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Ils n'ont dansé qu'un seul été
Ils n'ont dansé qu'un seul été
Ils n'ont dansé qu'un seul été
Livre électronique238 pages3 heures

Ils n'ont dansé qu'un seul été

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À propos de ce livre électronique

L’auteur, bébé prématuré qui ne devait pas vivre, après une enfance partagée entre les deux rives de la Méditerranée, marquée tristement par le spectre de la tuberculose qui a endeuillé sa famille, puis plus heureusement par une adolescence algéroise enjolivée par le soleil et la mer, devient un jeune homme qui nourrit un rêve apparemment inaccessible : devenir pilote.

Après avoir évoqué sa prime enfance à Vincennes puis en Algérie, à Koléa, son adolescence à Belcourt, faubourg d’Alger, à l’E.P.S. du Champ de Manœuvre et les pudiques premières amours, jeune adulte il assiste au débarquement allié du 8 novembre 1942, un tournant de la guerre qui permettra notamment la renaissance de l’Armée d’Afrique. Il est bientôt affecté aux Chantiers de Jeunesse dans les gorges de la Chiffa, puis dans l’Armée de l’Air, au “Théâtre aux Armées“ dans un premier temps et enfin au “Centre de Formation du Personnel Navigant en Amérique”.

Au cours de ce parcours, riche en anecdotes savoureuses, laissant vagabonder son imagination “sur les chemins retrouvés”, il évoque dans la région parisienne sa famille paternelle qui a connu les plus grands malheurs, notamment la perte de l’un de ses fils sur le front d’Artois en 1915, puis en Algérie où il raconte la vie tout aussi douloureuse de ses ancêtres maternels, où ses grands-parents “n’ont dansé qu’un seul été” et où un grand oncle avait déclaré : “ Ce n’est pas toujours celui qui plante un arbre qui en récolte les fruits” constat désabusé en raison des déceptions vécues et paroles prémonitoires au plan de l’Histoire. Il est vrai que la vie des “colons” n’avait pas toujours été aussi rose que certains ont pu l’imaginer.

En conclusion de ce long cheminement imprégné tour à tour de nostalgie et d’espérance l’auteur voit enfin se concrétiser son rêve et peut s’exclamer :

“A nous deux l’Amérique”.
LangueFrançais
Date de sortie11 oct. 2012
ISBN9782312005027
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    Aperçu du livre

    Ils n'ont dansé qu'un seul été - Jacques Derivière

    »

    Celui qui plante un arbre

    Alger, samedi 14 novembre 1942. Alors que la nuit s’empare déjà de la ville avec la complicité de la défense passive la gare de l’Agha connaît une animation exceptionnelle. Sur ses quais s’entassent des centaines de jeunes gens qui ont reçu il y a quelques jours à peine leur avis d’appel sous les drapeaux. L’atmosphère est étrange. Certes, chacun sait pourquoi il est là, c’est affiché sur tous les murs :

    « Un seul but la Victoire ! »

    Nul ne doute du succès final mais, à l’enthousiasme de la jeunesse au seuil d’une gloire promise, aux débordements de l’esprit méditerranéen, s’opposent des sentiments bizarres. Il est vrai qu’en une semaine des événements extravagants se sont succédés en un tourbillon capable de troubler les caractères les mieux trempés. Une immense armée a surgi de la mer et la guerre est devenue réalité tangible sur ce sol jusqu’ici préservé. Dans une sorte de bric-à-brac de l’histoire des hommes célèbres ou inconnus, civils ou militaires, que tout en apparence incitait à s’entendre, se sont divisés et combattus. Le Général Giraud, le Général Juin, l’Amiral Darlan, nul ne sait qui commande. Le Général de Gaulle, silencieux, est resté à Londres. Le Maréchal Pétain a disparu. Nombreux sont ceux qui ici croyaient à une grande connivence, elle a sombré dans l’immense pagaille des ambitions contradictoires et des rivalités personnelles.

    La ville a basculé dans un autre univers. Pourtant tout semble encore si proche, la gare, elle-même, n’est-elle pas voisine du carrefour de l’Agha, habituellement si animé et si bruyant. Chaque jour les C.F.R.A, tramways populaires, s’arrêtent rue Sadi-Carnot et déversent des flots de travailleurs venant de l’est algérois, du Champ-de-Manœuvre, de Belcourt, du Ruisseau, d’Hussein-Dey ou de Maison-Carrée. Les rues Clauzel et Richelieu, artères bourgeoises, y aboutissent de même que la rue Charras, siège de la Librairie Charlot, rendez-vous de l’élite littéraire.

    Pour moi, c’est le magasin Duccheschi, situé boulevard Baudin, qui m’a le plus souvent conduit dans ce quartier. J’y ai acheté mes premières chaussures de foot et, surtout, c’est là que je trouvais le matériel pour mes modèles réduits, construits d’après les plans d’Aviation-Magazine, balsa, papier japon, corde à piano et enduits à l’enivrant parfum d’acétone. Ce goût prononcé pour tout ca qui touche à l’aviation me vient de l’époque où, petit garçon, mes parents m’emmenaient au polygone de Vincennes pour assister aux meetings aériens. J’étais fasciné par les exploits de Doret et Détroyat qui se livraient à d’intrépides concours d’acrobaties. Ces souvenirs aujourd’hui encore peuplent mes rêves. Mais ce n’est pas le moment de rêvasser, me voici parmi cette foule juvénile, pion anonyme, un peu perdu, presque désemparé alors que d’ordinaire on me dit d’un naturel joyeux et boute-en-train, parfois même un brin agitateur. Ce soir je ne me ressemble pas.

    *******

    Il est vrai, qu’en plus de toutes ces péripéties que l’on peut déjà qualifier d’historiques sans abuser des mots, une douloureuse épreuve familiale m’a profondément attristé. Samedi passé se sont déroulées à Koléa les obsèques de ma bonne Grand-Mère maternelle. Gentille Mémée, si douce et triste, minée par la tuberculose depuis tant d’années, usée par une vie de labeur au-dessus de ses forces. Elle s’est éteinte discrètement comme il sied aux humbles gens.

    À l’église, toute la famille est réunie, venue d’Alger et des villages environnants. En ce lieu, où furent consacrés tous les événements heureux ou malheureux de trois générations, la cérémonie est, à son image, simple et brève. À l’issue de l’office, par la large route, bordée de vieux platanes, tous se rendent à pied vers le cimetière et se retrouvent devant la tombe familiale. Le modeste cercueil rejoint bientôt les restes des aïeux dont les noms sur la pierre sont déjà effacés. La voici, pauvre Mémée, reposant à jamais dans ce petit cimetière de Koléa. Celui-ci, exposé au midi, accroché au flanc des coteaux du Sahel, ne se distingue des bois environnants que par la présence de cyprès, ces témoins fidèles du repos de nos morts. D’ici l’on domine la plaine, elle s’étend jusqu’aux contreforts des montagnes de Blida où se découpent les sommets de Chréa et du Pic Abd-El-Kader ainsi que l’échancrure des Gorges de la Chiffa. Décor majestueux qui restitue dans son éternité la disparition de l’être aimé.

    Au retour certains s’arrêtent au « Café des Amis ». Pendant des années cet humble commerce a été tenu par mes grands-parents. Les plus anciens échangent leurs souvenirs. Alors, comme souvent dans mon esprit, le passé se mêle irrésistiblement au présent. C’est l’histoire de la Mitidja qu’ils font revivre, Mitidja à laquelle ils sont profondément attachés, aujourd’hui si prospère mais qui a coûté tant d’efforts pour combler les marécages, ensemencer la terre et vaincre les fièvres.

    Le vieil oncle de l’Arba, doyen de l’assistance, qui a tout connu et rien oublié, quelque peu fataliste, un brin désabusé, en tire une leçon paysanne dans la langue d’Alicante, sa province natale. Pour ceux venus d’ailleurs quelqu’un traduit :

    « Ce n’est pas toujours celui qui plante un arbre qui en récolte les fruits. »

    Tous approuvent en hochant la tête avec un mélancolique sourire, lourd de tant d’illusions perdues.

    Pour le jeune homme que je suis, ce sont les pages d’une enfance partagée entre les deux bords de la Méditerranée qui se referment. Dans ces heures douloureuses, malgré mon tempérament joyeux, j’ai le sentiment que je porte en moi la trace des générations passées et la marque des épreuves subies, les déracinements, les séparations, la pauvreté, les désenchantements, les deuils trop tôt arrivés, là-bas près de Paris et ici en Algérie.

    Ce passé, à Koléa, je l’ai touché du doigt. Je me revois dans le vieux hangar ouvrant sur la cour, en contrebas du café. Juché sur une charrette à jamais hors d’usage, je fouette dans la pénombre un attelage imaginaire. Ce voyage immobile me ramène vers ce passé mal connu. Je sais simplement qu’il fut souffrance et que, comme je l’ai souvent entendu répéter en un leitmotiv de chagrin et d’espoirs avortés, mes grands-parents…

    « n’ont jamais dansé qu’un seul été. »

    Seuls témoins de cette époque, humble musée oublié, de vieux outils déposés là comme s’ils avaient dû servir longtemps encore. La poussière à tout recouvert et les araignées ont tissé des toiles gigantesques. Une odeur de sellerie moisie et de pailles anciennes se mêle à l’âcre senteur d’un poulailler dont les portes toujours ouvertes permettent à quelques poules de s’égailler dans ce repaire plein de lourds secrets.

    *******

    Je pense aussi aux longues heures ensoleillées que j’ai passées sur la terrasse du café. On y admire le minaret hexagonal si délicatement ouvragé de l’ancienne mosquée devenue hôpital militaire. Puis, légèrement en retrait, le Jardin des Zouaves où les soldats coloniaux ont ramené des confins du monde des arbres et des fleurs aux essences rares. Mille parfums de miel embaument les alentours. Au loin, blotti dans un bosquet verdoyant, le village d’Oued-El-Alleug, autrefois étang pestilentiel, paradis des grenouilles. À l’horizon, bordant ce paysage, à contre-jour, l’ombre mauve des premiers monts de l’Atlas.

    Parfois mon oncle Jacques me rejoint sur ce belvédère merveilleux. Avec des roseaux séchés, du papier journal, quelques bouts de ficelle et de la colle, mélange de farine et d’eau, il fabrique pour moi des cerfs-volants qui défient le ciel. Quand le vent d’ouest est bien établi ils restent plusieurs jours dans les airs. Quelque matin, soit que la corde ait fini par céder, soit que le vent ait molli, je retrouve le ciel désespérément vide. Je suis partagé entre la tristesse et le rêve, j’imagine un cerf-volant devenu étoile, comme un avion à jamais perdu dans le ciel.

    *******

    L’après-midi de ce triste jour, avec mon père et mon cousin André Pierson, nous revenons vers Alger à vélo. Nous n’avons pas trouvé d’autre moyen de transport en ces temps de pénurie. Après avoir dévalé la descente de Douaouda, giflés par le vent d’Est, nous nous arrêtons sur le pont qui enjambe le Mazafran. Ce cours d’eau, issu des torrents de l’Atlas, devenu humble rivière par le jeu de multiples confluences, prend ici, près de son embouchure, des allures de fleuve tranquille. Nous nous rappelons y avoir pêché des anguilles. Grosses comme le bras !

    Je me souviens aussi de mes vacances heureuses, à quelques kilomètres de là, près de la ferme Aubert, à Fouka-Marine, les rochers, la mer et mes séduisantes cousines qui ont enjolivé les timidités de mon adolescence !

    Un instant, ma pensée remontant le courant, je revois un autre pont du Mazafran, bien plus ancien, sur la route de Koléa à Blida. Près de ce vieux pont mes arrière grands-parents s’étaient établis vers 1870, venant de Bénissa dans la région d’Alicante. J’aurais envie de m’attarder ici et d’essayer de revivre par la pensée cette arrivée sur cette terre alors inhospitalière mais où de grands espoirs étaient dans tous les esprits.

    C’est alors que la réalité se rappelle à nous : nous entendons un grondement d’une sourde canonnade venue du large. Nous imaginons qu’un convoi se rendant au Moyen-Orient répond à une attaque aérienne ou, peut-être même, qu’il s’agit d’un combat naval car on raconte que des sous-marins croisent souvent dans les parages. Mon père, chez lequel ce tonnerre doit raviver les souvenirs de la Grande Guerre murmure : « Ça barde ! » Sans plus nous attarder nous reprenons notre route, la nuit est tombée depuis longtemps lorsque nous arrivons à Belcourt.

    *******

    Le lendemain matin les Algérois sont réveillés par un immense feu d’artifice. Le convoi que nous avions entendu gronder n’avait pas la destination que nous imaginions. Les rumeurs les plus folles commencent à se propager de quartiers en quartiers. Certains affirment avoir aperçu des soldats allemands. Ce sont, en vérité, les premiers militaires américains, avant-garde du débarquement qui va marquer l’Histoire en ce dimanche du 8 novembre 1942. Mais leurs uniformes et les casques qu’ils portent, que personne n’a jamais vus, ont créé ce malentendu funeste. D’ailleurs le premier assaut a échoué et ce sont quelques prisonniers qui ont d’abord été vus rue de Lyon, artère principale de Belcourt. Apparemment ils sont plus détendus que ceux qui les gardent et qui ne savent pas très bien à quel sort vouer cette prise encombrante. Parmi les curieux, déjà dans les rues, certains applaudissent et d’autres conspuent. Sans qu’on sache vraiment à qui les uns et les autres s’adressent.

    Après quelques combats sporadiques, dus davantage à la surprise et à la confusion qu’à la volonté de se battre, les armes se sont tues et les troupes alliées ont été accueillies en libératrices, dans un grand élan de fraternisation. La rade s’emplit d’une innombrable armada. Le port devient le centre d’une intense activité où débarquent des soldats par milliers, des armes de tous modèles et des engins aux formes bizarres et aux dimensions impressionnantes. Les cigarettes blondes exhalent un parfum de liberté.

    Une incorrigible curiosité me conduit vers l’arrière-port pour assister à ce spectacle unique, mis en scène comme un grandiose ballet. Hollywood est à ma porte ! Soudain, il me semble que la grande machinerie se dérègle et s’affole, une agitation fébrile s’empare de l’ensemble du dispositif, des soldats casqués se précipitent vers les pièces d’artillerie qu’ils mettent en batterie avec des gestes qu’ils ont certainement cent fois répétés. Aussitôt, c’est l’enfer, de toutes parts de canons tirent, des éclats tombent avec un bruit métallique, des vitres se brisent en cascades. C’est alors que, levant les yeux, j’aperçois, stupéfait, une escadrille de bombardiers allemands qui piquent avec une folle audace. Ils traversent les nuages formés par les explosions et semblent indifférents aux pièges que constituent les câbles tendus sous une multitude de ballons captifs. Malgré les circonstances peu propices à ce genre de sentiment, je ne peux m’empêcher d’apprécier l’intrépidité de ces aviateurs. Les voici semblables à ceux que j’admirais autrefois au polygone de Vincennes. Je me souviens d’un simulacre de bombardement qui préfigurait celui qui se déroule à cet instant.

    Les rares badauds qui traînent par là sont pris de panique, cherchent un abri improvisé, un porche, un hangar, un simple auvent. Quant à moi, je plonge sous un camion et m’y retrouve encore allongé alors que tout est fini depuis longtemps. La densité de la défense antiaérienne a enrayé l’attaque.

    Je me relève précautionneusement quelque peu honteux et je rentre chez moi par le plus court chemin, mal remis de cette trouille mémorable, pensant très fort qu’en pareille circonstance il vaut mieux être dessus que dessous ! L’ennemi a bientôt renoncé à ces missions de jour, stériles et suicidaires. Ce n’est plus le port mais la ville qui, dès lors, a été bombardée et la population civile a connu ses premières nuits d’alerte et ses premières victimes.

    *******

    Ainsi la guerre qui embrase l’Europe, le Pacifique et une partie de l’Afrique n’est plus une épopée lointaine pour stratèges de comptoir. L’Armée d’Afrique, qui se préparait à reprendre le combat depuis l’humiliation de juin 1940, va pouvoir libérer toute l’énergie secrètement accumulée. Les fermes transformées en entrepôts militaires clandestins, sur ordre du Général Weygand, pourvoiront aux premiers besoins, et les Corps Francs, entraînés clandestinement malgré les commissions d’armistice, vont bientôt se déployer sur le terrain. Ne dit-on pas qu’en Tunisie des soldats français ont déjà repris le combat.

    La pénombre qu’imposent les raids de l’aviation ennemie ajoute au climat de mystère qui entoure notre départ. Tant de questions demeurent sans réponse. Nous savons pourtant quelle est notre première destination :

    « Chantiers de Jeunesse, Groupement 103, Blida. »

    Mais nous ignorons tout de ce qui nous attend par la suite. Nous n’avons pas encore appris que dans l’armée il en est toujours ainsi, aussi nous ne montrons aucune exubérance et nul ne se livre à la moindre manifestation intempestive. Nous ferons ce que l’on doit, simplement, sans tapage.

    Nous entendons quelques appels. Certains s’emploient à retrouver des copains de quartier, des partenaires de sport ou des camarades d’étude, comme pour prolonger ce dernier lien avec une adolescence encore si proche dont ils mesurent combien cette soirée marque le terme. Bientôt le naturel s’impose à nouveau, les éclats de voix se multiplient. Certains entament une chanson que d’autres reprennent fortissimo. L’ambiance lentement se détend et désormais règne une atmosphère de fête ou quelque chose qui veut lui ressembler.

    Je viens de retrouver Jo Perpignan et Francis Arène avec lesquels j’ai parcouru tant de fois les trottoirs de la rue de Lyon, de la rue Adolphe Blasselle à l’Allée des Mûriers, car c’est bien là que bat le cœur de Belcourt. Il nous faut vous quitter, filles si belles et lumineuses, tant de fois embrassées du regard, quitter Belcourt et renoncer à ces allées et venues rituelles. Adieu Champs-Élysées de notre jeunesse. Nous sentons que rien désormais ne sera plus comme avant, que ce soir commence une aventure incontrôlable, aventure depuis des mois pressentie, il est vrai, et espérée par la majorité d’entre-nous. J’ai l’impression que se dérobent tous les repères que je croyais si solidement établis et se mêlent dans mon esprit les images fuyantes des décors familiers, le terrain Perragut, l’école de la rue Aumerat, l’école Chazot, l’E.P.S. du Champ-de-Manœuvre, les jardins du Foyer Civique…

    J’ai quitté mes maîtres que j’ai tant admirés, Giorgi, Malfettes, Burkhart, de Buzon, Camou, Toma et Groborne méticuleux et redouté mais inépuisablement dévoué. Où sont mes copains avec lesquels j’ai passé des années joyeuses et insouciantes. Je suis séparé de mes parents, de mon jeune frère Jean-Pierre. N’est pas là non plus celle que j’aime. Quand nous reverrons-nous ? Éternelle question de tous ceux que les aléas de la vie séparent. Pour un jour… ou pour toujours ?

    Paradoxalement, au milieu de cette multitude devenue plus bruyante et agitée, où tant de visages me sont connus, je me sens seul, plongé dans mes rêves. C’est un de ces moments où tout bascule, où le présent glisse entre vos mains, hier est déjà si loin.

    *******

    Ai-je donc oublié que mon père est près de moi ? Il a tenu à m’accompagner. Cette présence affectueuse a quelque chose d’insolite car presque tous mes camarades sont venus seuls. Cela explique en partie mon trouble, donnant un caractère quelque peu solennel à ce départ. Me revient en mémoire le passé de ma famille paternelle marqué par tout autant de souffrances que celui de ma famille maternelle, la guerre, la maladie et les deuils. Je revois des gravures de « L’Illustration », cette revue d’autrefois, mille fois parcourue, avec ses photos jaunies et ses légendes déchirantes du genre

    « … Père accompagnant son fils à la guerre » ou « Mère retrouvant son enfant blessé »

    Si, de façon surprenante, avec mon père nous ne trouvons presque rien à nous dire, je crois deviner ses pensées : il se souvient de ce qu’il a vécu, il n’oublie pas ce qu’il m’a dit un jour. Je pressens qu’il redoute ce souvenir…

    En 1917, mobilisé depuis septembre 1915, il a déjà gagné sa première citation. C’est alors qu’il apprend la mort de son frère aîné, fauché par un obus sur le front d’Artois, ce frère tant aimé, tant admiré, si gai, si généreux, dont l’épouse vient d’avoir une petite fille qu’il n’a pas eu le temps de connaître. À la première permission qui suit cette terrible nouvelle, mon père retrouve ses parents à Montreuil-sous-Bois, brisés par le chagrin. Pour sa part, les horreurs vécues et les souffrances subies l’ont profondément marqué.

    Il se souvient de camarades blessés, abandonnés entre les lignes, hurlant de douleur, appelant désespérément « maman », et que nul n’avait pu secourir sous le déluge des artilleries déchaînées. Il entend encore leurs cris qui, au fil des heures, étaient devenus gémissements, puis râles de plus en plus faibles et bientôt avaient cessé à tout jamais.

    Alors, à la fin de sa permission, mutin isolé mais farouchement déterminé, il décide de ne pas repartir. Au moment même où, sur le front, le découragement gagne tous les combattants. Il s’agit moins d’une forme d’instinct de survie personnelle que d’un appel de détresse. Un cri de protestation pour que soient connus les carnages inutiles dont il a été témoin, mais que les états-majors dissimulent avec soin. D’autres jugeront, lui a choisi ! Il faut, pour qu’il rejoigne son unité, toute la persuasion de son père. Celui-ci, qui craint que l’esprit de révolte ne l’emporte sur le sens du devoir et de la discipline, l’accompagne à la gare de l’Est. Il ne le quitte qu’au moment où le train démarre…

    Plus tard, alors que je suis petit garçon, nous rendant à l’hippodrome, mon père et moi longeons, près de l’ancienne cartoucherie du bois de Vincennes, le dépôt des véhicules militaires réformés, vestiges de la guerre et monuments de la barbarie humaine. On y voit des ambulances hors d’usage sur le flanc desquelles se mêlent les impacts de balles et les taches brunes du sang des malheureux qu’elles transportaient. Devinant mon émotion, mon père me dit à mi-voix, comme s’il me

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