Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Ma vie... De 1939 à 2012
Ma vie... De 1939 à 2012
Ma vie... De 1939 à 2012
Livre électronique541 pages7 heures

Ma vie... De 1939 à 2012

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Pourquoi ai-je écrit ce livre ? Lors des fêtes de fin d’année 2008, ma petite fille Julie me dit : « Papy tu as vécu beaucoup de choses, tu devrais écrire tes mémoires ». En janvier 2009, c’était parti mais je ne me doutais pas que c’était pour presque quatre ans. Dans ce livre, je veux également témoigner que contrairement aux idées reçues, un enfant unique n’est pas toujours gâté et cela fut mon cas. J’ai essayé d’analyser le pourquoi ? Mon père est parti à la guerre j’avais six mois, il est revenu j’avais six ans, je lui ai dit « Bonjour Monsieur ». Nous avons vécu l’un à côté de l’autre. A dix-huit ans, j’ai réussi à partir à Paris. J’apprenais un métier, j’avais une paye, j’étais heureux. Puis en mai 1959, c’était le départ pour vingt-sept mois en Algérie, après deux ans, l’hôpital pendant quatorze mois pour une maladie grave à l’époque. J’ai eu des idées de suicide…mais je n’avais pas d’arme. Après six mois à l’hôpital, ayant le droit de sortir en ville, je décidai de prendre des cours d’auto-école qui m’ont permis de rencontrer une jeune Bretonne Danielle. Nous avons parlé permis de conduire puis nous nous sommes aimés depuis plus de cinquante ans et nous avons eu un fils. Cette histoire m’a permis de souligner la chance d’avoir vécu à cette époque, avec une période de plein emploi. La population vivait sans trop de souci. Pendant près de trente ans, j’ai œuvré avec ma femme dans les associations. Aujourd’hui encore chaque vendredi, nous sommes à la Croix Rouge. J’ai aidé ma famille et beaucoup les autres mais je sais qu’un jour cela s’arrêtera. Lorsque l’arbitre de ma vie sifflera la fin du match, j’irai dans un vestiaire en bois dont je n’aurai pas la clé.
LangueFrançais
Date de sortie6 mars 2013
ISBN9782312008707
Ma vie... De 1939 à 2012

Lié à Ma vie... De 1939 à 2012

Livres électroniques liés

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Ma vie... De 1939 à 2012

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Ma vie... De 1939 à 2012 - Paul Gorget

    cover.jpg

    Ma vie…

    Paul Gorget

    Ma vie…

    De 1939 à 2012

    LES ÉDITIONS DU NET

    22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

     « L’homme est vieux lorsqu’il n’a plus de projet »

    L’Abbé Pierre

    « Il ne faut pas chercher à rajouter des années à sa vie,

    Mais plutôt essayer de rajouter de la vie à ses années »

    John Fitzgerald Kennedy

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-00870-7

    Chapitre 1

    MA TENDRE ENFANCE, PÉRIODE DE SURVIE

    Si l’univers représente une grande ligne de vie depuis son origine, la vie de chacun est un petit point sur cette ligne. L’origine de ce point est notre naissance, pourquoi je suis né au printemps le 29 mars 1939 ? Pourquoi moi ? Quand je pense à mes petits frères ou mes petites sœurs qui n’ont pas franchi la dernière barrière pour la vie, quelle chance j’ai eue ! …

    Ma vie va débuter à la campagne, petite ferme de cinq ha, village de soixante-quinze habitants, commune de quatre cents habitants, tout se passait bien mais lorsque j’ai eu six mois, il est arrivé une catastrophe, en septembre de cette année 1939 la guerre. Je ne me souviens pas du départ de mon père à cette guerre qui comme toutes les guerres se terminent pour certains avec un non-retour et son cortège de misère, de larmes et de souffrances. Cette guerre sera pour moi une source de questions.

    La position géographique de notre petite ferme se trouvait dangereusement dans un triangle névralgique du département de la Sarthe un petit village qui s’appelle L’Habit de la commune de Domfront En Champagne, dans le canton de Conlie (une surface de dix-huit km²) et au beau milieu le passage à niveau (ligne Paris-Brest-Quimper) à cent mètres de ma maison, qui sera bientôt l’origine de mes souvenirs.

    Cette période reposait sur une organisation de femmes, des anciens de la guerre 1914/1918 âgés de plus de cinquante ans, souvent des ex-blessés, les jeunes de douze à seize ans participeront très vite, par le travail, à cette œuvre de survie.

    Mon univers familial était simple : ma mère vingt-deux ans, ma grand’mère cinquante ans veuve à l’âge de trente-six ans ; mon grand-père était décédé en 1919 il avait été gazé à Verdun. Ma grand’mère va être pour moi un être formidable, elle était une maîtresse femme. Elle devint l’exploitante des cinq hectares de terre ; ma mère sera chargée de la maison, des repas et des courses, moi j’étais chargé de vivre et de me faire tout petit sous les bruits des avions qui bombardaient Le Mans distant de quinze km de notre ferme, la ligne de chemin de fer Paris-Rennes et surtout le passage à niveau distant de cent mètres de notre habitation.

    La ferme était un bâtiment d’un seul bloc. L’habitation : une cuisine avec cheminée, une cave dont la descente s’amorçait au fond d’un couloir, deux chambres. Au fond d’une des chambres il existait une porte pour accéder à l’étable-écurie. Cette porte l’hiver était ouverte et la chaleur des animaux servait au chauffage central. À l’extérieur, la cabane du cochon, les clapiers à lapin et la basse-cour pour les poules et les canards. Les animaux… ces bêtes avaient une importance pour nous trois et je savais que ma mère était plus inquiète lorsque une vache était malade que pour moi, à cause de l’époque à laquelle nous vivions. Il y avait trois vaches, un mulet, un cochon, des lapins, des poules, des canards et un chat pour les rats et les souris. Un grand jardin qui devait alimenter nos trois bouches en nourriture, il fallait limiter les achats au sel, poivre, pain, café, sucre. Attention c’était l’époque des tickets, l’argent existait peu, pas de salaire, pas d’allocations familiales, pas de sécurité sociale… c’était la débrouille.

    Les anciens de 1914/1918 nous apprenaient la valeur des choses de la campagne : le profit résultant des animaux et des plantes. Les vaches donnaient le lait et les veaux, le lait donnait la crème, la crème le beurre et on fabriquait, avec le lait, du fromage. Le petit lait qui reste après la crème servait pour la nourriture du cochon. Le cochon mange tous les déchets (il n’y avait pas de ramassage des ordures), il fallait que cet « Auguste » (son surnom) arrive à 120 kg. Les poules et les canards font des petits et pondent des œufs. Les œufs peuvent être mangés de différentes façons, être vendus ou échangés. Le mulet avait presque la force d’un cheval et il était un peu le chef des animaux, lui il ne risquait rien, on avait besoin de sa force pour les travaux aux champs, il s’appelait « Juliot ». Le jardin était le garde-manger, ma grand’mère connaissait tout de la nature, les graines, les semailles, les récoltes, les conserves des produits, elle était très attentionnée à la lune, elle prévoyait le temps quarante-huit heures à l’avance. Le cochon nous fournissait la viande pour nous. Il y avait une fraternité dans le village. L’histoire du cochon constitue la preuve que l’être humain est formidable quand il le veut. Dans le village, il y avait neuf fermes et cinq habitations avec des personnes de plus de soixante-dix ans. L’organisation était la suivante : neuf fermes = neuf cochons, on prévoyait de tuer un cochon par mois, du début septembre jusqu’au début mai. Il n’y avait pas de réfrigérateur, ni de congélateur, le seul moyen de conserver la viande était le fumage des jambons dans la cheminée, le salage pour le lard, les rillettes. Le surplus était partagé entre les quatorze habitations. Les cinq qui n’avaient pas de cochon échangeaient avec un autre produit. Ce système permettait à chacun de manger un peu de viande chaque mois et avec les poules, les lapins, les gens vivaient.

    Les commodités étaient réduites, il y avait six maisons (trois fermes + trois maisons) côté droit du passage à niveau cent vingt-quatre. Ces six habitations n’avaient pas l’électricité donc pas de lumière ; on utilisait des bougies et des lanternes à pétrole, pour s’occuper des bêtes. Il n’y avait aucune machine pour moudre le café, on écrasait les pommes de terre à la fourchette pour faire de la purée. PAS D’EAU, l’eau était dans le puits (trente-six mètres de profondeur). Heureusement la distance de l’entrée de la ferme était à dix mètres. C’était le travail de ma grand’mère. Je devine la fatigue jusqu’au puits pour donner à boire aux animaux. L’eau pour nous, c’était un peu la toilette, la cuisine, la lessive et l’arrosage du jardin. Pas de WC, même pas la cabane au fond du jardin ; c’était un seau dans l’étable. On passait de la chambre à l’étable. Les produits de la nuit partaient avec le fumier des animaux sur la fourme qui servait au printemps dans les champs pour améliorer les récoltes car les engrais n’existaient pas.

    Les communications étaient nulles, pas de radio, pas de journaux, pas de vélo, pas de voiture, pas de téléphone. Les seules informations étaient données le dimanche au prêche de la messe par le curé Beunèche qui avait une jambe de bois. C’était un ancien combattant de 1914/1918. Il essayait de tarir les larmes de toutes ces jeunes femmes en leur expliquant que Dieu était là.

    Heureusement, il restait dans ce petit village des anciens combattants de 1914. Il y en avait un côté droit du passage à niveau qui était devenu un peu le chef, et deux du côté gauche, l’un de ces derniers possédait une voiture. C’était aux yeux de tous le « riche du village ». Le deuxième avait une grande ferme avec huit chevaux et ses quatre filles étaient devenues « charretiers » pour conduire les attelages et cultiver.

    Le responsable du côté droit avait trouvé et aménagé un abri dans un fossé, à trois cents mètres de notre habitation. Le fossé était creux mais les bords étaient solides. Il avait couvert le fossé sur dix mètres avec deux rangées de traverses. Dans ce lieu, il avait caché une pelle et une pioche pour le cas où il faudrait évacuer un enfouissement suite à l’éclatement d’une bombe. À l’entrée, pour masquer l’abri depuis la route, il avait mis des branches de bois morts et des épines. Cet abri de fortune est un de mes premiers souvenirs, que je situe en juin 1944 ; j’avais cinq ans. Cette journée avait dû passer comme les autres mais dans la nuit (ne me demandez pas l’heure), cet homme qui avait eu l’idée de l’abri est venu frapper très fort à la porte et, sans attendre qu’un de nous réponde, il avait crié :

    « Levez-vous un train de carburant est en panne au passage à niveau, il faut évacuer dans cinq minutes devant chez moi ! »

    C’était un homme qui connaissait la guerre. Chaque phrase était destinée à sauver sa peau :

    « Prenez des couvertures » (en mai les nuits sont fraîches)

    « Pas de lumière » : pour éviter le repérage même à l’intérieur des maisons, il fallait empêcher la maigre lueur de passer au dehors.

    « Des bottes » : c’était pour éviter les piqûres de vipères, la région étant infestée de serpents, couleuvres, vipères, aspics, etc.

    En quelques minutes, un petit groupe de personnes se trouvait devant la maison de notre ange-gardien. Nous avons parcouru les trois cents mètres comme des zombies, pas une parole, on était à l’écoute. Rien du côté du passage à niveau où le train était en panne. Lors de l’attente en groupe, on a entendu parler, des coups de marteau mais aucun signe de départ du train. Nous sommes arrivés à l’abri, on s’est installé aussi bien que possible, assis sur de grosses pierres. Moi j’étais dans les bras de ma grand’mère avec une couverture sur la tête. On attendait et on se demandait pourquoi nous étions là, peut-être pour rien. Tout à coup la locomotive sembla se mettre en pression ; cette grosse machine réussi à partir avec son train, mais un bruit à l’horizon enflait, un moteur d’avion. En quelques minutes, ce bruit assourdissant couvrit les paroles du groupe. Il y avait trois avions, c’étaient des avions de reconnaissance ou des chasseurs ; ils tournaient, piquant et remontant dans le ciel. On dira que j’étais aux premières loges car les traverses qui devaient nous protéger n’étaient pas jointes. Il y avait de quoi passer mes deux petites mains ce qui me permettait, en mettant mes yeux au ras des traverses, de découvrir une surface importante d’un ciel très noir avec quelques étoiles. J’ai vu les avions tourner car ils possédaient un projecteur qu’ils utilisaient en rase motte, en direction du passage à niveau. On aurait dit un feu et par moment il y avait des tirs de balles qui laissaient des traces dans leur sillage. Ce fut dans ma courte vie, un baptême du feu. Je n’avais même pas compris que ce jeu, c’était la guerre. Après ce feu d’artifice, nous sommes rentrés à la maison nous coucher.

    Le lendemain allait être une matinée de bruits assourdissants, d’explosions, de passages de gros avions à double queue, des forteresses volantes Anglaises. Le train avait été repéré et détruit à Conlie, à quelques kilomètres de notre village. L’après-midi, un nuage noir s’élevait dans le ciel, le soleil se cachait peu à peu. La nuit est venue très vite et il y avait une forte odeur. Cela a duré deux jours le temps que le carburant du train se consume. C’est à mon sens mon premier souvenir et je crois que je le dois plus une mémoire visuelle qu’auditive. Les dates et le scénario de cet épisode de guerre m’ont été racontés par ma mère, mais le souvenir dans l’abri, il m’appartient vraiment.

    J’ai retrouvé un témoin de la destruction de ce train de carburant, Mme Yvette H. Elle était très jeune à l’époque, ses parents possédaient une ferme à trois cents mètres du train. Elle m’a déclaré :

    – Le bombardement a eu lieu le 6 juin 1944, le jour du débarquement. Nous avons été obligés d’évacuer sur la commune de Tennie.

    Je remercie cette personne car cela fut mon premier souvenir de guerre dans la nuit du 5 au 6 juin 1944. Quelques jours plus tard, dans l’après-midi, un bruit d’avion avec un sifflement, nous a fait sortir dans la cour. À peine sortis nous avons vu un avion qui paraissait énorme avec de la fumée et d’un côté des flammes qui sortaient des moteurs. Il se dirigeait vers la forêt de Mézières. Mais, dans les cinq minutes suivantes, l’avion a explosé avant de toucher le sol en plein champ, assez loin quand même de notre village. Dans l’heure qui a suivi de très nombreux soldats allemands sont arrivés de la route de Conlie. C’était la première fois que je voyais des soldats allemands. Je ne comprenais rien à leur langage. Ils ont posé des questions à l’homme qui avait fabriqué notre abri. Il parlait un peu allemand et il a répondu. L’allemand qui avait posé les questions a salué cet ancien de 1914, a claqué des talons et il est monté en voiture. Je ne sais rien d’autre, j’aurais aimé savoir si l’avion qui avait explosé était un ami ou un ennemi. Je ne pouvais pas sortir de la cour pour aller sur la route. Les barrières étaient toutes fermées. Je crois que ma mère et ma grand’mère avaient raison.

    Une anecdote qui s’est passée alors que j’étais bébé et que ma mère m’a racontée, aurait pu, à cause de mon bavardage créer un vrai danger pour elle. Ma mère travaillait du beurre sur la table et une patrouille l’a vu sur la table à une distance de trente mètres environ. Ma mère dès qu’elle a vu que les Allemands pénétraient dans la cour, a caché le beurre. Les Allemands sont rentrés et ont demandé « beurre, beurre… Madame » ma mère a répondu « non » et moi je disais dans mon langage « si, si, si, si… ». Ils n’ont pas compris heureusement. Il y avait un allemand assez âgé et ça s’est calmé. Il y avait quelques œufs sur la table, ma mère leur a remis les œufs. Ils sont partis, mais elle a eu très peur ; elle était seule à la ferme, ma grand’mère étant partie travailler dans les champs. Moi je ne m’en souviens pas.

    Une autre anecdote que ma tante Simone G. m’a racontée. Elle était jeune vingt-quatre ans, elle m’a pris dans ses bras pour jouer avec moi. J’avais une paire de sabots, résultat, un sabot a quitté mon pied, est tombé sur la cafetière en porcelaine qui contenait du café et l’a brisée. C’était le dernier jour pour la cafetière et le café. Ma mère n’était pas contente de cet incident car la cafetière était un cadeau de mariage.

    Par contre, je me souviens que ma grand’mère m’avait emmené dans une petite charrette chercher de la luzerne pour les vaches. À l’aller la charrette était vide. Elle m’avait installé dedans assis sur une petite couverture, il y avait une faux, une fourche, un petit sac contenant un petit marteau, une petite enclume et une pierre à affûter. Ces petits outils servaient à refaire le tranchant de la faux.

    Arrivés au champ assez loin de la ferme, ma grand’mère m’installa assis sur la couverture. Interdiction de bouger. Elle commença à faucher et, tout à coup, un bruit d’avions ; ils étaient trois et étaient assez haut. Tout à coup, un avion s’est détaché du groupe est venu vers nous en piqué. Ma grand’mère, aussitôt a levé les bras. Dans une main, son mouchoir, dans l’autre sa faux ; moi je regardais… L’avion est passé dans un grand bruit mais lorsque ma grand’mère a laissé retomber la faux sur le sol, la lame est venue heurter sa jambe. Cette lame coupait comme un rasoir ; aussitôt le sang a coulé le long de sa jambe. Elle a rapidement récupéré le marteau, la petite enclume, elle a pris une herbe qu’elle connaissait, l’a roulée à l’intérieur de son mouchoir, a pilé le contenu. Elle s’est fait un pansement de cette bouillie, l’a fixé sur la plaie. Elle a noué les extrémités du mouchoir ; moi je pleurais… ma grand’mère m’a dit :

    « Ne t’inquiète pas, je ne vais pas mourir… Je vais attendre… Le sang va s’arrêter ».

    En effet, après un moment de repos, j’ai vu ma grand’mère se lever en prenant appui sur le manche de sa faux. Elle a continué à travailler, a ramené la charrette pleine d’herbe et moi dedans, jusqu’à la ferme. Elle n’a pas enlevé son pansement de fortune et, quelques jours plus tard, au retrait du pansement, tout allait bien. Je dois reconnaître que les anciens connaissaient beaucoup de choses.

    Dans mon jardin, soixante-cinq ans plus tard cette herbe pousse, lorsque je la vois, je vois ma grand’mère avec sa jambe pleine de sang. Je ne sais pas si c’est le disque (dur ou mou) de mon cerveau, mais pour le reste de ma vie, j’aurai cette scène en tête… c’est curieux.

    Quinze jours après l’épisode de l’avion, les Allemands sont repassés et j’étais dans la cour. J’ai assisté à un vrai spectacle. Une fermière conduisait un troupeau de vaches ; le troupeau s’est trouvé nez à nez avec un détachement allemand. Je me souviens qu’il y avait plusieurs chars avec, sur chacun, un soldat tenant un gros fusil dont j’ai su plus tard que c’était une mitrailleuse. La troupe s’est arrêtée pour laisser passer les vaches dont certaines ne voulaient pas circuler avec l’aide des soldats. Toutes ces bêtes ont réussi à se rendre au pâturage. Le soldat perché sur son char me regarda me fit un signe de la main et me lança par-dessus le mur un paquet. Quelqu’un avait vu cette scène, c’était ma mère. Dès le départ des Allemands, ma mère me prit par la main et me conduisit rapidement dans la maison. Elle prit le paquet (c’était des gâteaux) et l’a jeté dans le feu. J’ai pleuré. Elle m’a dit « je t’expliquerai quand tu seras grand ». C’est la seule fois que je vis des soldats allemands, où allaient-ils ?

    Nous étions vers la fin juin, il se passait quelque chose : les gens se parlaient, les sourires revenaient, tout paraissait plus simple. Le 15 août de chaque année, il existait dans le village un pèlerinage religieux dans une toute petite chapelle qui existe toujours. C’était en mémoire de la Sainte Vierge ; surprenant de voir tous les habitants de ce petit hameau priant et remerciant. Je ne comprenais rien, certains parlaient et prononçaient le mot « Américains », d’autres déposaient des cierges. Moi curieux je demandais « Américains » c’est quoi ? La réponse était toujours la même « tu es trop petit, trop petit, trop petit ». Je crois que c’est là que j’ai commencé à vouloir grandir, à comprendre et à partir. Quelques jours après ce pèlerinage, c’était une journée très chaude avec un soleil de plomb. Dès le matin on m’avait mis un chapeau. Je jouais dans la cour et au loin j’entendis un bruit continu, qui pouvait presque faire peur, ma mère et ma grand’mère sont sorties, je sentis qu’elles avaient à la fois de la joie et de la peur. Ma grand’mère alla chercher la clé du portail et tous les trois nous sommes allés vers le passage à niveau. Il y avait déjà des personnes, on a vu arriver des motos avec des civils, ils avaient un brassard FFI. Ils ont barré le passage à niveau, marqué la direction à prendre. Deux motos se sont mises en travers pour matérialiser la route à prendre qui était à gauche, celle de Conlie. Des jeeps avec des soldats, des automitrailleuses suivies de chars, des camions remplis de soldats sont arrivés. Ce défilé a duré toute la journée et une partie de la nuit. Les soldats nous ont donné des gâteaux, des bonbons ; je me souviens que ma mère avait eu un paquet de café. C’était la première fois que je mangeais des gâteaux et des bonbons, j’avais cinq ans. C’était un jour de fête, même les animaux sont restés dans l’étable à l’ombre. Les femmes jetaient des fleurs sur les camions, nous étions plein de poussière. J’ai appris et vu plein de choses au cours de cette journée. À quoi servaient toutes ces choses ? Tous ces hommes, ce n’était pas clair dans ma tête.

    La nuit, j’ai dû dormir. Le matin suivant ma grand’mère m’a pris par la main, on voulait se rendre dans son champ qui se trouvait et se trouve toujours au sortir d’un virage juste après le passage à niveau. À l’entrée du champ, la barrière était ouverte et même cassée. Ma grand’mère et moi, nous sommes entrés sur sa terre ; elle n’était pas contente : un soldat nous a conduit sous une tente. J’ai eu peur c’était la première fois que je voyais un homme de couleur noire. Il parlait un peu français, il devait être chef, en plus il avait plein de barbe à raser sur le visage cela m’a fait bizarre. Dans ce local on entendait de la musique US. Il est sorti, ma grand’mère lui a dit qu’elle était propriétaire du champ, que l’on avait cassé la barrière. Ce soldat s’est excusé et est parti nous chercher un grand sac de victuailles, de l’inconnu pour nous. Dans ce champ il y avait un détachement pour assurer les arrières du convoi de l’armée, avec des pièces de DCA, c’était impressionnant.

    Lorsque nous sommes rentrés chez nous, j’ai demandé « pourquoi il est noir le Monsieur ? » ma mère m’a répondu : « Ce Monsieur comme tu dis est venu nous libérer et c’est grâce à lui et les autres que tu verras ton papa ». C’était la première fois que l’on m’a parlé de mon papa. L’après-midi on a porté des tomates et des œufs au chef, il était content et nous a demandé où trouver de l’eau. Les soldats sont venus chercher de l’eau au puits, juste à côté du portail de notre maison. J’avais observé une chose : pour sortir l’eau du puits, nous avions des seaux en zinc, les soldats avaient des seaux en toile. Ils voulaient de l’eau pour faire la cuisine et se laver. Le puits était en commun avec les habitants à l’ouest du passage à niveau. Ma grand’mère a indiqué au chef que le puits appartenait à plusieurs habitants. Cet homme nous a fait un geste formidable, (ils sont restés deux jours). Le chef noir est passé avec deux soldats et a remis à chaque maison de gros colis. C’était un homme de cœur, il a fait comprendre à ma grand’mère qu’il avait un fils de mon âge. La guerre c’est IDIOT.

    Pourquoi les troupes US étaient passées par notre petit village ? Ces soldats venaient de La Rochelle, de la poche de Saint-Nazaire. Ils avaient pour mission d’attaquer à rebours les troupes allemandes qui empêchaient les troupes alliées du débarquement d’avancer rapidement sur Paris. Ces hommes devaient parvenir rapidement sur Alençon, Argentan, des poches de résistance allemandes, et surtout ne pas utiliser les grandes routes pour éviter le repérage et les accrochages avec les troupes allemandes en retraite. Il est vrai que, par chez nous, c’était presque des routes d’arbres et de haies non coupées depuis six ans. C’était un vrai camouflage de verdure et l’ouverture de route devait être faite par la résistance locale, ce qui expliquait les brassards FFI. À cinq ans, je ne connaissais pas ce récit. C’est à treize ans que j’en ai pris connaissance, à Argentan, chez un personnage dont je raconterai plus loin le parcours et que mon père a côtoyé.

    Après ces journées tumultueuses, la vie reprit son cours avec une impression de liberté, toutes les personnes se parlaient sans crainte, la guerre était finie… pas partout hélas. C’est alors que j’ai vu des tickets pour se nourrir. J’avais des tickets bébé pour la viande et les pâtes. On a connu une période bizarre, il n’y avait pas grande chose à acheter, heureusement que notre ancien de 1914 braconnait les lapins, les lièvres et que la campagne n’avait pas été chassée pendant six ans ; il y avait donc du gibier.

    J’allais bientôt avoir quelqu’un, je ne serai plus le seul homme à la maison. Un soir nous avons entendu frapper à la porte, ma mère va ouvrir et elle a crié « Il est revenu ». Je n’ai pas tout compris, j’ai vu deux hommes rentrés et avec un chien, ils avaient des valises. Ma mère et ma grand’mère pleuraient et moi je regardais, ma mère m’a pris par la main et m’a dit « C’est ton papa ». Du haut de mes cinq ans, j’ai dit « bonjour Monsieur ». J’ai peut être fait une erreur… l’avenir nous le dira. Ces deux hommes s’étaient évadés, si on peut dire, j’ai eu l’explication plus tard.

    Mon père a été mobilisé le 1er septembre 1939, déclaration de la guerre le 3 septembre (moi j’avais 6 mois). 1940 il est fait prisonnier, il est resté à Rethel/Charleville dans un camp de travail qui regroupait plusieurs fermes d’un village à côté de Rethel. La surveillance était assurée par des Allemands commandés par un SS. Leur galère a duré les années 1941, 1942, 1943 et début 1944, il a fait six mois de résistance avec les cheminots. Il s’est évadé avec son copain en 1944 après avoir réglé un problème qui leur tenait à cœur (je l’expliquerai plus tard). Ils ont été pris en charge par un groupe de Résistants chargé du sabotage SNCF. Ils ont fait le voyage dans un wagon de marchandises de Rethel jusqu’à Orléans et d’Orléans à Domfront en Champagne à vélo avec le chien et les valises. Le copain est resté chez mes parents une semaine. Il a réussi à avoir un contact grâce au téléphone SNCF du passage à niveau. Un matin un petit camion est venu le prendre, il est parti avec le chien, le vélo et une valise. Cette séparation a été difficile pour les deux hommes mais ils avaient échangé leurs adresses.

    La vie changea depuis l’arrivée de mon père. Tout allait très vite, on sentait une organisation. Au printemps 1945 on a déménagé ; mon père avait loué une ferme à deux cents mètres de mon lieu de naissance. Cette ferme était beaucoup plus grande, avec de vastes bâtiments pour loger les animaux et des hangars pour le matériel. La superficie représentait environ quinze hectares de terre cultivable.

    Chapitre 2

    1945 À 1953, MERCI MADAME LINSTITUTRICE

    ET MONSIEUR L’INSTITUTEUR

    Ma grand-mère habitait dans la commune de Domfront en Champagne, une petite maison à deux cents mètres de l’école. On commençait à me parler de l’école, mon éducation n’était pas importante ; je connaissais quelques lettres grâce à mon nom et les chiffres. Je savais compter un peu car ma mère me faisait compter les œufs des poules. J’avais compris ½ douzaine = six, une douzaine = douze, une douzaine et demie = dix-huit. Pour aller à l’école, il fallait avoir six ans, je les ai eus le 29 mars 1945. Je suis rentré à l’école à Pâques 1945. Pour la rentrée, après la guerre, on n’avait rien ; mon cartable était un vieux sac et rien d’autre. Au fur et à mesure, l’institutrice nous donnait un livre, un cahier et un crayon à papier. Tous les enfants étaient égaux et avaient une blouse grise ; il n’y avait rien à acheter.

    Les écoles de la commune se trouvaient sur deux sites, une école de garçons à côté de l’église, au rez-de-chaussée d’un grand bâtiment. À gauche, le logement de l’instituteur ; au premier étage se trouvait la mairie ; une cour avec six gros tilleuls qui sont toujours présents. L’école des filles et des petits se trouvait un peu plus loin, face à la poste. Cette école comportait des logements pour les enseignants, une grande cour et un bâtiment. À l’entrée à gauche, c’était la classe des petits, à droite la classe des filles.

    Notre institutrice, Mme Ferte était déjà âgée, pas méchante mais pas gentille non plus. Il fallait faire silence, montré de la discipline, de la politesse, et puis il fallait travailler. L’organisation : il y avait trois divisions ; j’ai débuté par la troisième division. La maîtresse n’arrêtait pas de travailler. Par exemple, lors de son cours à la deuxième division, les deux autres avaient un travail ; c’était une très bonne organisation. Comme je finissais mon travail dans les premiers cela me permettait d’écouter les cours du niveau au-dessus. Je ne me souviens pas d’avoir été puni ; j’avais plutôt des bons points.

    J’avais de la chance j’habitais chez ma grand’mère, près de l’école. Le midi elle venait me chercher, me reconduire et le soir, j’avais le temps de faire mes devoirs. Je dormais chez elle, elle était très gentille ma grand-mère. L’école avait lieu le lundi, le mardi, le mercredi, le vendredi et le samedi. Le jeudi était jour de repos. Les jeudis et dimanches, je vivais chez mes parents à la ferme.

    Vers huit ou neuf ans, je commençais à ne trouver aucun plaisir à revenir à la ferme car on ne s’occupait pas beaucoup de moi ; il fallait travailler. Je me souviens qu’à 9 ans le dimanche matin, on balayait la cour. J’aidais mon père. Je crois que j’étais vacciné contre un avenir agricole.

    J’aimais beaucoup l’école ; j’avais compris qu’il suffisait de bien écouter la maîtresse pour avoir compris la leçon. Ma première année se termina avec de nombreux bons points qu’il fallait conserver et en fin d’année les remettre à la maîtresse. C’est plus tard que j’ai compris qu’avec le plus grand nombre de bons points ; on avait un prix plus grand et les félicitations. Cette cérémonie de la première fin d’année se déroula le 14 juillet 1945. Je me souviens de cette journée qui, dans l’esprit des habitants, fêtait la victoire. Le matin, il y avait eu la messe, l’église était pleine. L’après-midi, nous étions convoqués dans la grande école ; nous attendions dans les classes. Il y avait une estrade pour les élèves qui allaient chanter. Les notables : le maire avec son conseil municipal, le curé, le chef de gare, le chef de la poste, etc. étaient présents. Il y avait un grand nombre de livres pour la distribution des prix.

    On a commencé la distribution des prix par nous, les petits. On était debout en bas de l’escalier et face à nous se trouvaient assis sur des chaises nos parents … Et d’autres personnes. La maîtresse appela les trois premiers dont je faisais partie, le maire et les autres notables nous remettaient notre prix avec un petit mot d’encouragement et tout le monde applaudissait, vous devinez la fierté de ces trois petits bonshommes. Pour les autres, la maîtresse leur remettait globalement leur prix et ainsi de suite pour toutes les divisions. À la fin de la cérémonie, on nous a remis une brioche et la foule s’est mise à chanter la Marseillaise que je connaissais un peu. La fin d’après-midi, c’était le bistrot pour les anciens. Les trois cafés avaient sorti des tables, des bancs et à l’hôtel du Cheval Blanc, un accordéoniste jouait et beaucoup de jeunes dansaient, riaient, buvaient ; c’était la liberté retrouvée.

    J’avais reçu en guise de prix un petit livre avec des photos. J’ai lu et relu ce livre plusieurs fois pendant les vacances, le titre : « Un poisson d’or ». L’histoire était simple mais résumait la bêtise humaine. L’histoire était la suivante : c’était un pauvre pêcheur qui avec sa barque sillonnait un lac à la recherche d’un peu de nourriture pour lui et sa femme. Ils vivaient dans une cabane à la lisière d’une forêt. Le pêcheur sortit son filet, il entendit une petite voix douce dans son bateau. Il ne vit rien. En regardant de plus près, il aperçut un petit poisson couleur or qui lui dit « Brave pêcheur, je suis comme toi, je suis pauvre, je cherche à manger. Si tu me relâches, je vais te récompenser ; dis-moi ce que tu veux ». Le pêcheur était tellement surpris qu’il lui demanda d’une voix tremblante, je voudrais une barque et un filet neuf. Le poisson d’or dit « À demain » et il disparut. Le pêcheur rentra à sa cabane et il raconta son aventure à sa femme qui répondit « Pauvre imbécile, tu as bu ». Le lendemain matin, le pêcheur va au lac et aperçoit une belle barque verte avec des filets neufs. Il est heureux et raconte ce cadeau à sa femme qui lui dit « Pauvre imbécile, demande lui une belle maison » il part au lac et il appelle « petit poisson d’or où es-tu ? ». Tout à coup, il voit le petit poisson qui frétille sur la surface de l’eau, le pêcheur lui dit d’une voix tremblante, « Merci pour mon bateau, mais ma femme voudrait une belle maison ». Le petit poisson repart et offre au pêcheur une belle maison, la femme toujours mécontente dit à son mari « Retourne vite, il me faut des serviteurs » le pêcheur se dirige vers le lac, appelle « petit poisson d’or » ce dernier vient sur la rive, fait un saut dans l’eau et repart en jouant de sa queue comme pour dire au revoir au pêcheur. Après une attente il retourne voir sa femme sa surprise est grande. Il trouve sa femme en haillons assise sur une vieille chaise la tête dans ses mains et en pleurs. La moralité de ce petit livre : dans la vie il faut savoir se contenter ! Les souvenirs de ce livre sont gravés dans ma mémoire. En 1946, les cahiers de vacances n’existaient pas ; la maîtresse nous avait demandé de copier plusieurs fois ce livre et surtout de bien faire les majuscules, respecter la ponctuation. Nous écrivions avec un crayon à papier.

    Les vacances étaient longues, du 14 juillet au 30 septembre. Le 1er octobre 1946, pour ma deuxième rentrée, j’étais en deuxième division de la petite école. J’ai retrouvé les copains et les copines, toujours la même maîtresse. Une progression dans les fournitures : une ardoise, un livre de lecture, un cahier de devoirs, des livres de grammaire, de géographie, d’histoire, un plumier avec un porte-plume ; c’était le début de l’écriture à l’encre.

    Le travail devenait sérieux ; j’avais des devoirs à faire à la maison, des leçons, et chaque mois, des compositions et un classement à faire signer aux parents. Je me suis promené entre la première et la quatrième place. On changeait de table et de voisin à chaque classement. J’ai appris les tables de multiplication en chantant et, chaque jour, on avait droit à la chanson. À Noël on connaissait toutes nos tables, même la table par neuf. L’écriture à cette époque c’était presque du dessin et à l’encre, avec un porte-plume pour écrire. Il fallait préparer le cahier ; le buvard était très important pour éponger l’encre, se tenir droit, sinon on était puni et on allait au coin avec le bonnet d’âne. La difficulté d’écrire à l’encre c’était d’avoir le coup de poignet pour tremper la plume dans l’encre et effectuer un petit coup de paume de la main pour faire tomber le surplus d’encre collée à la plume et ensuite transporter le porte-plume délicatement à l’endroit exact pour commencer l’écriture, et de temps en temps, passer délicatement le buvard pour éponger et faire sécher l’encre. Car lors de la correction s’il y avait une tâche, on avait des points en moins. Le porte-plume était l’équivalent du stylo à bille d’aujourd’hui.

    Un changement au cours de cette deuxième année. La première année ma grand’mère venait me conduire et me chercher à la petite école. Sa maison était à quatre cents mètres, et du même côté du trottoir que l’école. Il y avait, comme voisin de ma grand’mère, une petite entreprise de menuiserie, un charron, et une petite ferme avec deux vaches, où le matin j’allais chercher un litre de lait frais. Les propriétaires avaient avec eux une jeune fille âgée de treize ans, blonde, très jolie et gentille, elle s’appelait Antoinette. Un changement dans cette deuxième année, elle s’était proposée pour m’accompagner dans les allers et les retours de l’école. J’étais très fier, à sept ans, de discuter avec elle, c’est elle qui m’a appris l’heure sur la grosse horloge de l’église de Domfront En Champagne. Elle venait aussi à mon secours si je n’avais pas tout compris pour mes devoirs à la maison. Cette jeune fille était dans cette maison, cachée des Allemands dès l’année 1940. Ma grand’mère m’a dit beaucoup plus tard que c’était une petite juive qui venait d’Alsace. Les fermiers gardaient bien le secret, « c’était leur cousine » ; heureusement, personne n’a rien dit.

    Dès cette deuxième année, on avait un programme : l’arithmétique, le français, la dictée et les questions, la conjugaison, la géographie, l’histoire, la récitation et le soir des devoirs et leçons à apprendre. À la fin de l’année, je savais lire, écrire, compter et les tables de multiplication qu’aujourd’hui, à soixante-dix ans, je peux encore réciter. Chaque mois il y avait des compositions, On n’utilisait pas des feuilles volantes comme aujourd’hui, mais un cahier pour chaque matière. Les résultats étaient consignés sur un carnet de notes et sur ce dernier, il y avait mon classement, qui variait entre premier et quatrième. Ce carnet devait être signé par les parents. Toutes ces compositions avait pour moi une conséquence physique, la semaine des compositions, je commençais à tousser et cela toute la semaine ; c’était nerveux, et aujourd’hui encore, le stress (chez moi) provoque de la toux.

    Les vacances d’été commençaient. J’étais à la ferme de mes parents, ma grand’mère travaillait aussi à la ferme, et moi, mon travail était de conduire les vaches, donner à manger aux lapins, aux poules, ramasser les œufs, chercher le cidre à la cave. Le gros travail de l’été, c’était la moisson, cela commençait par faucher le tour des champs : de l’orge, de la mélasse, du blé. Cela se passait de cette façon : mon père fauchait à partir de dix heures une fois la rosée de la nuit évaporée sous la chaleur du soleil. On partait tous les quatre, mon père avec une grande faux, une petite charrette à bras dans laquelle étaient installés des liens en paille de seigle. Dès l’arrivée, mon père fauchait une surface assez grande pour permettre à deux chevaux attelés sur la lieuse de rentrer dans le champ sans piétiner le grain. Mon rôle consistait à poser par terre le lien de seigle dans sa partie la plus longue. Ma mère enjavelait, c’est à dire prenait le blé fauché et le plaçait sur le lien de telle sorte que les épis soient du même côté et forment ainsi une gerbe. Ma grand’mère attachait avec un lien cette gerbe ; pour bien serrer il y avait une technique utilisant le genou. Cette gerbe formée était portée dans la haie, debout, bien enfoncée. Il fallait éviter que la lieuse accroche et surtout mon père muselait les deux chevaux pour éviter qu’ils ne mangent le blé, en particulier le cheval de droite, et pour les protéger des mouches et des piqûres de guêpes. Mon père allait très vite mais on voulait le suivre car, dans tous les champs, il y avait des serpents, surtout des couleuvres jaunes de plus d’un mètre ; j’avais très peur.

    Le fauchage avec la lieuse, c’était pour l’époque une révolution. On fauchait et la machine créait des gerbes liées avec la ficelle. C’était mon père qui conduisait cette machine. Notre travail, à tous les trois, c’était de faire les « quignons ». Les gerbes étaient mises en tas, on mettait quatre gerbes en croix, trois fois, et trois gerbes en parapluie, penchant côté ouest, côté de la pluie ; en résumé il y avait quinze gerbes par quignon.

    À sept ans au travail toute la journée, inutile de dire que c’était du sport. Dans toutes les fermes, les enfants travaillaient dès sept ans.

    Après avoir laissé sécher les gerbes, on prenait une charrette pour les rentrer à la ferme et les entasser dans des hangars. Les battages : le matériel était préparé la veille au soir vers vingt-deux heures, trois personnes préparaient le matériel : un gros tracteur appelé « société française » qui, au ralenti, faisait teuf… teuf, une batteuse, une botteleuse étaient nécessaires pour faire fonctionner cet ensemble. L’installation se faisait à la lumière du tracteur, il fallait mettre le matériel de niveau pour assurer un bon fonctionnement des courroies qui faisaient tourner les poulies et entraînant dans un bruit assourdissant

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1