La dépression chez les adolescents: État des connaissances, famille, école et stratégies d'intervention
Par Diane Marcotte
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Aperçu du livre
La dépression chez les adolescents - Diane Marcotte
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Marcotte, Diane, 1960-
La dépression chez les adolescents :
état des connaissances, famille, école et stratégies d’intervention
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 978-2-7605-3661-6
ISBN EPUB 978-2-7605-3663-0
1. Dépression chez l’adolescent. 2. Dépression chez l’adolescent - Traitement. 3. Adolescents malades mentaux - Éducation. I. Titre.
RJ506.D4M37 2013 618.92’8527 C2012-942327-0
Les Presses de l’Université du Québec reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada et du Conseil des Arts du Canada pour leurs activités d’édition.
Elles remercient également la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour son soutien financier.
Conception graphique
Vincent Hanrion
Image de couverture
Photocase ©Absyss
Mise en pages
Info 1000 mots
Dépôt légal : 1ertrimestre 2013
› Bibliothèque et Archives nationales du Québec
› Bibliothèque et Archives Canada
© 2013 – Presses de l’Université du Québec
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
À Denis, Camille et Laurence,
pour leur soutien si précieux
dans la réalisation de ce projet
Un peu d’histoire
Perspective historique
et sociologique de la dépression
I.1. LA CONCEPTION DE LA DÉPRESSION AU FIL DES SIÈCLES
La dépression demeure, même de nos jours, un trouble de santé mentale autour duquel persiste un important tabou. À titre d’exemple, on pourrait dire qu’il est beaucoup plus probable de susciter une attention positive de la part de nos proches lorsque nous sommes victimes d’une maladie physique ou d’un accident que lorsque nous traversons un épisode de dépression. Cette attitude de honte et de crainte face à la dépression ne date pas d’hier. Elle prend naissance au Moyen Âge et, bien que la conception de la dépression ait varié au fil des siècles, ce tabou demeure toujours présent aujourd’hui.
La mélancolie, terme utilisé pour parler de la dépression, est considérée au fil des siècles tantôt comme une marque de génie, tantôt comme une maladie principalement physiologique, tantôt comme un péché. Dans l’Antiquité, la taedium vitae ou la « fatigue de vivre » est associée positivement à des préoccupations intellectuelles. Pour Aristote, la fatigue de vivre se rencontre chez la plupart des grands hommes, des sages, des talentueux : « Tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient […] manifestement mélancoliques » (Aristote, cité par Minois, 2003).
La mélancolie est ainsi associée aux intellectuels et synonyme de courage, de clairvoyance et de lucidité face à la condition humaine. De son côté, l’explication médicale d’Hippocrate propose la théorie des quatre humeurs, associées à quatre liquides physiologiques, soit le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire, ces liquides influençant le fonctionnement du corps et de l’esprit et provoquant les maladies. Le mélancolique est ainsi atteint d’un excès de bile noire. Triste, craintif, solitaire et porté à l’étude, son teint est sombre !
Le Moyen Âge voit la montée et l’établissement du christianisme. Or, une forme de tristesse, de dégoût contre leur existence, d’inquiétude et de fatigue – nommée le démon du midi, puisque c’est à la mi-journée qu’elle se manifeste avec le plus d’intensité – atteint les moines. Cet état est ensuite observé dans la population civile et c’est ainsi qu’apparaît la notion d’interdit et de péché associée à la dépression. On combat alors le mal de vivre, contre lequel on élève un interdit. L’acédie, composée de tristesse et d’irritation, est associée à la paresse et traduit un amour insuffisant pour Dieu et la spiritualité ; elle devient l’un des sept péchés capitaux. Sa condamnation par l’Église par la voix de saint Augustin fait du suicide un acte contre la morale et la société, et il est puni par des rites sévères. Les cadavres des suicidés sont enterrés hors des cimetières, parfois à la croisée des chemins avec un pieu enfoncé dans la poitrine. Leurs biens sont confisqués et leur maison, détruite.
Avec la fin du Moyen Âge et le début de l’ère moderne, le terme de mélancolie s’implante plus formellement et devient le malaise des intellectuels et des artistes. L’expression « le mal du siècle », proposée par Sainte-Beuve en 1833 pour souligner un mal propre au XIXe siècle, époque du romantisme, constitue un thème de plusieurs écrivains tels Baudelaire, Balzac et Musset, sans oublier, bien que d’un autre siècle, Shakespeare, qui met en scène plus de 52 suicides dans son œuvre ! Le théâtre de son époque révèle un regard pessimiste sur le monde ainsi qu’une tristesse collective selon Minois (2003). Également, la mélancolie est associée à la difficulté des jeunes de trouver leur place dans un monde où prime l’accumulation de biens matériels et au sentiment de vivre dans une époque marquée par l’incertitude. C’est également la souffrance liée au clivage entre les richesses illimitées de la subjectivité et l’étroitesse des horizons offerts par la société moderne, entre l’idéal et la réalité, qu’exprime la mélancolie pendant la Renaissance. Les XVIe et XVIIe siècles sont ainsi marqués par une épidémie de suicides.
À l’époque contemporaine, le XXe siècle se caractérise par l’invention, en 1957, des médications d’antidépresseurs. Mais ce n’est que trente ans plus tard, en 1987, avec l’arrivée du Prozac ou du fluoxétine (un inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine [ISRS]), qui se distingue par ses faibles effets secondaires par comparaison avec ses prédécesseurs, que ces médicaments prennent une part importante du marché pharmaceutique. On assiste alors à une forte et constante progression de la consommation de psychotropes au cours des décennies suivantes. À titre d’exemple, l’étude de Hemels, Koren et Einarson (2002) rapporte que le nombre total de prescriptions d’antidépresseurs est passé de 3,2 à 14,5 millions entre 1981 et 2000 au Canada, une augmentation de 238%. Parallèlement, le coût par prescription a également fait un bond, passant de 9,85$ en 1981 à 37,44$ en 2000, ce qui constitue une augmentation du coût total de 2,7 milliards de dollars. Au Québec, une progression de 50 % en cinq ans est observée et les taux d’utilisation sont plus élevés que la moyenne canadienne. En 2011, les données publiées par IMS Brogan (cité par Roy, 2012) font état d’un nombre record de 14,2 millions d’ordonnances remplies par les pharmaciens québécois, soit 1 million de plus qu’en 2010, représentant plus de 420 millions de dollars. Les médications psychothérapeutiques constituent la deuxième catégorie de médicaments les plus prescrits au Canada, après les médicaments pour les problèmes cardiovasculaires, et la dépression figure comme la quatrième raison la plus souvent invoquée pour consulter un médecin, dans un rapport de 2 femmes pour 1 homme. Du côté de l’Europe, en France, selon Amar et Balsan (2003), c’est par sept que s’est multipliée la consommation d’antidépresseurs entre 1980 et 2001. La dépression constitue aujourd’hui la première cause d’incapacité au monde et, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2008), le quatrième contributeur au fardeau financier des maladies.
I.2. LA DÉPRESSION À L’ÈRE CONTEMPORAINE
En 2020, c’est au deuxième rang des causes explicatives du nombre d’années de vie potentiellement perdues que se situera la dépression, ceci âges et sexe confondus, position qu’elle occupe déjà chez les 15-44 ans. La dépression entraîne de graves répercussions personnelles, mais aussi économiques. À titre d’exemple, en 1998, 2,6 milliards de dollars ont été versés en jours d’invalidité de courte durée attribuables à la dépression. Chaque année, plus d’un million de Canadiens vivent un épisode dépressif majeur (Patten et Juby, 2008). Environ 1 Canadien sur 10 vit un épisode de dépression majeure au cours de sa vie, alors que la prévalence annuelle est de 1 sur 20, soit 4 à 5% de la population. Pourtant, moins de 25% des personnes affectées se voient offrir un traitement. Pourquoi ? Le manque de ressources, le manque de professionnels compétents et le stigmate social associé à la dépression figurent parmi les facteurs explicatifs du peu d’interventions offertes.
Les causes de la dépression sont diverses, complexes et interactives. Cette question fera d’ailleurs l’objet d’un chapitre entier de cet ouvrage. En guise d’introduction, il est pertinent de dire qu’il n’existe pas de cause unique à l’état dépressif. Selon Patten et Juby (2008), les facteurs de risque épidémiologiques sont le fait d’être une femme (5,9 contre 3,7%), un jeune adulte (15-45 ans), célibataire ou veuf, séparé ou divorcé, d’avoir un faible revenu, des problèmes de santé chroniques et de faire de l’embonpoint. Ce dernier facteur semble cependant différer selon le genre. En effet, les femmes qui font de l’embonpoint sont plus déprimées que les autres femmes alors que les hommes qui font de l’embonpoint le sont moins que les autres hommes ! Parmi les autres facteurs de risque, on retrouve le fait d’être une mère seule, de ne pas terminer ses études secondaires, de dépendre de l’aide sociale, de vivre seul, de fumer et d’être un buveur excessif et d’avoir déjà vécu un épisode de dépression. Il est important de noter cependant qu’un facteur de risque ne signifie pas qu’une relation causale existe. Bien au contraire, une relation d’interaction réciproque existe souvent entre les facteurs de risque et la dépression. À titre d’exemple, la pauvreté est un facteur de risque, tout comme, à l’opposé, le fait d’être déprimé peut mener à la pauvreté.
Sur le plan sociologique, Moreau (2008) recense plusieurs causes explicatives de l’augmentation de la consommation des antidépresseurs parallèlement à celle des taux du trouble dépressif dans la société contemporaine. Cet auteur rapporte d’abord l’effet de la transposition du modèle médical au domaine de la psychiatrie, qui a fait en sorte de limiter l’exercice de poser le diagnostic de la dépression à la simple reconnaissance de symptômes en faisant fi du contexte et du sens que prennent ces derniers. De façon similaire à ce qui se fait pour les maladies physiques, le diagnostic de la dépression ne se fait plus qu’à la manière d’une « checklist », soit par l’identification et la quantification du nombre de symptômes requis pour l’apposition du diagnostic selon le DSM-IV, diagnostic pour lequel la prescription d’antidépresseurs est devenue l’intervention très souvent privilégiée. L’utilisation du DSM-IV, bien que celui-ci comporte l’avantage de constituer un outil qui se veut athéorique, sans privilégier un modèle étiologique particulier de la maladie mentale, présente une limite certaine de par l’absence de considération apportée à la phénoménologie de l’individu face à sa souffrance. Le même remède est prescrit, peu importe l’origine et les facteurs précipitants ou associés aux symptômes dépressifs.
Le culte d’une santé parfaite et le recours trop facile ou trop fréquent à la médication pour les moindres maux sont un deuxième élément invoqué. Moreau (2008) se rapporte à certains des symptômes de la dépression tels que la fatigue et le manque d’entrain ou de motivation, qui seraient interprétés « trop facilement » comme des symptômes d’une pathologie parce que reflétant un écart avec l’idéal de l’individu bien portant et performant plutôt que comme une variation normale de l’humeur. Cette conceptualisation mènerait à l’augmentation des diagnostics de dépression. À cette exigence du corps et de l’esprit parfaits s’ajoute l’influence importante des compagnies pharmaceutiques sur la prescription et la consommation d’antidépresseurs et d’anxiolitiques. À cet égard, Bibeau (2009) dénonce l’approche réductionniste de la pharmacologie dans le traitement de la dépression ainsi que le recours excessif à la prescription au détriment de l’approche psychologique. Ici, c’est la conception d’une vie exempte de douleur physique et morale qui est véhiculée par cette approche. La médicalisation de la dépression ainsi que l’apparition de ses médicaments, les psychotropes, ont permis de diminuer les tabous autour de la maladie mentale en y attribuant une cause biologique, diminuant ainsi le sentiment de culpabilité et la perception négative de l’état dépressif, mais elles ont aussi propagé la croyance que l’approche pharmacologique est la plus efficace, alors que l’efficacité des traitements psychologiques a depuis longtemps été prouvée.
Une caractéristique distinctive de la société contemporaine qui est invoquée pour expliquer la forte prévalence des troubles dépressifs dans la société est celle d’un changement survenu dans les normes d’évaluation du comportement et de la valeur personnelle de l’individu. Cette explication est exposée par Alain Ehrenberg (1998b), qui la nomme « la société de responsabilité de soi ». Autrefois dans une société où il définissait sa valeur personnelle par l’obéissance à la morale de l’État et de l’Église, l’individu doit maintenant se définir par lui-même, ceci dans une société où on lui laisse croire que tout est possible et que sa réussite ne dépend que de lui-même. L’autonomie, la responsabilité et l’initiative personnelle deviennent les valeurs dominantes. Il ne suffit plus de répondre à des normes externes de « bon comportement », il faut aussi s’actualiser, définir son identité professionnelle et son projet de vie, avoir de l’initiative et en assumer pleinement les conséquences dans un contexte de vie de plus en plus caractérisé par l’instabilité. Ehrenberg explique la fatigue de l’individu par ses efforts incessants pour tenter de répondre à ces nouvelles normes sociales dans lesquelles les attitudes et comportements à adopter ne sont plus clairs et bien définis, mais relèvent de plus en plus de lui-même. L’individu se doit de se montrer flexible, adaptable et capable de réagir rapidement à une société instable en perpétuel changement. Comme le dit Ehrenberg (1998b, cité par Moreau, 2008), il doit « tout choisir et tout décider ». Les exigences ne lui viennent plus de l’extérieur, mais de l’intérieur.
1.1. LES ADOLESCENTS D’AUJOURD’HUI SONT-ILS PLUS DÉPRESSIFS QUE CEUX DU PASSÉ ?
Dans les cultures occidentales, le taux de dépression chez les adolescents atteint actuellement un niveau sans précédent que plusieurs n’hésitent pas à qualifier d’endémique (OMS, 2008 ; Abela et Hankin, 2008). L’âge d’apparition du premier épisode de dépression a connu une baisse importante et rapide dans un laps de temps relativement court.
Ainsi, le taux de dépression a augmenté et l’âge d’apparition a diminué depuis le début du siècle (Klerman et al., 1985). Lorsque les taux à vie de prévalence de la dépression sont comparés, plusieurs études obtiennent des taux plus bas chez les cohortes plus âgées telles que celles d’individus nés au début du siècle (1905-1914) et celles d’individus nés plus récemment (1955-1964). De même, une cohorte d’adolescents nés entre 1968 et 1971 présentait une prévalence à vie moins élevée qu’une plus jeune cohorte née entre 1972 et 1974 (Robin, Locke et Regier, 1991, cité par Fombonne, 1995 ; Lewinsohn et al., 1993). Un faible taux de 2% des individus âgés de 70 ans à la fin des années 1990 avaient vécu un épisode de dépression au cours de leur vie, alors que ces taux passent progressivement à 5% chez les 50 ans, 8% chez les 30 ans, pour atteindre un taux variant de 12 à 20% chez les adolescents d’aujourd’hui (Pettit et Joiner, 2006).
Parmi les raisons qui expliquent cette forte hausse de la dépression chez les adolescents, plusieurs facteurs sont mis en avant dans les écrits. On observe une baisse régulière de l’âge d’apparition des menstruations au cours du siècle dernier, cette transformation faisant partie des changements survenus à la suite de l’amélioration générale des conditions de vie, ce que l’on nomme la tendance séculaire. L’âge moyen des premières menstruations est passé de 16,5 ans en 1860 à 13,5 ans en 1960 (Rubin, 1990, cité par Fombonne, 1995). Au Québec, nous avons mesuré un âge moyen de 12,7 ans en 2003 (Marcotte, Cournoyer, Gagné et Bélanger, 2005), soit un taux comparable à celui mesuré aux États-Unis à la même période. Une conséquence de cette arrivée plus précoce de la puberté est possiblement que les adolescents d’aujourd’hui possèdent moins les habiletés cognitives et la maturité pour faire face à ce défi (Fombonne, 1995). De plus, le changement dans les valeurs culturelles au fil des décennies aurait pu augmenter l’inconfort face aux changements pubertaires, notamment dans la survalorisation de l’image corporelle prépubère. Ainsi, une combinaison de changements biologiques, comme le début de la puberté, et de changements dans les valeurs sociétales aurait favorisé une augmentation de la dépression chez les adolescents. De plus, comme il sera discuté subséquemment dans cet ouvrage, les filles devenant pubères plus jeunes, elles vivent cet événement au même moment que la transition primaire-secondaire, ce qui provoque un cumul de stress. Un deuxième facteur invoqué par Fombonne est le changement considérable qui est survenu dans les styles de vie familiale pendant les décennies de l’après-guerre. Le rôle du fonctionnement de la famille sera d’ailleurs abordé de façon plus détaillée dans le chapitre 5 de cet ouvrage. Une littérature abondante confirme le rôle protecteur des relations familiales positives dans la dépression. Or, les dernières décennies ont été caractérisées par une augmentation marquée du nombre de séparations et de divorces, de même que par la multiplication et la diversité