

    8. Nicolas Brucker, La conversion. Expérience spirituelle, expression littéraire, Peter Lang, 2005. Sur les particularités du modèle chrétien de la conversion et le renouveau identitaire (collectif ou personnel), voir Anne Pasquier, «Itinéraires de conversion dans le christianisme ancien», Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, no 9, (consulté le 20 janvier 2015).

    9. Voir l’appel à la tolérance du protestant Pierre, Bayle, De la tolérance. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ «contrains-les d’entrer», Pocket, 1992. Les relations de conversion du protestantisme au catholicisme, qui semblent adopter le modèle de saint Augustin, portent elles aussi cette peur et cette critique du schisme, Thierry Wanegffelen, «Récits de conversion des xvie et xviie siècles. Discours confessionnels et expérience individuelle», dans Jean-Christophe Attias (dir.), De la conversion, Cerf, 1997, p. 183-202.

    10. Michel de Certeau, La fable mystique xvie-xviie siècle, I, Gallimard, 1982.

    11. Simone Mazauric, «De l’âge baroque à l’âge classique: construction d’une nouvelle rationalité scientifique», dans Jean-Paul Aeschlimann et al., Histoire et agronomie. Entre rupture et durée, IRD Éditions, p. 91-104. L’auteure remet en question l’idée d’une «rupture épistémologique». Il n’y a pas eu, selon elle, de «conversion radicale» (p. 100).

    12. La manducation, ou le fait de manger, renvoie dans le domaine religieux à la fois au moment de la communion et à l’exercice méditatif. Il s’agit de «manger» ou «d’incorporer» la parole du Christ.

    13. Christian Belin, La conversation intérieure. La méditation en France au xviie siècle, Champion, 2002.

    14. Gassendi fréquente aussi Montaigne (voir par exemple LL, p. 2) avec qui il partage un grand nombre de questionnements, ainsi qu’un intérêt pour les philosophes antiques. Le rapprochement entre Montaigne et Gassendi demanderait un travail à part entière qui m’amènerait trop loin mais il est important de souligner une proximité de pensées entre les deux hommes.

    15. Pierre Hadot, «Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne», dans Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 75-98 et Qu’est-ce que la philosophie antique?, Gallimard, 1995, p. 355 sqq.; Michel, Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France (1979-1980), EHESS, 2012. Également, sur l’éthique et les techniques de soi, Daniele Lorenzini, Éthique et politique de soi. Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Paris, Vrin, 2015.

    16. Je remercie vivement Marjorie Dennequin pour ces informations concernant les passages de Gassendi à Grenoble.

    17. Olivier Bloch, Matière à histoires, «Gassendi et le passage du Moyen-Âge à l’Âge classique», Vrin, 1997, p. 146 (l’auteur souligne).

    18. Sur les novatores, voir notamment Jean-Claude Margolin, Philosophies de la Renaissance, Paradigme, 1998.

    19. Matière à histoires, op. cit., p. 146.

    20. Sur l’occupation de ses charges, voir par exemple LL, p. 500, LF, p. 79, p. 87 ou LP, p. 485. Sur la biographie de Gassendi, Olivier Bloch, op. cit., Sylvie Taussig, Pierre Gassendi (1592-1655). Introduction à la vie savante, Brepols, 2004, p. 11-36; Howard Jones, Pierre Gassendi (1592-1655): An Intellectual Biography, B. de Graaf, 1981; Bernard, Rochot, Pierre Gassendi, 1592-1655. Sa vie et son œuvre, Albin Michel, 1955, p. 9-58.

    21. Sur la distinction entre domaine de la foi et domaine de la raison: DM, p. 20 ou p. 363. Également, discours inaugural au Collège royal, OO IV, p. 66-73.

    22. Voir, par exemple, les lettres qu’il adresse à Galilée dans LL, p. 6-8, p. 16-18, passim.

    23. LL, p. 28. Olivier Bloch, «Gassendi et les semences des choses», op. cit., p. 167-173.

    24. LP, p. 249.

    25. Opera omnia, Lyon, Laurent Anisson et Jean-Baptiste Devenet, 1658.

    26. Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii, qui est de vita, moribus, placitique Epicuri. Paru pour la première fois à Lyon en 1649.

    PREMIÈRE PARTIE

    Itinéraires

    Gassendi envisage l’accès au savoir comme un long chemin ou un long voyage, métaphore qui revient plusieurs fois dans ses écrits. Cet itinéraire intellectuel implique non seulement une lente transformation du voyageur qui se prépare à la connaissance et qui est changé par elle, mais également un don de soi car il faut, comme Tycho Brahe, comme Galilée, comme Peiresc, pouvoir s’engager «pour la cause de la vérité1». La représentation du philosophe mobile permet ainsi de désigner autant la recherche philosophique, scientifique que l’écriture biographique – aléas, fatigue et découragement de la route incarnant le travail du savant, c’est-à-dire les souffrances inhérentes à l’effort de la découverte.

    1. LL, p. 117.

    CHAPITRE 1

    «Nous arriverons bientôt au bout du rouleau»

    Il peut paraître étrange de commencer par l’utilisation que fait Gassendi d’une figure de langage quand lui-même prend soin, à plusieurs reprises, de dire sa méfiance à l’égard de la rhétorique, porteuse d’illusions et de mensonges1. C’est bien elle, pourtant, qui décrit le travail du philosophe. Pour reprendre une distinction proposée par Nanine Charbonnel, la métaphore ne relève pas seulement du régime expressif (rendre compte d’un sentiment) ou cognitif (rendre compte d’une connaissance du réel), elle enjoint à «quelque chose à propos d’une praxis2»: elle peut décrire et prescrire une pratique, voire ici une méthode. Or, la méthode c’est d’abord le chemin, la voie

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