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L’amère et douloureuse fin de BAT Belgium: Roman
L’amère et douloureuse fin de BAT Belgium: Roman
L’amère et douloureuse fin de BAT Belgium: Roman
Livre électronique288 pages4 heures

L’amère et douloureuse fin de BAT Belgium: Roman

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À propos de ce livre électronique

Une entreprise imaginaire devient le cadre d'un drame social proche de la réalité.

BAT BELGIUM, c’est une entreprise imaginaire. Pourtant, elle existe. Enfin, plus pour longtemps puisqu’elle vit ses dernières heures.
Les ouvriers de BAT BELGIUM ne vivent que sur le papier. Malgré tout, ils ressemblent traits pour traits à ces travailleurs qui subissent la fermeture d’une usine. Ils ont le visage de ces hommes et ces femmes qui errent anéantis sur le parking d’un immense complexe parce qu’on vient de leur annoncer la fin des activités. Ce sont eux que nous voyons, derrière de massives barrières, dans nos journaux télévisés.
BAT BELGIUM n’existe pas, ses ouvriers n’existent pas. Toutefois, tout rapport avec une entreprise et des personnes ayant existé n’est pas fortuit.
Derrière chaque ouvrier, il y a un homme et derrière chacune de ces fermetures, il y a des existences.

Dans un roman qui emprunte les voies de l’onirique, Mathieu Evrard nous décrit avec sensibilité le sort de ces salariés qui vivent l’amère et douloureuse fin de leur industrie.

Découvrez l'histoire de salariés qui vivent la fin de leur industrie dans un roman criant de vérité.

EXTRAIT

Petit à petit, les esprits sont à nouveau en capacité de penser et peuvent lire les mots écrits en grand et en rouge, en guise de titre, sur le document :

« Conseil d'entreprise extraordinaire ».

Robert est le premier à réagir :
— Ben ça y est, voilà, on y est ! dit-il.
Un ouvrier qui se trouve non loin lui répond tout en s'adressant à tous :
— Il fallait s'y attendre !
Luciano qui vient de voir l’intensité de ses sentiments paternels pour Marcos décupler pose sa main sur l'épaule du jeune homme et lui dit :
— Désolé gamin ! Désolé !

La réaction des hommes est assez normale. Ce n'est pas la première fois qu'un conseil d'entreprise comme celui-là est convoqué. Cela fait maintenant presque dix ans que les réunions se succèdent et tous savent que, quand ces assemblées sont appelées, ce n'est pas pour annoncer de bonnes nouvelles. Tous savent très bien aussi que l'époque où ces réunions s'achevaient par une petite lueur d'espoir est révolue. Les hommes de BAT Belgium ont fini par se résigner. Un de ces jours, sans que l'on sache quand, un de ces rassemblements servira à leur annoncer la fin de l'activité sur le site. Ils savaient que ce moment viendrait mais nul ne savait quand il viendrait.
LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2018
ISBN9782378776831
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    Aperçu du livre

    L’amère et douloureuse fin de BAT Belgium - Mathieu Evrard

    Première Partie

    La superficie du site de production de BAT Belgium, filiale du leader mondial d’engins de chantier, est immense. L'équivalent de dizaines de terrains de football. Des terrains à perte de vue. Une telle somme de terrains que n'importe quel sportif serait épuisé avant même d'avoir songé à tous les arpenter. Hormis ceux qui travaillent là, personne ne saurait dire grand-chose concernant la manière la plus opportune de circuler en ces lieux. On peut imaginer que les travailleurs doivent évoluer à bord de navettes. Peut-être que ceux dont l'activité est la mieux située se déplacent à pied. Peut-être que ceux qui ont les fonctions les plus intéressantes circulent à l'intérieur de minibus tout confort.

    À côté de ça, on peut imaginer que les autres s'entassent dans des autobus aussi pleins que les convois des heures de pointe des grandes villes. Sans verser dans la fantaisie, on peut se représenter des hommes qui parcourent des kilomètres dans divers transports pour arriver sur leur lieu de travail et qui, quand ils y sont enfin arrivés, doivent encore prendre un dernier moyen de locomotion afin d'atteindre leur destination finale, le lieu de leur labeur.

    On a beau ébaucher ces divers scénarios, tout ça est pure spéculation. On ne saurait rien dire sur la circulation de l'autre côté des barrières car tout se joue à l'écart du reste du monde. On pourrait interroger ceux qui travaillent là pour leur demander comment cela se passe mais, à l'heure actuelle, aucun d'eux n’est présent puisque c'est la nuit. Le site est désert. Il faut dire que c'est comme ça toutes les nuits. Tous les jours. Pour quelques heures, les lieux sont abandonnés. Comme dans de nombreuses industries, l'organisation du travail a été pensée selon un système d'équipes qui se partagent des tranches d’horaire. Cette répartition a pour conséquence que chaque jour, durant six heures, plus personne n'est présent. Entre 23 h et 5 h.

    S'ajoutant au fait que le site est complètement désert et que c'est la nuit, il y a quelque chose d'autre de remarquable. Il s’agit d’une tour. Bien droite. Le genre de tour dont l'industrie raffole. Un monument sans aucune valeur esthétique. Un monument insensible à sa laideur et dont la seule fonction est l'autopromotion. Vue de loin ou de haut, cette tour donne l'impression d'être faite du même alliage que celui qui habillait les avions argentés de l'âge d'or de l'aviation. Néanmoins, pour ce qui est de la détermination véritable de son matériau principal, très peu de gens sont capables de dire ce qu'il en est. Ceux qui ont la possibilité d'approcher cette chose immonde s'y intéressent très peu. On ne peut pas les blâmer. Tout le monde ferait pareil.

    Cette nuit, il y a quelque chose d’encore plus unique que la tour. Mais, d'une certaine manière, la tour n'a pas à en être jalouse, cela la concerne toujours. Au sommet de l'édifice, se trouve une sorte d'immense sphère. Sur cette sphère, on peut voir trois lettres découpées dans un beau jaune vif. Les lettres « B », « A » et « T ». Au sommet du globe, trône quelque chose qui ressemble à un volatile. Un très beau volatile. Majestueux. Sa couleur est d'un noir intense, profond. Un noir de jais. Sans aucune variation de couleur. Sans même le moindre reflet. La présence de cet animal en cet endroit est troublante. Si une bête venait à s'aventurer là, elle n'y ferait qu'un bref passage. Au sommet de cet édifice, il n'y a rien qui puisse ressembler à des conditions favorables pour l'accueillir. Mais cette bête reste là. Immobile. L'endroit lui convient. Elle ne semble pas dormir. Elle donne l'impression d'être en pleine introspection.

    Il y a quelque chose de perturbant à s'imaginer qu'une bestiole puisse être prise dans une démarche de réflexion. D'autant plus s'il s'agit de pensées la concernant elle-même. Mais le trouble que ce constat jette ne s'arrête pas là. Ce qu'il y a d'au moins aussi troublant, c'est que l'on aurait du mal à définir l'aspect de l'animal. On serait tenté de dire qu'il ressemble à une chauve-souris et, en même temps, à une de ces petites statuettes servant à reproduire la silhouette de Batman. Le vrai Batman. On pourrait dire qu'il est normal que l'animal ressemble à une chauve-souris et au super-héros puisque Batman est une chauve-souris mais, ici, la bête ressemble vraiment davantage au personnage de Comics qu'au chiroptère.

    Soudainement, sans se soucier de ces considérations sur son aspect, le volatile quitte sa station pour entamer un piqué vers le sol. Les ailes bien alignées au corps. Sa vitesse est vertigineuse. Pour celui qui en douterait encore, il y a quelque chose chez l'animal qui dépasse tout ce qui touche au domaine du vivant. Il y a quelque chose que la nature ne connaît pas, une chose à laquelle elle n'a pas pu donner naissance.

    ***

    — Merci messieurs ! Passez une bonne journée !

    Le snack duquel Robert est en train de sortir ressemble à n'importe quel autre snack des environs. Si on devait faire le calcul, on pourrait dire qu'il y a une bonne dizaine d'établissements comme celui-là à Charleroi. D'ailleurs, dans chaque grande ville du pays, il doit y avoir des dizaines de restaurants comme celui-là. Peut-être les couleurs des devantures sont-elles différentes, peut-être les tailles des vitrines sont-elles différentes mais, dans l'ensemble, cet endroit ne se distingue pas beaucoup d'un autre. Ce qu'il y a de plutôt inhabituel dans ce paysage banal, c'est la personne avec laquelle Robert a partagé son repas. Il s'agit de son père. Il est déjà assez rare que des hommes de l'âge de Robert, c'est-à-dire presque quarante ans, mangent dans ce type de gargote, il est donc tout aussi inconcevable d'imaginer que des hommes de l'âge du père de Robert puissent manger dans des snacks avec leur progéniture.

    — Merci ! Bonne journée à vous aussi ! répond Robert, se forçant quelque peu.

    Afin d'imaginer un repas entre un père et son fils, on se le représenterait dans une brasserie, au domicile d'un des deux hommes mais sûrement pas dans un snack. Si on devait éclaircir les raisons qui font que les deux hommes se sont mis en tête de partager un repas comme celui-là, on parviendrait vite à dégager deux ou trois causes. La première d'entre elles est liée au fait que père et fils s'étaient mis en tête de manger sans que le lieu n'eût la moindre importance. Il s'agissait pour eux de donner à leurs estomacs quelque chose à digérer mais il ne s'agissait nullement de se dire qu'ils allaient s'asseoir et passer du temps l'un avec l'autre. Dans cette première explication s'imbrique la deuxième qui veut que les deux hommes ont fait ce choix car leur esprit n'était en rien disposé à faire la fête. Au contraire, si quelqu'un devait voir Robert sortir de ce lieu, il comprendrait tout de suite qu'il ne vient pas de passer un bon moment. Son père, qui le suit dans l'ouverture de la porte et l’air qu’il arbore, sont là pour confirmer cette idée.

    La mine des deux hommes est grave. Il faut dire que s'ils avaient dû se retrouver chez le père de Robert plutôt que dans cet établissement, ils n'auraient rien eu à manger puisque la mère de Robert, la personne qui aime préparer les repas pour ce genre de circonstances, est à l'hôpital. En disant cela, on a fini d'examiner toutes les raisons qui font que le père et son fils ont choisi cet endroit. Cela fait cinq ou six jours que la mère de Robert est hospitalisée. Au début, Robert avait voulu croire que les raisons étaient liées à ce genre de souci classique que peuvent connaître les sexagénaires. Et puis, au fur et à mesure des différents coups de fil passés à son père, Robert comprit qu’il ne s’agissait pas d’un banal rhume qui avait dégénéré en une infection qui se guérit à coup de puissants antibiotiques.

    L'intuition de Robert se confirma au snack justement. Ce snack qui ressemble à n'importe quel autre. Alors que son père attendait son plateau, Robert se dit que l'Homme avait cette propension à oublier que la vie est longue, très longue. Souvent, l'être humain croit être arrivé à un certain équilibre, quelque chose qui doit perdurer. Il a souvent tendance à négliger le fait qu'il ne faut que quelques mois, quelques semaines ou même quelques jours pour que tout vole en éclats. Quand son père vint s'asseoir en face de lui, Robert comprit tout de suite que tout était en train de voler en éclats. Durant les conversations téléphoniques qu'ils avaient eues, les deux hommes n’avaient jamais parlé des causes de l'hospitalisation. Ils avaient fait en sorte d'avoir une conversation banale comme le fils l'aurait eue avec sa maman.

    Le jeune homme discutait rarement avec son père au téléphone mais ce dernier avait repris ce rôle dès le premier jour d'absence de sa femme. Ils avaient fait en sorte de ne rien laisser transparaître quant au caractère particulier de la situation. En tout cas, pas dans les mots qu'ils échangeaient. Durant leurs conversations, c'est à peine si le mot « hôpital » et le mot « maladie » avaient été utilisés. Aujourd'hui, alors que son père venait de s'asseoir avec son plateau garni d'un dürüm et d'une portion de frites, la curiosité de Robert se fit plus insistante.

    Les questions jaillirent en un flot continu alors qu'il s'était longtemps imaginé qu'il aurait du mal à soumettre la plus petite d’entre elles. Robert devait vouloir multiplier les phrases interrogatives pour qu'il ne soit laissé aucune place aux réponses. Malgré tout, quand il eut fini d’harceler son père, il réalisa que, parmi les réponses qui lui avaient été données, trônait en bonne place le mot « biopsie ». Rien d’autre ne devait être ajouté.

    ***

    Le salon de la maison n'est pas bien grand. Il est même plutôt petit. Cela est certainement dû au fait que le logement de Marcos et sa femme est lui-même plutôt petit. La taille du salon est donc assez logique. Rarement quelqu'un a imaginé installer un petit salon dans une maison spacieuse. Marcos est assis dans un canapé. Pour en parler, il aurait dit « mon canapé ». Le besoin qu'il a eu de s'asseoir était tel qu'il s’y est laissé tomber. L’annonce qui vient de lui être faite a de quoi provoquer ça chez un homme. Si on parle d'un homme, c'est vraiment bien pour parler d'un homme et rien que d'un homme.

    Lorsqu’une femme est confrontée à ce genre de découverte, normalement, cela se passe dans des conditions complètement différentes. Une des grandes différences qu'il y a dans ce contexte réside dans le fait que la femme qui découvre cette réalité, la plupart du temps, vit cette découverte seule et d'une façon beaucoup moins violente. Au moment où une femme découvre qu'elle est enceinte, dans la majeure partie des cas, elle est dans sa salle de bains. Après avoir plongé une petite bandelette dans un échantillon d'urine, elle attend de voir comment la couleur de cette dernière évolue. En faisant le test, elle a déjà une intuition très forte de ce qui se passe en elle. Son corps lui parle. Elle sait l'écouter et certains signes ne trompent pas.

    La combinaison de cette intuition avec le fait que cette couleur ne change que doucement font que la réalité apparaît délicatement. Elle a le temps d'y penser. En voyant la couleur de son test évoluer, elle est tentée de porter la main à son ventre dans un geste maternel. Elle est tentée de le faire comme elle était déjà tentée de le faire en revenant de la pharmacie. Comme elle l'avait déjà fait alors qu'elle avait fait le projet d'acheter ce test et comme elle l'avait déjà fait alors qu'elle avait commencé à nourrir ce projet de devenir mère.

    Pour un homme, et pour Marcos donc, les choses ne se passent pas comme ça. Toutes les tentatives de préparation n'enlèveront jamais rien au fait que, quand il reçoit la nouvelle, il la reçoit avec un sentiment de l'ordre de l'inattendu et, la plupart du temps, aussi agréable soit l’annonce, il la reçoit comme un coup de massue. Comme pour de nombreux couples, il avait fallu des mois, de très nombreux mois et de très nombreuses tentatives, pour que Marcos et sa femme ne parviennent à procréer. Depuis le premier mois, le jeune homme aurait reçu la nouvelle comme on vous met un coup dans l'estomac.

    — C’est pas possible ! dit d’ailleurs Marcos avant de tomber dans son canapé.

    Il n'y a pas que de l'inattendu dans la nouvelle, il y a également du bonheur. Et un immense soulagement. Le futur père avait déjà pu se représenter quelles allaient être les difficultés à venir, certains de ses proches avaient tenté de l'informer sur le sujet mais il n'empêche qu'il valait mieux connaître ces difficultés plutôt que différer encore le moment où sa femme tomberait enceinte.

    Quand Marcos reprend ses esprits, il voit sa femme qui se tient debout face à lui.

    — Tu es sûre ? demande-t-il.

    — Il n’y a pas le moindre doute, répond-elle avec assurance.

    Il la regarde longuement et voit en elle quelque chose qu'il n'avait jamais vu. Il ne voit plus seulement sa compagne mais il voit une jeune femme qui va devenir mère après avoir porté son enfant pendant neuf mois. Quelque chose le pousse à accomplir le mouvement exactement inverse à celui qui l'a amené à s'affaler. Il n'est plus seulement un mari, il va aussi devenir un père. Marcos se lève et enlace sa femme pour la serrer très fort contre lui.

    — Je suis tellement heureux, lui glisse-t-il à l’oreille en se disant qu’il lui est permis de se contenir et de ne rien dire de plus.

    Marcos aurait aimé pouvoir constater que quelque chose s'est produit en lui, qu'un changement radical s'est opéré, mais il est forcé de reconnaître que rien ne s'est passé. Rien ne s'est passé si ce n'est qu’il a compris que les mutations qui viendront tôt ou tard s'accomplir seront longues et à peine perceptibles.

    — Tu es sûr que ça te rend heureux ? demande la femme de Marcos, soucieuse par rapport au fait que son mari n’en dise pas plus.

    — Oui, je suis sûr, répond-il.

    À côté de la différence qui existe dans la manière dont un homme et une femme reçoivent l'annonce d'une grossesse, on peut ajouter le fait que la femme qui se sait enceinte devient instantanément mère alors que, pour l'homme, il faudra des mois avant qu'il ne se sente vraiment père. Contre cela, on ne peut rien et, au moins, Marcos a l'intelligence de l’avoir compris.

    ***

    — Hé Luciano ! Ça va ? Tu vas goûter mes tomates aujourd’hui ?

    — Y a pas de doute, Francis ! Je repasse plus tard !

    Nous sommes dimanche. Luciano déambule parmi les échoppes du marché de Charleroi. Les jours de la semaine ont peu d'importance pour Robert, Marcos et Luciano. Le rythme d'une semaine ne se ressent pas chez eux de la même manière que pour la majeure partie des gens. D'habitude, les employés fonctionnent selon une cadence qui veut qu'ils travaillent entre les lundis et les vendredis et se reposent ensuite les samedis et dimanches. Robert, Marcos et Luciano, eux, sont de cette petite minorité de travailleurs qui accomplissent leurs heures de labeur à des moments peu habituels, de ceux qui finissent quand d'autres commencent. Ils font partie de ce groupe de personnes qui travaillent à des heures que les autres, ceux qui ont des horaires plus classiques, ne peuvent pas se représenter.

    — Tu dois pas manquer ça, l’ami ! Elles viennent d’Italie ! dit encore le maraîcher.

    — Je ne manquerais ça pour rien au monde ! répond Luciano.

    Les travailleurs comme Luciano ont bien quelques repères qui leur permettent de sentir les jours de la semaine comme les autres. Ils ont bien un rythme grâce au travail de leur conjoint. Ils connaissent la semaine de cinq jours grâce à leurs enfants qui vont à l'école. Ils se rendent compte que le samedi et le dimanche, les émissions à la télévision ne sont pas les mêmes mais, pour le reste, il faut bien admettre qu'ils vivent avec un certain décalage par rapport au reste du monde.

    Dès qu'il est libre le dimanche, Luciano se rend au marché de Charleroi qui se déploie entre la place Charles II et la rue du Dauphin.

    — Ma femme m’a demandé de regarder si tu avais déjà des asperges. Je dois repasser quoiqu’il arrive, dit encore Luciano.

    Il fait une bonne série de kilomètres pour venir ici mais il est attaché à ce marché. Il pourrait déménager dans n'importe quel coin de la Belgique qu'il viendrait encore faire ses courses ici. Ce marché est particulier pour lui. Ses échoppes, ses marchands, toutes ces personnes qui arpentent paisiblement les lieux, ont représenté pour lui le premier lieu de sociabilité et de convivialité qu'il ait pu connaître en Belgique. Cela fait maintenant un peu plus de quarante ans qu’il a quitté son pays natal, l'Italie, pour venir s'établir dans le Hainaut. Son arrivée s'est faite à un moment où l'essor industriel était encore dans une phase ascendante. Vous pouviez entrer sur le territoire et commencer à travailler dans la semaine.

    — Des asperges ? J’en ai, oui ! répond le maraîcher. Tu verras, elle ne pourra pas s’empêcher de venir jusqu’ici pour me remercier, ajoute-t-il. 

    C'est comme ça que ça s'est passé pour Luciano. De toute façon, il était là pour ça. Travailler. Il voulait trouver un endroit où loger et se mettre au travail. Comme il connaissait des Italiens ayant suivi le même chemin que lui, c'est assez naturellement que Luciano débarqua dans le centre de Charleroi. Sa première adresse se trouvait non loin de là. À quelques pâtés de maison de la rue du Dauphin. Tout cela avait pour lui un côté très pratique. Il se trouvait en plein centre de la ville. Il n'avait que quelques pas à faire pour accéder aux services communaux et accomplir les démarches nécessaires pour régulariser sa situation. En même temps, il se trouvait en plein centre d'une grande cité. Cela représentait tout de même un certain avantage pour créer des liens.

    — Je crois qu’elle préférera toujours m’envoyer, tu sais ! dit Luciano. C’est sacré le dimanche matin pour elle ! dit-il encore avant de s’avancer vers d’autres échoppes.

    Le travail vint tout de suite, les démarches furent assez vite accomplies mais il lui fallut un peu plus de temps pour commencer à nouer des relations. Il put assez rapidement faire quelques rencontres mais Luciano sentait bien que celles-ci ne seraient pas pleinement satisfaisantes sur le long terme. Il savait qu'il n'avait pas encore trouvé quelqu'un qui puisse un jour devenir la personne solide sur laquelle on s'appuie en cas de besoin. Conscient de ce vide, Luciano aimait profiter des matinées du dimanche pour se rendre au marché. En plus d’avoir l'impression de trouver là des produits d'un niveau satisfaisant pour préparer ses plats dans les mêmes conditions que chez lui, il aimait participer à l'activité de cette fourmilière qui, tout en étant une autre fourmilière, lui permettait d'oublier celle que représentait son lieu de travail. 

    Aujourd'hui, en ce jour de marché, Luciano est encore là. Son couffin en osier à la main. La situation n'a pas vraiment changé par rapport à ce qu'elle était, il y a quarante ans. Les échoppes ne sont plus les mêmes, les prix ont évolué mais, à part ça, Luciano fait partie de ces hommes sur lesquels les années n'ont pas eu beaucoup d'effet. Enfin, pas physiquement. Luciano s'est pendant très longtemps montré très peu préoccupé par rapport à ces chiffres qui évoluaient chaque année.

    Un jour, pour la première fois, Luciano réalisa qu'il était en train de vieillir. Il n'aurait jamais employé ces mots pour parler de lui-même précédemment mais cela devint une réalité évidente.

    — Luciano ! Il va falloir que tu penses à tes documents, lui dit un de ses collègues au moment de l’embauche.

    Il sentit vraiment l'accumulation des années le jour où ce délégué syndical se présenta à lui en lui disant qu'il devait penser aux formalités relatives à sa retraite. Luciano avait déjà entendu des collègues parler de leur fin de carrière mais il avait toujours fait comme si cela ne le concernait pas. Il vivait dans un tel rapport au travail qu'il se le représentait comme si tout ça était supposé durer toujours. L’Italien se voyait comme un immortel. Et d'abord au travail. Et surtout au travail. S'il avait dû envisager que ce travail pût un jour s'arrêter, qu'il serait concerné comme les autres par la fin, cela aurait été pour lui une manière de s'avouer sa finitude. Et il n'en voulait pas de cette finitude.

    C'est sans doute pour cette raison que, malgré cette soixantaine d'années d'existence et sa prise de conscience, Luciano travaille toujours comme un trentenaire. Il n'y a pas un homme dans son entreprise capable de rivaliser avec lui. On associe souvent aux jeunes la vigueur et aux plus âgés la maîtrise. Luciano, lui, est vigoureux et maîtrise tous les éléments du processus de production de son industrie. L'annonce de sa future retraite l'affecta mais n’altéra en rien sa force.

    ***

    Quelques jours sont passés depuis la nuit où, pour la première fois, on aurait pu constater la présence de cet animal au sommet de la tour. Personne ne serait en mesure de dire si l'étrange bestiole volante s'est encore pointée avant que la nuit ne commence à tomber mais, une chose est sûre, c'est qu’elle est encore là. Immobile. On ne saurait dire s'il s'agit d'un deuxième, d'un troisième ou d'un quatrième passage ici car il y a une donnée essentielle qui reste toujours la même : personne n'est jamais présent pour constater l’arrivée du volatile.

    D'ailleurs, il faut noter qu'il y a quelque chose d'étrange à parler d'un passage. Pour parler de passage, il faudrait que l'animal vienne de quelque part et, après sa visite, se rende ailleurs. Mais, étant donné que la bestiole ne correspond à rien de connu dans le monde animal, on ne peut se représenter aucun lieu duquel elle puisse provenir ou vers lequel elle se rende. Tout ce que l'on peut constater, c'est sa présence. Ici, maintenant. Dans ce fouillis incroyable de mystère, une chose commence à être de plus en plus sûre, c'est que cette bête choisit ses moments pour se pointer. Et même, pourrait-on dire, les choisit bien.

    Se souciant très peu de toutes ces questions, cette sorte de statuette de Batman vivante semble toujours accaparée par une entreprise de réflexion centrée sur elle-même. Son caractère majestueux tout comme son aspect n'ont pas changé. Enfin si, peut-être. Peut-être la bête a-t-elle gagné quelques centimètres. Sa croissance est à peine perceptible mais tout indique qu'elle a grandi. Un peu, rien qu'un peu, mais elle a tout de même grandi. Tout à coup, comme cela s'est produit la première fois, la bête plonge vers le sol. Les ailes toujours parfaitement collées au corps. L'animal donne l'impression d'aller encore plus vite que la première fois. Cela est assez logique si elle a grandi depuis son dernier saut. La première fois que l'animal avait entrepris son piqué, sa vitesse comportait déjà quelque chose de sensationnel. Aujourd'hui, cette vitesse dépasse de très loin ce qu'il est possible d'imaginer pour une bête et, même, semble dépasser le genre de vitesse que l'homme est capable de donner à des objets motorisés.

    Subitement, au moment où l'animal va entrer en collision avec le sol, celui-ci déploie ses ailes et se redresse pour entamer un vol horizontal. Cette nouvelle trajectoire donne l'impression de former un angle droit par rapport à la précédente, cela confirmant cette intuition qu'il y a quelque chose de très peu naturel dans ce vol. Mais, le plus surprenant n'est pas là. Ce qui se passe au niveau du sol dépasse de très loin ce mélange particulier qu'il y entre l'organique d'une bête qu'on ne connaît pas et la mécanique d'une machine que personne ne contrôle.

    Partout où l'animal passe, à chaque endroit que la bête survole, le périmètre semble subir un changement de couleur. La

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