Le couloir: Bribes de vérité sur les années de plomb
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À propos de ce livre électronique
Abdelfettah Fakihani est journaliste depuis 1990. Il a été emprisonné pour délit d’opinion une première fois de mars 1972 à août 1973, puis de 1975 à 1989. Au-delà de son témoignage sur son incarcération, il nous livre sa vision du militantisme avant, pendant et après sa détention. Il pose les questions de la fragile liberté d’expression et de l’option démocratique au Maroc.
Cet ouvrage enrichit les publications précédentes concernant ces mêmes années, car il donne aussi à réfléchir sur la problématique des prisonniers une fois libérés.
Un témoignage stupéfiant sur les années d'emprisonnement et de reconstruction d'un journaliste militant !
EXTRAIT
Dans les premiers mois qui ont suivi ma libération, je me suis longtemps demandé si j’étais encore sociable, si j’allais pouvoir fonder un foyer, vivre avec une femme sans trop l’agacer, bien éduquer un enfant, et, avant tout, si j’étais encore capable de travailler pour gagner ma vie, avec mes quarante ans sur le dos, dont quinze à l’ombre…
Aujourd’hui, si je rejette toute idée, tout sentiment de vengeance, je ne peux me cacher le fait que ce que mes camarades et moi avons enduré, tout comme d’autres groupes d’opposants, n’était pas si simple. Ce n’était pas qu’une petite égratignure. C’était démesuré.
L’État a diabolisé le danger que nous représentions pour déployer tout son arsenal répressif dans le but de mieux dominer le pays et paralyser le reste des forces politiques. Il a réussi, mais avec des résultats inattendus, comme le renforcement de l’extrémisme fondamentaliste et le rebondissement du chapitre des années de plomb dont il s’efforce aujourd’hui de se défaire…
Naïvement certes, je me demande parfois où en serait aujourd’hui la France si sa droite s’était amusée à jeter les soixante-huitards dans des bagnes, si elle les avait torturés et condamnés à des décennies de prison.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né en 1949 et décédé en 2009, Abdelfettah Fakihani était journaliste au bureau de l'AFP à Rabat, au Maroc. Ce militant d'extrême gauche marocain a été incarcéré durant 15 ans pour "atteinte à la sûreté de l'État".
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Aperçu du livre
Le couloir - Abdelfettah Fakihani
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Préface
Quinze ans après avoir fini de purger une très longue peine de prison pour « complot et atteinte à la sûreté de l’Etat », Abdelfettah Fakihani s’est enfin décidé à écrire. Depuis la disparition de Hassan II, les témoignages d’anciens détenus politiques se sont multipliés. Ils ont permis aux Marocains de mieux connaître, à défaut de le découvrir, l’appareil répressif mis en place dès le début des années soixante par le général Oufkir et perfectionné plus tard par le général Dlimi et un certain nombre d’autres tortionnaires plus ou moins gradés. Le Couloir, en référence au couloir central de la prison de Kénitra si tristement connue des anciens détenus politiques marocains, apporte, lui aussi, son lot d’atrocités et d’horreurs commises par quelques sadiques que la justice marocaine continue à honteusement ignorer.
Mais, aussi émouvants soient-ils, ce ne sont pas ces rappels hélas tristement banaux qui retiennent d’abord l’attention de ce texte très riche. Ce qui fait, sans conteste, la singularité du Couloir, ce sont le courage, la lucidité et l’honnêteté de l’auteur.
L’évocation de ces moments tragiques où, soumis à des tortures abominables, il finit par lâcher l’adresse de trois camarades cachés, est particulièrement poignante. « À certains moments, j’ai parlé (…) meurtri, défait, la mort dans l’âme ». L’arrestation de ses compagnons de lutte est « une blessure qui ne sera pas cicatrisée ». Jamais avares de vilenies, ses bourreaux placent près de lui dans un fourgon de police l’un des trois camarades : « Je n’ai jamais vécu pareille humiliation », souligne A. Fakihani qui rappelle, avec un sens aigu de l’autodérision, qu’il fut l’auteur d’une petite brochure sur la résistance à la torture…
Les Marocaines trouvent aussi leur vraie place dans ce texte qui ne tourne pas autour du pot. Les militantes d’abord : « Doublement courageuses (…) parce qu’elles devaient faire face à une police d’hommes dans un pays de longue tradition féodale. Elles ont peut-être plus souffert que les hommes parce qu’elles ont vu leur identité de femmes totalement niée », écrit Abdelfettah Fakihani. Les mères, les sœurs, les épouses ensuite. Contraint de divorcer de sa jeune épouse, Zhor, à la suite d’une décision en ce sens de son organisation, l’auteur raconte qu’il a « éclaté en sanglots » avant d’ajouter, pudique : « Je quittais le royaume de l’amour et commençais mes pas dans un monde trop strict, trop sec, trop cloisonné ».
Mais au-delà de cette franchise inhabituelle sur les rapports difficiles entre vie privée et militantisme, ce sont surtout les réflexions sur l’échec du mouvement révolutionnaire marocain qui retiennent l’attention. Pourquoi avoir vécu « cachés, harcelés, poursuivis, n’ayant pour provisions que vos grands rêves, vos incommensurables songes d’égalité, de liberté et de ce que toutes les révolutions ont confectionné en guise de valeurs locales et universelles », s’interroge et demande à ses anciens camarades Fakihani. « Pourquoi tout cela ? Par simple générosité d’âme et pour le bien du peuple ? N’étiez-vous pas trop ambitieux ? » L’auteur ouvre des pistes, apporte des débuts de réponse, cherche toujours à comprendre l’évolution et les blocages de la société où il vit. Le peuple marocain était-il prêt à accueillir la doctrine marxiste-léniniste ? Pourquoi ne s’est-on pas interrogé sur le contenu de cette dernière ?
La répression féroce n’aurait sans doute pas suffi à mettre à genoux la gauche et l’extrême gauche marocaines. Hassan II a su, au meilleur moment, au milieu des années soixante-dix, utiliser intelligemment la carte mythique du Sahara pour remonter la pente et briser pour longtemps toute opposition interne.
Abdelfettah Fakihani en a pris acte et a cessé depuis longtemps de rêver. Si cela n’avait pas été le cas, les visites d’intimidation, depuis sa sortie de prison en 1989, de quelques sbires d’un régime, qui n’oublie rien, lui auraient de toute façon ouvert les yeux une fois pour toutes. Mais le texte, courageux et pénétrant, qu’il nous livre montre que l’adulte d’aujourd’hui n’est pas foncièrement différent du militant d’hier. Honnête homme, poète, parfois égaré dans un monde dur et difficile, Abdelfettah, mon ami, nous invite à l’optimisme quant à l’avenir du Maroc, rien ni personne n’ayant pu briser cette âme généreuse.
Ignace Dalle
S’adapter
S’adapter, s’intégrer. À quelque chose, à un monde quelconque, à l’entourage dans lequel vous tenterez de bouger, et d’abord de manger à votre faim. La suite viendra.
Intégrez-vous, et vite s’il vous plaît. Le train Maroc ne doit pas trop attendre pour démarrer. Et beaucoup de monde sympathise avec vous. Par solidarité réelle ou par simple compassion, qu’importe !
Et comme vous le savez sans aucun doute, il y en a qui vous détestent, qui auraient aimé ne plus vous voir circuler, qui n’ont jamais accepté de vous voir vivants et libres à cause de ce que vous avez représenté, aussi mince soit-il. Et à cause de votre éventuel témoignage sur une période qu’ils voudraient laisser enfouie, craignant que trop de regards jetés sur la pierre philosophale ne finissent par la démystifier. Que trop de hardiesse n’encourage les Marocains à ne plus courber l’échine devant les détenteurs du pouvoir et les fabricants de talismans.
Mais, d’après les dires qui circulent à votre compte au pays des mille et une rumeurs, vous paraissez détachés, même très paumés, si l’on en croit les membres de vos familles qui vous ont approché de très près dans les premiers jours de votre rencontre avec les brises de la liberté.
Vous êtes même un peu gonflés, dit-on. Vous vous prenez pour des dieux, n’est-ce pas ? Et la modestie que vous affichez lorsque l’on vous aborde, chers messieurs dames, elle n’est sincère qu’en apparence. On dirait que vous avez bien appris, pendant vos longues années de taule, à paraître modestes. Ce n’est pas que ça ne serve à rien. Loin s’en faut. Vaut mieux paraître que de ne pas être du tout. Et puisque vous êtes, au fond, difficiles à gérer, si jaloux de vos propres personnes, vous aurez des problèmes dont on ne peut, à l’avance, mesurer le degré de gravité. Que Dieu vous rende aisées toutes les choses de ce monde ! Les simples comme les compliquées que vous ne manquerez pas de croiser dans les vallées du monde libre.
Vous avez vécu cachés, harcelés, poursuivis, n’ayant pour provisions que vos grands rêves, vos incommensurables songes d’égalité, de liberté et de ce que toutes les révolutions du monde ont confectionné en guise de valeurs locales et universelles. Pourquoi tout cela ? Est-ce pour rien ? Par simple générosité d’âme et pour le bien du peuple ?
N’étiez-vous pas trop ambitieux ? Ne cachiez-vous pas au fond du tréfonds de vous-mêmes une aspiration secrète à la notoriété, aux feux de la rampe ?
Si vous aviez réussi votre révolution, bien des choses auraient changé dans ce vaste empire dont vous auriez été les illustres dirigeants. Et au lieu de toutes les belles idées libérales que vous semez maintenant ça et là, à bâtons rompus, vous vous seriez accrochés, dans une totale discipline de fer, à votre doctrine obsolète qui, peut-être, ne vous aurait lâchés qu’au bord du précipice. Comme vous auriez pu aussi, seconde hypothèse, vous adapter à la course effrénée du monde et réussir là où s’est plantée la génération aînée. Tout cela, l’histoire l’a tranché. Il n’y a pas eu au Maroc de révolution ni d’alliance révolutionnaire durant près deux décennies de militantisme extrêmement généreux. Mais il est très respectable votre « avons osé ».
Vous n’aimez pas qu’on vous pose des questions. Cela vous rappelle bien des choses, les questions. On en convient. On ne peut que vous comprendre. Sauf que, à rester fermés comme des moules, collés aux flancs de rochers aussi visqueux que tranchants, vous n’allez pas progresser. N’avanceront que les amants des ouvertures. Et parmi vous, dit-on, il y en a eu, et il y en a encore.
De nos jours, « personne ne se sacrifie pour personne », dit l’adage qui, du reste, n’a pas jailli du néant. Le peuple et l’humanité entière se prennent en charge comme ils peuvent. Après les temps modernes, l’ère de l’individu suprême.
Et l’œuvre du zamane¹ sur vos corps, vos visages, vous vous en rendez compte ? Et sur votre esprit ? Dieu seul en sait l’impact.
Pardonnez tout l’amusement qu’on a eu à vous contempler. Peut être que vous ne vous en rendiez pas compte. Vous ne pouviez pas contrôler vos yeux qui étaient attirés par les belles choses. Pourrait-on reprocher cette faiblesse humaine si esthétique à des gars juste sortis d’une caverne où une douloureuse ponction sur leur vie a été opérée ? Bien sûr que non !
Comme on ne peut reprocher aux quelques femmes qui ont eu l’audace de partager vos aventures politiques de vouloir respirer le grand air après une longue hibernation.
Doublement courageuses, les militantes. On vous le concède. Parce que militantes, c’est aussi simple que ça. Et parce qu’elles devaient faire face à une police d’hommes dans un pays d’une longue tradition féodale. On vous laisse le soin de les qualifier, vos geôliers, ce que vous faites merveilleusement bien.
Elles ont peut être souffert plus que les mecs. Et à les entendre parler, tout auditeur réalise qu’à moins d’appartenir au beau sexe, il ne ressentirait pas toute la tristesse dont leurs récits sont chargés.
Il y en a, on le sait, et c’est à votre honneur à tous, il y en a qui, pour briser une lourde incompréhension et faire entendre la voix bien féminine, bien différente, ont brandi la plume et attaqué le silence blafard des blanches pages.
Elles ont vu leur identité de femmes totalement niée. Elles ont pu raconter comment, en plus des différents harcèlements dont elles faisaient l’objet, on leur a accordé des prénoms d’hommes² dans l’un des centres de détention les plus secrets du royaume.
Enfin, vous voici libres ! C’est l’essentiel. Vous avez toute votre vie à refaire comme des Monsieur et Madame tout le monde. Clandestinité plus de mise, vous avez besoin d’un toit, d’un salaire, d’occupations qui vous fassent sortir le matin et rentrer le soir. De réapprendre à utiliser l’argent, de revoir les prix à la hausse et de ne plus croire qu’avec cinquante dirhams, vous pouvez entrer au cinéma, acheter de la viande, du lait, des livres et les Mille et une nuits. Quant à l’ordinateur, détail futile, vous devez apprendre à vous en servir.
On sait que vous broyiez des tonnes de bouquins dans vos cellules, pourtant mal éclairées. Au point que vos yeux s’en sont trouvés fatigués, vos têtes grossies, et vos âmes plus vulnérables.
Maintenant, s’il vous arrive, après cette heureuse libération, d’avoir le temps de lire autre chose que des articles de journaux, vous épaterez pas mal de monde, à coup sûr. Dans ce royaume éclairé, on ne lit plus messieurs dames, on ne lit plus.
Votre génération, un sujet de bavardage prisé, n’a pas été tout à fait stérile. Cela aussi, on vous le concède…
¹ Le temps, en arabe
² Voir Hadith al atama, de Fatna Bouih, Ed. Le Fennec 2001, ou l’édition française Une femme nommée Rachid.
Peur dans la ville
Il y a trop de monde dans la ville, j’ai peur. Comment me frayer un chemin ? Je marchais à pas lents de crainte de bousculer les passants dans les rues bondées de Marrakech.
Beaucoup de tferkiss³ , un peu trop. Mais c’est tout de même très beau, ce spectacle de vêtements « assortis ». Mes proches m’ont fait comprendre, par une généreuse offre d’habits, que la couleur et la fibre de la chemise, du pantalon, le coupé des souliers ou de la jaquette, ce n’est pas du n’importe quoi, du n’importe comment.
J’ai commencé à saisir, petit à petit, que la beauté du carnaval bariolé de robes, de jupes et de djellabas nouvelle mouture, venait de ce que chaque passante était à elle seule une symphonie. Je voyais les hommes, eux aussi, s’efforcer de paraître beaux et intéressants. Les femmes ont tout naturellement gagné en beauté. À première vue sans effort.
J’ai eu le vertige quand ma frêle silhouette a fait irruption dans la place Djemaâ El Fna. On se croirait en Asie tant ça grouille. Combien de millions d’habitants au Maroc ? Le recensement de 1994 dira 26. Dix ans plus tard, on les estimera à 30 millions. Ils n’étaient que quelques sept millions à l’indépendance.
Les chiffres restent les chiffres, ils sont froids, le regard et l’odorat sont chauds. La musique ensorcelante des Gnaoua est étouffée par celle de bruyantes cassettes, elle-même défigurée par une cacophonie générale. Trop d’événements, de mouvement : des touristes suivis de vendeurs de tous âges, des garçons de café étourdis par les nombreuses commandes à satisfaire, des parlers de toutes les régions. On consomme les glaces à gogo et les gens téléphonent sans arrêt, grisés par les arômes des grillades teintés de santal.
Je ne vais tout de même pas continuer à m’isoler du monde alors que je suis libre, me suis-je dit. Je devais calmer la peur d’être englouti par cette bouillante marée humaine. J’ai alors noué avec mes traditions d’enfant : aller dîner sur la place après le coucher du soleil.
— Mon cher frère, j’ai dîné sur la place. Et figure-toi, ça ne m’a coûté que quelques dirhams.
— Eh bien !