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Les invisibles
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Livre électronique347 pages4 heures

Les invisibles

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À propos de ce livre électronique

« Tu veux que nous fondions une communauté ici, interrompt Marie. Ben oui, je me dis qu'il est temps, non? dit Jacques en se relevant assez agité. Soit nous passons à l'acte, soit nous attendons que le monde nous échappe et qu'il devienne de plus en plus insupportable à vivre. Moi je vis depuis plus d'un an dans un squat. Je peux te dire que ce n’est pas facile tous les jours, dit Jules. Mais tu n'as pas choisi les gens avec qui tu vis. Je veux dire, vous avez une communauté d'idées, votre mode de vie en dépend mais ce sont des gens qui se regroupent. Moi ce que je pense, c'est qu'il faut former un groupe de résistants, c'est à dire se donner des objectifs clairs et précis sur notre vie ici. » Ce premier roman de Vincent Lalanne n’est pas seulement le récit d’un fait divers survenu il y a cinq ans et appelé l’affaire de Tarnac. S’il s’appuie sur la chronologie de cette histoire, il s’en détache complétement. Les personnages, les situations, les faits qu’il décrit sont uniquement le fruit de son imagination. Pour être plus précis, ils sont le fruit de sa vie.
LangueFrançais
Date de sortie26 janv. 2015
ISBN9782312032870
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    Aperçu du livre

    Les invisibles - Vincent Lalanne

    cover.jpg

    Les Invisibles

    Vincent Lalanne

    Les Invisibles

    LES ÉDITIONS DU NET

    22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2015

    ISBN : 978-2-312-03287-0

    AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR

    Ce roman est inspiré de faits réels survenus en novembre 2008 ainsi que d’informations recueillies dans la presse nationale qui présentent et commentent ces faits. Les personnages, les situations, les lieux, la chronologie sont le fruit de l’imagination de l’auteur et n’engagent que lui. Ils sont ici une pure fiction, ils ne peuvent pas donc être ramenés à des individus, des évènements existants ou ayant existés, ni témoigner d’une réalité ou d’un jugement sur ces faits.

    « Les écrivains lorsqu’ils écrivent des romans ont l’habitude de faire comme s’ils étaient Dieu et pouvaient embrasser et comprendre dans son ensemble n’importe quelle vie humaine et la raconter comme Dieu lui-même le ferait sans voile aucun, tout y étant essentiel. Cela je ne le puis, pas plus qu’ils ne le peuvent. » Hermann Hesse, Demian.

    à Anne Marie et Simon

    Première partie, Bordeaux

    CHAPITRE 1

    Bordeaux, septembre 2001

    L’entre deux

    C’est à Bordeaux, non loin de la place Pey Berlan, au bout du cours Pasteur, dans la rue Dufour Dubergier. Les étudiants qui vivent en centre-ville se retrouvent en bon nombre chaque jour au café de « L’Entre Deux Mers » qu’ils appellent « L’Entre Deux ». Le campus universitaire est implanté depuis longtemps à Talence. La vie étudiante se déroule toujours à Bordeaux autour de la place de la Victoire, entre le marché des Capucins, la rue Sainte Catherine, le cours de l’Argonne.

    Ce café se trouve à la lisière du quartier des fêtes estudiantines. Il est ouvert tous les jours, sauf le dimanche, de huit heures à vingt heures. Il n’est jamais ouvert le soir. Il est tenu par une femme que l’on appelle « Madame ». Elle ne sert presqu’exclusivement que du café filtre, du thé au jasmin, de la bière en bouteille et du Lillet, apéritif traditionnel bordelais que les étudiantes se sont appropriées, ce qui fait la joie de la patronne qui s’en régale.

    Madame dépareille en ville en ce début de vingtième et unième siècle. Elle n’est pas de ce temps dans ses robes d’après-guerre avec ses turbans à la Simone de Beauvoir. Dans son café qui a gardé l’ambiance arts déco des années trente, elle vit en harmonie. Elle se tient en permanence assise sur une chaise haute derrière le comptoir en chêne, cuivre et zinc, devant lequel il n’y a aucun tabouret haut. Derrière elle, trône un spectaculaire percolateur chromé qui n’est plus utilisé. De son promontoire, elle surveille sa jeunesse, embrasse les filles qui la rejoignent derrière le comptoir, salue certains garçons par leur prénom ou par un « toi » surprenant qui conclut souvent ses phrases. Elle n’est pas bavarde.

    Le café est une grande salle carrée, haute de plafond, éclairée par des lustres aux verres dépolis, des néons en lumière indirecte, et par une vaste devanture vitrée recouverte à moitié de rideaux de dentelle au crochet. Des tables aux plateaux en bois et pieds de fonte sont installées tout autour de la pièce le long de banquettes en moleskine rouge craquelée. Les chaises et les fauteuils de paille qui leur font face sont dépareillés. Ils craquent au moindre mouvement, quand on s’assoit dessus. Pour les clients pressés, guéridons en marbre et chaises cannées font face à l’entrée.

    Les murs sont couverts de bois peints à hauteur d’homme, puis badigeonnés d’un enduit beigeasse lustré par le temps, amoché de diverses tâches, fentes et crevasses. Ils sont décorés d’anciennes publicités d’époque sur plaques de métal et de quelques miroirs picotés de points noirs. Le plus magistral, biseauté, entouré d’un décor de fleurs et de fruits stylisés, s’étale derrière le percolateur.

    Ce qui frappe quand on entre, c’est le parquet en bois clair. Il a perdu son verni depuis longtemps. Il est tous les matins balayé avec de la sciure de bois dont l’odeur mélangée à celle du café, du tabac et du fioul domestique du poêle de Dietrich, qui l’hiver surchauffe en permanence la pièce, est caractéristique de l’endroit.

    Madame a une troublante réputation. On la dit collaboratrice pendant la guerre, à trafiquer les épices des entrepôts Lainé au marché noir, certainement du vin sur le quai des Chartrons. On colporte aussi qu’elle aurait travaillé dans une maison close située dans un appartement de standing derrière le théâtre, vers la rue du Pont de la Mousque. Sur son visage hiératique très apprêté et maquillé, elle a en permanence un léger sourire figé qui la rend mystérieuse, secrète. On ne lui donne pas d’âge. C’est un des sujets de conversation des nouveaux jeunes clients du café. Elle n’a certainement pas loin de quatre-vingts ans. Son allure digne, droite malgré un corps boudiné, ses grands yeux bleus, ses lèvres fines, laissent à penser qu’elle a été belle en 1940.

    Elle embauche chaque année trois ou quatre jeunes étudiantes toujours belles, plutôt « sexy », qui participent à la réputation du café, et de sa patronne. Elles se relayent dans la journée, dans la semaine, pour servir les clients, nettoyer la salle, et surtout pour parler avec Madame. Elles discutent de tout, de rien, de la vie étudiante, des ennuis de circulation, du projet de tramway, de l’ancien maire que Madame dit avoir bien connu, de sa femme qu’elle n’aime pas.

    Le service ne se fait pas du bar mais d’une arrière salle où sont installés les réfrigérateurs et, sur une grande table de cuisine, les bouteilles, les verres, les bouilloires, les théières et trois grosses machines à cafés filtre. Elles font couler alternativement du café Legal rouge, c’est le choix de Madame, qui est servi dans de grandes tasses en porcelaine vert bouteille avec liserai doré.

    Marie est une de ces jeunes femmes. Elle travaille auprès de Madame depuis septembre 1999. Etudiante en ethnologie à l’Université Victor Segalen place de la Victoire, elle vit en ville dans un petit appartement au-dessus d’un café-sandwicherie au croisement de la rue des Augustins et de la rue Candale, en face de la sortie arrière du lycée Montaigne, à deux pas de son université.

    C’est une des plus fidèles serveuses du café. Elle y fait fréquemment l’ouverture et la fermeture. Quand elle ne sert pas, elle s’installe pour travailler à la première table le long du mur près du comptoir.

    Comme beaucoup d’étudiants, elle trouve dans ce café la tranquillité et le calme nécessaire à son activité intellectuelle. Il n’y a ni musique, ni radio. On n’y sert pas de nourriture. Chacun va à la boulangerie d’à côté acheter sa viennoiserie du matin, son sandwich de midi. Seule, Madame mange dans la salle du fond, un repas qu’une des jeunes serveuses, Chantal, la plus secrète, celle qui roule ses cigarettes et qui fait des études de Langues Étrangères Appliquées, lui prépare selon les courses qu’elle fait le matin même.

    Marie n’est pas très grande. Elle a un visage ovale assez fin, entouré de cheveux raides, noirs. Une frange couvre son front. La peau mate de son visage aux pommettes relevées, a un éclat lumineux. Son nez qu’elle a cassé alors qu’elle était petite fille, très légèrement de travers, procure un je-ne-sais-quoi de particulier. Son sourire enfantin, le regard intense de ses yeux noisette ne laissent personne indifférent, surtout pas les garçons qui l’appellent tous par son prénom et lui font la bise avant de prendre place à leurs tables.

    L’hiver, elle est toujours habillée en jean, chemisette à carreaux, pull tricoté main. De temps en temps elle met une jupe culotte en velours côtelé qui lui tombe juste au-dessous des genoux. Elle chausse des Kickers bleus ou des bottes de cuir clair. Dehors elle porte un poncho blanc avec décorations mexicaines et franges rouges et noires, sous lequel elle tient en bandoulière un petit sac de cuir afghan acheté dans un magasin de la rue du Mirail. L’été elle met de temps en temps une robe légère en liberty. Elle s’attache alors les cheveux au-dessus de la tête, ce qui dégage ses petites oreilles, sa nuque brune, et lui donne une sensualité déroutante. Elle ne met pas pour autant son corps en avant. Elle se sent bien, à l’aise, libre, sans attaches.

    Elle fait tourner la tête des hommes qui la croisent. Certains d’entre eux ne viennent à ce café que pour elle. Ils la draguent sans vergogne. Elle se laisse faire sous le regard maternel et autoritaire de Madame qui rappelle souvent à ces jeunes gens un peu trop insistants, qu’elle est là pour travailler.

    Marie reste secrète. Des clients la soupçonnent d’être la maitresse d’un homme marié, photographe de profession, qui invite, parait-il, des jeunes femmes à poser nues pour lui dans son appartement du quartier Sainte Catherine. Les séances sont assez chaudes. Le lit du photographe est rond, sur une estrade avec des miroirs. Très spectaculaire, dit-on. L’homme porte avec lui la réputation d’être un bon amant autant qu’un bon photographe. Il gagne sa vie surtout comme photographe de mariage et de cérémonies diverses. Sa femme est une jeune infirmière qui travaille la nuit et dort le jour, une amie de Marie.

    Tu ne devrais pas voir cet homme, lui dit Madame, qui est au courant de cette liaison périlleuse. Je connais ce genre d’aventure. Ça n’aboutira pas. Tu te fais du mal et tu risques d’en faire encore plus à sa femme.

    Mais je ne veux pas que ça aboutisse. Je ne me fais pas de mal au contraire. Ça n’est que sexuel, lui répond-elle. Je ne veux rien d’autre de lui. Il est libre et je suis libre, ça nous convient très bien vous savez !

    Je ne le sens pas. Je n’aime pas sa façon de regarder les femmes. Il me fait penser à certains hommes pendant la guerre. Madame ne peut pas s’empêcher de revenir au passé, à la guerre qui a mangé sa jeunesse dit-elle. Et sa femme, elle est si gentille et si dévouée…

    Elle ne s’occupe pas de lui, rétorque Marie, mais lui s’occupe beaucoup d’elle quand elle est là. Avec son métier, elle vit la nuit et dort le jour. Je crois qu’elle ne se doute de rien. Elle ne lui suffit pas. Lui, c’est un homme à femmes, une sorte de Don Juan pas trop sérieux. Ne vous inquiétez pas je ne suis pas une briseuse de couple.

    Jean Philippe, c’est son nom, vient au café pour prendre rendez-vous avec Marie ou siroter une moresque en regardant les filles. Quand il est là, Madame ne lui adresse qu’un rapide bonjour et ne bouge pas. Lui-même est assez méchant vis-à-vis de la vieille pute comme il dit. Il est souvent le premier à en rajouter dans la rumeur. Marie n’aime pas ses réflexions. Très vite il change de conversation avec elle. Il se fait alors cajoleur.

    Le café vit au rythme des journées des étudiants du lundi au vendredi. Le samedi il est beaucoup plus calme, les étudiants ayant pour la plupart rejoint leur famille dans les Landes, au Pays Basque ou en Saintonge. Tous les jours à 7h30 précise, Madame ouvre le rideau de fer. Marie arrive très vite après pour préparer la première cafetière, faire bouillir l’eau du thé. Madame va acheter sa baguette quotidienne à la boulangerie où elle reste un instant pour parler avec la patronne et la commise, du temps, des travaux qui n’en finissent pas, des souvenirs du passé. Puis elle remonte la rue Dufour Dubergier jusqu’au marchand de journaux à quelques cinquante mètres de là. Elle achète le quotidien Sud-Ouest. Ce journal passe chaque jour de mains en mains dans le café. Il a certainement le nombre de lecteurs le plus important de Bordeaux pour un seul exemplaire.

    Madame revient prendre son petit déjeuner que lui a préparé Marie qui, elle, le prend chez elle. Les premiers clients arrivent alors : d’abord les ouvriers des chantiers environnants- il y a toujours des travaux en centre-ville, pour le tramway, dans une rue, sur un immeuble, sur la cathédrale - puis les secrétaires des cabinets d’avocats du quartier - le tribunal est juste derrière - et les institutrices de l’école Sévigné de la rue du Hâ qui prennent vite un café au comptoir. Elles se laissent tous les matins taquiner par les ouvriers. Ensuite vers neuf heures quelques avocats, des professeurs de la faculté de droit, des fonctionnaires, des attachés au cabinet du maire passent pour lire le journal et discuter des affaires et des histoires en cours. Ce n’est que vers neuf heures trente - dix heures que les premiers étudiants s’assoient aux tables du fond pour travailler. Certains viennent une ou deux heures pour discuter entre deux cours, d’autres s’installent pour la matinée ou la journée avec la ferme intention de terminer un travail urgent ou en retard, tout en restant en contact avec la vie quotidienne d’un lieu qui leur est familier.

    A cette heure-là Marie quitte le café. Elle rejoint la faculté pour suivre ses cours ou pour travailler à la bibliothèque des sciences de l’homme. Certaines fois elle déjeune au restaurant universitaire ou chez elle. Elle s’occupe alors de son linge, de son appartement, de ses courses…

    Pendant ce temps, au café, l’autre jeune femme Chantal, prend le relais. Elle a fait les courses pour le repas de Madame chez Champion sur le cours Victor Hugo. Madame parle des Halles Lagrue, qui étaient ouvertes à cet endroit dans la Maison Dorée en 1922, qu’elle a toujours connues. Son père y a travaillé au rayon des vins et spiritueux avant de devenir propriétaire du café de « L’Entre Deux Mers » après la guerre. A l’écouter on croirait qu’elle décrit Harrods à Londres. Elle dit qu’à l’époque c’était la plus grande épicerie fine de Bordeaux, on y trouvait tout dans l’alimentaire : du caviar, des œufs de cannes, des pâtes italiennes, les loukoums turques, du chorizo, des homards vivants et surtout des vins du monde entier et des confiseries inédites, ce que confirment les témoignages de certains clients qui y ont fait leurs courses avant leur disparition et leur transformation en 1994.

    Le début d’après-midi est le moment le plus calme de la journée. Madame monte dans son appartement où personne n’est jamais allé, pour faire la sieste ou regarder la télévision. Elle en redescend vers quinze heures trente. Pendant ce temps soit Chantal continue à servir, soit c’est une autre jeune femme appelée Assetou, jolie ivoirienne heureuse de vivre et toujours à rire de tout, qui vient jusqu’à 17 heures.

    Assetou est soit disant la fille d’un ministre de la Côte d’Ivoire. Elle n’en dit rien. Son allure fière, son intelligence vive et fine, ses vêtements de marque, discrets, laissent paraître chez elle le signe d’une origine plutôt bourgeoise. Son rapport avec les autres africains peut passer pour de la condescendance, voire du mépris aux yeux des clients du café. Elle les renvoie à leurs pensées par d’immenses éclats de rire.

    Fréquemment, sur la fin de l’après-midi, Marie et Assetou restent ensemble. C’est la période de la journée la plus agitée. Elles ont une vraie complicité. Il n’est pas rare qu’on les entende rire à gorge déployée dans l’arrière salle. A cette heure-là des groupes d’étudiants se forment. Les jeunes gens s’apostrophent, s’exclament, s’embrassent. Ils rapprochent des tables. Des discussions souvent passionnées se déroulent à propos de l’actualité et surtout à propos de la politique.

    CHAPITRE 2

    Bordeaux-janvier 2002

    « La rue du Hâ »

    A la mi-janvier 2002, l’année de son DESS, Marie remarque un jeune homme. Elle l’a aperçu au café de temps en temps, les mois précédents, sans y porter plus d’attention. Depuis le début de l’année, il vient systématiquement de 18h00 à la fermeture vers 20h00, avec quatre ou cinq autres garçons. Elle l’observe tout en continuant son service. Elle le trouve différent des autres avec ses cheveux bouclés, son visage rond, ses yeux légèrement en amande, ses lèvres plutôt pulpeuses. Il n’est ni particulièrement grand ni particulièrement gros. Il a un physique plutôt enveloppé qui la fait fantasmer. Elle a rêvé de lui une nuit. Elle est plutôt contente de ce rêve érotique.

    Il détonne au milieu des autres jeunes gens dans sa façon de s’habiller soit tout en blanc, veste de laine comprise, soit tout en noir, blouson de cuir. Il est connu de beaucoup de gens dans le café, pas seulement des étudiants mais aussi d’autres clients qui connaissent son père ou qui l’ont vu à la télévision régionale. Ce n’est pourtant pas une vedette. Il est plutôt discret. Quand il arrive, il passe beaucoup de temps à saluer les uns et les autres. Il s’installe toujours dans le coin au fond à gauche du café. Il discute alors vivement avec ses amis sur des sujets graves dont les termes semblent assez mystérieux.

    Marie comprend très vite que Jules, c’est le nom du garçon, est le gérant d’une petite librairie alternative qui a ouvert au 53 rue du Hâ au mois de septembre précédent.

    C’est à l’endroit où autrefois, explique Madame, il y avait un taxidermiste.

    Jules a repris ce fonds de commerce à un détective privé qui lui-même avait succédé à une association qui organisait des colonies de vacances. C’est un petit local sans toilettes - il faut monter à l’étage pour en trouver des communes - dans un immeuble vétuste. Y habitent quelques étudiants, une vieille femme que l’on dit ancienne prostituée, un couple d’espagnol qui râle en permanence contre le propriétaire, un monsieur des beaux quartiers de Caudéran qui fait très peu de travaux de réhabilitation. Il a refait néanmoins l’électricité à la demande du père de Jules qui paye le loyer de la librairie.

    Jules est le fils unique d’un grand chirurgien de l’hôpital Pellegrin de Bordeaux. Jules a fait ses études secondaires au lycée Montesquieu. Puis il est rentré sans difficulté à Sciences po. Il a arrêté l’université à l’automne 1999 pour se consacrer uniquement à des activités militantes.

    Marie trouve que c’est un étrange garçon. Il parle un peu fort comme pour se donner de l’assurance. Il a un tic de langage. Il termine ses phrases en permanence par un « non ? » interrogatif ponctué d’un regard franc et direct vers la personne à qui il parle et qui la laisse souvent sans voix. C’est pour ses amis et ses anciens professeurs un excellent orateur qui laisse peu de place à la parole des autres. Pourtant, il peut rester certaines fois longtemps sans parler à écouter attentivement la conversation. Pendant cette écoute il n’exprime rien sur son visage, ni sur son corps immobile. Il fume tranquillement une Craven A sans filtre dont il détache la cendre en roulant le bout incandescent de sa cigarette sur le rebord du cendrier. Il conclut alors l’échange par une longue intervention qui reprend ce qui a été dit.

    Jules a la réputation d’être un militant d’extrême gauche qui parcourt l’Europe de manifestation en manifestation. Il porte à ses amis qui restent à Bordeaux l’état des luttes en cours, des combats à venir. Il reste secret sur les raisons fondamentales qui l’ont amené à rompre ses études pourtant brillantes. Il a eu le bac L avec mention très bien. Il parle anglais, espagnol, allemand couramment. Il peut tout à fait soutenir une conversation courante en italien ou en portugais. C’est un très bon latiniste. Il connait aussi le grec ancien.

    C’était un élève doué. Il n’avait pas peur des mots et des idées qu’il utilisait à satiété pour certains de ses amis. Il a été un excellent étudiant à sciences po. Certains de ses professeurs lui voyaient une belle carrière politique. Il a milité très vite dans le syndicalisme étudiant anarchiste, plutôt radical. Privilégiant les luttes à ses études, il les a mis de côté, dit-il.

    Jules avance dans la vie comme un cheval sur un échiquier. Il n’est jamais là où on l’attend. Il prend plus facilement les chemins de traverse que les voies convenues. Cette capacité à se différencier de tout fonctionnement moutonnier, le caractérise auprès de ses amis comme un véritable autonome. Il refuse de correspondre à cette définition. Il a surpris tout le monde en installant début septembre cette petite librairie-maison d’édition rue du Hâ.

    Pendant l’été 2001 son père qui le soutient financièrement- il lui accorde chaque mois un revenu de 5000 francs - lui a proposé de prendre en charge les frais de l’installation de ce lieu alternatif. Il lui permettra, a-t-il argumenté, d’avoir une activité régulière et la possibilité de construire son projet militant. L’échange entre les deux hommes a été pour une fois constructif. Car depuis le départ de sa femme, le père de Jules ne parle plus trop à son fils.

    Ce départ brusque et soudain est resté énigmatique pour Jules. Il n’a pas perçu, alors qu’il vivait encore mais de moins en moins chez eux, de tentions ou de difficultés dans le couple de ses parents. Sa mère est partie aux Etats Unis en laissant une lettre à son fils sans trop d’explications, pleine d’excuses maladroites. Elle y écrit qu’elle n’a plus le choix, qu’il est trop tard pour revenir en arrière, qu’il est assez grand pour comprendre, qu’elle l’invitera une fois que sa situation sera établie aux Etats Unis à venir la voir. Le départ de sa mère correspond à quelques semaines près à l’installation de Jules dans un squat politico-artistique de Bordeaux.

    C’était en janvier 2001, un an avant sa rencontre avec Marie à « l’Entre Deux ». Durant cette période, au sein de ce squat autogéré, il a soutenu des collectifs de sans papier, et des groupes de personnes sans domicile fixe. Avec une coordination de travailleurs sociaux et de syndicalistes, il a travaillé sur un nouveau projet de traitement social du logement. Il n’est pas resté longtemps dans ce groupe. Il refusait toute institutionnalisation de l’action. Il recherchait de nouvelles voies pour porter plus haut et plus fort les valeurs qu’il portait en lui de changement de société, de rupture avec l’organisation économique et sociale. A cette époque les personnes sans domicile fixe ont retrouvé, grâce à son travail, un toit dans un projet de résidence sociale qui fut confié à une association. Ce fut pour lui sa vraie première confrontation à l’exclusion sociale, hors du champ intellectuel des étudiants et des luttes internationales.

    Il est allé manifester contre le G8 de Gênes en juillet 2001. Il a vu, raconte-t-il, le jeune italien Carlo Guiliani se faire assassiner par les carabiniers italiens dans une ambiance policière insensée, ajoute-t-il. Il en est revenu révolté. Il considère depuis les policiers italiens comme des tortionnaires.

    Face aux drapeaux des délégations européennes d’extrême gauche, il a pour la première fois participé à

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