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Carlyle: L'Homme et l'Oeuvre
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Carlyle: L'Homme et l'Oeuvre
Livre électronique415 pages6 heures

Carlyle: L'Homme et l'Oeuvre

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À propos de ce livre électronique

Extrait : "Il naquit, le 4 décembre 1795, à Ecclefechan, dans le Dumfries, en Ecosse. Mais il était de race anglaise et de race noble : les Carlyle, venus dans l'Annandale avec les Bruce, sous le roi David II, avaient été Lords. Race forte, rude, indomptable, avec d'étranges sautes d'humeur et d'inquiétantes bizarreries de caractère. Son grand-père et son père répandaient autour d'eux crainte et respect."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie30 août 2016
ISBN9782335169492
Carlyle: L'Homme et l'Oeuvre

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    Aperçu du livre

    Carlyle - Ligaran

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    Préface

    Si oublié aujourd’hui ! Plus oublié que ses antagonistes « radicaux » ! Si mouillés ses tonnerres, si dénués de résonances ses anathèmes, si usées ses défroques bibliques, si vaines ses attitudes prophétiques, ses pathétiques adjurations, ses visions apocalyptiques, ses hystériques invectives. « John Bull à Pathmos », diraient nos esthètes ironiques, ceux de France et, plus encore ceux d’Angleterre faisant du sur-Proust, du sur-Cocteau et du sur-Giraudoux, s’ils ouvraient Sartor Resartus et Past and Present, ce dont, d’ailleurs, ils se gardent. Imaginez un lecteur de Bernard Shaw, de Joyce, de Lawrence ou d’Aldous Huxley aux prises avec l’homme qui passa sa vie à exorciser Belzébuth et le Tophet. Il semble que sur l’œuvre de Carlyle ne se soit pas seulement étendu le crépuscule qui n’épargne aucun des grands dont la gloire a illuminé une génération. C’est l’habituelle revanche des jeunes que leurs aînés ont primés et opprimés que de laisser ceux-ci ensevelis dans leur linceul de gloire. Mais, au bout de ces années de purgatoire plus ou moins longues, les vraiment grands ressurgissent et, cette fois, pour ne plus sombrer dans les ténèbres. Je n’aperçois pas que, plus de cinquante ans après sa mort, Carlyle s’apprête à ressusciter.

    Et cependant… Je viens de réétudier d’affilée son œuvre tout entière. L’impression esthétique est mélangée. Cela est, sans doute, souvent fatigant. Il y a des longueurs et surtout des redites. Au fond, une seule pensée, savamment modulée, court à travers ces lourds volumes. Et il est certain que ces gestes grimaçants, ces cris discords, ces contorsions, cette constante amertume, ces Pélions continûment amoncelés sur ces Ossas, dépassent ce que des nerfs moyens peuvent supporter. Mais, en revanche, si l’on n’est pas entièrement sourd à tout lyrisme, on est, malgré tout, saisi, emporté, ébranlé jusqu’au tréfonds. C’est une grande lame qui vous soulève, vous roule, vous aveugle et vous assourdit, mais qui vous fait participer à une force venue des dernières profondeurs, vous chante des hymnes où communient les voix, infernales et célestes, de la nature et de l’âme humaine et qui, sur la rive où elle vous jette, vous découvre tout l’infini de la voûte azurée.

    Mais ce qui m’a frappé plus que cette prodigieuse éloquence, toute imprégnée du sublime biblique et faite de grandiose laideur et de véhémence barbare, c’est l’extraordinaire actualité de tant de pages de Carlyle. Voilà plus d’un siècle qu’ont été écrites celles de Signs of Time (1829). On les dirait d’hier. Les périls qu’il y signale pour la culture sont ceux-là mêmes que dénoncent aujourd’hui nombre de penseurs contemporains. Le mécanisme – ce mécanisme que le vingtième siècle a si diaboliquement perfectionné – triomphant du dynamisme : c’est la maladie de son temps que ne se lasse pas de diagnostiquer le solitaire de Craigenputtock. N’est-ce pas celle du nôtre ? Bien plus. Les maîtres-problèmes politiques et sociaux de l’heure, – la valeur intrinsèque de la démocratie et de ses méthodes : le parlementarisme et la sélection des gouvernants par le nombre – il les pose dans les mêmes termes que nous. Ne peut-on pas dire que l’initiateur idéologique des gouvernements incarnés dans des chefs, élevés sur le pavois par leur audace et maintenus par la force, a été l’auteur des Héros et du Culte des Héros ? D’autre part, en contradiction tout au moins apparente avec sa haine de la démocratie, il a été, durant toute sa longue carrière, hautement préoccupé par l’aménagement dans l’État des forces prolétariennes, il a dénoncé de toute sa brûlante éloquence les crimes de la grande industrie et l’abjecte tyrannie de l’argent. À lire tant de pages de Past and Present et des Letter Days Pamphlets sur la détresse des chômeurs des mines et des usines du textile et l’impitoyable égoïsme de la classe possédante, on se croirait transporté au milieu de la crise économique d’après-guerre. Sans doute, il y a des différences. Avant tout, il est un facteur – le facteur essentiel, aux yeux du visionnaire de Sartor Resartus – de la vie des sociétés et des individus, à savoir le facteur religieux, qui est presque entièrement absent de nos préoccupations. C’est lui qui donne à la pensée de Carlyle son sombre coloris et son timbre intense et profond. Mais il n’importe. La chair de Carlyle est notre chair et son sang, notre sang. Il est mélancolique de constater combien lente et entravée est la marche du génie de l’humanité. Un siècle écoulé et, en dépit de tant d’efforts, de tant de tentatives, de tant de révolutions politiques, sociales et intellectuelles, si peu de lumières nouvelles !

    En tout cas, Carlyle n’est pas seulement un moment dans la trame des idées du dix-neuvième siècle qui n’aurait d’intérêt que pour l’historien. À le réétudier, je l’ai senti tout proche de nous. Il appartient à la grande lignée des Emerson, des Kierkegaard, des Ibsen, des Nietzsche qui, tous, sont à quelque degré, ses disciples. Et Renan lui-même, quelque loin que soit sa molle souplesse de Celte latinisé et catholicisé de l’inflexible roideur du puritain d’Écosse, s’apparente à lui. Vraiment, sa voix mérite d’être entendue à nouveau et d’être confrontée avec les nôtres.

    PREMIÈRE PARTIE

    L’homme

    CHAPITRE PREMIER

    Jeunesse

    Il naquit, le 4 décembre 1795, à Ecclefechan, dans le Dumfries, en Écosse. Mais il était de race anglaise et de race noble : les Carlyle, venus dans l’Annandale avec les Bruce, sous le roi David II, avaient été Lords. Race forte, rude, indomptable, avec d’étranges sautes d’humeur et d’inquiétantes bizarreries de caractère. Son grand-père et son père répandaient autour d’eux crainte et respect. Le père gagnait sa vie et celle de ses sept enfants – un huitième était mort au berceau – en travaillant la terre. Travail dur et qui rendait peu. La pénurie régnait dans le logis surpeuplé : les enfants allaient nu-pieds et vivaient de farine d’avoine, de lait et de pommes de terre. Et ce qui y régnait aussi, c’est le silence, ce silence auquel Carlyle élèvera des autels. Le maître était violent, « prompt des mains » et taciturne. Mais lorsqu’il parlait ou écrivait, sa langue, expression vraie d’une pensée vraie, jaillissait « brûlante de son âme non maîtrisée, forte, hardie, chatoyante de métaphores, avec d’intenses vibrations, mais, en même temps, nette, frappante, tranchante, vêtue, non de couleurs empruntées, mais de la pleine clarté blanche du soleil, et quand la colère la faisait trembler, lançait des flèches qui atteignaient en plein cœur ». Est-il étonnant que Thomas ait admiré ce Viking dont il dit qu’il n’a jamais rencontré d’homme plus remarquable, mais qu’il a dû se reprocher « de n’avoir pas osé l’aimer ». C’est de sa mère qu’il se sentait proche. Nul doute que de tous les êtres qui lui furent chers, l’admirable Jane Welsh non exceptée, ce ne soit elle qu’il a le plus et le mieux aimée.

    Les Carlyle appartenaient à la secte des Burghers, lointains descendants de ces Caméroniens qu’on avait exterminés au 17e siècle, mais dont le sévère enseignement avait survécu à toutes les persécutions. C’est cet enseignement qui planait sur l’humble maisonnée d’Ecclefechan et l’illuminait. La Bible, dont il était directement inspiré, n’était pas pour ses habitants un livre, mais le pain de la vie, la coupe où s’étanchait cette soif de félicité qui brûle au cœur des plus déshérités. Le pasteur John Johnston apportait à ses fidèles, en compensation de ce que la vie leur refusait, les espoirs illimités et la certitude de communier avec le Très-Haut. « Je n’ai jamais rencontré », dit Carlyle des pasteurs dissenters, « parmi les protestants et les catholiques, des hommes si proches des évangélistes. Pauvres scholars et gentilshommes du Christ… Humble temple de mon enfance, rude, rustique, nu : mais il y avait des langues de feu authentiques qui embrasaient ce qu’il y avait de meilleur en nous ». Incessamment, son père et surtout sa mère s’appliquent à ne pas laisser s’éteindre cette flamme. « Oh Tom », lui écrit-elle, « profite de la saison d’or de la jeunesse et rappelle-toi ton Créateur dans les jours de ton adolescence. Cherche Dieu tant qu’il peut être trouvé. Appelle-le tant qu’il est proche. Implore sa présence et ses conseils qui puissent te guider. As-tu déjà achevé la lecture de la Bible ? Si oui, relis-là ».

    L’instruction de Thomas fut plus poussée qu’on n’eût pu l’attendre de l’humble condition de ses parents. Après que sa mère lui eût appris à lire et son père à compter, il fut envoyé à l’école du village, puis à l’école de grammaire d’Annan où il acquit un peu de latin et de français, un peu de géométrie et passablement d’arithmétique et d’algèbre. À quatorze ans, il s’en fut suivre les cours de l’Université d’Édimbourg. Il y arriva à pied et seul, eut à trouver à s’installer et vécut de la farine d’avoine, des pommes de terre et du beurre salé que, toutes les semaines, lui apportait de la maison paternelle le courrier. Le cours d’études préparatoires à l’Université était de cinq ans. Il ne semble pas que Carlyle en ait grandement profité. Il goûta peu le cours de philosophie de Brown et ne travailla sérieusement que le latin et les mathématiques avec Leslie. Il ne cueillit aucun laurier, ne concourut qu’une fois à un prix et ne l’obtint pas : « il n’avait d’idées que seul ».

    Le cycle préparatoire achevé, il s’agissait pour le jeune homme de choisir une carrière et de s’y préparer. Le vœu de ses parents était qu’il étudiât la théologie et devînt ministre. Sans s’y refuser expressément, il décida en lui-même de ne pas l’exaucer. Il avait déjà conscience qu’il n’avait pas « le moindre enthousiasme pour cette affaire » et que « même de graves doutes s’élevaient en lui ». Il se donna donc au professorat et fut appelé à enseigner les mathématiques à Annan. Mais il hait son métier et sait qu’il n’est pas fait pour lui. Il sent sourdre en lui des aspirations dont il ne démêle pas encore la voix. La seule chose qu’il sache, c’est que « depuis qu’il est capable de former un vœu, celui d’être connu était le plus fervent ». Mais quel chemin prendre pour se faire connaître ? En attendant de le discerner, il tente d’échapper à son dégoût en continuant à se cultiver. Il étudie les Essais de Hume et surtout commence à s’intéresser aux choses publiques. Aussi bien, le moment était-il singulièrement pathétique. Nous sommes en 1815, Napoléon venait de s’écrouler et c’est le drame titanesque de la Révolution et l’éclatante épopée de l’Empire qui venaient se profiler devant le regard pensif du petit maître d’école d’Annan. Il allait d’ailleurs quitter ce premier poste. Il est appelé à diriger un établissement secondaire à Kirkaldy où il eut l’extraordinaire bonne fortune de rencontrer un collègue, destiné à devenir illustre, Edward Irving, qui l’accueillit fraternellement. Carlyle ne fut pas insensible à cette chance, bien qu’il fût peu apte à savourer un sourire du destin : il était bien plus enclin à remâcher indéfiniment des infortunes réelles ou imaginaires. Et les soucis réels ne lui manquaient point. D’abord son père, qui avait quitté Ecclefechan pour Mainhill, lui mande que sa mère est atteinte de troubles mentaux et a besoin d’être mise, pendant quelque temps, sous surveillance : cette psychose, que nous constatons dans les familles de presque tous les grands individualistes et chez tant d’entre eux-mêmes, n’a pas épargné l’humble toit des Carlyle. Puis, le dégoût que lui inspire son métier devient invincible. Une lueur d’espoir – Margarete Gordon, la Blundine de Sartor – mais qui s’éteint. Il rompt alors toutes les amarres, renonce à son poste, quitte Kirkaldy en même temps que Irving et retourne à l’Université d’Édimbourg pour y faire son droit.

    Il arrive dans la vieille cité écossaise dans un état physique et moral lamentable. Il trouve assez vite à subvenir à ses modestes besoins par des leçons et une collaboration à l’Encyclopédie du Dr Brewster. Mais c’est à ce moment qu’il sent les premières atteintes de cette dyspepsie qui sera la torture de sa longue existence et la croix de la vie de sa femme. Et il était si seul, si abandonné : « j’étais entièrement inconnu dans les cercles d’Édimbourg, solitaire, me rongeant le cœur, perdant presque ma santé, en proie à des luttes et des misères sans nom qui, aujourd’hui encore, m’inspirent, quand j’y resonge, une sorte d’horreur – trois semaines sans aucune espèce de sommeil dans l’impossibilité où j’étais de me libérer de mes soucis ». Et abandonné non seulement par les hommes. À réfléchir et à étudier les encyclopédistes, il avait senti vaciller les fondements sur lesquels avait été édifiée sa vie, se voiler la grande lumière qui avait illuminé la médiocre grisaille de son existence temporelle et les ténèbres de son âme. Il écrit à sa mère que s’il ne lit pas régulièrement « le meilleur des livres », comme elle le lui recommande, il a cependant « fourragé dans son cher Job ». Mais il lui cite aussi, parmi ses lectures, d’Alembert, « un honnête homme qui dit que ceux qui se vouent à la science doivent prendre pour devise : liberté, vérité, pauvreté ». Sa mère, que sa tendresse rend perspicace, aperçoit le danger : « Je te supplie de toute mon affection maternelle, d’étudier la Parole de Dieu. Il nous a fait la grâce de la mettre entre nos mains afin qu’elle puisse toucher puissamment nos cœurs et que nous la puissions discerner dans sa lumière de vérité ». Mais il était trop tard. Le doute avait envahi son intelligence qui ne pouvait se satisfaire de simulacres, mais avait soif de vérité vraie : « si c’était un péché de ne pas croire, c’en était un plus grand encore d’affecter une croyance qu’on n’avait plus ». Lorsqu’il vint passer ses vacances à Mainhill, la brisure était accomplie et il était certain aussi qu’il ne poursuivrait pas ses études de droit : le métier d’avocat, « perpétuellement tendu au gain » répugnait à cette âme hautaine, uniquement éprise de biens spirituels. Il se sentait voué à la pauvreté et avait pour les pauvres, ses frères, la plus ardente sympathie. Aussi, lors des troubles qu’avaient suscités, dans la région de Mainhill, la famine, se sentait-il plus proche des insurgés que des autorités militaires et civiles chargées de rétablir l’ordre. Et lorsqu’on voulut l’enrégimenter dans une garde de volontaires bourgeois, il ne refusa pas de se mêler à l’affaire, mais dit qu’il n’avait pas décidé encore de quel côté il se rangerait.

    Puis il revint à Édimbourg. Il avait, à force de tendres ménagements, fait accepter aux siens sa rupture avec la lettre de la religion. Dès lors, il avait conscience profondément qu’il en avait conservé l’esprit. « Votre caractère et le mien », écrit-il à sa mère, « sont plus semblables que vous ne l’imaginez, et nos opinions aussi, bien que vêtues de tissus différents, sont, je le sais, apparentées quant au fond. Je respecte vos sentiments religieux, je vous honore de les éprouver plus que si vous étiez la femme du rang le plus élevé sans eux. Soyez rassurée, je vous en supplie, sur mon compte : le monde en usera avec moi mieux que jusqu’ici et, s’il n’en était rien, laissez-nous espérer que nous trouverons plus dans cette région d’en haut où toute ténèbre sera lumière, où la fièvre vaine de la vie sera abolie, où les manifestations de notre bonne volonté ne seront pas entravées par les infirmités de la nature humaine ». Et il était temps, vraiment, que le monde en usât mieux avec Carlyle, mais surtout que Carlyle en usât mieux avec lui-même. Il avait vingt-cinq ans et ne savait pas encore quelle serait sa tâche de vie. Il ne voulait être ni théologien, ni professeur, ni juriste, ni médecin. Mais alors que voulait-il, que pouvait-il être ? Il se le demandait sans trouver de réponse. C’est Edward Irving qu’il était allé voir et qui l’avait raccompagné à Édimbourg qui prononça la parole libératrice : Carlyle était né pour faire de la littérature et il devait commencer par essayer de collaborer à la Revue d’Édimbourg et au Blackwood’s Magazine. Et c’est ce même Edward Irving qui lui révéla un paradis que ses plus ambitieux espoirs n’auraient pas osé entrevoir et dont hélas, sa nature morbide lit un enfer pour la créature angélique qui lui en ouvrit les portes.

    CHAPITRE II

    Le roman nuptial. – Craigenputtock

    Le roman de Carlyle et de Jane Welsh a été narré bien des fois. Il constitue l’épisode le plus passionnant du pèlerinage de notre héros parmi les choses et les hommes.

    Jane Welsh, née en 1801, était la fille d’un chirurgien distingué et aisé. Elle était remarquablement belle, vive, pétillante, amoureuse de la vie, de toutes ses fleurs et de tous ses fruits, faite pour être choyée, câlinée, précautionneusement maniée par les mains les plus fines et les plus délicates. Ses parents consacrèrent tout ce qui était en eux de tendresse, d’intelligence et de dévouement à donner à cette plante rare la culture capable d’en faire épanouir toutes les sèves. Ils eurent le bonheur d’avoir pour aide-jardinier Edward Irving qui, non seulement la comprit et l’admira, mais l’aima d’amour et fut aimé d’elle : engagé à une autre qui ne voulut lui rendre sa parole, il renonça, mais ne se consola jamais et eut le sentiment d’avoir gâché sa vie. Sous sa tutelle intelligente et affectueuse – Jane perdit son père à quatorze ans – la jeune plante humaine se développa magnifiquement. Elle était ouverte à tout et excellait en tout. Dux (cacique) en mathématique à l’école mixte de Haddington, elle s’enthousiasme en même temps pour Virgile et s’efforce de conformer sa vie aux austères principes des vieux Romains. Puis, elle s’essaie à une tragédie, prend conscience de ses dons littéraires et demande à les développer. Irving, n’ayant pas le temps de s’occuper d’elle, l’adresse à Carlyle.

    Les voilà en présence, la fine et élégante patricienne, fleur de serre, avec cependant, grâce à sa libre éducation, les frais parfums d’une fleur des champs, et le fils de yeoman, rude, noueux, tordu comme un chêne. Qui eût jamais pu imaginer que cette plante exquise allait jeter ses bras graciles autour de ce tronc dévasté et en couronner la cime de ses hampes odorantes ?

    Ce furent d’abord des relations toutes littéraires. Carlyle dirige les lectures de Jane, lui envoie des livres et les lui commente. Parfois elle vient de Haddington rendre visite à Édimbourg à l’un de ses oncles et profite de l’occasion pour voir son mentor et jouir de sa parole vivante. Elle admire sa science et n’est pas insensible, ne fût-ce que par contraste avec sa propre légèreté et souplesse aériennes, à ce qu’il y avait, dans ce jeune homme de vingt-six ans, de sérieux, de profond, d’inflexible et de pur. Il y avait, d’ailleurs, dans son âme polyphone, quelque chose qui – survivance de ses ancêtres parmi lesquels elle se glorifiait de compter John Knox, l’admirable champion de la réforme en Écosse – assonnait au timbre grave de cette âme puritaine. C’était donc une amitié qui se nouait, une amitié qui, de sa part à elle, ne s’attendrissait d’aucun sentiment plus doux. Quant à lui, il jouissait, en artiste, de pouvoir modeler, de ses mains robustes, cette tête exquise de jeune fille. Et il jouissait encore de pouvoir, en lui imposant ses idées, satisfaire un instinct de domination dont, jusqu’ici, il n’avait peut-être pas eu conscience. Et déjà ses visites étaient pour lui « l’île heureuse dans son existence sombre, vide et abandonnée de tous ».

    Il avait cependant commencé à entrevoir sa voie. Il avait dit un adieu définitif aux mathématiques, s’était mis à apprendre l’italien et l’espagnol et à étudier sérieusement les penseurs français du XVIIIe siècle : d’Alembert, Diderot, Rousseau et Voltaire. De plus – et ce fut là le plus grand évènement de sa vie intellectuelle – il pénètre dans les parvis de la littérature et de la pensée allemandes. Il l’aborde par ses sommets : Schiller et Gœthe, avant d’en explorer les chaînes secondaires et les vallées. C’est Gœthe, dont il fut l’un des tout premiers à mesurer la taille, qui le captiva et le retint : il l’incorpora étroitement à son fond et en fit l’un des maîtres de son esprit. Aussitôt, il fait participer Jane Welsh à son voyage de découverte, non sans que Irving n’en ait conçu des craintes pour le christianisme de son élève toujours chérie. Il ne se doutait pas que ce sont les penseurs allemands qui ramèneront Carlyle lui-même au christianisme, non, certes, à celui de son enfance, à celui du bon pasteur John Johnston et de l’école du dimanche, mais à un christianisme spiritualisé, humanisé, purifié de toutes les gangues de la superstition, de toutes les supercheries miraculaires, de toutes les ankyloses du traditionalisme, de toutes les arguties de la scolastique, à un christianisme entièrement transmué en pure morale et en métaphysique. Ce fut là la fameuse crise de Leith Walk qu’il a décrite, en la transposant, en termes si pathétiques, dans Sartor Resartus, et au sortir de laquelle il avait retrouvé des raisons de vivre et d’espérer.

    Après d’heureuses vacances à Mainhill où, plus que, depuis des années, il se sent en pleine communion d’âme avec ses parents, il est de retour à Édimbourg. Là, deux propositions l’attendent. Brewster, l’éditeur de l’Encyclopédie, lui demande, tout en continuant de travailler pour celle-ci, de traduire la géométrie de Legendre et, par l’entremise d’Edward Irving, la femme d’un grand juge des Indes, distinguée d’esprit et de cœur, Mrs Buller, lui propose de faire l’éducation de ses trois fils et de s’occuper spécialement de l’aîné, Charles. Carlyle hésite : son orgueil se cabre devant la relative servitude d’un préceptorat. Mais les conditions étaient convenables – il aurait son appartement et ses soirées seraient à lui – et la servitude assez dorée – deux cents livres par an. Or, la situation de son père était misérable et il s’agissait d’aider ses frères. Il n’avait pas le droit de refuser. Il accepte aussi la traduction de Legendre. Mais il brûle de donner sa mesure par une œuvre originale. Il songe à un essai sur Faust, à une histoire de la République anglaise, à une étude sur Milton, à un roman fait en collaboration avec Jane Welsh.

    La correspondance entre les deux jeunes gens n’avait pas chômé. Carlyle essaie de lui donner un tour plus intime. Mais Jane freine et lui fait comprendre que leurs relations devaient rester fraternelles. C’était, en effet, le moment de la grande crise dans le destin d’Edward Irving. Nommé ministre à Hatton, il avait remporté, comme prédicateur, d’extraordinaires succès à Londres. C’est alors qu’il tente de fléchir miss Isabella Martin à laquelle il avait engagé sa foi, n’y réussit pas et se résigne, après de terribles combats contre lui-même, à l’épouser. Il tente de trouver un refuge dans sa foi, pousse son presbytéranisme jusqu’à ses conséquences extrêmes, prétend ressusciter le christianisme primitif, enseigne que le Royaume du Christ était proche, que, dans quarante ans, le Seigneur allait descendre sur terre dans toute sa splendeur, que, lui, Irving, allait fonder une communauté pour le recevoir dignement, est renvoyé par ses supérieurs en Écosse, ne s’incline pas, est exclu de l’Église comme hérétique et meurt, en 1834, abandonné et désespéré. Nul doute que Jane n’ait connu la tragédie dont elle était l’involontaire héroïne et n’ait partagé l’immense amour qu’elle avait inspiré à cette haute intelligence et à cette âme d’une si pure noblesse. Ce n’était pas l’heure de resserrer les liens qui l’unissaient à son rude ami.

    Mais Carlyle n’était pas homme à se laisser décourager : il ignorait tout du drame qui s’était joué entre Jane Welsh et Irving et espérait qu’un jour le cœur fermé de la jeune fille s’ouvrirait à lui. En attendant, sa situation matérielle était excellente. Entre les Buller et lui s’étaient nouées des relations d’affectueuse confiance. Et cette éclaircie dans sa vie, jusqu’ici si sombre, libère les forces créatrices qui fermentaient en lui. Il écrit la Vie de Schiller, s’attelle à la traduction de Wilhelm Meister et déverse le trop plein de ses émotions dans des vers – vers épiques et surtout vers d’amour pour Jane. Celle-ci commence à être touchée par tant de constance. Elle se défend encore : « Je vous aime, lui écrit-elle, mais si vous étiez mon frère, je vous aimerais de la même façon. Je veux être votre amie, votre meilleure, votre plus dévouée amie, tant que j’aurai un souffle de vie. Mais votre femme, jamais ». Mais, en même temps, elle fait son testament dans lequel elle lègue, après sa mort et celle de sa mère, toute sa fortune à Carlyle.

    Celui-ci, cependant, est repris par sa mélancolie. Bien qu’il mène à Kinnaird House, maison de campagne dans le Perthshire, où résident les Buller, une vie de travail, rendue facile par l’affectueuse bonne volonté de ses élèves, et d’agréable mondanité, il aspire à la liberté. En proie à une grave crise de neurasthénie, il est mécontent de tout et de tous et surtout de lui-même. Véritable écorché, tout contact avec les choses et les hommes le blesse et le meurtrit. Il a été repris par ses maux d’estomac qui lui font endurer « les tourments de l’enfer » « the pangs of the Tophet ». « Mon cœur », écrit-il à son frère John, qu’il avait malmené injustement, ce dont il se repent amèrement, « mon cœur brûle de fureur et d’indignation quand je songe que je suis entravé et enchaîné et torturé comme jamais homme ne le fut avant moi ».

    Et voici que du fond de la détresse, lui sourit le plus magnifique espoir. Tandis que les Buller retournent à Londres, il reste à Kinnaird House pour achever son Wilhelm Meister, puis se rend à Édimbourg. C’est là que Jane vint le rejoindre. Sa mère l’avait mise en garde contre la rudesse et la violence de son ami. Mais elle ne l’écouta pas. Elle était venue à lui, ils s’étaient querellés, après quoi elle promit d’être sienne : pour le moment, leurs fiançailles demeureraient secrètes.

    Sûr désormais de l’aimée, il se laisse porter par les flots de la vie. Il va rejoindre les Buller à Londres, s’y mêle à la gent littéraire, fait la connaissance de Mrs Montague, d’Allan Cunningham, de Thomas Campbel, et voit à Highgate, dans l’hospitalier logis des Gilmann, l’homme que, de tous ses contemporains, il avait le plus désiré approcher, ce Coleridge qu’il avait imaginé comme la superbe frégate qui, dans les mers infinies de la poésie et de la pensée, était allé à la découverte de nouveaux et merveilleux continents et qui n’était plus, hélas, en 1824, « qu’un vieux rafiau aux mâts, aux voiles et aux rames pourris ». Puis, il quitte définitivement, en toute correction, mais avec un grand soupir de délivrance, les Buller, va à Birmingham, « la cité de Tibal-Caïn », soigner son estomac auprès d’un spécialiste devenu ami, se rend ensuite, par Strattford et Oxford, à Douvres, où il retrouve une sœur de Mme Buller qu’il affectionnait et les Irving, et, de Douvres, à Paris où il passe douze jours que, « grâce à son esprit, de cire pour recevoir les impressions et d’acier pour les retenir », – comme dit Froude – il exploite admirablement et qui lui laissèrent un souvenir impérissable. Après quoi, il revient à Londres où l’attend l’immense joie d’une lettre de Gœthe.

    Et de nouveau se pose à lui la question de son avenir, plus pressante, depuis qu’il y avait associé Jane Welsh. Le peu qu’il a vu de la vie littéraire à Londres l’a profondément dégoûté. Il ne consentira pas, écrit-il à Jane, « à déchoir jusqu’à cette misérable chose qui se nomme auteur dans une capitale et de bousilleur pour de l’argent dans les journaux ». Il a soif de campagne, de silence et de travail probe : il veut se faire fermier. Mais sa fiancée ne l’entend pas ainsi. Elle s’est laissée prendre par l’intelligence de Carlyle ; elle veut qu’il la fasse valoir là où elle pouvait le mieux se déployer et elle ambitionne de participer à son épanouissement. Elle ne lui cache pas que sa simple présence ne saurait la compenser pour tout le reste. « Je vous aime » lui écrit-elle, le 13 janvier 1825, « mais je ne suis pas amoureuse de vous ; cela veut dire que mon amour pour vous n’est pas une passion qui obscurcit mon jugement et absorbe toute considération de moi et des autres. C’est une affection simple, honnête, sereine, faite d’admiration et de sympathie et plus propre peut-être qu’aucune autre à fonder le bonheur domestique ». Lui, répond que, « sans grand sacrifice de notre part à nous deux, la possibilité d’une union entre nous est un simple rêve », entendant avec le plus naïf égoïsme lui laisser à elle la charge entière des sacrifices. « Mon cœur », répliqua-t-elle, « est capable (je sens qu’il l’est) d’un amour pour lequel nulle privation ne serait un sacrifice, un amour qui sauterait par-dessus toutes ces considérations de l’opinion que l’éducation et la faiblesse ont apprises à mon sexe ». Mais cet amour qu’elle avait éprouvé pour Irving, elle ne l’éprouve pas pour lui. Et voici qu’à Mainhill où, dégoûté de Londres, il s’était retiré pour achever un Essai sur les Romans allemands, il apprend d’un tiers indiscret que ce grand amour, plus fort que toute chose d’ici-bas, un autre – Edward Irving – le lui avait inspiré. Carlyle n’en veut rien croire, mais Jane, qui, jusqu’ici lui avait caché le drame de sa vie, le lui révèle en toute franchise. Alors, il lui rend sa parole : « elle ne le connaît pas, il a une étrange humeur sombre sur laquelle il n’a pas de contrôle ». Elle n’accepte pas, et, faisant visite à sa future belle-famille qu’elle conquiert par sa bonté et sa vive bonne grâce, elle rend leur engagement définitif. Lui était-elle plus attachée qu’elle ne se plaisait à le lui dire ? Est-ce pour lui et non pour elle qu’elle consentait à affronter son humeur, bien sombre et bien étrange, en effet ? Qui le sait ? Et lui, qu’aurait-il éprouvé, si elle l’avait pris au mot ? Il aurait, sans doute, souffert et dans son affection et, plus encore, dans son orgueil. Mais il est peu probable qu’il en aurait eu le cœur brisé à jamais comme Edward Irving. Les sources d’amour étaient en lui peu jaillissantes. Sans doute, les paroles désabusées que voici sont bien postérieures à ses orageuses fiançailles : « l’amour, ce que les gens appellent amour, est réduit à bien peu d’années de la vie de l’homme et à une fraction bien insignifiante de cette vie : même alors il est seulement une chose dont on doit s’occuper parmi beaucoup d’autres infiniment plus importantes. En réalité, autant qu’il l’a pénétré, tout l’intérêt pris à l’amour est une futilité si pauvre que, dans l’âge héroïque du monde, personne ne se soucie d’y penser et encore bien moins d’en parler ». Mais ce qui est plus significatif et plus grave, c’est que, dès le 27 septembre 1825, c’est-à-dire en pleine crise où toutes les énergies du jeune homme devaient être, semblait-il, tendues vers l’aimée, nous relevons, dans son Journal, cette note étrange : « Je désire secrètement compenser la faiblesse de mes sentiments – laxity of feeling – par l’intensité que je mettrai à les décrire – by intenseness of describing ». Il y a là un aveu d’impuissance sentimentale qui rappelle tant de cris désespérés de Kierkegaard et qui prouve que Carlyle était plus « gens de lettres » qu’il ne l’imaginait. Au demeurant, la situation était celle-ci. Le premier et irrésistible élan d’amour de Jane était allé vers cet Irving qui exerçait sur tous ceux qui l’approchaient une extraordinaire attirance : ç’aurait été vraiment l’homme de sa vie. Pour Carlyle, certes, elle l’aimait, mais d’un amour plus intellectuel que sentimental, d’une affection comme elle le confesse elle-même, fraternelle, calme, « domestique ». Quant à lui, il avait été, certes, attiré par elle tout entier. Mais aussi forte, plus forte, sans doute, que cet attrait, avait été la volonté de la conquérir, tel un de ces Vikings qui allaient ravir les belles vierges des pays du soleil. Et la racine de cet attrait était l’intuition que, dès l’abord, avait eue Carlyle que, de toutes les femmes qu’il aurait pu faire siennes, Jane Welsh était celle qui, le plus généreusement et le plus tendrement, sacrifierait toutes ses aspirations, tous ses talents, toutes ses habitudes de vie à l’homme qui ne lui inspirait pas d’amour, mais seulement de l’admiration et du respect.

    Dès les fiançailles renouvelées, Carlyle met à de dures épreuves la patience et le dévouement de Jane. Pour ne pas écorner fortune de sa mère, elle propose qu’ils fassent maison commune avec celle-ci. Il refuse brutalement. Il ne veut pas « d’intrusions nauséeuses » « nauseous intrusions ». « C’est l’homme et non la femme qui doit avoir le gouvernement de la maison… C’est un axiome éternel, la loi de nature que les mortels ne sauraient enfreindre impunément… Je ne dois et ne peux vivre dans une maison dont je ne sois pas le chef… Il est dans la nature de l’homme de se sentir, quand il est contrôlé par qui que ce soit d’autre que sa propre raison, dégradé et incité, justement ou injustement, à la rébellion et à la discorde. Et il est dans la nature de la femme (car elle est passive et non active) de s’attacher à l’homme pour être aidée et dirigée par lui, de complaire à ses humeurs et de s’en sentir heureuse, de le conquérir non par sa force, mais par sa faiblesse, et peut-être, sorcière rusée, de lui commander en lui obéissant ». L’aveu est au moins franc et Jane savait au-devant de quoi elle allait. Ce qu’il voulait, lui, c’est de s’installer avec sa jeune femme dans une petite maison d’Édimbourg ou, par mesure d’économie, chez ses parents à Scotsbrig où ils avaient élu

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