Appareillage: Dix-huit Nouvelles sur la goélette de Chronos
Par Michèle Bielmann
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Appareillage - Michèle Bielmann
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Michèle Bielmann
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Dix-huit Nouvelles sur la goélette
de Chronos
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
© Les Éditions du Net, 2020
ISBN : 978-2-312-07463-4
Un amour de poète
En ce début d’après-midi du mois d’août 1327, la chaleur s’accroît de minute en minute. Le ciel est de plomb, mais l’orage tarde à venir. Sous les frondaisons, il fait presque aussi chaud qu’en plein soleil. Les voyageurs ont préféré prendre la route qui passe par la forêt au-dessus du pays d’Apt, pensant qu’elle leur offrirait un peu de fraîcheur, mais les feuilles caduques sont déjà desséchées et la terre est dure comme un rocher sous les sabots des chevaux.
Dans la plaine, le Rhône et ses affluents se tarissent de jour en jour et les bateaux assurant le transport des voyageurs et des marchandises restent le long des rives. L’eau commence à manquer pour les cultures et l’on se bat devant les fontaines.
À l’intérieur du coche on suffoque, mais si l’on ouvre les rideaux, les moustiques attaquent. Son Éminence Elzear de Villeneuve, évêque de Digne, s’est endormi. Son jeune compagnon, Francesco Pétrarca, somnole, bercé par les voix des deux frères convers conduisant l’attelage, qui psalmodient dans un latin approximatif, des prières devant les mettre à l’abri des mauvaises rencontres.
Pourtant, malgré la touffeur ambiante, Francesco sourit. Comme à chaque fois qu’il s’abandonne à des pensées profanes, elle lui apparaît. Il revoit le merveilleux visage qui, trois mois plus tôt, a transformé sa vie. C’était par une radieuse journée d’avril en Avignon. Il sortait de la boutique d’un armurier où il avait acheté une dague et se trouvait près de l’entrée de l’Église Sainte Claire. Les cloches sonnaient la fin des vêpres et les fidèles sortaient par petits groupes.
Elle marchait d’un pas si léger qu’il pensât d’abord voir un ange. Tout en elle n’était qu’harmonie. Son visage aux traits fins, encore enfantins, ses grands yeux pers, ses longs cheveux blonds, retenus par un ruban de velours. Il remarqua la poitrine haute et menue, la taille à la fois fine et ronde et les jambes qu’on devinait fuselées sous la longue jupe de brocard rouge. Mais lorsqu’elle sourit en parlant à une dame plus âgée qui l’accompagnait, le ravissement de Francesco fut à son comble.
Il la regardait pétrifié d’admiration et avec une telle intensité que la belle enfant s’était retournée et l’avait dévisagé, étonnée, presque interrogative. Il avait baissé les yeux devant le regard si pur et quand il avait relevé la tête, il l’avait vue prendre place avec sa duègne, dans une grande chaise d’osier portée par quatre valets. C’était probablement une jeune fille de bon lignage venue à l’office avec sa mère. Qui était-elle ? Il souhaitait vivement la revoir !
Hélas, il devait partir le lendemain pour une mission que lui avait confiée sa Sainteté le pape Jean XXII. Il avait été présenté au pontife par son ami Giacomo Colonna, après qu’il eut reçu les ordres mineurs. Il n’avait pas vocation à la prêtrise, mais c’était la seule possibilité pour lui de recevoir des revenus réguliers et de pouvoir ainsi continuer à écrire, avec un talent certain et déjà reconnu, ses poèmes et traités de philosophie.
Jean XXII avait apprécié la vive intelligence du jeune homme, sa culture et son goût de la perfection. De plus, il le savait ami des Colonna, ses proches alliés dans la longue bataille qu’il livrait depuis des années contre Louis de Bavière, le prince apostat. Il lui avait demandé de rendre visite à tous les évêques du Sud de la France, leur portant à chacun un message de bénédiction et il devrait aussi parler avec eux pour connaître leurs préoccupations en ces temps troublés et percevoir à travers leurs propos, s’il pouvait toujours leur faire confiance.
Francesco était parti pour un long voyage passant par Lyon, le Puy-en-Velay, Toulouse, Albi, Montpellier, et d’autres villes encore. Partout, il avait été bien reçu et son rapport dûment consigné allait rassurer pleinement le pontife. Il avait terminé ses visites par l’évêché de Digne, chez son ami l’évêque Elzéar de Villeneuve, où il s’était reposé quelques jours. Le vieil homme voulait justement se rendre en Avignon pour les fêtes et processions du 15 août en l’honneur de la Vierge Marie. Il avait proposé à Francesco de faire route avec lui. Le jeune homme avait accepté avec joie et sa jument trottait derrière la voiture, appréciant sans doute la lenteur des quatre chevaux de tête, après les galops que lui avait imposés son maître.
Soudain la béatitude dans laquelle baigne Francesco est troublée par un hennissement prolongé. Il s’aperçoit que les prières des frères se sont tues et que le chariot freine et s’arrête. Inquiet, il tâte à travers sa chasuble la dague qu’il garde toujours sur lui et ouvre brusquement la porte, tandis qu’Elzéar, réveillé en sursaut, le regarde avec inquiétude.
Un homme lui fait face, très grand, assez bien vêtu mais portant une barbe en broussaille et de longs cheveux. Il est borgne et son visage est traversé par une profonde balafre. Il le fixe de son œil unique, avec une cruauté indicible. Derrière lui, quatre malandrins armés d’arcs, de haches et de longs couteaux. Devant les chevaux, les corps des frères percés de flèches indiquent clairement que les voyageurs sont tombés dans un guet-apens.
– Descendez mes bons pères, dit le chef d’une voix faussement douce, votre dernière heure est arrivée. Nous allons bien sûr prendre l’argent que vous transportez, mais surtout, l’évêque, tu vas payer pour la mort de mon frère que tu as fait pendre il y a six mois. Quant à toi, le petit curé, tu lui tiendras compagnie pour monter au ciel. Je vous donne un quart d’heure pour faire vos prières ! Livio, surveille-les !
Elzéar et Francesco ont compris que toute résistance serait vaine mais tandis que l’un et l’autre se confessent une dernière fois et que les bandits fouillent la voiture, un galop précipité se fait entendre et tels les cavaliers de l’Apocalypse, quatre coursiers montés par des hommes bien armés apparaissent. En un clin d’œil, ils comprennent la situation et dégainent leurs épées. Francesco lui-même, profitant de la stupeur de leur gardien, le saisit par derrière et lui appuie sa dague sur la gorge.
Descendu de cheval, un colosse brun se bat contre le borgne tandis que ses compagnons pourchassent les autres bandits. Quelques instants plus tard, le chef des malfrats est à terre, la pointe de l’épée sur la gorge. Son vainqueur se retourne alors vers l’évêque et lui dit :
– Je crois Monseigneur que j’ai bien fait de passer par la forêt pour rejoindre mon château de Lacoste. Pouvez-vous dire une prière pour l’âme de ce brigand que je vais occire céans ?
Le bon évêque, pas rancunier, lève déjà la main pour une dernière absolution, mais le bandit lui crie :
– Garde tes patenôtres l’Évêque, Lucifer m’attend et je vais le rejoindre !
Se saisissant de l’épée, il se transperce lui-même la gorge et son sang éclabousse l’homme d’église qui recule en se signant.
Le sauveur des deux hommes s’incline alors devant l’évêque :
– Hugo de Sade, seigneur de Lacoste pour vous servir Éminence. Puis-je vous proposer l’hospitalité dans ma demeure ? Demain, je vous escorterai jusqu’en Avignon, où sans doute vous vous rendez ?
Puis se retournant vers ses hommes d’armes qui ont déjà abattu deux des bandits et leur désignant les deux survivants :
– Colas, Guillaume, branchez-moi{1} promptement ces fripouilles !
Et s’adressant à Francesco :
– Monsieur l’Abbé donnez-leur, je vous prie, l’absolution, s’ils sont plus aimables que leur maître, ensuite nous enterrerons vos pauvres frères et ces vilains. Ce soir vous êtes mes invités, mais nous devons faire encore un peu de route, donc il faut nous hâter !
La justice expéditive du seigneur de Sade est appliquée sans que personne ne s’en offusque et quelques heures plus tard, Francesco chevauche aux côtés du gentilhomme qui lui demande avec beaucoup d’amabilité des détails sur son voyage, tandis que l’évêque se remet de ses émotions dans le chariot. Ces péripéties, ont bien sûr, ôté provisoirement l’image de la belle inconnue de la tête du jeune homme. Il discute joyeusement avec Hugo de Sade, un peu plus âgé que lui, mais qui semble loyal et valeureux. À leur arrivée au château, le maître de maison les confie aux domestiques qui les conduisent dans leurs chambres pour qu’ils fassent un peu de toilette avant le dîner. Ils se rendront ensuite dans la grande salle où leur hôte les attend avec son épouse.
Francesco ne se doute pas en pénétrant dans la vaste pièce où est dressée une grande table garnie de mets succulents, qu’il va vivre un des moments les plus bouleversants de sa vie. Il lève soudain les yeux et manque défaillir. Aux côtés d’Hugo de Sade se tient une très jeune femme. C’est elle, son inconnue, aussi belle que lors de sa sortie de l’église. Elle porte une robe bleue brodée de légers fils d’argent et son ventre s’est joliment arrondi. Elle sourit comme une sainte de vitrail, la main droite posée sur le bras gauche de son époux.
Tandis que la jeune femme s’incline devant l’évêque, Hugo très souriant et ne remarquant pas le trouble de Francesco, fait les présentations :
– Votre Éminence et cher abbé, voici Laure, mon épouse bien aimée ! Pour Noël, j’espère qu’elle me donnera un fils ! Je vous convie à son baptême !
Francesco Pétrarca est effondré. Comment a-t-on pu unir cette biche et ce sanglier ? Mais la biche semble heureuse et pire, elle regarde avec amour ce grand et fort gaillard qui se penche vers elle avec des yeux d’enfant émerveillé ! Pour son malheur, le mari comblé l’a placé à gauche de la jeune femme qui lui