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Valeurope refuge: Marginales - 292
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Livre électronique239 pages3 heures

Valeurope refuge: Marginales - 292

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Découvrez un autre numéro en version numérique de la revue littéraire belge Marginales

Heureuse Europe, fière de ses accomplissements. Vous vous êtes rassemblée, trop soucieuse d’abolir les conflits qui vous avaient tant tourmentée. Vous vous êtes dotée de ces institutions que les hommes ont conçues pour formaliser les différends, atténuer les différences, rassembler les énergies pour mieux marcher de front.
Vous avez, peu à peu, aggloméré les bonnes volontés et même converti les brebis égarées, ou plutôt confisquées par l’ours tyrannique qui avait, il est vrai, contribué à éliminer les loups qui vous avaient terrorisée. Vous ne cessiez d’afficher votre volonté de serrer les rangs, de justifier votre étendard étoilé et l’hymne à la joie choisi comme chant de ralliement. Pourquoi s’étonner que vous suscitiez les envies, les appétits, les ambitions ?

Heureuse Europe, détentrice de grandes conquêtes. Nourrie de votre histoire, de ses lumières et de ses ombres, vous vous êtes prémunie de ce que furent vos cauchemars. Les conflits de conviction, les guerres de religion qui furent vos grandes déchirures, qui se traduisirent par des rafles, des massacres, des désordres trop souvent meurtriers. Peu à peu, vous avez apaisé ces conflits, en instituant le plus important des schismes : celui qui distingue l’Église et l’État, séparant ce qui revient à Dieu, qui est de l’ordre de la conscience, et ce qui appartient à César, qui relève de la morale publique. Ce règlement-là, il ne s’obtint pas de façon pacifique, loin de là, il mit des siècles à s’imposer, coûta des vies, fractura des peuples.

Des nouvelles inspirées par la thématique de l’Union Européenne avec des écrivains comme Yves Wellens, Liliane de Schraûwen ou encore Jean-Pol Baras.

À PROPOS DE LA REVUE

Marginales est une revue belge fondée en 1945 par Albert Ayguesparse, un grand de la littérature belge, poète du réalisme social, romancier (citons notamment Simon-la-Bonté paru en 1965 chez Calmann-Lévy), écrivain engagé entre les deux guerres (proche notamment de Charles Plisnier), fondateur du Front de littérature de gauche (1934-1935). Comment douter, avec un tel fondateur, que Marginales se soit dès l’origine affirmé comme la voix de la littérature belge dans le concert social, la parole d’un esprit collectif qui est le fondement de toute revue littéraire, et particulièrement celle-ci, ce qui l’a conduite à s’ouvrir à des courants très divers et à donner aux auteurs belges la tribune qui leur manquait.
Marginales, c’est d’abord 229 numéros jusqu’à son arrêt en 1991. C’est ensuite sept ans d’interruption et puis la renaissance en 1998 avec le n°230, sorti en pleine affaire Dutroux, dont l’évasion manquée avait bouleversé la Belgique et fourni son premier thème à la revue nouvelle formule. Marginales reprit ainsi son chemin par une publication régulière de 4 numéros par an.

LES AUTEURS

Luc Dellisse, Françoise Pirart, Rose-Marie François, Elise Bussière, Michel Torrekens, Marc Guiot, Yves Wellens, Daniel Simon, Jean-Baptiste Baronian, Jean Jauniaux, Philipp Remy-Wilkin, Alan De Kuyssche, Liliane Schraûwen, Jean-Pierre Berckmans, Corinne Hoex, Alain Dartevelle, Marc Meganck, Nicole Verschoore, Isabelle G, Véronique Bergen, Martine Depret, Anatole Atlas, et Jean-Pol Baras.
LangueFrançais
ÉditeurKer
Date de sortie2 mars 2016
ISBN9770025293251
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    Aperçu du livre

    Valeurope refuge - Collectif

    Editorial

    Par Jacques De Decker, 25 janvier 2016

    Vous avez, peu à peu, aggloméré les bonnes volontés et même converti les brebis égarées, ou plutôt confisquées par l’ours tyrannique qui avait, il est vrai, contribué à éliminer les loups qui vous avaient terrorisée. Vous ne cessiez d’afficher votre volonté de serrer les rangs, de justifier votre étendard étoilé et l’hymne à la joie choisi comme chant de ralliement. Pourquoi s’étonner que vous suscitiez les envies, les appétits, les ambitions ?

    Heureuse Europe, détentrice de grandes conquêtes. Nourrie de votre histoire, de ses lumières et de ses ombres, vous vous êtes prémunie de ce que furent vos cauchemars. Les conflits de conviction, les guerres de religion qui furent vos grandes déchirures, qui se traduisirent par des rafles, des massacres, des désordres trop souvent meurtriers. Peu à peu, vous avez apaisé ces conflits, en instituant le plus important des schismes : celui qui distingue l’Église et l’État, séparant ce qui revient à Dieu, qui est de l’ordre de la conscience, et ce qui appartient à César, qui relève de la morale publique. Ce règlement-là, il ne s’obtint pas de façon pacifique, loin de là, il mit des siècles à s’imposer, coûta des vies, fractura des peuples.

    L’autre de ces acquis majeurs fut celui de la solidarité. Que mérite l’homme, quelle que soit sa condition, dans une société digne de ce nom ? L’égalité devant la maladie et la misère. Ce privilège-là fit bientôt l’essentiel de votre renom. Ailleurs dans le monde, cet usage apparut comme bien davantage que le résultat d’un contrat social : un cadeau de la providence, une grâce inespérée. Vous apparaissiez, du fait de cette mesure, comme fondatrice d’un paradis. En Europe, se fit savoir ailleurs, l’humanité n’est plus enchaînée, puisqu’il n’est pas nécessaire de travailler pour assurer sa subsistance. Ce qui avait été élaboré comme une assistance provisoire au travailleur désœuvré fut interprété comme l’abolition d’une malédiction.

    Malheureuse Europe, dont on interpréta mal les innovations. Ceux qui étaient fascinés par la seconde ne virent pas son lien avec la première. Séparer l’Église et l’État signifie que l’on n’attend pas de l’une qu’elle corrige les manquements de l’autre. Améliorer le sort des citoyens n’est pas une mission divine, mais le résultat d’un débat démocratique, où les dieux n’ont pas voix au chapitre. En d’autres termes, on ne peut bénéficier des bienfaits que la collectivité s’est attribués en continuant à penser que le peuple doit son bien-être à la divinité. Il est, au contraire, impératif de laisser, dans l’accès à la cité terrestre, ses convictions intimes au foyer. Jamais plus l’Europe ne fera cette confusion, trop inquiète de retomber dans les dérives anciennes. L’Europe est toujours dépositaire des contributions des religions à sa culture, à sa civilisation, à ses lustres et à ses fêtes. Mais elle sait aussi ce que lui ont coûté ses débordements dans la vie ici-bas.

    Malheureuse Europe, frappée dans ses acquis qu’elle mit si longtemps à conquérir : la liberté de penser, de rire, de jouer, de feindre et de créer. De tout inclure dans l’art de la représentation, même les images de ses convictions et de ses adorations, qui peuvent être tenues par d’autres pour des superstitions et des aliénations. La foi est un mystère auquel certains adhèrent – ce qui s’appelle la grâce –, que d’autres parfois leur envient ; la raison peut aussi être un guide, un code, une interprétation du monde accessible à la conscience humaine, qui n’a rien d’absolu.

    Malheureuse Europe, tenue pour une valeur même par ceux qui n’ont pas saisi ce qu’elle avait de spécifique, et qui dès lors veulent s’y réfugier sans savoir ce qu’elle signifie vraiment. Ou, le sachant, tentent de la dominer pour la convertir à leurs propres certitudes. Or, ce que vaut l’Europe ne se mesure pas seulement en confort ou en deniers, mais en capacité de répartir équitablement ce qui relève de l’impalpable et ce qui n’en relève pas.

    On dira que l’Europe s’est rendue coupable des mêmes exactions dans le passé, que les croisades ne furent rien d’autre qu’une gigantesque entreprise de conquête des espaces et des esprits. Le nier serait faire injure à ce dont l’Europe a pris conscience depuis : qu’il ne fallait pas confondre deux royaumes.

    On dira que l’Europe n’a eu de cesse, des siècles durant, de se comporter en prédatrice, d’exploiter les ressources des autres continents, de décimer ses populations, d’imposer ses idées et ses illusions. Ici aussi, il serait vain de le nier. À ceci près que l’Europe, sur ce terrain, tel le professeur Frankenstein, a été dépassée par l’une de ses créatures, à savoir l’Amérique du Nord. Cette partie du monde n’est en rien sa réplique, tout au plus son imitation mensongère. Tant sur le plan de la religion que de la morale.

    La plus vaste nation d’outre-Atlantique n’a jamais vraiment rompu avec la théocratie. Elle s’obstine à faire jurer ses plus hautes instances sur la Bible, elle arbore sur ses billets de banque sa confiance en ­l’Éternel, elle fourmille d’institutions religieuses, des plus austères aux plus fantaisistes. Par ailleurs, elle résiste à l’introduction sur son territoire de mesures d’entraide face à la détresse qui font la fierté, le fardeau et le souci de l’Europe.

    Comment s’y serait-elle prise ? Elle est, pour une grande part, le prolongement de l’une des époques les plus ténébreuses de l’évolution européenne, celle d’une industrialisation massive et sauvage, largement indifférente au sort des travailleurs, celle-là même qui provoqua celui que l’on qualifia sans doute abusivement de philosophe indépassable de son temps à dénoncer un système, le capitalisme, qui contient, par son indifférence aux dégâts qu’il peut entraîner, sa propre démence. Les crises successives qu’il a connues et qui furent les plus nocives de l’histoire moderne, ne l’ont pas encore dissuadé de son bien-fondé. Au contraire. Deux siècles après la plus radicale des révolutions, il s’est cru à tout jamais insubmersible, au point de faire dire à l’un de ses augures que l’histoire avait atteint son définitif point final.

    Non content de ce succès, ce même empire s’est doté de la plus sophistiquée des instances d’autocélébration : une formidable propagande « soft », nourrie de sons et de lumières, de récits chimériques vantant des épopées qui se dérouleraient dans le cosmos, dérivatifs à une autre guerre, camouflée celle-là, qui ne se mène plus dans ces substituts d’agoras qu’étaient les palais boursiers de jadis, mais par mini-missiles domestiques et démultipliés à l’infini, qui permettent à la spéculation d’être clandestine autant que souveraine.

    Le paradoxe, c’est que les damnés de la terre ont accès aux écrans qui leur vantent les mérites d’une autre barbarie : celle qui n’a pas d’autre levier que le profit à n’importe quel prix. Les mêmes damnés ont signifié, au début du troisième millénaire, par un geste symbolique sans équivalent dans l’histoire, et répercuté simultanément dans toute la planète, que le centre mondial du commerce ne méritait rien d’autre que la destruction radicale, et il s’effondra de fait comme un château de cartes. La réponse ne se fit pas attendre : un axe du bien répliqua avec non moins de violence, n’imaginant pas qu’une autre attitude était possible. Celle non du pardon, mais de la remise en question de soi et de la concertation.

    Dans l’incapacité désormais d’atteindre le monstre, l’agression s’est dirigée vers le docteur repenti qui l’avait imaginé. La conscience malheureuse de celui-ci l’a rendu accueillant aux réfugiés des pays meurtris par la riposte disproportionnée venue d’outre-Atlantique. Avec pour tout signal de gratitude le massacre, sur des terrasses parisiennes, dans la douceur improbable d’un vendredi soir de fin d’automne, de jeunes et moins jeunes citoyens du pays où les droits de l’homme se formulèrent pour la première fois.

    Paris, ce soir-là, était, comme l’avait rêvé Victor Hugo, la capitale de l’Europe. Une Europe qui n’est plus un refuge et s’interroge sur ses valeurs.

    La Fondation Refuge

    Luc Dellisse

    Mark n’était pas frileux. Il restait en chemise par tous les temps. Sa corpulence lui tenait lieu de combinaison polaire. Un nutritionniste aurait dit qu’il portait vingt kilos de trop. Ce n’était pourtant pas ce qui frappait le plus ceux qui le croisaient, mais au contraire sa légèreté d’allure. Il avait une démarche souple, dansante, en mouvement perpétuel. Il était le plus vif des gros blonds.

    Sa concierge savait qu’il était dans l’international. Sa petite amie (un mot qui allait mal à cette grande femme élégante et brusque), aimait dire qu’il passait quatre heures tous les soirs sur son écran, à manier des chiffres : mais elle ne le voyait pas pendant la journée et ne connaissait qu’un pan de sa vie. On pouvait se douter qu’il brassait beaucoup d’affaires virtuelles. Quelles affaires ? C’était difficile à deviner. Parfois, dans son fauteuil ou dans l’ascenseur, une idée le prenait et il devenait sombre. Ou il recevait entre deux portes un appel téléphonique auquel il répondait, par monosyllabes, en anglais, avec des haussements d’épaules enthousiastes ou désespérés. La concierge pensait qu’il était trader, mais elle ne savait pas vraiment ce que trader voulait dire. La petite amie avait des intuitions d’amoureuse ; elle parlait à son propos d’import-­export. Mais qu’aurait-il pu importer, exporter, avec ses mains si blanches qu’elles n’étaient pas des mains ?

    J’ai commencé à m’intéresser à lui une semaine avant la fin. Je l’avais rencontré à une fête où j’étais invité par erreur. Ou plutôt, je croyais à l’époque que c’était par erreur, mais j’en suis moins certain aujourd’hui. Il y a parfois des coups de pouce du sort, des cadeaux surprises. J’avais reçu un courriel d’une lointaine collègue de fac, qui me conviait à la soirée donnée pour les 80 ans de son père. Ce message m’avait intrigué : outre la description anticipée de la soirée (un décor africain typique, une gastronomie délicieuse et une musique endiablée qui fera danser tout le monde), il y avait les titres du héros de la fête, qui avait été tour à tour enfant caché sous l’Occupation, président de l’association des étudiants orientalistes, consul général de Belgique à Tanger, fondateur de l’association de défense des églises romanes, présentateur d’une émission de morale laïque à la télévision. Je sentais qu’il y avait un lien entre ces différentes formes d’existence, mais j’avais du mal à les rattacher entre elles et plus encore, à un restaurant africain. J’avais donc été voir.

    La salle de fête était décorée comme une maison de propriétaire terrien au Kenya. Je me suis faufilé jusqu’au podium où le père de ma collègue recevait les serments d’allégeance avec une simplicité admirable. Ma collègue elle-même était là, belle, un peu tragique, frappée comme un vin du Latium. J’ai essayé de l’approcher, mais le public était trop compact, la salle trop divisée. Je n’avais pas du tout la tenue appropriée pour une soirée de la sorte, tout en couleurs et en nuances ; et l’album de photos de Victor Hugo à Jersey que j’avais amené pour l’offrir avait l’air d’un OVNI dans cette ambiance de pagne et de fumée. Les belles joues tombantes du poète lyrique avant sa conversion à la barbe et au patriarcat avaient pourtant le charme des oiseaux de mer.

    Replié près du bar, mais pas tout contre, je protégeais mon bol de moambe et ma bière de chasseur blanc contre le remuement énorme et ininterrompu d’une soixantaine d’invités qui formaient, dans la pièce principale, une foule mobile et bigarrée. Il est à noter qu’à part les deux serveurs, assez indolents et même invisibles la plupart du temps, aucune des personnes présentes n’était africaine. À force de refluer toujours plus vers le fond de la pièce pour préserver mon pique-nique, j’ai fini par heurter du dos une colonne ajourée : et en me retournant, j’ai vu que c’était un escalier à vis Parker, d’un métal noir et tendre, qui perçait le plafond comme une balle entre deux yeux. Je suis monté.

    Mark était là. Évidemment, j’ignorais qu’il s’appelait Mark et j’ignorais qu’il allait mourir.

    Dans un visage assez banal et lourd, ses petits yeux gris scintillants m’ont jaugé. Il a replié son téléphone, qu’il a gardé dans la main gauche. La légèreté avec laquelle il était venu à moi ressemblait à de l’apesanteur, comme si son sourire de retrouvailles, imaginaire car je ne l’avais jamais vu, annulait le chiffre rond de son poids.

    On ne peut pas toujours être évasif : j’ai convenu que j’étais, oui, écrivain. Il a paru ravi, sans pour autant marquer le moindre intérêt pour ce que j’écrivais. « Est-ce que vous êtes vraiment connu ? » a été sa seule question précise sur mon activité artisanale. Déjà, il passait à autre chose. À quoi ?

    Il s’était mis à parler de l’Europe. Il n’en parlait pas comme d’un ensemble de pays où l’on pouvait avoir une maison ou lire des livres ou nager dans la mer. Il avait une éloquence spéciale pour la traiter comme une planète imaginaire où l’on pouvait acheter une concession à crédit. Il en parlait surtout comme d’une région uniforme où les différences de langue, de culture et de style de vie n’étaient que des nuances déjà à demi effacées. Son visage était plein de joie pendant qu’il parlait.

    Il m’a fasciné aussitôt, comme un dresseur de chien de garde, comme un croupier de casino. Sa corpulence et son air comestible (il ressemblait à Rossini à quarante ans) plaidaient vaguement pour lui. Il avait malgré tout quelque chose d’inquiétant.

    Quelle heure était-il ? Il devait partir ! Il a proposé de me reconduire en voiture. J’ai refusé du bout des lèvres, sachant comme il est difficile de trouver un taxi le samedi soir. Il n’a pas dû beaucoup insister. Nous avons quitté la soirée africaine sans que j’aie pu serrer contre mon cœur l’octogénaire qui nous avait invités : j’ai posé mon livre sur Hugo au sommet d’une pile informe de boîtes de chocolat équitable, de disques de zumba, de cactus en pot, d’écharpes bariolées et de vins du Nicaragua qui semblaient plutôt des messages codés que des cadeaux d’anniversaire : mais je n’y connais rien. J’ai remarqué que tous les gens que nous croisions au pied de l’escalier, dans le couloir, sur le seuil, reconnaissaient la petite silhouette ronde et blonde qui m’entraînait à sa suite et la saluaient d’un clair : « bonsoir Mark » mais toutefois, sans s’arrêter : une puissance locale mais suspecte, c’est l’impression qu’il donnait. Je ne savais toujours pas à qui j’avais affaire. Sur la foi de ses propos transnationaux, j’avais conclu qu’il devait être fonctionnaire européen.

    Je l’ai suivi dans la rue, en nouant mon écharpe ; il faisait cliqueter une télécommande pour retrouver sa voiture, et sa chemise grise claquait dans le froid de la nuit. Je me suis plié en deux, puis en deux encore, pour prendre place dans son petit bolide blanc. La voiture était plus luxueuse que je n’aurais cru de la part d’un homme de l’ombre : mais qui n’a pas besoin de compenser ?

    En roulant, il s’est peu à peu transformé, d’une manière étrange et qui ne paraissait pas vraiment sous contrôle. Sa bonne humeur apparente, sa roseur reflétée par le pare-brise, la sonorité agréable de son petit rire, commençaient à se voiler. Il continuait à sourire, mais de loin. J’ai regardé dehors, les maisons et les arbres. C’est pourtant à ce moment-là qu’il a recommencé à raisonner. Il évoquait « le peuple européen » comme une population sans visage, déclinante et occupant trop de place pour l’usage qu’elle en faisait. Il estimait à vingt pour cent le taux d’immigration nécessaire pour maintenir à flot la relève. Remplacer massivement des autochtones par des réfugiés n’était pas une simple opération arithmétique, à l’évidence, mais cette idée ne l’arrêtait pas. C’était sans doute un grand homme, il voyait plus loin que le bonheur.

    Il s’est arrêté à hauteur de mon immeuble, de l’autre côté de la rue. Je ne me souvenais plus de lui avoir donné mon adresse, mais je n’étais pas soupçonneux. Personne dans son bon sens ne pouvait croire que notre rencontre était planifiée, qu’il me connaissait avant que je ne débouche de l’escalier à vis et ne l’aperçoive en train de raccrocher. J’avais bu deux ou trois verres de Simba. J’avais dû lui dire l’adresse sans y penser.

    Il est sorti de la voiture en même temps que moi. « Je vais vous donner toute la documentation. Vous verrez ce que vous pouvez en tirer. » La documentation ? Le cul de la voiture s’est soulevé avec une grâce d’automate. Dans le désordre de l’art, l’intérieur du coffre m’est apparu comme un contre-trésor : au lieu de pierres précieuses, ou de jouets d’enfants, ou de cannes à pêche perfectionnées, ou de cartons de vin, de vases chinois, de cartouches de cigarette, de ceintures de pièces d’or – tout ce qu’on peut espérer faire surgir d’un couvercle rabattu, d’une malle pleine de serrures – il n’y avait que des piles de brochures prises dans la gangue transparente de leur cellophane. Il m’en a tendu deux exemplaires qui gisaient tout au fond. « On en reparle très vite. Là, je me sauve. »

    Il est reparti. J’ai traversé la rue calme à cette heure. Dans l’ascenseur, j’ai regardé ce que je tenais à la main. Deux formats, deux couvertures différentes. Toutes les deux en anglais. Une était signée d’un récent prix Nobel de littérature. L’autre était anonyme et intitulée « Un accueil raisonnable et sans limite ». La formule m’a enchanté. Raisonnable et sans limite ! Pascal n’aurait pas dit mieux. En parlant de l’amour du Christ, il est vrai.

    J’ai bu un verre véritable. Le prix Nobel ne s’était pas foulé. L’autre brochure valait surtout par ses photos. Sur la couverture, deux enfants se faisaient face sur le pont d’un navire. Le noir tendait au blanc deux bras amicaux. Au-dessous, en lettres vermillon : Refuge foundation. Life Forever. Comme un feu sous la brume, ce logo cherchait les regards.

    Internet m’a fourni quelques détails sur la Fondation. Elle avait pour but d’aplanir toutes les difficultés matérielles, politiques, administratives et financières qui risquaient d’empêcher les individus et les peuples de s’installer à l’endroit de leur choix, et d’y rester.

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