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Le Pèlerinage: Roman historique
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Livre électronique416 pages18 heures

Le Pèlerinage: Roman historique

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À propos de ce livre électronique

Le vieux jardinier d’un couvent du Sud de la France évoque sa jeunesse passée puis son départ pour Jérusalem au sein de la première croisade.

Le récit devient dès lors une chronique de cette expédition. Le héros apprend le maniement des armes et forme un groupe soudé avec quelques compagnons. Au cours d’un affrontement contre les Turcs, la mort de son seigneur, puis de celle de son mentor, le marquent profondément. Tandis que la culpabilité et la honte commencent à le ronger, il reçoit tous les honneurs pour son apparente bravoure. Fait chevalier, il prend la tête de son groupe de compagnons et mène des opérations militaires audacieuses, tout en se rapprochant petit à petit de la veuve de son seigneur, qu’il convoite depuis la première fois qu’il l’a aperçue.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

« Adroitement glissée, une histoire d’amour et d’amitié donne vie et chaleur à ce roman initiatique traversé de violences, corruption, trahisons. Jusqu’à la dernière page, l’intérêt pour cette épopée du Moyen Âge ne faiblit pas. » Notes bibliographiques

« Le travail est minutieux, documenté et extrêmement bien rendu, entre la réalité de la première croisade menée par Raymond de Saint-Gilles et son armée de Provençaux, et les personnages fictionnels dont le narrateur. Il y en a pour tous les goûts : de l’aventure, des actions d’éclat, des batailles, mais aussi de grands questionnements sur le bien-fondé d’une telle entreprise, sur la loyauté, sur l’amour, la mort, la liberté de penser, de croire et de pratiquer. Autant dire que bien que se déroulant au Moyen Âge, ce roman est d’une actualité brûlante. » Lyvres.fr

À PROPOS DE L'AUTEUR

Romancier et dramaturge né en 1968, Tiit Aleksejev déploie une œuvre ambitieuse aux facettes multiples. Qu’il utilise la veine du thriller, du roman historique ou les ressorts du théâtre, c’est toujours pour plonger dans une histoire et une géographie documentées à l’aide d’une langue précise, singulière et rythmée. Le Pèlerinage, son chef-d’œuvre, l’a amené à conduire des recherches sur les principaux lieux des batailles en Terre Sainte pendant plus de 10 ans.

Il a reçu de nombreux prix pour ses livres, et notamment en 2010 le Prix de littérature de l’Union européenne pour Le Pèlerinage. Ses œuvres sont traduites dans près d’une dizaine de langues et il préside l’Union des écrivains estoniens depuis 2016. Il fait partie des invités d’honneur du festival Les Boréales en novembre 2018.
LangueFrançais
ÉditeurIntervalles
Date de sortie20 avr. 2020
ISBN9782369561736
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    Aperçu du livre

    Le Pèlerinage - Tiit Aleksejev

    bon.

    PREMIER CHAPITRE

    Anno Domini 1095. Clermont.

    C’est ainsi que je me retrouvai, quelques jours avant les calendes de décembre, flanqué du soldat Dieter Lüth, au concile de Clermont. À nous deux, nous devions, par notre présence, témoigner que les Provençaux manifestaient un enthousiasme suffisant envers l’initiative de la Sainte Église. Ma mission, une fois rentré à Toulouse, était de tout rapporter à messire Raymond. Dieter, lui, devait porter une pique avec un fanion aux couleurs du comte. Comme le faisaient les vassaux, lorsqu’ils se regroupaient, avant la bataille, autour de l’étendard de leur suzerain. Bien entendu, Dieter n’était pas un vassal, pas même un chevalier. Un simple soldat, voilà ce qu’il était, rien de plus.

    Il avait entamé sa quatrième décennie d’existence, et ses années de service obligatoire étaient, de ce fait, révolues depuis longtemps. C’était un homme mince et résistant, avec des yeux d’un gris d’eau et des cheveux anormalement clairs. On les aurait crus décolorés par le soleil, un soleil autrement plus brûlant que celui de Provence. Plus tard, je devais apprendre qu’il s’était battu contre les Maures, sous les ordres du comte Raymond, et qu’il s’était distingué devant Tolède. J’avais remarqué que des soldats d’ordinaire bruyants devenaient, en sa présence, plus silencieux qu’à l’ordinaire, mais je n’y avais pas prêté une attention particulière.

    À mes yeux, c’était juste un soldat au comportement étrange. Son apparence était sauvage, mais au fond c’était le lot de la plupart d’entre eux. Et si quelqu’un, au début de notre périple, m’avait dit que nos destins seraient liés l’un à l’autre comme les deux lames de fer que le forgeron, à coups de marteau, accole pour en faire la lame d’une épée, je lui aurais tout bonnement ri au nez.

    On a beaucoup écrit sur les tremblements de terre, sur les comètes éclairant les nuits, et sur les autres présages envoyés par Dieu, qui tous précédèrent le concile et annoncèrent le succès de l’entreprise du pape Urbain II. Je n’en ai pas gardé le souvenir. Le seul fait remarquable fut la mort de Durand, l’évêque de Clermont, tout juste avant l’ouverture des travaux. Mais personne, on s’en doute, ne souhaita donner à ce triste événement une signification plus profonde. Je ne sais rien, non plus, du concile lui-même. Il se déroulait bien entendu à huis clos, et Dieter et moi n’y avions pas notre place. Je me souviendrai au contraire, jusqu’au soir de ma vie, de la harangue par laquelle Urbain clôtura le concile.

    La froide journée d’hiver touchait au soir. Sur le champ qui s’étendait devant les portes orientales de la ville étaient massées des centaines de personnes. Beaucoup de gens étaient venus de loin et paraissaient épuisés. Tout le monde attendait, et la vapeur qu’exhalaient ces centaines de bouches restait à planer dans l’air. Je me tenais au milieu de la foule, me balançant d’un pied sur l’autre. Dieter était à côté de moi, il avait planté dans le sol, devant lui, la pique surmontée du fanion. La sensation de froid devenait à chaque instant plus intense. Dieter s’était muni d’une gourde de vin, qu’il réchauffait de temps à autre. Il m’en avait proposé, mais je m’étais abstenu. Alors que l’événement se rattachait au nom du Très-Haut, cela me semblait tenir du sacrilège.

    Au centre du champ s’élevait une estrade ornée de drap pourpre, sur laquelle était placé un siège peint en rouge. Les gens attendaient patiemment, en silence. Enfin, les portes de la ville laissèrent passer un homme vêtu d’un habit blanc, entouré de soldats en armes. Il avança, le regard fixé droit devant lui, et monta sur l’estrade. Urbanus II, Pontifex maximus, leva les mains et bénit la foule. Une fois cela fait, il attendit tranquillement que les derniers cris d’enthousiasme s’éteignent.

    « Frères en Christ ! Nous voici devenus objets d’insultes et de mépris ! » La voix retentit sur l’étendue tout entière. Dieter, occupé à attacher la boucle de sa ceinture, leva la tête avec étonnement. « Ma parole, il fait autant de raffut que les trompes de Jéricho, ce pape ! J’espère que les remparts de la ville ne vont pas nous dégringoler dessus ! »

    Urbain avait réellement une voix impressionnante. Ses paroles résonnaient dans l’air froid comme des coups de marteau, avec puissance, ampleur, décision. Le fer sonnait, fléchissait, se transformait et acquérait des propriétés nouvelles, l’air devenait plus sec et brûlant, la masse incandescente s’épandait, se figeait et s’épandait de nouveau, sans jonctions ni transitions visibles.

    « … les infidèles ont profané les églises, et celles-ci sont aujourd’hui des écuries – des écuries et des étables. Ils conchient les autels, tuent les chrétiens, recueillent dans des bénitiers le sang qui s’écoule de leurs blessures et en aspergent le crucifix. À qui, maintenant, incombe la responsabilité de venger ces forfaits épouvantables ? À qui ? je vous le demande. »

    Le pape marqua une pause et promena autour de lui un regard pressant.

    « Nous », dit Dieter, avant de bâiller.

    Le pontife tendit un bras et serra le poing.

    « Mes frères, cette terre, enserrée entre les montagnes et les mers, est devenue pauvre et stérile, et trop exiguë pour vous. Voilà, frères, la raison pour laquelle vous tuez, pour laquelle vous exécutez, anéantissez – mais c’est vous-mêmes, avant tout, que vous anéantissez. Le gouffre de l’enfer s’ouvre sous vos pas, mes frères, mais il n’est pas encore trop tard. »

    Dieter se racla la gorge et cracha à ses pieds.

    « … levez-vous donc enfin, et partez reconquérir le pays où coulent le lait et le miel, la terre qu’a touchée le pied du Sauveur. Levez-vous et partez, car vous êtes le nouvel Israël, le peuple élu de Dieu, solide comme un roc. Et Dieu fondera, par vos mains, un nouveau royaume, un royaume qui durera. Il brisera et détruira, mais lui-même durera éternellement. La voilà, la pierre détachée de la montagne, dont parle le prophète Daniel, celle qui brise sur sa route le fer, le cuivre, l’argent et l’or ! Vous êtes cette pierre, et la terre vous appartient ! »

    Urbain parlait, et de la foule qui l’écoutait montait une rumeur de plus en plus forte, qui ressemblait au grondement de la mer. Urbain parlait, et l’auditoire figé formait désormais une entité unique, un monstre qui inhalait l’air ambiant par mille poumons et soufflait au-dessus de lui des jets blancs crépitants, comme le léviathan dont parle l’Écriture Sainte. Urbain parlait, les nuages passaient au-dessus de sa tête, et le ciel était haut et à chaque instant nouveau, comme s’il avait voulu dire : tout s’accumule, puis tombe en ruine et en poussière et coule entre les doigts, à quoi bon accumuler et préserver ? En vérité, ouvrez vos poings, n’attendez pas qu’on vous rompe les doigts pour les écarter, car on vous les rompra.

    « … car le temps de l’Antéchrist est proche, et qu’adviendra-t-il, s’il n’y a pas en Terre sainte de chrétiens pour se dresser contre lui ? Qui lui tiendra tête ? Qui libérera Jérusalem, cette fiancée souffrante ? Elle que les infidèles menacent à chaque instant de déshonorer ? Elle est tombée, nue, aux pieds des païens, et seule sa chevelure d’or la voile encore. »

    « Cette flèche-là a raté sa cible, remarqua Dieter. Messire pape a le sang qui s’échauffe et les pensées qui se tournent irrésistiblement vers les femmes nues. Mais nous sommes tous logés à la même enseigne, aussi pécheurs les uns que les autres, et il y a sûrement bien des hommes, ici, qui n’ont pas approché les putains romaines depuis un bon moment. »

    J’aurais voulu lui donner un coup de poing dans la gueule, mais cela m’aurait empêché d’écouter la harangue. Je voyais les lèvres du pape remuer, se soulever ou s’abaisser, avancer ou reculer, et réellement, il y avait quelque chose de révoltant – à moins que je me laisse emporter par mon imagination, après tout c’est possible – à l’idée que l’Antéchrist soit plus proche qu’il ne l’avait jamais été ; j’aurais voulu faire un signe de croix, mais mes bras étaient raidis par le froid.

    « … et la main qui tient le fouet est déjà levée, et prête à s’abattre, à tout instant, sur la chair blanche de cette femme, et qui, je vous le demande, qui, quoi, je vous le demande, qui est cette femme, qui… »

    Le discours d’Urbain avait éveillé en moi un désir extraordinaire. Les fondations en étaient sombres et profondément ancrées en moi, mais au-dessus s’élevaient des voûtes blanches, des tours dorées et des toits flamboyant dans le soleil couchant. Le soleil avait embrasé la ville, les coupoles rougeoyaient, craquaient et se fendaient sous l’effet de la chaleur. La ville tiendrait encore debout quelques instants, en appui sur des poutres déjà carbonisées, sur des pylônes métalliques déjà tordus, mais ce n’était plus qu’une question de temps. Tout n’était qu’une question de temps, l’éternité elle-même était une question de temps, l’éternité, le pays, la terre, l’État, l’olivier, l’huile, la souffrance, l’Antéchrist et tous ces autres mots qui tournaient dans l’air comme des cendres duveteuses. C’était le désir de Jérusalem. J’avais attendu cela. Je l’avais voulu. J’avais voulu le vouloir.

    Deus volt ! s’écria quelqu’un, du milieu de la foule. Deus volt ! Cela commença ainsi. Un seul et même cri, dans diverses langues. Deus vult ! Deus lo volt ! Diex le viaut ! Dieu le veut ! Deus… au cul ! cria Dieter, de plus en plus soûl, puis il rit à gorge déployée et engloutit une bonne rasade. Au cul ! Deus vult ! Merdedieu ! Vit ! Fracas ! Fracavit ! Alleluia ! Foutredieu ! Glorialleluiaconbourré ! Gloria panterai ! Asierado ! Mon compagnon aspira profondément, puis il se fourra deux doigts dans la bouche ; le sang lui monta au visage et je crus qu’il allait vomir, mais au lieu de cela il émit un sifflement perçant. Autour de nous, la tempête grondait, les cris, les voix et les mots se heurtaient, se croisaient, s’enchevêtraient, prenaient une nouvelle signification mais restaient cependant les mêmes, et toujours quelqu’un voulait quelque chose, toujours, toujours, j’avais envie de me couvrir les oreilles avec les mains, de me recroqueviller et de gémir dans mon coin.

    Urbain s’affaissa sur son siège ; ses mains tremblaient, et je me demandai si c’était d’excitation ou de peur, ou les deux. « Mes frères ! s’écria-t-il. La parole du Sauveur s’est accomplie : Là où deux ou trois d’entre vous seront réunis en mon nom, je serai au milieu d’eux. Oui, le Seigneur est aujourd’hui au milieu de vous. Lui seul pouvait mettre ces paroles sur vos lèvres. Dorénavant, que ce soit là votre cri de guerre. Que celui-ci ne retentisse désormais qu’au sein de l’armée du Dieu vivant ! Dieu le veut ! »

    Dieter essuya une larme sur sa joue et rota, relents de vinasse et d’ail. « Vivant… Vivant… Vieil âne, grommela-t-il dans son coin. On s’en doute : bien sûr, vivant ! Il n’y a que les morts qui ne veulent plus rien. La seule chose qu’ils veulent, peut-être, c’est encore plus de morts. Quel troupeau d’ânes, nom de Dieu ! » Un bref instant, il y eut une pause, les gens reprirent leur respiration, mais ce n’était qu’une accalmie entre deux bourrasques, et je savais qu’avant peu le vent allait relancer la tempête.

    Par la suite, des années plus tard, j’ai lu des récits décrivant les milliers de gens rassemblés devant les portes de Clermont. Avec, parmi eux, les premiers d’entre les nobles. Les boucliers qui s’entrechoquaient, les étendards flottant au vent. Pur mensonge. Nous étions à peine deux cents. Pas un seul noble. Mais cela suffisait. Nous étions nos propres seigneurs, les seigneurs du Seigneur, comme Urbain, le plus fameux d’entre nous, était Servus Servorum Dei, serviteur des serviteurs. Nous étions Dieu, et cela nous rendait plus grands que Dieu. Dieu n’était que verbe. Qu’un nom. Un seul nom. Jérusalem.

    Jérusalem, pensais-je. Jérusalem. La foule ondulait. « Vous ne savez donc pas ? criait Urbain en agitant les poings. Vous n’avez donc pas appris ? Est-ce qu’on ne vous l’a pas enseigné dès le commencement ? Vous n’avez donc rien compris aux fondations du monde, que c’est lui qui… au-dessus des eaux… comme des sauterelles… qui étend les cieux… » La rumeur de l’onde étouffait ses paroles, mais une voix franchissait néanmoins l’infranchissable, rafraîchissante, coupante, scintillante comme un champ de neige immaculé. Regarde, disait cette voix, j’ai réveillé celui qui dormait au Nord, et il est venu. Il est arrivé.

    Urbain s’était tu. Beaucoup, dans l’auditoire, avaient les larmes aux yeux, d’autres paraissaient plutôt perplexes. Un petit homme revêtu d’une cape noire fendit la foule, grimpa sur l’estrade et mit un genou à terre devant le pape. C’était Adémar de Monteuil, évêque du Puy, qui suppliait le pontife de l’autoriser à se joindre à l’expédition. Le pape le bénit, et c’est ainsi que Messire Adémar fut le premier à porter l’insigne de la croix pour aller délivrer le Saint-Sépulcre. Urbain toussa et fit signe d’avancer aux cardinaux et aux acolytes porteurs des vases d’eau bénite. Un service débuta, parfaitement réglé et conforme au rituel, où chaque mouvement avait sa raison d’être et sa signification. Qu’il est bon, pensai-je, que Dieu ait créé un ordre dans le monde. Que les choses soient précisément comme elles sont, et pas autrement.

    « Dans quels pays as-tu combattu, en somme ? demandai-je à Dieter tandis que nous rentrions, à cheval, vers Toulouse.

    — Saxe. Aquitaine. Flandre. Espagne. Partout. »

    L’univers du soldat, pensai-je avec une pointe de supériorité. Que pouvait-il bien connaître des grands de ce monde ?

    « Mais une expédition comme celle qu’on a proclamée hier, je suppose que tu n’en as encore jamais vu ?

    — Je n’ai encore jamais vu cela.

    — Crois-moi, ce pape ne parle pas en l’air. Tu as vu ces chevaliers accrocher l’insigne de la croix sur leur manteau ?

    — On peut accrocher n’importe quoi à son manteau. Pour partir en guerre, il faut rassembler une armée. Une cavalerie. Des chevaliers. En Espagne, l’infanterie n’a rien pu faire contre les Maures. Les soldats couraient comme des moutons, et les autres, en selle, avaient beau jeu de les pourchasser avec leurs piques. Je crois que les Turcs aussi combattent à cheval. »

    Dieter cracha et réfléchit un instant. « Et il faut aussi des chefs de guerre. De vrais chefs, à qui ce troupeau de chevaliers obéisse. Une armée digne de ce nom doit être comme un seul corps. Avec une tête. Et pas comme un Saint-Jean-Baptiste. »

    Je l’écoutais avec intérêt.

    « Chaque chevalier doit avoir un page et deux chevaux. Au moins. Il ne peut pas ôter seul son armure. Les chevaux ont besoin de manger. Les pages ont besoin de manger. Les chevaliers ont besoin de très bien manger, et de boire. Cela signifie des convois immenses. Bon sang, c’est une vraie migration. Et la route est longue, jusqu’à Jérusalem. Quand on pense qu’en Espagne, déjà, le soleil chauffait tellement qu’on ne pouvait pas saisir une épée à mains nues, qu’est-ce que ce sera en Palestine ! Je ne sais pas, mais ça m’étonnerait que le lait et le miel coulent, là-bas, comme messire le pape l’a raconté.

    — C’était une allégorie, expliquai-je. Une comparaison. Les sages disent qu’il y a quatre façons d’interpréter le monde : comme il est, par allégorie, par analogie, et métaphysiquement.

    — De quoi ?

    — Rien. »

    Nous chevauchâmes un moment en silence.

    « À ton avis, cette guerre, on peut la gagner ?

    — Pourquoi pas. Si les hommes sont bons, et les chefs pas trop stupides. »

    Ce soldat est loin d’être aussi stupide qu’il en a l’air, me dis-je.

    « Dieter, ce n’est pas un nom provençal. D’où viens-tu ?

    — De Germanie. De Saxe.

    — Et comment t’es-tu retrouvé à Toulouse ?

    — Il m’est arrivé pas mal d’histoires en Saxe. Il valait mieux que je m’éloigne quelque temps. J’ai servi dans l’armée de l’empereur. Puis j’ai entendu dire qu’on avait besoin d’hommes, en Espagne, pour se battre contre les Maures. Je suis entré au service du comte. On a taillé les Maures en pièces. C’est tout.

    — Tu sais, Dieter, moi aussi je voudrais faire la guerre. Je voudrais être de ce grand pèlerinage, dont Urbain a parlé à Clermont.

    — Tiens donc !

    — Je voudrais voir la Terre sainte. Et aider à délivrer le tombeau du Christ. Quelque chose d’immense se met en marche, je le sens. Et nous, nous sommes emportés, comme les blocs de glace au printemps, quand la neige fond.

    — Moi aussi, je crois que nous ne pouvons pas faire autrement. Messire le comte en est, il n’y a pas d’autre choix. Blocs de glace ou pas blocs de glace. »

    Le lendemain, quand nous eûmes mangé un morceau à la fraîche et nous fûmes dégourdis les jambes, j’évoquai de nouveau cette expédition militaire. « J’ai entendu dire que nos armes étaient meilleures que celles des Maures. C’est

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