Mémoires d'un eurocrate breton
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Aperçu du livre
Mémoires d'un eurocrate breton - Cédric Kerguelennec
avant
Chapitre I. De l’importance du nord atmosphérique sur l’esprit de nos lois
Ma première réunion commence dans un instant.
L’expérience, l’âge, la famille n’y changent rien : la même nervosité que pour le bac ou le permis de conduire s’impose à moi. Je la laisse me gagner. Ce rajeunissement n’est pas pour déplaire.
Le coiffeur vient de nous quitter bras dessus bras dessous avec le barbier.
Les chignons sont irréprochables. La barbe est fine. Le poil n’est pas démonstratif, il est clair ou foncé, mat ou éclatant, mais en ordre. Je vérifie mon bouc, je crois qu’il fait honneur.
Dans le hall nous sommes une vingtaine à nous saluer, à jeter un dernier coup d’œil aux dossiers, à écouter les ultimes urgences rapportées par nos collaborateurs, avant d’avoir bientôt à les quitter et rentrer en réunion, le président devant arriver d’un moment à l’autre.
D’ailleurs ça y est, l’ascenseur présidentiel est en marche.
Depuis sa création la Commission européenne en est à son onzième mandat et ce dernier va bientôt s’achever. Au printemps le parlement européen cessera son activité et des élections prendront place avant l’été dans la vingtaine de nos royaumes et de nos républiques pour renouveler la chambre des eurodéputés qui, à son tour, validera la nouvelle formation de la Commission en automne.
L’ascenseur s’approche, on distingue de la musique.
Joie et timidité m’étreignent. Je ne suis pourtant pas un perdreau de l’année. J’ai été nommé à ce poste le mois dernier, j’ai eu le temps de passer mon audition parlementaire, de faire ma prestation de serment et de rencontrer l’équipe de mon cabinet. Dans quelques minutes nous, commissaires, allons siéger ensemble, prendre des décisions collégiales, préparer l’Europe. Ce sera ma première participation.
Le bâtiment où le président a son bureau et où nous allons tenir notre réunion porte le nom du doyen des bouchers flamands, Jan Breydel. Il conduisit de bon matin le massacre des français de Philippe le Bel et les bouta hors de Flandres dans une bataille appelée depuis les Matines de Bruges. Ce nom de Breydel est un programme qui n’est pas celui de l’angélisme. Ainsi va l’UE. Les nombreuses unifications européennes, tentées depuis le moyen-âge dans les grimoires ou auprès des cours des Princes, ne se sont pas alourdies de belles enseignes ou d’orgueilleux emblèmes ; en cette année deux mille quatre, l’UE reste toujours chiche en ostentation. Elle gère le patrimoine des symboles en bon père de famille mi-auvergnat mi-écossais : pas de gaspillage. Personne ne songe à contester le nom du doyen des bouchers flamands pour désigner notre lieu de travail.
Aujourd’hui, comme les autres mercredis, les commissaires quittent leurs bâtiments répartis dans la ville et viennent au Breydel se réunir en collégeariat, afin de discuter et donner leur approbation aux projets de lois rédigés par leur administration qui, si ils sont adoptés, seront ensuite soumis à l’avis du législateur européen (Parlement et Conseil européens). Dans quelques minutes, tel sera le cas des textes que nous aurons ensemble à discuter.
L’ascenseur poursuit sa course.
Les commissaires autour de moi se préparent.
Nous sommes vingt-quatre : la diversité chatoie. La variété des cultures nationales, des qualités de notre caractère, des carrières menées dans les régimes de l’Est et de l’Ouest, des domaines de notre expertise ne peut être plus à son comble que dans ce hall. Dans un instant cela deviendra une communauté, une affectio societatis réunie autour du projet et du président. Le mois qui vient de s’écouler depuis ma nomination m’a permis de les saluer et de les rencontrer un à un. Ils m’ont prévenu dans un même langage et sans équivoque. Avant la nomination l’expérience est commune, banale même, selon laquelle le désir n’est pas sans encombrer. Il peut même rendre mélancolique, tant son énergie et son dessein dépassent habituellement les moyens humains limités qui sont à disposition. Qui n’en a pas l’expérience ? Or tous mes amis m’ont rapporté que la réunion du mercredi permet de célébrer l’inverse car, disent-ils sereinement et sans emphase, la voix soutenue par la certitude de ce qui s’est plusieurs fois vérifié, une fois en poste « nous nous retrouvons munis de moyens d’agir sur l’immédiat de la société et du continent que nous ne nous supposions pas », « Nous sommes investis de moyens économiques, juridiques, publicitaires dont la finitude administrative nous échappe et qui rendent l’étendue du désir désormais réalisable ». Cette concordance – exceptionnelle dans une vie – inspire au quotidien. Elle tonifie (« Poco dormir, todo trabajo, todo cruz. » répète ma collègue espagnole). Lors de la transmission de l’affaire familiale mon père avait prévenu : un millionnaire de cinquante ans a la vigueur d’un trentenaire ; être membre du collégeariat assure paraît-il de la même vérité. Pour l’instant je ne vois rien autour de moi qui le démente.
En attendant le cinquième élargissement de l’Union Européenne qui se réalisera ce premier mai, en attendant la désignation de la nouvelle Commission le premier novembre, et avant de passer la main puisqu’il ne se représentera pas, le président opèrera deux actes importants.
Le vingt-neuf octobre, il organisera à Rome une signature sans précédent : celle que tous les chefs d’État apposeront au document qui établira la première Constitution européenne. Il y a eu les Césars, il y a eu le Saint-empire, il y a eu Napoléon, il y aura cette Constitution mais sans glaive ni sang versé. Après de nombreux siècles de spéculations philosophiques et de tentatives juridiques, une page d’histoire enfin se tourne. Le document fera date. Un même texte souverain réunira le souhait des consotoyens et l’ambition des États.
Plus proche de nous en ce début d’année, le second grand acte du président sera le texte de loi que nous allons adopter aujourd’hui et que l’on appelle déjà la « directive Bolkestein ».
L’ascenseur arrive, le hall devient moins bruyant.
Expresso après expresso, de réunionite en réunionite, cette Commission n’a pas chômé. La loi n’a pas cessé sa mise en ordre de la croissance ; la nouvelle monnaie de l’Euro a été introduite ; un élargissement sans précédent va être bientôt conduit, parachevant la réunification d’un continent trop longtemps divisé ; soit autant d’étapes dans la mise en oeuvre de la stratégie dite de Lisbonne, stratégie décidée par les chefs d’État le vingt-quatre mars de l’an deux mille pour faire de l’UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à l’an deux mille dix, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ».
Fait notable : la fatigue se lit sur le visage des assistants du président, pas sur le sien. Avant la vacance du parlement, il s’apprête donc à adopter un dernier grand texte qui libérera la croissance. L’Histoire décide que je prenne mes fonctions – un peu tremblant de ma soudaine participation – le jour où il sera présenté, entre l’Épiphanie et la Chandeleur.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent, une musique s’échappe avant que le président ne sorte, file et précède ses collègues dans la salle où il s’assied à la tête d’une immense table ovale.
Dehors le crachin a cessé. Dommage. Le brouillard se lève mais les nimbostratus descendent. Tant mieux. De notre étage nous surplombons les arbres de l’ancien champ de manoeuvre du roi Léopold II transformé en grand parc ; on y reconnaît des hêtres, des marronniers, des chênes éparpillés dans leur diversité.
La salle qui nous accueille n’est pas l’appareil d’une grande cérémonie. Elle est dénuée des ors et des velours de nos palais nationaux. Le seul luxe est celui du bois de la table. Pas de miroirs pour se voir, rien au plafond. Aux murs pendent des portraits votifs des pères de l’Europe qu’éclairent quelques cierges. Autour de nous s’étend le long du mur la longue loi de quatre-vingt dix mille pages écrite depuis mil neuf cent cinquante et un, élaborant l’Europe paragraphe après paragraphe, vaste continuum qu’il faut entretenir, parfaire, mettre à jour, faire prospérer et auquel mes collègues et moi sommes heureux aujourd’hui de prêter notre voix. Nous lui prêtons parfois plus, m’ont-ils prévenu.
Ces pages sont écrites en novespéranto, notre langue de travail. Mes précédentes fonctions m’ont bien entendu familiarisé avec elle – pour tel règlement intérieur de mes anciennes entreprises ou tel contrat de vente – mais sans me porter au degré de bilinguisme aujourd’hui requis. D’intensifs cours de rattrapage viennent de m’être donnés mais je juge mon niveau encore améliorable. Lors de notre première rencontre le président m’a toutefois rassuré :
– Quittez votre inquiétude !… Bien sûr, comment ne pas le concéder, le novespéranto n’est pas une parlure facile… Mais vous vous y ferez plus vite que vous ne le croyez… Ne le pratiquez surtout pas qu’avec vos fonctionnaires… Ne l’éloignez jamais de votre bouche… Non… Parlez-le le soir en famille… Emportez-le avec vos amis en week-end… Laissez son ergonomie vous gagner… Laissez-la se glisser entre vous et votre langue maternelle qu’il faudra un peu sacrifier… Un peu mettre de côté… Comme vous l’avez sûrement déjà fait en votre enfance pour apprendre le français… Ne vous inquiétez pas… Cette fois-ci il s’agit d’un sacrifice d’adulte… Volontaire… Qui, vous le verrez, paiera… Le novespéranto gagnera en quelques semaines votre raison et… Vous ferez comme moi…
Je me rappelle alors la manière avec laquelle son visage s’illumina :
– Vous rêverez