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Chassé croisé Casablanca-Paris: Histoires d'exil - Roman
Chassé croisé Casablanca-Paris: Histoires d'exil - Roman
Chassé croisé Casablanca-Paris: Histoires d'exil - Roman
Livre électronique349 pages5 heures

Chassé croisé Casablanca-Paris: Histoires d'exil - Roman

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À propos de ce livre électronique

Suivez, durant six années, le parcours d'un jeune homme qui quitte son pays pour vivre avec son épouse en France...

Chassé croisé retrace six années du parcours d’Abdel Karim, un jeune casablancais qui arrive en France pour rejoindre sa jeune épouse franco-marocaine. Un parcours qui semble au départ se dérouler sous l’œil attentif et bienveillant d’une fée nommée Providence. Naturellement, l’adversité ne tardera pas à s’inviter, drainant avec elle, son cortège de difficultés voire de souffrances. Elle porte, à chaque défi, le germe d’une sagesse. Abdel Karim, tel un Candide des temps modernes, est sur son chemin d’apprentissage. Ce roman est le fruit d’une espérance, celle de contribuer par la sensibilité romanesque à tracer les chemins de la concorde entre les identités, entre les cultures.

Les défis, le choc des cultures et des identités, sublimés par la sensibilité romanesque !

EXTRAIT

Il a dépassé le quart de siècle et pourtant, il n'a jamais goûté à l’amour d’une femme, et il inhibe tout désir de paternité. La paternité lui apparaît comme un Graal, hors de sa portée, car pour fonder une famille, la coutume a force de loi. Pas question de s'afficher avec une femme sans un projet de mariage sérieux. Sa mère lui en a parlé à maintes reprises. Mais le mariage n’est pas compatible avec le chômage ! Quelle aberration d’imaginer un instant, lui et sa future femme, vivant sous le même toit, que ses parents, tous les deux sur leur dos. Abdel Karim se sent piégé comme un rat. L’amour, ce vaste sujet, est une source intarissable de questions qui, une fois la magie des illusions estompée, le ramène au constat amer de son inaccomplissement.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Casablanca l’auteur vit actuellement à Nantes. Docteur en biologie, il a exercé en tant que chercheur en France et à l’étranger (USA), puis comme enseignant de matières scientifiques dans la région nantaise.
Bouchaïb Bahbouhi est l’auteur d’un récit autobiographique édité en France en 2018.
Née à Nantes, de parents exilés espagnols, biographe et écrivaine pour autrui, elle a accompagné plusieurs personnes désireuses de publier leurs textes.
Psychosociologue de formation, Patricia Manzano a exercé pendant plusieurs années dans un Établissement Public de recherches.
LangueFrançais
Date de sortie4 mars 2019
ISBN9782378778118
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    Aperçu du livre

    Chassé croisé Casablanca-Paris - Bouchaïb Bahbouhi

    Préambule

    Les personnages de ce roman, ainsi que le canevas de l’histoire, sont fruits de l’imagination ou du rêve. En revanche, les situations décrites sont, quasi toutes, tirées de l’expérience vécue.

    Si l’Histoire, « ce patrimoine commun à toute l’humanité », y tient un rôle important, ce n’est pas fortuit. Le personnage principal, Abdel Karim, est passionné d’Histoire et peut-être sera-t-il un jour historien. Surtout, l’Histoire est la trame invisible dans laquelle s’inscrit la trajectoire des personnages. Leur destin est façonné par les événements collectifs qui les ont précédés. Et ils y puisent, à leur manière, matière à forger leur propre réalité.

    « Chassé croisé, Paris-Casa » est écrit à la manière du conte. Six années du parcours du jeune homme forment le temps de la narration. Un parcours qui semble se dérouler sous l’œil attentif et bienveillant d’une fée nommée Providence. Pourtant, c’est lui Abdel Karim qui, à chacun de ses pas, trace son chemin. C’est lui qui, progressivement, s’efforce d’être l’auteur de son destin. Comme il est dit quelque part « il est le roi en son royaume ». Naturellement, l’adversité s’invite aussi, drainant avec elle son cortège de difficultés, voire de souffrance. Elle porte, à chaque défi, le germe d’une sagesse. Elle a valeur d’enseignement. Abdel Karim, tel un Candide des temps modernes, est sur son chemin d’apprentissage.

    « Quand il m’arrive quelque chose, je préfère être là »

    « L’étranger » de Camus (1942)

    Chapitre I

    Abdel Karim, fils de Noureddine et Fatima

    Il vient de fêter ses vingt-sept ans.

    En se regardant dans le petit miroir de forme ovale accroché à l'entrée de sa chambre, Abdel Karim a l'impression que ces dernières années ont filé à la vitesse de l’éclair, rapides et évanescentes. Il est content d'avoir échappé à la calvitie qui commence à frapper ses amis du même âge, et il chérit secrètement sa belle chevelure ondulée dont il prend grand soin en l’enduisant quotidiennement d’un gel à base d’argan. Il est de taille moyenne, plutôt mince et nerveux. Sa démarche, un brin chaotique, laisse à penser qu’il fuit quelque chose ou quelqu’un.

    Les voisins du quartier imaginent qu'il a une affaire très urgente à régler en le voyant passer à toute vitesse, bifurquant brusquement vers une direction qui se serait imposée en chemin.

    Mais il n'en est rien. Il est simplement entrain d'errer à travers les rues de la ville, accrochant ses pas aux méandres d’une pensée désordonnée.

    La tête penchée vers le sol, il a l’air de porter de lourds secrets. Il déambule comme s’il suivait la trajectoire sinusoïdale d'un photon de lumière.

    Le rire l’emporte rarement. Quand, par surprise, il s’impose à lui, il a l’impression vague d’avoir été vaincu. Quand il rit, il desserre à peine les mâchoires, comme s’il avait peine à libérer la joie qui, malgré lui, reflue. Ses yeux sombres et vifs sont emprunts de gravité. Il pose un regard désabusé sur le monde. Ses paupières se ferment spontanément en présence d’un mensonge ou de ce qui lui semble être une approximation. Lorsqu’une vérité est énoncée, une flamme ravive ses pupilles. Quand des pensées assiègent son esprit, il est facile de s’en apercevoir ; un mouvement saccadé des paupières montre qu’Abdel Karim a déserté le présent. Parfois, il dort les yeux grands ouverts comme pour faire fuir la mort qui rôde. Il a peur de mourir et suffoque d’angoisse à l’idée d’être emporté brusquement dans son sommeil. Devant son petit miroir ovale, Abdel Karim se demande, pourquoi et à quel moment le sourire est devenu étranger à son visage.

    Lorsqu’il naît au milieu d’un printemps qui exhalait toutes les promesses d’un renouveau, sa mère Fatima, au comble de la fierté, s’émouvait de le comparer à un bourgeon à peine fleuri. Pourtant, nourrisson, il n’arrêtait pas de pleurer, produisant des cris aigus, assourdissants, qui avaient l’air d’exprimer son profond désaccord d'être venu au monde.

    Ses parents, fidèles croyants et dévoués à leur tradition, le nommèrent Abdel Karim « l'adorateur d’Allah le généreux ».

    Son père, Noureddine, défend l'idée d’un Islam basé sur la générosité et le don. À ses yeux, être musulman se mérite ; cacher ses biens et sa fortune, les garder pour soi et négliger de les partager avec de plus démunis est indigne de la Foi. Cette dernière se mesure à la capacité de donner les choses auxquelles on est le plus attaché. Lui-même s’acquitte chaque année du zakat, en plus de l’aumône aux déshérités, à la sortie de la mosquée, après la prière du Vendredi. Le jour de la fête du sacrifice (aïd adha, en l’honneur du prophète Ismaël), il achète deux moutons : un pour sa famille, et un autre pour les pauvres. Pour Noureddine, Allah dans sa générosité infinie, a béni l'être humain en le dotant d'innombrables dons. Tout ce que ce dernier possède, il le doit à son créateur. Il est donc du devoir de chacun ici-bas de donner à son tour, pour honorer le nom de Dieu (Allah). Noureddine a choisi pour son fils un nom (Karim) parmi les 99 noms d’Allah. Abdel= serviteur ou adorateur de. Karim = Dieu le généreux.

    C’est ainsi qu’Abdel Karim fait ses premiers pas : entouré de l’affection de ses parents et élevé dans la tradition arabo-musulmane. Noureddine et Fatima, à côté des préceptes de vie inculqués très tôt à leur enfant, l’ont toujours laissé libre de choisir son chemin ; « Chaque génération doit relever ses propres défis ».

    La famille réside dans le lotissement Ferdaouess (qui signifie le Paradis) dans le quartier Bourgone, à Casablanca. Noureddine y a acheté un appartement spacieux, après avoir vendu les terres agricoles héritées de ses parents. Pour l’acquisition de ce bien situé dans un quartier prisé près de la côte Atlantique, un crédit bancaire contracté pour quinze ans est venu compléter l'argent issu de la vente des terres ancestrales. À sa retraite, Noureddine, chauffeur de métier, s'est totalement acquitté de son crédit immobilier. Désormais, il peut profiter de son temps dans l’appartement qu’il occupe avec sa femme Fatima et leur fils unique Abdel Karim.

    Abdel Karim, la tête dans les nuages, a été un élève modèle, réussissant, d’année en année, les étapes du cursus scolaire. Dès la fin du lycée, sur les conseils de ses professeurs, il suit les études de la filière d’Histoire et de Littérature comparée, à l’Université Hassan II de Casablanca où il décroche, sans grand effort notable, une licence. Il n’a eu aucune conscience d’avoir été lancé dans un processus qui ressemble à s’y méprendre à celui de la sélection naturelle proposée par Darwin, à savoir : seuls ceux qui s'adaptent à leur environnement survivent. Car oui, le parcours universitaire est un marathon qui réunit des milliers de compétiteurs tous tendus vers le même objectif, et parmi lesquels, seule une dizaine franchira la ligne d’arrivée.

    Si Abdel Karim a traversé les épreuves académiques avec une aisance qui pourrait s’apparenter à une certaine désinvolture, il n’en a pas été de même pour son père. On peut dire que Noureddine, lui, a mis le paquet pour soutenir les études de son fils et mettre toutes les chances de son côté. Quand son fils réussit sa deuxième année universitaire, il lui offre son permis de conduire, passeport indispensable vers l’autonomie. Abdel Karim atteint un summum des études universitaires au Maroc en décrochant une Maîtrise en Histoire. Après quoi, c'est la chute libre. Les portes qui s’étaient ouvertes, les unes après les autres, insensiblement se referment, au fil des échecs successifs pour faire valoir son diplôme sur le marché du travail. Le néant le guette à l’orée de l’âge adulte.

    À l'instar de milliers de diplômés marocains, il est tombé dans la spirale du chômage de longue durée. Habitué à déchiffrer les arcanes complexes du passé, il s’avère totalement démuni devant sa propre réalité ici et maintenant. À la fin de ses études, il a l'impression d'avoir atterri dans un monde opaque et hostile. Et il se met à arpenter inlassablement les rues de Casablanca, en quête de quoi ? Paradoxalement, de l’énigme qui le contraint à l’immobilité. Il trouve consolation au bord de l’Atlantique, parmi les rochers qui bordent une plage perdue. Là, des écouteurs aux oreilles, il rêvasse au rythme sirupeux de chansons d'amour arabes (Oum Kalthoum, Fayrouz Mohammed Wahab et Abdel Halim Hafez).

    Il passe en revue les démarches entreprises pour obtenir un emploi ; il a proposé sa candidature aux musées de la ville, et il a mis un soin particulier à sa lettre de motivation pour le musée Abderrahman Slaoui, un des plus prestigieux, qui plus est, situé à vingt minutes de chez lui. Il s’est adressé aux bibliothèques, au ministère du patrimoine. Les réponses qui lui sont parvenues contiennent toutes le même formalisme « malgré la qualité de votre candidature… ». Ce qui le mine davantage encore, c’est son échec cuisant à l’audition pour le diplôme d’études approfondies (DEA). Un diplôme qui lui aurait ouvert les portes de la recherche. Son sujet de thèse aurait été en rapport avec les conquêtes romaines des territoires africains autour de la Méditerranée. La civilisation de la Rome Antique, dont l’influence a marqué le monde pendant plusieurs siècles, ne cesse de le fasciner. Mais l’accès à l’université lui a, cette fois, été refusé, faute d’avoir trouvé un professeur encadrant. Malgré les résultats très honorables figurant dans son dossier de candidature, il ne réussit pas à convaincre le jury de sélection.

    Comme si une force avait brouillé son élocution, sa capacité d’expression et la clarté de son argumentation. Il n’a pas convaincu. Sa motivation et ses aspirations pour devenir historien n’ont pas été entendues. Pourtant, sa langue se délie aisément et atteint vite son auditoire, quand celui-ci se cantonne à des proches. Exactement, comme cette pierre ronde en déséquilibre sur le sommet d'une falaise face à l’océan, se dit-il. Voilà où j’en suis ! J’entame ma longue chute en roulant sur moi-même. Like a Rolling Stone, marmonne-t-il, tout à coup impatient de sentir le rythme rock s’insinuer dans ses oreilles et dans ses veines.

    Longtemps ébranlé par l’issue de sa prestation devant le jury pour l’accès au Diplôme d’Etudes Approfondies, il n’a cessé de ressasser. D'autres candidats, selon lui moins talentueux, avaient réussi à passer le cap. Fiston, tu n'as pas le piston, se dit-il pour se consoler. L'ascenseur social semble avoir été fabriqué pour favoriser ceux qui ont déjà les atouts. Forgeron, fils de forgeron et médecin, fils de médecin, se lamente-t-il. Toutefois Abdel Karim reconnaît que son addiction au cannabis lui aura fait perdre des points. Il est connu pour être un fumeur invétéré. Le jour même de sa présentation orale, il avait calmé sa tension avec quelques bouffées de marijuana.

    Désabusé et en pleine déréliction, il s'enferme dans sa chambre des jours durant, accompagné de ses seules lectures. Chercheur vagabond, il poursuit le cours de ses idées comme la feuille emportée par le vent. Un carnet à spirale, dans lequel il note ses réflexions au fur et à mesure qu’elles traversent son esprit, trône sur la table de nuit, toujours prêt, toujours ouvert. Est-il possible et même souhaitable de s’engager dans un travail d’historien, scrupuleux et exigeant, alors qu’on est incapable d'expliquer clairement ses motivations à le faire ? Un sentiment de frustration s’est insinué en lui, qui gonfle de jour en jour. Quand son moral est au plus bas, il roule des joints et les fume consciencieusement, sur le rebord de la petite fenêtre ouverte de sa chambre. Il se fabrique tous les prétextes du monde pour continuer à procrastiner. Il est le roi en la matière. Il suffit que le ciel s'assombrisse deux jours de suite, pour qu'il ait une bonne raison de ne pas quitter sa chambre enfumée. Ses parents évitent d'évoquer avec lui le sujet fâcheux du cannabis. Une fois, pris par une impulsion, il a juré à Fatima : « J'arrêterai le cannabis à la première opportunité d'emploi qui se présente ». Quoique sa mère s'efforce de le croire, elle se doute que c'est là encore un vœu pieux. Il aime aussi fumer dehors, en marchant ou en contemplant le crépuscule (la magie du coucher de soleil au bord de l’atlantique). Encore un jour de perdu, se répète-t-il en tirant sur son énième joint.

    Excepté les longues discussions animées avec des étudiantes de sa promotion, Abdel Karim n’a pas vécu de tendre complicité avec une femme de son âge. Pas de relation amoureuse non plus. Juste un émoi sentimental, secret et ardent qu’avait éveillé une jolie voisine aux yeux incandescents, aux joues veloutées. Myriam. Deux ou trois phrases à peine échangées. Beaucoup de silence et une tension palpable. Entre temps, cette dernière avait déménagé, laissant dans son sillage un vide pesant et une tristesse amère. Un souvenir douloureux.

    Pendant ses années d’études, il savait pourtant séduire son auditoire (féminin en grande partie). Il aimait sentir l’intérêt dans les yeux de ses compagnes d’études, les sentir succomber à sa rhétorique impeccable, à sa verve enthousiaste quand il discourait sur les déterminants historiques des conflits internationaux, par exemple, ou sur tel ou tel aspect de la stratégie militaire des armées victorieuses d’Hannibal ou de César ! Mais aucune de ses amies étudiantes n’a gardé le contact avec lui, une fois les études terminées.

    Fatima, sa mère, reste sa plus proche confidente. Ses parentes semblent l’apprécier et il se sent en sécurité dans cette atmosphère féminine, empreinte de douceur et de tendresse. Dès son jeune âge, les femmes de sa parenté se réjouissaient de sa candeur, autant qu’elles admiraient sa détermination à obtenir les réponses aux questions nombreuses qui l’agitaient. Coincé chez ses parents, souvent désœuvré, il est toujours prêt et dispos, lorsqu’il s’agit d’entretenir une discussion avec les personnes de son cercle proche. Il examine et disserte sur un sujet d’ordre général à partir d’une infinité de points de vue. Sa langue se délie et son visage s’anime, son corps accompagne volontiers ses propos d’une gestuelle abondante, comme débarrassée des contingences de la pesanteur.

    Dehors, il ne parle à personne. Les mâchoires serrées et les épaules rentrées, il érige un écran opaque autour de lui. Sa chambre est son refuge ultime, et les murs de l’appartement familial sont un asile non moins puissant.

    Il accompagne rarement ses parents à des invitations chez leurs amis. Il a développé un complexe d’infériorité et une honte dont il a du mal à se défaire. Elles le clouent chez lui. Là, au moins, il est protégé du regard des autres. C'est toujours Fatima qui, réussissant à lui redonner un semblant d’estime de soi, le fait sortir de cette caverne ouatée pour le propulser hors de chez eux, qu’il s’agisse d’aller rendre visite à de vagues cousins ou à des amis de toujours. « Un clan est un groupe où chaque personne a une place, correspondant à ses atouts et à son capital. Le clan familial n'échappe pas à cette règle ; où est ma place ? » Fatima, ne prolonge pas la discussion. Elle et Noureddine se sont résignés. Ils partent souvent sans lui. Abdel Karim, sous sa couette, laisse courir ses pensées. L’Histoire lui suffit. Rien de plus.

    Régulièrement, des idées amères parcourent son cerveau (un cerveau tellement encombré qu’il aurait rendu fou un homme un tant soit peu sensé) : Quelle différence y a-t-il entre le fait d'être forcé à une résidence surveillée par l'autorité d'un État et le fait de moisir dans sa chambre d'enfant chez ses parents ?

    À quoi lui sert l’amour que lui portent ses parents ? Leur bienveillance n’a pas suffi à l’équiper pour lui assurer une place dans le monde. Et si cet amour (si inconditionnel) n’avait pas, au contraire, provoqué son immobilisme ? Sur son carnet à spirales, il note : L’amour s’épanouit dans l’échange, sans lui, il s’évanouit dans un désert.

    Il a la conscience douloureuse de l’enfermement. Il végète. Il lui reste bien pourtant la solution des concours ! La voie d’entrée dans une carrière honorable, bien que modeste, au poste de professeur dans un collège ou dans un lycée. Nombreux sont ceux qui l'ont encouragé à le faire. Mais il continue de garder un silence de marbre devant leur insistance. Non, il n'est pas fait pour faire le prof ! Il ne sait même pas parler à un enfant, a fortiori lui enseigner la chronologie de faits historiques ! Il se sent bizarrement totalement démuni devant un enfant, créature qui lui paraît aussi éloignée de sa propre nature qu’un extra-terrestre le serait, au point qu'il a peur d'en tenir un dans ses bras. Il se souvient du fou-rire irrépressible de Fatima, la fois où elle avait surpris son expression effarée devant le bébé vagissant qu’il tenait dans les bras. Expression qui, à la manière d’un SOS muet, semblait dire « aidez-moi ! Mais qu’est-ce que je peux faire de cette chose remuante et hurlante, que va-t-il m’arriver ! Sortez-moi de cet enfer domestique ! »

    L’histoire lui sauve la mise et l’aide à supporter ces interminables journées de vide et d'errance, pendant lesquelles les murs de sa chambre le conduisent au bord de la claustrophobie.

    Il consulte compulsivement internet pour satisfaire une curiosité insatiable qu’il s’efforce de canaliser (Wikipédia est son site web favori). Mais loin de le sortir de sa bulle, les livres, internet l’y enferment.

    Il s’imagine que ses voisins sont tous au courant de son calvaire ; le « téléphone arabe » circule continûment dans les rues labyrinthiques de Casablanca. (Et ceci rajoute à son désespoir.) À peine, un secret est-il confessé à une personne de confiance (qui pourtant jure par tous les noms de Dieu de le garder inviolé) qu'il traverse la ville à la vitesse de la lumière, dès que l’intéressé a le dos tourné. Pour éviter cette avanie, ce dernier devrait dormir toutes fenêtres et portes verrouillées. Pour que son sommeil ne le trahisse pas, en laissant échapper les paroles de trop ! On raconte volontiers dans le quartier, qu’un voisin aurait essayé la tactique du bâillon pour s’empêcher de parler pendant son sommeil, technique qui l’aurait conduit au bord de l’asphyxie.

    Abdel Karim confie ses pensées secrètes à son cahier intime. Il s’amuse à pratiquer une écriture concise et synthétique. Précise. Une idée en une seule phrase. « La loi est inviolable » ou « Pas d'égalité, pas de justice ». Il aimerait pouvoir résumer tout un livre en une seule phrase. Sujet, verbe, complément.

    Le dernier aphorisme qu’il a noté « Celui qui perce le mystère de la nature féminine sera capable de dominer le monde entier » occupe depuis quelque temps son esprit. Comment des êtres de nature si dissemblable, les hommes et les femmes, s’attirent-ils de façon assez puissante pour vouloir s’associer une vie entière ? La nature féminine lui semble receler un mystère insondable. Fatima a pour lui, toujours cette réponse : ceci, mon fils, est un miracle de Dieu.

    Il a dépassé le quart de siècle et pourtant, il n'a jamais goûté à l’amour d’une femme, et il inhibe tout désir de paternité. La paternité lui apparaît comme un Graal, hors de sa portée, car pour fonder une famille, la coutume a force de loi. Pas question de s'afficher avec une femme sans un projet de mariage sérieux. Sa mère lui en a parlé à maintes reprises. Mais le mariage n’est pas compatible avec le chômage ! Quelle aberration d’imaginer un instant, lui et sa future femme, vivant sous le même toit, que ses parents, tous les deux sur leur dos. Abdel Karim se sent piégé comme un rat. L’amour, ce vaste sujet, est une source intarissable de questions qui, une fois la magie des illusions estompée, le ramène au constat amer de son inaccomplissement.

    Un autre sujet commence depuis peu à occuper ses pensées. Ses études universitaires lui ont permis de goûter aux fruits enthousiasmants de la connaissance. Mais, le sacrifice consenti par ces penseurs qui ont extrait du néant les savoirs transmis aux générations suivantes, n’avait jusque là jamais effleuré son esprit ; des années de travail acharné, de persévérance dans l’effort. Il a ingurgité ce savoir servi sur un plateau comme s’il tombait du ciel. Il a le sentiment diffus que la chose enseignée à l’université est présentée aux étudiants comme s’ils étaient des consommateurs à qui l’on distribue la ration quotidienne de leçons, savoirs, exercices, TP, examens… Comment l’enchaînement des faits historiques a t-il été fabriqué et reconstruit (car tout élément du passé est reconstruit, interprété) ? Cela, note t-il, ne figure pas dans les programmes.

    À ses yeux, l'Histoire officielle, telle qu’elle est enseignée ou retransmise, est une lecture superficielle du passé, une manière d’organiser un ordre à partir de faits épars et rassemblés pour l’occasion, comme le ferait un chemin tracé sur un terrain escarpé.

    En évitant les reliefs trop abrupts, on dessine le chemin le plus sécurisant. Comment analyser la deuxième guerre mondiale et tenter d’en comprendre les déterminants et les ressorts, à partir des faits relatés ? On a composé une chanson dont la mélodie et les paroles sonnent familièrement aux oreilles de tout un chacun, conclut tristement Abdel Karim.

    Il a le pressentiment que l'histoire cache ses véritables trésors (dont il ignore encore le code de déverrouillage). En bon historien, il se persuade que le temps est capable, à lui seul, de révéler des vérités jusque là enfouies. Le temps et l’effort. Le labeur de désenfouissement est le propre de l’esprit scientifique. Un historien fouille dans les archives, confronte différentes sources, travaille en collaboration avec l’archéologue, s’associe aux anthropologues qui exhument les coutumes et les usages des sociétés disparues à partir des traces qu’elles ont laissées. Souvent, les apprenants ignorent tout des efforts colossaux entrepris par les savants illustres, découvreurs de connaissances, en quête de vérité.

    Newton s'est retranché loin de toute présence humaine pour travailler jour et nuit avant de formuler la loi de la gravitation universelle. Des lycéens apprennent par cœur des théorèmes, les ressassent, sans en connaître les fondements. À l’instar de la célèbre formule E=MC², dont des esprits futiles imaginent qu’elle condense à elle seule le génie de son auteur, le rendant du même coup accessible (intelligible). Mais on fond, comment cette formule rend-elle compte de la relativité, selon Einstein ?

    La pensée d’Abel Karim s’est envolée. Il conçoit que le monde tourne non seulement par la puissance des idées, mais aussi par le savoir pratique et la capacité d’action. Sa pensée lui apparaît comme une bulle, confortable, certes, mais enclose. Il s’imagine dans un cocon, à la manière d'une chrysalide en attente de sa métamorphose. Il rêve de découvrir un fossile rare et précieux ou la trace exhumée d’une écriture ancienne révélant un mystère des origines. Il est hanté, jour et nuit, par cette sensation d'avoir manqué ses chances de devenir un jour historien. Il attend ce jour où une porte secrète s’ouvrirait sur la promesse d’un avenir tangible.

    Les signes préliminaires d’une tempête agitent son âme, son cœur abrite un pressentiment dont il a du mal à discerner l’issue : funeste ou au contraire bénéfique, voire salvatrice. « Un séisme est toujours précédé par des signaux avant-coureurs », note-t-il sur son carnet à l’encre noire.

    Heureusement, les nécessités organiques ont la vertu de le ramener sur terre, à sa condition d’être de chair et d’os. La faim qui commence à lui tordre l’estomac le ramène immédiatement à la raison, à la réalité et aux justes proportions qui sont les siennes.

    Chaque être est fait de matière. Abdel Karim est servi comme un roi chez lui, depuis toujours. Il a sans doute (même s’il s’en défend) intégré cette habitude de voir ses besoins satisfaits, y compris et en premier lieu, ses besoins nutritionnels quotidiens. Et quand la nécessité s’accorde avec l’art et le plaisir, Abdel Karim n’est pas équipé pour résister ; sa mère et ses parentes sont les meilleures cuisinières qui soient. Les terres cultivées alentour fournissent les meilleurs légumes et fruits, grâce auxquels la cuisine marocaine jouit d’une si bonne réputation. L’odeur qui s’échappe de la cuisine le tire de sa chambre. Il fera une fois encore honneur au plat traditionnel savamment accommodé par Fatima.

    Noureddine et Fatima, témoins des affres de leur fils unique, s’efforcent de ne pas rajouter à son amertume par des reproches vains. Ils espèrent qu’un meilleur jour se lèvera pour lui. « La patience et l'endurance mènent toujours à la voie du salut », se répètent-ils, impavides.

    Ses parents sortis pour faire des achats, il est seul dans l'appartement. Les bruits de la circulation lui parviennent, assourdis. Je suis un moine bouddhiste qui s'apprête à entamer une profonde méditation. La transe lui est devenue indispensable pour pénétrer dans le passé ; une transe ritualisée, dans laquelle le cannabis et le thé à la menthe jouent leur rôle, mais dont il reste le maître de cérémonie. Pour comprendre la substance de l'Histoire, il faut comprendre au préalable sa propre histoire.

    Il pense à la visite du site Volubilis, près de Meknès, qu’il avait entreprise, à la fin de son année de Maîtrise, il y a trois ans, lors d’un voyage d’études en compagnie du Professeur Selah.

    Le professeur Selah, tout un poème ! Il faisait partie de ses rares pédagogues qui ont le don de communiquer leur passion pour la matière qu’ils enseignent. Loin du ton docte et de l’attitude condescendante de la plupart de ses collègues, il aimait à manier différents registres de communication pour atteindre son auditoire. Il ne répugnait aucunement à examiner les objections que ses étudiants formulaient ni à considérer une autre analyse ou hypothèse, que ceux-ci auraient pu lui suggérer.

    Le professeur parlait avec emphase des époques passées, dont il s’était pris de passion, tant pour les événements eux-mêmes, que pour leur imbrication et la marque de leur influence dans le temps et l’espace. À ce moment-là, il pouvait électriser toute une cohorte d’étudiants dévotement installés dans la salle d’amphithéâtre, entièrement acquis à sa cause, muets et conquis. Il lui arrivait souvent de déambuler dans les travées et d’interpeller un ou deux étudiants, de discuter avec eux, de prendre à partie toute la salle quand la conversation débouchait sur une idée lumineuse. Il projetait des films, distribuait des extraits d’article, improvisait des débats. Il lui était

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