Robnoir: Dix nouvelles judiciaires
Par Jacques Vergès
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À propos de ce livre électronique
À nous qui étions habitués à ses bravades, à ses provocations, à son panache, il laisse en testament son audace littéraire : aller au-delà de la vérité des faits pour atteindre la Vérité de l’Homme.
Ce fin renard qui avait réussi à garder bien secret l’homme derrière l’avocat, se dévoile dans ses écrits retrouvés après son décès. Pour nous parler de lui, il a choisi de le faire sous forme de nouvelles romancées et de laisser la parole à Robnoir, son alter ego littéraire. Chacune de ses nouvelles évoque ses combats judiciaires que l’on croit connaître mais qui se présentent sous un éclairage étonnant. Chaque affaire a plusieurs vérités, une seule est enfouie dans le cœur de l’homme. Grâce à Robnoir, Jacques Vergès nous révèle sa permanente quête de la vérité profonde de chaque homme, celle que ce dernier ne connaît pas lui-même mais découvre à l’occasion d’une crise.
Ces vérités abordées dans ses derniers écrits ne sont là que pour nous présenter la passion de Robnoir/Vergès, le combat de l’Homme qui le rend libre : « c’est le jeu de l’Homme avec (la mort) qui m’intéresse, car c’est un jeu étonnant dans lequel on entre toujours comme si on pouvait gagner, alors qu’on sait très bien qu’on finira par perdre. La seule chose qu’on y gagne sans doute est d’avoir une mort bien à soi. »
Ces récits courts sont le testament littéraire du célèbre avocat et montrent sa recherche constante de la vérité.
EXTRAIT
Il me ressemble sans doute mais il n’est pas moi. Il est moi tel que je voudrais être, plus libre, plus hardi, plus accompli.
Quand je referme les recueils de plaidoiries des grands anciens, les romans ou pièces de théâtre qui alimentent ma passion judiciaire, les essais et mémoires de tous ceux qui se sont intéressés aux problèmes de la Justice, – non pas ceux de son quotidien mais ceux de son essence même – c’est lui que j’appelle.
J’écoute ses confidences.
Je l’écoute dialoguer avec ses clients, qui parfois ressemblent aux miens, dans la crasse des parloirs de prison.
Je l’entends dans des lieux plus chics ou dans son cabinet, faire face à ses adversaires notables ou magistrats. Et j’ai pensé qu’il pourrait être intéressant pour vous aussi de l’écouter.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Profond. « Plus l’accusation est lourde, plus le devoir de défendre est grand. » - C.B., Valeurs Actuelles
À PROPOS DE L'AUTEUR
Auteur, notamment, de De la stratégie judiciaire (Minuit, 1968) et, aux Puf, de Justice et littérature ("Questions judiciaires", 2011), Jacques Vergès (1925-2013) était avocat au barreau de Paris.
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Aperçu du livre
Robnoir - Jacques Vergès
8.
Introduction
Aucune profession n’offre autant de visages que celle d’avocat. À la différence des autres professionnels en effet qui interviennent ponctuellement, l’avocat peut être présent à tous les moments importants de la vie.
Vous allez connaître la joie d’une paternité hors mariage. Outre le gynécologue, n’oubliez pas non plus de consulter un avocat.
Vous décidez d’acheter un vieux manoir pourri mais plein, pour vous, de charmes secrets. Faites appel à un architecte et à un notaire mais n’oubliez pas non plus l’avocat.
Votre propriétaire vous impute des charges excessives, consultez votre avocat.
Vous allez vous marier avec une porteuse de pain ou la fille d’un riche trafiquant, qu’importe, pour choisir un régime matrimonial qui protège tout le monde et ne blesse personne, appelez votre avocat.
Vous allez enfin mourir heureux d’avoir tant vécu et voulez exprimer en toute sécurité et discrétion votre gratitude envers une maîtresse fidèle, appelez encore votre avocat.
L’avocat aujourd’hui a autant de visages qu’il y a d’honnêtes gens et de criminels dans le monde.
Il y a :
l’avocat féru d’informatique qui rêve de remplacer les tables de la loi, trop vagues à son goût par des tables d’actuaire et le juge trop humain par un robot sans cœur et sans faiblesse.
l’avocat au cœur simple qui pense que tout drame humain comporte sa solution comme toute énigme policière.
l’avocat humaniste prêt à faire condamner l’humanité au nom de son amour du genre humain.
l’avocat spécialiste, prud’hommes, loyers, accidents pour qui il n’existe pas de problème majeur, les textes bons ou mauvais (mais ce n’est pas son problème) étant là et ayant force de loi.
- Vous ne pouvez plus payer votre loyer, c’est fâcheux, mais il faudra le faire. Tout ce que je pourrai obtenir pour vous, ce sont des délais.
- La victime a surgi inopinément du brouillard sur un chemin de traverse. C’est ennuyeux mais on vous dira que vous deviez garder le contrôle de votre véhicule. Je pourrai vous éviter une sanction trop forte mais pas le paiement des dommages et intérêts.
- Votre patron ne répond jamais à votre salut, c’est odieux mais cela ne constitue pas une rupture abusive de votre contrat de travail.
- Même le football a aujourd’hui ses spécialistes.
À côté de tous ceux-là, dignes d’estime, il y en a fort heureusement aussi d’autres, dignes d’admiration. J’ai eu le bonheur d’en rencontrer quelques-uns :
Jacques Isorni, avocat de l’Algérie Française, se précipitait vers moi, avocat du F.L.N., que le Conseil de l’Ordre s’apprêtait à susprendre, pour me dire : « Ne cédez pas ».
Jean-Louis Tixier Vignancour, avec qui j’ai défendu un confrère victime d’écoutes et qui, un soir où je m’étais rendu chez lui organiser cette défense, m’offrit le champagne pour saluer ma visite, disait-il, dans l’antre du fascisme.
Albert Naud, Résistant et défenseur passionné de Pierre Laval qui voulut bien me défendre aussi devant le tribunal militaire où j’étais poursuivi pour offense à magistrats (militaires).
Paul Baudet, membre du Conseil de l’Ordre quand je fus élu premier secrétaire de la Conférence et qui me dit « gardez le sourire quand vous me ferez pendre », j’étais alors membre du PCF, et qui sut à la prison de la Santé conduire son client Jacques Fesch condamné à mort.
Dieu sait qu’ils n’étaient pas de la même chapelle mais ils avaient en commun des qualités rares de nos jours : le courage, l’indépendance, le sens de l’humain, le courage de tenir tête à la meute au point de risquer la prison ou la suspension, l’indépendance face au totalitarisme de la pensée unique, l’intuition profonde qu’aucun procès n’atteindra jamais la vérité d’un accusé.
•
Chacun de nous, quelles que soient ses occupations, invente, un jour ou l’autre, un double idéal qu’il interroge à chaque moment important de sa vie.
- Qu’aurais-tu fait à ma place ? Aurais-tu agi de même ?
C’est ainsi qu’est né pour moi Robnoir.
Il me ressemble sans doute mais il n’est pas moi. Il est moi tel que je voudrais être, plus libre, plus hardi, plus accompli.
Quand je referme les recueils de plaidoiries des grands anciens, les romans ou pièces de théâtre qui alimentent ma passion judiciaire, les essais et mémoires de tous ceux qui se sont intéressés aux problèmes de la Justice, – non pas ceux de son quotidien mais ceux de son essence même – c’est lui que j’appelle.
J’écoute ses confidences.
Je l’écoute dialoguer avec ses clients, qui parfois ressemblent aux miens, dans la crasse des parloirs de prison.
Je l’entends dans des lieux plus chics ou dans son cabinet, faire face à ses adversaires notables ou magistrats. Et j’ai pensé qu’il pourrait être intéressant pour vous aussi de l’écouter.
Avec lui le roman judiciaire se sépare définitivement du roman policier. Là où les autres prétendent traquer la vérité, en quête de certitude comme d’une béquille, lui vole sur les ailes du doute, non pas en cynique mais en amoureux de la vie tout simplement.
Première nouvelle
Naissance d’une vocation
Ma vocation est née au Quartier Latin. J’étais étudiant, mais elle venait sans doute de plus loin.
Après tout, quand naît l’enfant, il a déjà neuf mois, en dépit de ce que racontent les avorteurs. Elle m’est apparue soudain et par hasard : un ami fut abattu un jour par son ex-fiancée. Elle l’avait bafoué, il s’était résigné à la quitter ; elle était revenue le supplier de reprendre la vie commune et, devant son refus, l’avait tué.
J’allais assister au procés par piété et curiosité mélangées et comptais y passer une heure ou deux ; j’y suis resté trois jours, fasciné par le rituel de la mise à mort de la meurtrière dont je n’oublierai jamais le regard sans fond de statue. Il est toujours dangereux de vouloir se reconnaître au miroir des autres. Venu pour la victime, je ressortais de ces trois journées obsédé par son bourreau et décidé à devenir avocat.
Dix ans plus tard, sanctionné par le Conseil de l’Ordre pour avoir apporté trop de passion dans ma defense des terroristes du FLN, je m’étais réfugié au Maroc lorsque j’appris par les journaux, après son suicide, que cette femme y avait refait sa vie, sous un faux nom.
Ce personnage m’a accompagné ainsi dix ans, à la fois proche et inconnu, comme un personnage de roman, Julien Sorel ou Jacques le Fataliste, mais d’un roman vrai, que j’aurais pu rencontrer et qu’il me semble avoir connu. Tout nous opposait pourtant. Nous avions à peu près le même âge, mais je venais d’un milieu progressiste, comme on dit, et elle d’un milieu d’affaires. J’étais volontaire chez de Gaulle à l’heure où elle flirtait avec un jeune marin allemand à Lorient, sa ville natale.
Et cependant, lors de son procès, mon cœur battait pour elle. Sans doute aimais-je déjà les causes indéfendables, celles qui appellent la loi de Lynch et qui m’ont toujours fait mépriser la foule, surtout quand elle confond l’impunité et la morale. Ce procès fut en effet une abominable chasse à l’homme : d’un côté, un parterre de gens honnêtes, facilement en règle avec eux-mêmes, comme toujours, s’esclaffant aux saillies d’un président, d’un procureur et d’une partie civile rivalisant de vulgarité ; de l’autre, sous une épaisse chevelure rousse, ce regard inoubliable où n’apparaissait aucun sentiment terrestre.
C’est pour éviter cette épreuve qu’un mois plus tôt, dans l’obscurité de sa cellule, à la prison des femmes de la Roquette, elle s’était ouvert les veines, répandant sur le sol un litre de son sang. Elle avait écrit aparavant, au président de la Cour d’Assises, une lettre qui le laissa froid :
« Je suis obligée de vous écrire dans le noir car je ne veux pas allumer la veilleuse. Je ne sais si vous pourrez me lire. Peut être ne le voudrez-vous même pas… Je ne veux pas me soumettre à une justice manquant à ce point de dignité. Je ne refuse pas d’être jugée, mais je refuse d’être donnée en spectacle ».
Elle s’était infligée la peine suprême, la peine de mort que s’apprêtaient à réclamer contre elle procureur et partie civile ; elle épargnait à la chancellerie l’horreur et les frais d’une exécution. L’institution refusa ce don : elle préfère en effet à la noblesse de la mort volontaire, l’horreur de la mort qu’on inflige, spécialement au terme d’une boucherie. Du moins, du fond de cette mort désirée, l’accusée pouvait-elle gifler, avant que le procès ne commence, ceux qui prétendaient la juger.
J’ai parcouru toutes les stations de ce procès, comme les stades d’une initiation. Il devint pour moi l’exemple même de l’incommunicabilité dans une enceinte judiciaire. Toute vie humaine est faite de mystère, de contradictions ; pour mieux l’entrevoir dans sa richesse, la seule place possible est l’œil du cyclone, là où tout se prépare et où tout reste étonnamment calme. Et encore faut-il attendre avec patience que les choses, d’elles-mêmes, par leur propre mouvement, se décantent, avant de nous apparaître comme un champ dévasté dans la lumière de midi.
Marquée de défis précoces, d’expériences extrêmes, cette vie exigeait, pour être comprise, le recueillement. Le procès ne fut que tumulte et grossièreté.
Dans cette vie où la recherche d’un pauvre bonheur n’avait joué aucun rôle, pas plus que le bon sens, c’est au nom du bon sens que la partie civile la sommait de s’expliquer. C’est au nom du bonheur qu’elle avait détruit que l’avocat général réclamait pour elle une mort ignominieuse.
Entrant dans leur jeu, elle aurait pu sans doute s’avilir, se rouler par terre, griffer son beau visage impassible, se mettre à genoux ; elle aurait obtenu des juges et de la salle, enfin satisfaits de la voir descendre jusqu’à eux, un peu de pitié et, bien pis, un peu de mépris ; elle ne voulut pas y consentir. Grâce lui en soit rendue.
Sa vie fut passée au peigne fin. L’accusation évoqua ses rendez-vous, en 1940, avec un jeune marin allemand de vingt ans qui lui offrait des fleurs – elle avait quatorze ans. Trois ans plus tard, elle s’engage comme infirmière. Le médecin-chef allemand de l’hôpital a cinquante-cinq ans, les tempes argentées, la distinction d’un aristocrate, la faculé d’écoute du praticien. Elle succombe à son charme.
- Avouez, lui dit le président (qui sans doute n’avait jamais rencontré pareille fortune), que cette différence d’âge a tout de même quelque chose de choquant.
Elle n’avoua rien. Encouragé par la foule, le président insista :
- Vous a-t-il prise de force ? Vous a t-il séduite ?
- Non, dit-elle, sans que l’on sût à laquelle des deux questions elle répondait. De toute manière, cela n’avait pas d’importance. L’essentiel était de rigoler en humiliant. Le ton devint plus noble quand on lui rappela que des patriotes l’avaient tondue pour cet acte de haute trahison, vengeant ainsi l’affront fait à la République et aussi, mais on n’y pensa pas, aux lois allemandes concernant l’amour en temps de guerre.
Quelques années plus