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Le sourire de Thanatos: Roman
Le sourire de Thanatos: Roman
Le sourire de Thanatos: Roman
Livre électronique461 pages6 heures

Le sourire de Thanatos: Roman

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À propos de ce livre électronique

Dans un monde en apparence idéal, la fin n'est jamais bien loin...

Quelque part sur la planète... traveling avant sur une Maison Heureuse, identique à toutes les autres Maisons Heureuses. Dans un salon design, un homme fixe l'écran, les yeux perdus dans le vide : sur celui-ci, une jeune femme blonde, lèvres bleues, poitrine siliconnée, se prélasse près d'une Piscine Heureuse, dans un maillot de bain signé Dimitrios. Palmiers, chaises longues, cocktail et parasol de papier, sous le spot du soleil. En fond sonore, l'Ode à la joie. En gros plan, une bouche anonyme sirote un verre de Soda-Cola. Soda-Cola, la boisson du siècle. Tout semble aller pour le mieux dans un monde parfait... cadré... contrôlé... Mais qui tire les ficelles ? Pour qui travaille l'intervieweuse suprême ? Qui sont ces Overlands qui se partagent un monde qui s'effrite ? Parthos, le Parti Moral, Média-plus et les autres multinationales survivront-elles à ce grand boulversement qui s'annonce ?

Découvrez sans plus attendre un roman dystopique et apocalyptique dans un monde où les ficelles semblent tirées par des entitées très puissantes.

EXTRAIT

En Aere Perennius, l’année était ponctuée par les événements de l’année. Sur le calendrier, les saints avaient laissé la place aux Jours Fériés. Fêtes religieuses et commémorations avaient été englouties par les rites médiatiques orchestrés par Média-Plus, sponsorisés par Soda-Cola et bénis par le Parti Moral. Noël : grande fête de la consommation, de l’indigestion et de la beuverie obligatoire. Le Nouvel An : rétrospectives télévisées de l’année écoulée. Le premier Mai : journée de doléances formalisées et de farniente. S’étaient ajoutées à cela la Célébration de la chute du Mur, les 24 heures de la Bourse, la Fête des mères porteuses, la Journée de l’embryon, celle de l’adolescent et des séniles. Chacun avait la sienne et personne n’y participait vraiment. Les grandes quêtes pour le Hors-Monde et autres jeux de charité bien ordonnée commençaient par soi-même. Pour finir, il ne fallait pas oublier les Montées des Marches – la vieille remise des Oscars, celle du Disque d’or et la Réunion des Overlands.
LangueFrançais
ÉditeurOtherlands
Date de sortie3 déc. 2018
ISBN9782797301218
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    Aperçu du livre

    Le sourire de Thanatos - Bernard Leonet

    thanato-freudiennes

    Première partie

    LES  ÉNERGUMÈNES

    Mégapole Hexagone. Peut-être 23h40.

    C’était une nuit d’hiver. Donc il faisait froid dans la Rue Chaude.

    D’une extrémité à l’autre de la rue, ce n’était que le bavardage d’enseignes néon, grappes électriques, phylactères lumineux vantant cabaret, night-club, sex-shop et cinéma porno. Entre ces clins d’œil, protégés derrière leur vitrine blindée, les téléviseurs publics diffusaient les simulacres publicitaires. Fille blonde plongeant dans la piscine. Maison Heureuse…

    Alvin remonta le col de son manteau. Il était libre de marcher dans les rues, les chaudes et les moins chaudes. Quelle dérision ! Le monde était une vaste cour de promenade surveillée par d’invisibles miradors. Il était toujours prisonnier – comme la fille en maillot de bain Dimitrios-Maison Heureuse, condamnée par l’agencement des points lumineux à vivre sans cesse un moment défini et exemplaire de l’utopie des Overlands, condamnée à boire du Soda-Cola en écoutant le dernier tube de Jerry Lee… jusqu’à la fin du programme.

    De plus, Alvin devait subir le froid, la pesanteur et les lois de la thermodynamique, subir la tyrannie de ses connexions neurologiques et de son code génétique. Il se sentait déprimé. Quoi de plus normal ! La déprime était à la mode, la neurasthénie le serait bientôt et cela arrangeait les organisateurs du Monde. Il en venait à regretter la torpeur de la Grande Maison Close. La douceur de sombrer dans une douillette morosité, la vie qui tourne à vide comme un moteur inutile. L’existence, il la résumait ainsi : un plongeon de l’éprouvette à l’incinérateur.

    Il se tenait parmi les anonymes, les bipèdes gris qui constituaient la Masse, et il sentait les anneaux constrictors des Overlands qui les enserraient tous irrémédiablement, lui comme les autres. Chacun de par son ego était le figurant d’une histoire ennuyeuse. Au planning, ce soir : la Virée dans la Rue Chaude.

    Il fallait s’y résoudre. Il était bien là dans la rue dans un rôle qu’il n’avait pas choisi, avec les néons racoleurs au-dessus de sa tête, arrêté dans le courant de ceux qui allaient et venaient sans autre but que d’en trouver un. Des prostituées montaient la garde sous les portes cochères en attendant qu’un client les relevât. Allait-il en utiliser une pour déconnecter son malaise ? Se saouler ? Se battre ?  Il eut l’impression qu’il avait neigé sur l’écran de sa vie et qu’il venait à l’instant même de se définir dans le froid de la Rue Chaude.

    Des lambeaux de musique traînaient comme des serpentins. Des râles aussi et des gémissements, râles et musique s’accouplant en ce genre musical promotionné par Média-Plus et nommé naïvement sexmusic. La faune n’en semblait que plus désœuvrée. Un groupe de jeunes gens passa devant Alvin. Sans doute des étudiants dans un quelconque institut de coercition appliquée ou de contrôle-production – au niveau des programmes, c’étaient les mêmes procédures. Il les reconnut à leurs vêtements pseudo-Dimitrios – qualité du tissu, qualité de la coupe, juste ce qu’il faut de négligé, qualité d’un confort pour maître du monde, mais pas du vrai Dimitrios, donc pas maître du monde. Ils riaient bien haut. Il était dans leur projet de rentrer ivres de la fête et d’habiter un jour une maison heureuse auprès d’une fille blonde aux seins siliconés. Alvin les méprisa. Alvin les méprisait.

    Il y avait aussi, en vrac : des déjà-cadres, des tape-claviers, des techniciens et des ouvriers qui regardaient chez les premiers une possible destinée, des hors-classes qui riaient moins, des chômeurs, des zonards, ou des hors-monde – définis par une éventuelle citoyenneté ou un revenu de subsistance, soit la distance qui les séparait des Overlands. Des gavroches à l’affût d’un mauvais coup et qui s’éparpillaient comme une volée de moineaux à la vue d’une patrouille de miliciens – matraques électriques à la main, veillant sur l’ordre du monde. Des homos, des lesbiennes, des bêtement hétéros. Des lèvres rouges, des lèvres bleues, vertes, mauves, des lèvres gercées, assoiffées... Tissu moulant ou loque, costume frime, décolleté, frou-frou et bas résille, tee-shirt publicitaire sous un manteau similicuir, collier de chien, rivière de fausses perles…  Le catalogue se voulait presque complet. Seuls les Seigneurs ne fréquentaient pas ces rues. Ils en avaient d’autres à leur disposition.

    Alvin se mit à marcher. S’il tardait davantage, il finirait par oublier la raison de sa présence en ces lieux. A moins qu’il ne se changeât en statue de sel. Il s’efforçait de lire les enseignes et elles lui en mirent plein la vue. Il consultait l’annuaire grandeur nature de la rubrique des plaisirs. Palais Satin – Femmes d’Orient – Massages – Nuit de Chine – et d’ailleurs – Le repos du Guerrier – du cadre, de l’ouvrier, du pervers, du voyeur – Buvez Soda-Cola, la boisson qui unit la planète – Pipe chaud – Le Bagatelle – L’Enfer – La Culotte du Zouave…

    Le Bagatelle était là, coincé entre Pipe Chaud et l’Enfer. C’était un établissement semblable aux autres, sordide et clinquant, barbouillé de lumière, grimaçant comme le visage d’une vieille prostituée. Sa façade s’ornait d’affiches de femmes dénudées, entrelardées de flammèches-néon.

    Il pouvait encore faire demi-tour et disparaître à jamais dans les entrailles de la mégapole Hexagone. Disparaître, le mot faisait rêver… Déchirer l’encart publicitaire et ne pas apporter de fleurs. Il était Alvin, dernier du nom et dératiseur de son état. Il préférait dire chasseur. S’abandonnant à son destin, Alvin le Chasseur se résolut à entrer.

    —  C’est cinq crédits.

    Le caissier lui montra les cinq doigts de sa main gantée. Alvin était convaincu que si un dérapage génétique lui avait accordé un doigt supplémentaire, le prix n’aurait pas été le même. L’homme portait un vague uniforme ouvert sur un tee-shirt où l’on pouvait lire I love Aristote, une boucle d’oreille, une boucle de narine et la cigarette entre la moue. Il se répandait sur une chaise relax, la caisse à portée de main, un livre triple X posé sur la braguette.

    —  Des crédits-papier, ajouta-t-il.

    —   Je croyais que les cartes étaient acceptées.

     Alvin lui montra l’encart publicitaire qu’un mystérieux messager avait glissé dans son paquetage. L’autre ne parut pas réagir à la trace des lèvres.

    —   C’est une faute de frappe, conclut celui qui aimait Aristote.

    De toutes façons, Alvin avait oublié comment était faite une carte. Il tendit ce qu’on lui réclamait, ce qui représentait une sérieuse ponction sur son pécule. Derrière l’homme, par l’entrebâillement d’une porte, il aperçut deux paires de pieds qui se frotti-frottaient. Le couple avait gardé ses chaussettes – chaussettes blanches avec motif banane sur socquettes de lycra noir.

    —  C’est dix crédits, dit nonchalamment le caissier en jetant un coup d’œil derrière son épaule. Préservatifs offerts par la maison.

    Des crédits, des crédits, ils n’avaient tous que ce mot à la bouche. Alvin ne répondit pas. Peut-être son père – chaussettes banane – et sa mère – socquettes lycra – l’avaient-ils conçu ainsi à la va-vite sur une couche de fortune dans une rue chaude de la planète. Il n’avait jamais évoqué cette scène primitive – croyait-il. Cette idée le déprima davantage. Ses parents ? En toute objectivité, des misérables. Un petit voyou alcoolique et une pute à tarif réduit. Le premier rackettait les petites vieilles, la seconde écartait les jambes. L’un dormait la majeure partie de l’année en prison, l’autre se faisait entretenir par des amants en attendant la raclée qui faisait qu’à son tour elle les entretenait. Belle généalogie ! Une chose était sûre : ils avaient oublié le préservatif. Quelle aberration que d’autoriser les pauvres à procréer ! Alvin aurait pu demeurer à l’état virtuel dans le réservoir d’une capote, à l’abri de tout. Où serait-il alors ? Se trouvait-il un lieu entre sperme et ovule où son visage était malgré tout inscrit ?

    —  Alors ? s’impatienta l’entremetteur.

    Durant son séjour dans la Grande Maison Close, il s’était souvent endormi devant la télé, assommé d’ennui. Des hypnotiseurs inconnus en avaient profité pour emplir son cerveau de pensées étrangères, lui avaient parlé à son insu. De quoi ? De quark, d’électron, de molécule ADN ? D’Eros étendant son emprise ? D’insertion dans une matrice sociale ? Quel programme pourrissait à présent dans son crâne ? Pourquoi pensait-il à cela ? Il secoua la tête. Plutôt, il crut secouer la tête. Le caissier lui était soudain devenu antipathique. La lueur qui dansa dans ses yeux pénétra l’autre comme une lame. Mieux valait le laisser à son tiroir-caisse.

    Complet quatre pièces, écharpe et bottes montantes, un grand mélanoderme – le terme « noir » avait été jugé discriminatoire – se tenait près du vestiaire. C’était le videur. Il s’occupait aussi de l’accueil. Alvin fut obligé d’abandonner son manteau à un cintre.  Il lui faudra lâcher un nouveau billet pour le récupérer. C’était l’usage. Le mélanoderme effectua une rapide palpation en guise de fouille puis, se reculant, le jaugea un moment sans rien dire.

    Sous son manteau, Alvin n’était pas habillé dernière mode, encore moins Dimitrios, mais sa tenue était suffisamment conformiste pour donner le change. Il entra dans les toilettes et s’inspecta dans le miroir. Il voulait surtout passer inaperçu. Un dératiseur – un chasseur – se doit d’être un peu caméléon. Il se força à sourire. Il lui fallait maintenant entrer en scène. Le cœur n’y était pas.

    Derrière le bar, une femme en bikini faisait mine d’écouter trois, quatre clients avachis devant leur verre. Pour elle non plus, le cœur n’y était pas. Elle grelottait et son nez était rouge à force d’être mouché. Alvin considéra le reste de la salle. Des éclairages indirects entretenaient une pénombre bleutée. Cela aurait pu être au Pipe Chaud, à l’Enfer ou dans n’importe quel cabaret de la Rue Chaude. C’était au Bagatelle. Des tables disposées devant la scène, des spots éclairant cette scène, une effeuilleuse déjà effeuillée qui se trémoussait devant une dizaine de voyeurs… Voilà ! Alvin était de retour.

    Il s’assit un peu à l’écart. Aussitôt, comme une araignée sur sa proie, une serveuse en bikini et également enrhumée jaillit près de lui. Elle avait posé ses seins sur son plateau, sans doute comme argument de vente. Prudence et discrétion, il ne voulait pas se faire remarquer.  Il sacrifia encore un billet pour un quelconque cocktail – un Aphro-Afro à la vodka.

    La fille sur la scène se déhanchait sans trop de conviction. Elle avait ôté son string alors qu’Alvin commençait à boire. Elle n’avait pas les lèvres bleues.  Ses seins lourds tressautaient mollement. Les spots, sans vergogne, soulignaient cellulite et vergetures. Sa mère avait peut-être fini comme ça. Comme prévu, le cocktail était quelconque. Il songea à sortir. Il aperçut, au fond de la salle, une employée – bikini et rhume – qui tenait un bouquet de roses à la main. « Apportez-moi des fleurs », songea-t-il et l’empreinte des lèvres bleues sur le coin de la carte…

    L’effeuillée fit quelques virevoltes – voilà mes seins et mon pubis, voilà mes fesses et encore une fois l’autre côté, le côté pile, le côté face – et disparut – s’enfuit ? – dans les coulisses. Quelques clients applaudirent par réflexe ou charité. Il y eut des remarques salaces – par méchanceté. « Ils parlent de ta mère, Alvin. » La musique continua comme si de rien n’était. Les serveuses enrhumées réapprovisionnèrent les tables en cocktails insipides. L’une d’elles fit les gros yeux à un homme qui s’était risqué à lui pincer les fesses. Il l’avait fait sans trop y penser, elle y avait répondu vaguement par principe.

    La musique s’arrêta. Avec elle, le flottement sonore des conversations. « Enfin » pensa Alvin. Plus personne n’osait parler à découvert. Une voix d’homme résonna dans le haut-parleur.

    — De passage au Bagatelle, après une triomphale tournée asiatique, voici la sublime, la sculpturale Isidora la Neigeuse.

    A n’en pas douter, il devait s’agir du morceau de choix de la soirée et il n’y en aurait pas d’autre.  Isidora ne devait pas venir de plus loin que le Pipe Chaud ou l’Enfer, tout au plus avait-elle traversé la rue, artiste mercenaire ayant suffisamment de talent ou de métier pour pouvoir se louer à l’établissement le plus offrant, c’est-à-dire le moins chiche.

    Alvin se renversa sur son siège en réprimant un bâillement. Il n’osait toucher à son verre de crainte qu’une enrhumée ne bondît pour le remplir à nouveau. La lumière baissa d’intensité et le bâillement lui échappa. La scène s’obscurcit. Il perçut une vague excitation dans la salle. Ils étaient venus pour elle. Leur érection lui serait acquise. Une mélopée – râle plus accord synthétique – se leva comme un brouillard. Sexmusic pour Isidora la Neigeuse.

    Il devina une ombre qui se glissait sur la scène. Puis un faisceau de lumière rouge perça la pénombre et se posa sur un pied ficelé dans les lacets d’une spartiate. Le faisceau remonta le long du mollet jusqu’au genou. Puis s’éteignit. La peau avait été d’une blancheur de lait, abondamment huilée pour jouer avec la lumière.

    —  Montre-toi ! chuchota un impatient.  

    Un nouveau rai de lumière. Il révéla une main chargée de bagues agressives évoquant un coup de poing américain. Les ongles étaient peints en noir. L’étrange créature virevolta, nageant cuirassée dans la flaque rougeâtre. La lumière glissa le long du bras. La main s’évanouit. Le membre amputé flottait dans l’air. Peau blanche et huilée. Les tendons striaient l’avant-bras. Le mouvement des muscles creusait des zones d’ombres. Le biceps jouait l’antagoniste avec le triceps, ce qui allait de soi. La musculature de ce bras laissait présumer le reste de l’anatomie encore cachée de la Neigeuse.  A nouveau, la lumière s’éteignit.

    Ce furent deux faisceaux qui éclairèrent et la jambe entière et le bras opposé. Les membres sans corps ondulèrent au rythme de la sexmusic – des râles. Un troisième et quatrième faisceaux sortirent de l’ombre l’autre bras et l’autre jambe – archaïques et féroces, jambes de gladiateur femelle, bras d’amazone docker. Epiderme de craie comme un malaise fantomatique.

    Les faisceaux qui suivaient les bras s’élargirent jusqu’à s’unir, découvrant le buste et les épaules musclées. Isidora portait un body en résille noire tendu à se rompre – noir sur la peau trop blanche –– et toute la fascination venait de ce « tendu à se rompre ». L’exercice de la musculation fait fondre les graisses, y compris celles généralement admises comme allant de pair avec la féminité, mais la fée silicone avait su pallier cet inconvénient. Les seins immensément gonflés tiraient davantage et avantage sur le fragile body que d’insolents tétons cherchaient à déchirer.

    Puis le ventre fut arraché à l’obscurité. Le body plongeait en V dans l’entrejambe et les hanches s’évadaient au-delà les cuisses. La femme – ce monstre parfait dans son domaine – se tourna pour offrir son fessier musculeux au public. Soupirs dans la salle. Elle aurait pu broyer Alvin d’un tressautement de deltoïde. C’était un corps dur, acieroïde, tout prêt à meurtrir le masochiste qui se serait risqué à venir se blottir entre ses bras. Il n’y avait aucune tendresse – ni faille, ni fêlure. C’était une abstraction de chair, un pur objet pour une pulsion scoopique. Que faisait-elle au Bagatelle ?

    Danse, strip-tease, exhibition de bodybuilding. Isidora exécuta son numéro avec un grand professionnalisme. Elle se gondola, fit saillir ses dorsaux, se plia, se déplia. Elle actionna chacune de ses fibres musculaires, manipula chacune de ses articulations. Creusa ses courbes, dessina des bosses, amplifia ses hypertrophies. Durant toute cette gymnastique, le visage demeura dans l’ombre. Mais qu’importait le visage ! D’instinct, Alvin savait à quoi s’en tenir.

    Elle emplit ses poumons et le body craqua sur les flancs. La cage thoracique se dilata encore. Le tissu se déchira entre les deux seins qui jaillirent comme des volcans – cratères des aréoles, pics de lave des tétons. Comme un fruit que l’on épluche, comme un papillon s’extirpant de sa chrysalide, Isidora se débarrassa de sa fine peau noire. Puis, dans le flottement des lambeaux, elle offrit les fameuses barres de chocolat blanc de son ventre et son pubis neigeux, carrefour ultime de son attirail protéinique et de tous les voyeurismes.

    Alvin s’était senti glacé à la sortie de la Maison Close. A présent, la glace fondait et un désir oublié se glissait dans ses chairs. Après tout, pourquoi ne pas se laisser broyer ? Alvin était de retour dans le monde.

    Les râles baissèrent d’intensité. Il y eut un flash de lumière. Le visage apparut fugacement, trop fugacement pour que quiconque dans la salle en gardât un quelconque souvenir – une fille qui plonge. Des lunettes noires, une sorte de bonnet phrygien sur le crâne – et des lèvres bleues. Et tout s’éteignit.

    Un moment de calme, post-traumatique. La vision perdurait dans les prunelles. Bave aux lèvres ou lèvres sèches. Puis cris, applaudissements et la lumière revint sur une scène vide.

    Sans remords, Alvin put terminer son verre. Il n’aurait plus à consommer de nouveau. Il fit un signe à la fille en bikini avec son bouquet de fleurs. Elle s’approcha de sa table et éternua.

    —  A vos souhaits, dit-il sans aucune tendresse.

    Il glissa un billet – encore un – entre ses seins et lui prit une demi-douzaine de roses. Il n’aimait pas les fleurs. Il les trouvait stupides dans leur fonction d’offrande. La fille éternua à nouveau et quelques pétales tombèrent sur la table.

    Alvin se leva et longea le mur jusqu’au fond de la salle. Il tenait son bouquet de roses vers le bas, semant ce qui semblait être des larmes rouges – et stupides. Il n’eut aucun mal à trouver l’entrée des coulisses et personne ne vint le contrarier. Au retour, il n’aura qu’à suivre un chemin semé de pétales. Il emprunta un couloir qui sentait la sueur et le parfum bon marché.

    — Bonsoir. Que la nuit te soit propice, dit une voix rauque, adorablement rauque.

    Quelqu’une se tenait devant lui dans la maigre lumière, sur fond d’un capharnaüm de choses théâtrales. Sa vue s’adapta à la pénombre. Derrière le parfum, se cachait une femme qui lui parut petite, fragile et menue. Peut-être l’était-elle, mais le contraste avec Isidora y était pour quelque chose.

    —  Bonsoir, répondit Alvin.  

    La femme bougea, s’arrangeant pour se présenter à davantage de lumière. Elle portait un élégant tailleur – peut-être un Dimitrios – qui la serrait à la taille. Elle regardait Alvin avec un sourire en coin. Lèvres fines, bien dessinées et bleues. Des traits délicats, un nez légèrement retroussé et des yeux qui pouvaient être mauves – cela dépendait des lentilles de contact. Une masse de cheveux blonds réunis en chignon strict. Un charmant tableau en somme pour un homme sortant de prison, mais il pressentait, plus qu’il ne voyait, que la finesse des traits cachait quelque étrange dureté, comme un couteau dans une gaine de velours. Elle fumait négligemment une cigarette, produit hautement prohibé par les ligues de Santé. Le tabac avait l’odeur de son parfum.

    Sans cesser de l’observer avec son sourire en coin, elle saisit la main qui tenait les fleurs. Des pétales tombèrent à ses pieds. Elle portait des chaussures à talon haut et très pointu qui courbaient gracieusement ses mollets.

    — Je crains que ce ne soit pas pour vous, bien que vous ayez les lèvres bleues, dit-il.

    D’autorité, elle arracha une fleur du bouquet. Ils étaient au fond du couloir, près de la loge d’honneur. Isidora attendait derrière la porte la visite d’un dératiseur. La femme qui montait la garde avait un air de sardone, mais Alvin savait que les sardones ne fréquentaient pas les bouges. Elle croqua la fleur et la mâcha lentement sans se départir de son sourire. Une épine avait piqué sa bouche et une goutte de sang perla, mêlant du rouge au bleu de ses lèvres. Ses yeux épiaient Alvin telles deux petites bêtes à l’ombre de longs cils. Elle ouvrit la paume de sa main et il y déposa l’encart publicitaire qui était son laissez-passer. Un pétale restait collé à la commissure de ses lèvres. Une petite langue gourmande le fit disparaître en même temps que la goutte de sang.

    —  La Neigeuse vous attend.

    Elle fit une boulette de l’encart et s’effaça devant lui. Il la frôla et son parfum l’égratigna – comme une épine de rose.

    Il entra dans la loge sans frapper puisqu’il était attendu. Drapée dans un peignoir rouge, Isidora était assise devant un miroir encadré d’ampoules. Elle ne jugea pas utile de tourner la tête vers lui. Elle se passait un morceau de coton sur le visage. Des lunettes noires étaient posées parmi les tubes et les flacons. Sa peau avait cette couleur de craie qu’il avait remarquée sur scène. Ce n’était pas un maquillage.

    — Vous êtes Alvin, dit-elle sans le regarder.

    Elle lui présentait un profil dur. Ses lèvres n’étaient plus bleues.

    — Je suis envoyée par l’agence de dératisation, ajouta-t-elle. Posez donc ces fleurs ridicules dans ce vase.

    Stupides et ridicules. Ils allaient pouvoir s’entendre. En passant derrière elle, il aperçut le reflet de ses yeux rouges dans le miroir. Ses cheveux étaient comme les poils de son pubis, du lichen pris dans la gelée d’un matin d’hiver. Son corps disparaissait sous le tissu éponge.

    — Vous pouvez m’appeler Isidora. C’est mon nom de scène. Il suffira pour la circonstance. Evitez de rajouter la Neigeuse. En dehors de la scène, j’accorde à peu de gens le droit de m’appeler ainsi.  

    Sa voix était froide et posée Une grande énergie se cachait derrière chaque intonation. Isidora travaillait pour l’agence avant d’être strip-teaseuse.

    —  Vous avez remis l’encart à Gore ?... Oui, bien sûr, sinon vous ne seriez pas là.

    —  Gore ?

    — Ce nom ne lui convient pas vraiment, dit-elle en dissimulant son regard derrière les lunettes noires. Seulement après, elle se tourna vers son visiteur.

    — La croqueuse de rose, dit celui-ci. De quelle éprouvette s’est-elle échappée ?

    — Ne vous fiez pas à son apparence. Je l’ai déjà vue crever les yeux d’un importun avec ses talons aiguilles… Oui, elle mérite son nom après tout.

    Elle se leva. Alvin fut surpris par sa petite taille. Elle avait été si grande dans l’illusion des spots. Elle semblait plus grassouillette maintenant que ses muscles étaient relâchés.

    —  Excusez-moi un instant. Je dois me débarrasser de toute cette huile que j’ai sur le corps.

    Elle disparut derrière un rideau de plastique. Il entendit la douche couler.

    Il inspecta la loge des yeux. Rien de particulier. Sur la coiffeuse, un livre était posé. Il l’orienta afin de lire le titre : Principes de thanato-freudisme de James Cool. Il l’ouvrit, feuilleta les premières … et les dernières pages, quatre ou cinq, pas plus. Un compartiment était creusé dans l’épaisseur de la tranche. Un alcoolique y eût caché sa fiole, mais c’était un Cobra à la crosse de nacre qui dormait dans la cache.

    —  Servez-vous à boire, dit la femme sous la douche.

    —  Non, merci.

    —  Servez-moi alors.

    Le petit frigo était plein de canettes de Soda-Cola.

    —  Vous craignez d’avoir des enfants ? demanda-t-il.

    L’eau cessa de couler. Isidora réapparut, le peignoir ramené haut sur le menton comme si elle estimait en avoir suffisamment montré sur scène.

    — Rien ne prouve vraiment que le Soda-Cola empêche la fécondation. De toute façon, je n’ai aucun projet de ce genre et, avec Gore, je ne risque rien.

    Elle but son verre par petites gorgées et il la regarda boire la boisson du siècle – celle qui unit la planète et perturbe l’ovulation et la spermatogenèse. Elle s’était rassise devant la coiffeuse et tapotait la couverture du livre.

    —  Connaissez-vous le thanato-freudisme ?

    —  Je dois avoir quelques notions qui traînent dans le cerveau.

    —  C’est une théorie très en vogue en Aere Perennius. La Forteresse Occident, tout comme le Parti Moral, s’y réfèrent avec plus ou moins de bonheur pour argumenter leur politique. En fait, il est surtout question d’instinct de mort…

    Elle ouvrit le livre et commença à lire l’une de ses rares pages.

    —  … Pour résumer, Eros œuvre pour la résolution des tensions, Thanatos pour leur annulation… 

    —  Isidora, de quoi me parlez-vous ?

    —  Je suis une servante de Thanatos.

    Elle pointait le Cobra vers Alvin. Un déclic, le pistolet était armé. La gueule noire le fixait et il voyait derrière son image double dans les lunettes de la femme.

    —  Cet ouvrage ne contient en fait que des exercices pratiques, dit-elle. Je suis désolée. Nous n’irons pas plus loin dans la théorie.

    —  Si vous me parliez plutôt d’Eros, la Neigeuse, et il pensait : « A quoi jouons-nous ? »

    Elle sursauta. N’avait-elle pas durement sculpté son corps pour faire oublier ses cheveux et ses yeux d’albinos ? Elle n’y pouvait rien. Elle était neigeuse.

    — Ce n’est guère prudent de votre part, Alvin. Vous venez de sortir de détention. Il y a combien de temps que vous n’avez pas touché une femme ? Au point de commettre des folies. Je dirais, pour rester dans le sujet, pour résoudre une insupportable tension. Je suis quelqu’un de désirable, même si j’ai donné à mon corps un aspect un peu exagéré.

    Alvin ne bronchait pas.

    —  Pour une fois que j’offrais des fleurs…

    Brusquement, il glissa sa main sous le peignoir et la posa sur le genou d’Isidora. Qui sursauta de nouveau.  

    — Je viens de toucher une femme, Isidora. Et c’est vrai que vous êtes désirable, exagérément désirable. Je vous en suis reconnaissant.

    — Vous voulez donc annuler vos tensions ? N’avez-vous pas compris que je ne supporte pas les hommes ?

    — Ne me poussez pas à vous caresser la cuisse. Gore serait jalouse.

    Il avait laissé sa main sur le genou et il sentait la chaleur de la femme pénétrer au travers de sa paume.

    — Ne me faites pas croire que l’agence m’a réactivé pour me descendre dans cette loge, ajouta-t-il encore.

    — Qu’importent les raisons ! Vous êtes peut-être à votre insu au courant de certaines choses compromettantes. Réfléchissez ! Il y a bien des choses compromettantes dans votre passé. Un Chasseur comme vous ! Ou bien quelqu’un cherche à se venger pour une vieille affaire et vous êtes mon contrat. Ou encore je suis folle, complètement folle… Vous voyez, ce ne sont pas les raisons qui manquent pour vous ramener à l’éprouvette.

    — Je n’y crois pas.

    — Que je sois folle ?

    — Vous devez bien l’être un peu… Non, je ne crois pas que je doive mourir ici et maintenant.

    — C’est à cela que vous pensez, dit-elle. Avec ça – elle agita le Cobra – pointé sur vous ?

    — Nous sommes immortels jusqu’à l’heure de notre mort.

    Elle esquiva un sourire.

    — C’est une bonne conclusion.

    Elle ramena doucement le chien et posa l’arme dans sa cache.

    — Nous pouvons refermer le livre et vous pouvez également retirer votre main.

    Ce qu’il fit.

    — C’est mieux ainsi, dit-elle. Vous ne m’avez pas déçue.

    — C’était un test ? Vous pensiez que j’allais fondre en larmes ?

    —  Je l’ai déjà vu.

    — Dans ce cas, je n’aurais plus rien à faire ici. N’aurait-il pas mieux fallu que je me mette à pleurer ?

    Elle éluda la question.

    — Nous travaillons pour l’ordre du monde. Les principes qui régissent nos sociétés sont d’ordre homéostatique. Nous attachons une grande importance à ce que rien ne vienne rompre l’harmonie du show planétaire.

    Peut-être récitait-elle en ce moment une autre page du livre qui cachait l’instrument thanatique. Cela avait peu d’importance. Elle n’était pas suffisamment naïve pour songer être autre chose qu’un simple rouage. Ni elle, ni Alvin ne savaient qui contrôlait l’agence de dératisation, s’il s’agissait d’un Overland ou de plusieurs, de la Forteresse ou du Parti. Et chacun d’entre eux avait une conception particulière de l’homéostasie et du show que tous les ouvrages de thanato-freudisme n’avaient jamais su fédérer.

    — Bien sûr, continua-t-elle, nous sommes tenus de travailler en coulisses – sa main aux ongles noirs montrait la loge, l’opportunité des lieux illustrant ses paroles.  C’est ici que le pouvoir résout ses tensions. A la surface, sur la scène, nous nous devons de respecter les protocoles d’usage.

    —  A quel protocole dois-je me soumettre ?

    —  A celui qui a toujours été le vôtre. Nous vous avons réactivé parce que vous êtes un bon chasseur. Votre hérédité nous intéresse.

    —  Mon chromosome XY surnuméraire.

    — Votre destin en somme. Que ce soit les lignes de la main ou l’ADN, quelque chose est inscrit dont on ne peut se défaire.

    Elle eut un regard vers son reflet.

    — Tout est inscrit, dit-elle, songeuse. Nous n’avons qu’à répéter des séquences programmées dans nos chairs. J’aurais tant aimé vivre au soleil.

    —  Il est temps d’en venir au fait, Isidora.

    Elle était une femme dure et glacée. Elle n’aimait pas ses cheveux blancs, sa peau blanche et ses yeux rouges. Elle n’aimait pas son rôle de femme neigeuse qui pouvait fondre à tout moment sur décision d’instances supérieures. Elle ne pouvait échapper à sa présence ici, ce soir, au Bagatelle. Elle aurait pu n’être qu’une artiste, qui sait ? De grandes ombres obscurcissaient sa vie. Elle travaillait pour des machines lointaines qui se servaient d’elle pour résoudre les tensions d’un monde qui ne lui appartenait pas. Personne, même pas Gore, ne pouvait la protéger, pauvre petite fille au corps hypertrophié. A cet instant précis, Alvin lui apparaissait presque comme une figure amie.

    L’ange passa à tire d’aile. Elle se ressaisit et décida de mettre la machine à dératiser en branle.

    —  C’est un gros contrat, Alvin, très gros.

    « Je suis immortel jusqu’au dernier instant », pensa-t-il aussitôt.

    — Vous toucherez une somme en conséquence. De quoi vous acheter un nouveau génotype.

    —  C’est-à-dire ?

    —  De l’ordre du million de crédits.

    — Le gros lot du Loto, en somme. Un chasseur n’a jamais touché pareille somme. Je ne serai maître que de la première balle. Vous avez déjà contacté celui qui me dératisera ?

    — C’est peut-être la même chose pour moi, répondit sombrement Isidora.

    — Tu as peur ? Ce n’est pas très bon signe.

    « A qui bon mentir », pensa-t-elle.

    — Oui. Tu comprends ça, Alvin.

    Il nota le tutoiement qui faisait écho au sien. Ils étaient tous les deux dans la même galère, en train de couler et sans île à l’horizon. L’air semblait soudain chargé de menaces. Des caméras s’étaient enclenchées, des magnétophones les écoutaient. Le caissier et le videur étaient devenus des hommes de main, sbires, agents doubles, barbouzes d’Overland. Les serveuses enrhumées appartenaient à une brigade de dianes chasseresses… « Arrêtons là, Alvin, arrêtons là. »

    Il songea à son manteau coincé sur un cintre et à ses poches vides.

    — Si vous aviez un peu d’argent pour l’immédiat, une somme raisonnable. De quoi vivre jusqu’au dernier instant. Je suis un peu juste ces temps-ci. Je conserverai mon génotype d’origine. Je m’y suis habitué. Quant au million, je n’y crois pas trop. Je garderai ça comme une promesse.

    — Vous acceptez le contrat ?

    Le vouvoiement professionnel avait repris.

    —  A partir du moment où vous m’en avez parlé, puis-je vraiment refuser ? Vous ne m’avez encore rien dit, mais je sais à présent qu’il existe une incroyable manigance. Je préfère rester dans l’œil du cyclone plutôt que dans sa périphérie.

    Elle eut l’air de retenir un soupir de soulagement. Il ne saurait jamais ce qu’un refus de sa part aurait pu signifier pour elle. Pour lui, cela ne faisait aucun doute. Prêt à être déposé dans l’urne funéraire. Elle sortit une liasse de crédits d’un tiroir caché sous la coiffeuse. Alvin l’empocha sans compter. Le pacte était signé.

    — Nous ne nous sommes pas trompés. Vous êtes homme à commettre l’irréparable.

    Commettre l’irréparable ! Angoisse ou ivresse ? Etait-ce là sa véritable motivation ? Il n’existe rien de plus irréparable que le meurtre. Une fois que la balle a quitté le canon vers sa cible, rien ne peut plus l’arrêter, rien ne peut être comme avant. La liberté n’existe plus. Comme la balle, il ne pouvait aller que de l’avant – vers le dernier instant, refermant une à une les portes derrière lui. Sans espoir de retour. Puis il songea que donner la vie, aussi, c’était commettre l’irréparable. Son père-banane et sa mère-lycra commettant l’irréparable dans la moiteur de leur désir.  Naître et mourir, deux actes irréparables, liés comme le pile et face d’un crédit-or, l’un créant les tensions, l’autre les résolvant. Il avait subi le premier et exerçait le second. Enfin, un jour, il devra s’en remettre au Grand Dératiseur.

    —  Dites m’en plus, à présent.

    — Je n’en dirai guère plus, répondit-elle. Chaque chose en son temps. Nous vous contacterons en temps voulu. Tenez-vous prêt, tout simplement.

    —  Dites-moi au moins qui est le gibier.

    — Alvin, il est trop tôt pour ce genre de révélation. Quand vous aurez le doigt sur la détente, quelqu’un vous fera un signe et vous saurez. Pour l’instant et jusqu’à nouvel ordre, vous attendrez le temps qu’il faudra dans une chambre que nous vous avons réservée à l’hôtel Espérance, rue des Espérances. Ne voyez aucune perversité de notre part dans le choix de cet hôtel. Vous y êtes inscrit sous le nom de Charles Henry. Les papiers sont dans votre manteau au vestiaire avec une autre liasse de billets. Que du liquide. Pas de carte, pas de téléphone. Inutile de vous faire repérer.  Ce que je devais vous dire a été dit. L’entretien est clos.

    Alvin se leva. Il ouvrit brusquement sa paume et les balles qu’il avait retirées du Cobra tombèrent comme des pétales de plomb sur la coiffeuse.

    — Après tout, vous auriez pu être vraiment folle. Je ne suis mortel que jusqu’à mon dernier instant, et cet instant, tout être vivant cherche à le repousser toujours plus loin. On doit trouver ce genre de choses dans l’œuvre de James Cool.

    — Vous ne trouvez pas que vous en faites un peu trop ? dit la femme.

    — Je joue mon rôle comme vous jouez le vôtre…

    — Nous ne saurons jamais qui les a écrits… Adieu, Alvin.

    Gore n’était plus dans le couloir. Il était Alvin, dernier du nom et chasseur de son état. Un chasseur ne pouvait se dérober. Il lui semblait être pour un temps encore dans le monde des vivants. Il récupéra son manteau et devint Charles Henry. Dans la rue Chaude, il faisait toujours aussi froid. Dans la foule, il aperçut une femme qui lui fit un signe de la main, un sourire narquois aux lèvres. Puis Gore disparut. Un air de sexmusic tourbillonna autour de lui. « Entre Gore et Isidora, se dit-il, mon cœur balance et je n’ai nulle part où aller, sinon à l’hôtel Espérance, rue des Espérances ».  

     … A partir du moment où l’autre est devenu le même, l’entropie se met à tourner en rond et rencontre Thanatos qui lui propose quelque chose de l’ordre d’une solution finale…

    La terre est ronde.

    N’était-ce qu’un slogan destiné à promouvoir la Fraternité planétaire chère au Parti Moral ?

    Terre ronde comme une ritournelle. Buvez Soda-Cola.

    La terre n’est ronde qu’une fois sur orbite, répondait la Forteresse Occident. Il n’y a pas de fraternité puisqu’il y a les Overlands d’un côté et le Hors-Monde de l’autre. Avant, s’affrontaient le Civilisé et le Barbare, l’Ouest et l’Est, le Nord et le Sud, les Bons et les Méchants, en fait les Uns contre les Autres. Derrière cette dialectique, les Seigneurs assurent leur emprise. En ce bas monde, toutes les places sont chères puisqu’elles ont toutes un prix.

    Terre ronde comme une pomme de discorde.

    D’un autre point de vue, la terre est plate, rien qu’une mappemonde, un champ de bataille quadrillé en aires d’hégémonie. Pays, nations,

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