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Sarah mourait si bien: Roman policier
Sarah mourait si bien: Roman policier
Sarah mourait si bien: Roman policier
Livre électronique235 pages3 heures

Sarah mourait si bien: Roman policier

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À propos de ce livre électronique

Un thriller haletant qui vous emmènera au début du XXe siècle

Basile Giudicelli est un jeune trentenaire insouciant, qui aime son métier, sa femme, son appartement et sa vie à Bruxelles. Le jour où sa cousine Jeanne est poignardée, son univers bascule et Basile plonge dans une grave dépression. Il demande alors l'aide du détective Ange Mattéi, qui séjourne pour la première fois en Belgique. Mattéi comprend rapidement que le meurtre de Jeanne est lié à la tragédienne Sarah Bernhardt. Entre Edmond Rostand et Jacques Brel, Odéon et Mort Subite, Champagne et Duvel, Mattéi n'a que très peu de temps pour découvrir toute la vérité.

Découvrez sans plus attendre cette nouvelle enquête du capitaine Mattéi

A PROPOS DE L'AUTEUR

Martine Cadière est Waterlootoise. Elle écrit essentiellement des romans policiers contemporains dont le sujet est toujours une femme mythique, qui a des combats à mener et des idées à défendre. Un gendarme Corse, malin et suprêmement courtois, dirige les enquêtes. C'est ici Sarah Bernhardt, ses conceptions scéniques mais aussi son style coloré et fascinant qui ont intéressé l'auteur. Martine Cadière est membre de l'association des Conférenciers francophones de Belgique, des Ecrivains belges francophones, des amis de George Sand, et académicienne de Provence.

EXTRAIT

Depuis deux jours, la pluie tombe sans discontinuer sur Bruxelles. La nuit est arrivée rapidement, sans transition, et les réverbères éclairent péniblement les trottoirs et le bitume mouillés. Le long des rues, l’eau de pluie charrie les feuilles mortes et les papiers sales, et quelques fins flocons de grêle commencent à s’abattre avec un petit bruit sec et désespérant. L’automne s’est précocement installé sur la ville, et il faudra s’habituer à vivre de longues journées humides et sombres, jusqu’à l’arrivée du printemps. Un exercice auquel les Belges sont rompus, il en va de leur santé mentale.
Il se fait tard. Dans son luxueux duplex de l’avenue Emile Duray, Maître Jeanne Giudicelli est restée seule. La secrétaire, les stagiaires et les derniers clients sont partis, et Jeanne a allumé quelques lampes qui diffusent à l’instant une lumière agréable. Il y a sur le bureau un désordre inhabituel. Maître Giudicelli a rassemblé autour d’elle des photos et des vieux documents. Elle saisit délicatement une affiche ancienne qu’elle renifle. L’affiche, un vieux programme de théâtre annonçant Mademoiselle Sarah Bernhardt dans « L’Autre », drame en quatre actes de George Sand, a l’odeur des vieux papiers restés longtemps confinés au même endroit, un mélange de poussière, de tabac et de naphtaline. Jeanne prend soigneusement quelques notes. De temps à autre, elle lève la tête.
LangueFrançais
ÉditeurDricot
Date de sortie1 juin 2015
ISBN9782870954812
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    Aperçu du livre

    Sarah mourait si bien - Martine Cadière

    p.344

    Prologue.

    Depuis deux jours, la pluie tombe sans discontinuer sur Bruxelles. La nuit est arrivée rapidement, sans transition, et les réverbères éclairent péniblement les trottoirs et le bitume mouillés. Le long des rues, l’eau de pluie charrie les feuilles mortes et les papiers sales, et quelques fins flocons de grêle commencent à s’abattre avec un petit bruit sec et désespérant. L’automne s’est précocement installé sur la ville, et il faudra s’habituer à vivre de longues journées humides et sombres, jusqu’à l’arrivée du printemps. Un exercice auquel les Belges sont rompus, il en va de leur santé mentale.

    Il se fait tard. Dans son luxueux duplex de l’avenue Emile Duray, Maître Jeanne Giudicelli est restée seule. La secrétaire, les stagiaires et les derniers clients sont partis, et Jeanne a allumé quelques lampes qui diffusent à l’instant une lumière agréable. Il y a sur le bureau un désordre inhabituel. Maître Giudicelli a rassemblé autour d’elle des photos et des vieux documents. Elle saisit délicatement une affiche ancienne qu’elle renifle. L’affiche, un vieux programme de théâtre annonçant Mademoiselle Sarah Bernhardt dans « L’Autre », drame en quatre actes de George Sand, a l’odeur des vieux papiers restés longtemps confinés au même endroit, un mélange de poussière, de tabac et de naphtaline. Jeanne prend soigneusement quelques notes. De temps à autre, elle lève la tête. Son regard va de la porte aux fenêtres, revient sur le document qu’elle a dans les mains, un portrait de Sarah Bernhardt, qui la représente debout dans son salon, en longue traîne de satin blanc, entourée de rideaux, de tapis, de plantes, d’objets et d’animaux familiers.

    Le portable sonne. Maître Giudicelli a le temps de voir un nom s’afficher et son cœur s’emballe.

    – Chéri… Tu me manques. Non, ne te fais aucun souci pour moi, mon cousin est en bas… Il m’attend… Je t’aime, à demain !…

    Jeanne raccroche, cherche une loupe dans son tiroir et examine à nouveau la photo. Absorbée par ses recherches, elle n’a pas entendu l’homme qui marche silencieusement sur la moquette du couloir, et qui note d’un œil exercé la disposition des locaux et des issues. Il est agile, se déplace comme un chat et progresse à petits pas feutrés.

    Dans sa main gantée, il tient une seringue hypodermique, standard, à usage unique.

    ***

    1. Paris, 1870. Sarah Bernhardt.

    Février 1870, théâtre de l’Odéon.

    Spectacle : « L’Autre », George Sand.

    Première qualité physique nécessaire au Comédien : la Mémoire.

    La mémoire est une très bonne personne, mais il faut s’occuper d’elle, et ne jamais la délaisser. Il importe peu que la mémoire soit lente, passagère, durable, immédiate, profonde, mais il faut que l’artiste dramatique ait de la mémoire sinon il ânonne ou attend le souffleur, ce qui est odieux.

    Sarah Bernhardt, l’Art du Théâtre

    Mais que se passe-t-il, à la fin ? Sarah Bernhardt observe, s’acharne, travaille avec application au nouveau spectacle, et mieux encore, elle y croit de toutes ses forces. Comme d’habitude à l’Odéon, tout le monde est sur pied de guerre. Comédiens, régisseur, techniciens, habilleuses, personnel de salle, tous répètent sans relâche pour être prêts vendredi prochain, jour de la première.

    Tout le monde, sauf George Sand, qui n’a pas dit un mot depuis le début des répétitions. Madame Sand a décidé de mettre en scène elle-même « l’Autre », un drame obscur et ambigu, qu’elle a écrit en quelques semaines. Pour des raisons inconnues, elle est odieuse avec Sarah et ne lui accorde pas un regard. Or, George Sand est assurée du succès de « l’Autre », car depuis plusieurs mois le nom de Sarah Bernhardt suffit pour remplir complètement la salle.

    Sarah, intimidée, attend que Madame Sand revienne à elle, aux mille marques d’affection que la vieille dame lui a prodiguées jusqu’à présent. Mais George Sand ne s’adresse qu’à Mademoiselle Blanc, l’autre comédienne qui partage l’affiche. Pourtant les relations entre Sarah et la vieille romancière ont toujours été excellentes, depuis que Sarah a triomphé avec « le Champi » et « Le Marquis de Villemer » sur cette même scène de l’Odéon. En public, George appelait Sarah « ma petite madone », et quand elles étaient seules, elles se caressaient la main. Et aujourd’hui, toute la troupe a le sentiment que George Sand veut en finir, et rentrer au plus vite à son appartement de la rue de Condé. D’ailleurs, elle se lève dans un grand frémissement de jupes et quitte le théâtre en saluant à peine.

    Sarah s’écroule alors dans les bras de son habilleuse.

    – Mais qu’est-ce que je lui ai fait ? Tu as vu comme elle est distante ? Méchante ?

    – N’exagérez pas ! elle est peut-être fatiguée, tout simplement.

    Sarah a un geste violent.

    – Elle n’était pas fatiguée pour Blanc, ni pour Berton, elle leur parlait, leur souriait ! À moi, elle n’a pas dit un mot, elle m’évitait, Suzanne, tu entends ? Elle m’évitait ! Quel affront ! Je ne comprends rien… et je n’ai pas l’ombre d’une explication !

    – Est-ce que c’est vraiment important ? Jouez, Madame, ne vous préoccupez pas de Madame Sand, pensez au public, à l’Odéon, vous honorez ce théâtre.

    – Je m’en fiche. Tu as vu le public, c’est un public de vacanciers, de vendeuses et de charcutières !

    – Et alors ? C’est un public, ce sont toutes les vendeuses et les charcutières du monde qui feront votre gloire et votre nom.

    Sarah tombe dans un fauteuil, avec un soupir de découragement.

    – Excuse-moi, Suzanne, je ne pense pas ce que je dis, mais je suis tellement malheureuse…

    Elle cache son visage dans son bras, et se met à pleurer, avec de gros sanglots convulsifs. Suzanne est embarrassée, elle ne sait comment consoler la jeune comédienne.

    – Allez, Madame, hier soir, souvenez-vous, on a claqué de tous côtés.

    – La belle affaire ! Tu sais ce que je pense de la claque. Ah ! voilà Guérard, ma p’tite Guérard, écoute-moi, va chez Madame Sand, elle t’écoutera, demande-lui pourquoi elle m’en veut, s’il te plaît, ma p’tite Guérard.

    Et Sarah pleure de plus belle.

    Madame Guérard, l’amie de toujours, échange un regard avec l’habilleuse. Elle s’approche de Sarah, et caresse les épaules frémissantes, maigres à faire peur.

    – J’irai, Sarah, je te le promets, j’irai chez George Sand.

    Sarah gémit.

    – Merci, Guérard, ce n’est pas loin, c’est au bout de la rue.

    – Je sais. Tiens, regarde, j’ai le journal, je te lis la Critique Dramatique ?

    – Oui. Non. Est-ce qu’elle est bonne ?

    – Je n’en sais rien, je la découvrirai en même temps que toi. Tu veux que je la lise avant ?

    La comédienne se redresse.

    – Non. Je suis assez grande pour tout entendre.

    Madame Guérard chausse alors ses lunettes et entame sa lecture.

    – Hier soir, il n’y avait que les amis de Madame Sand dans la grande salle de l’Odéon. On y présentait « L’Autre », un drame romantique ennuyeux à périr et… Mauvais début, ma petite. Je continue ?

    – Évidemment que tu continues !

    – « L’Autre » n’est qu’une bleuette de plus…

    Madame Guérard écarte alors le journal et regarde Sarah par-dessus ses lunettes.

    – Est-il encore besoin de déranger Madame Sand ? Car ton explication se trouve ici, dans cet article ! Voilà pourquoi elle était désagréable.

    – Non, Guérard, je ne le crois pas. Je la connais, je l’ai pratiquée, George Sand est un esprit libre. Elle n’a que faire des critiques, elle s’en fiche. Il y a autre chose, je t’assure. Allez, poursuis.

    – Des petits imbéciles, pour se donner des airs d’artiste, ont prétendu de ce drame, qu’il ne faut en voir que l’exécution… Donc, toi !

    – Continue.

    – Mais c’est une théorie de fille, qu’il faut renvoyer au trottoir !… Doux jésus, mais qu’est-ce que c’est que ce torchon ?

    – Continue, je te dis.

    – Tu es certaine ?

    – Absolument !

    – Soit. Madame Sand est une infatigable prêcheuse qui ne produit que des faussetés et des abjections.

    – Ils ont vraiment écrit ça ?

    – Et plus encore, écoute !… Quant à la construction littéraire, elle est empêtrée et glacée. Madame Sand écrit des drames avec d’anciens romans, ce qu’un romancier de haute race n’aurait jamais fait.

    – Mais c’est faux, entièrement faux ! Qui se permet de…

    – Sarah, as-tu fini de me couper ? Veux-tu lire toi-même ?

    Madame Guérard, à qui il incombe d’aller demander des explications à George Sand, et qui s’en serait bien passée, est fâchée et le ton monte. Aussi Sarah se montre-t-elle cajoleuse.

    – Allez, ma p’tite Guérard, je suis bien impertinente avec toi, je vais me taire.

    – À la bonne heure. … Quant au langage, il est d’une douceur de ruban passé et d’une sénilité ingénue. C’est Berton, le malheureux Berton, qui a porté cette pièce mollasse. Ordinairement, cet acteur a de l’élégance et de la tournure. Là, il est piteux.

    – Non !

    – Oui !

    – Mais comment s’appelle le journaliste ?

    – Pas de signature.

    – Encore un courageux ! Et sur moi, que dit-il sur moi ?

    – Rien.

    – C’est donc pire encore que le reste. C’est méchant ?

    – Très.

    – Et bien, tant mieux. Je préfère encore cela que la guimauve, vas-y, ma p’tite Guérard, je n’ai pas peur.

    – Ce n’est peut-être pas le jour, ma belle.

    – Lis.

    – C’est que non seulement c’est méchant, mais c’est relativement bête.

    – Je jugerai.

    – Je t’aurai prévenue… Mademoiselle Sarah Bernhardt, pointue d’épaules et rabotée comme une planchette, n’a pas montré plus de talent que de corsage, et ses beaux yeux n’éclairent que le vide.

    Un grand silence s’installe dans la loge. Sarah est immobile, Madame Guérard a replié le journal, Suzanne baisse la tête. Et l’explosion arrive, comme une colossale déferlante. Sarah rit aux éclats, elle rit à s’en tordre le corps et les membres, elle s’étrangle, elle n’en peut plus. Ecroulée dans son fauteuil, elle tente de redresser la tête, sans succès, car à chaque fois qu’elle rencontre le regard de Suzanne ou de Madame Guérard, elle repart dans un rire de gorge, irrésistible. Enfin, elle répète, en s’essuyant les yeux.

    – Planchette, tu as dis planchette, p’tite Guérard ?

    – J’ai dit planchette, répond Madame Guérard, imperturbable.

    – Planchette…, quand même… ce n’est pas très élégant. Et bien, Guérard, je retrouverai le nom de ce Monsieur. Et je jure devant Dieu que c’est la dernière fois que l’on me traitera de… planchette.

    – Dieu t’entende, ma petite.

    – C’est garanti, Il a entendu. Ah non ! planchette, planchette,… planchette, oh non ! c’est trop drôle…

    ***

    2. Ixelles, 2008. Basile Giudicelli.

    On a dit que les comédiens n’avaient aucun caractère, parce qu’en les jouant tous ils perdaient celui que la nature leur avait donné, qu’ils devenaient faux, comme le médecin, le chirurgien et le boucher deviennent durs.

    Denis Diderot, (1773–1780)

    Notre famille est une famille simple, sans véritable histoire.

    Quand les frères Giudicelli ont quitté la Corse pour la Belgique, ils avaient respectivement vingt et vingt-deux ans. Appuyés par un ancien voisin, ils ont travaillé immédiatement dans une fabrique de produits chimiques à Bruxelles, près d’Ixelles, une des communes les plus vivantes de la capitale.

    Ils avaient passé leur enfance au soleil, entourés par la famille, protégés par le village. Ils se sont retrouvés dans un studio sombre de la chaussée de Wavre, entre deux mondes, le monde estudiantin du Solbosch et les quartiers laborieux de l’avenue de la Couronne. Ils ne devaient voir ni l’un ni l’autre. Levés à l’aube, ils travaillaient sans relâche, se parlant à peine.

    Ils se sont rapidement rangés aux usages belges : les chicons au gratin, les speculoos, et la Kriek Bellevue, le beurre avec le fromage, les babeluttes, le sucre de Tirlemont et un seul baiser pour se saluer. Ils ont apprécié le caractère travailleur, économe et convivial de la population. Ils ont supporté la pluie, le brouillard et le bruit d’une grande ville. Ils se sont adaptés.

    Ils se sont mariés à quelques mois d’intervalle, avec des Belges, deux amies rencontrées dans un bal, près de la chaussée de Vleurgat. Mon oncle Toussaint a été le premier à convoler, et mon père l’a suivi de peu. Je suis né à Bruxelles, à la Fondation Lambert précisément, le jour où Jacques Brel est mort, ce qui aurait pu considérablement perturber ma mère qui l’adorait. Mon père avait dès lors soigneusement caché les journaux, et prétendu que la maternité n’autorisait ni radios ni télévisions.

    Ma mère était une femme lumineuse et vaillante. Âpre au gain, elle avait longtemps travaillé dans une entreprise de matelas et de sommiers, et enchaînait des petits boulots supplémentaires le week-end et en soirée. Mon arrivée n’avait pas beaucoup changé sa vie. Elle avait continué à s’affairer, et mon père s’occupait de moi pendant ses absences. Il m’emmenait chez mon oncle et ma tante qui avaient eu une petite fille, Jeanne, quelques semaines après moi. C’était pratique, les deux frères promenaient ensemble les landeaux dans le parc de Bruxelles, sous les regards attendris des vieux et des joueurs de cartes.

    Nous avons grandi entre deux cultures, sans nous en préoccuper. Nous voyions autant nos grand-mères corses que nos familles flamandes, et aujourd’hui nous partageons un bon nombre d’amis, de valeurs et de loisirs. Ensemble, nous avons grandi, étudié, travaillé, interrogé, défendu, mesuré, servi. Elle est avocate, je suis pharmacien…

    J’ai toujours pensé que ma cousine est née pour représenter la perfection sur cette terre. Les aînés ont donné le ton. Le jour où j’ai vu la mère de Jeanne, une bonne centaine de kilos arthritiques et des yeux de setter trempé, s’agenouiller devant sa fille pour lui frotter les chaussures, j’ai parfaitement compris pourquoi ma cousine apparaît dans tous les salons avec l’allure de celle qui monte les marches à Cannes.

    Donc, la grande majorité de mes oncles et tantes, et j’en ai beaucoup, idolâtre Jeanne. Et depuis notre enfance, ils nous la brandissent comme le symbole d’une réussite irréprochable. Aux yeux de la famille, de la branche corse tout au moins, elle est perçue comme une femme d’une intelligence rare, indépendante et sublime, ce qui lui confère une autorité incontestable.

    Tout ceci aurait bien entendu été sans intérêt si ma cousine avait été moche, obèse ou tout simplement quelconque…

    Mais Jeanne Giudicelli est ce qu’on appelle communément une créature de rêve. Son physique exceptionnel et sa nature réservée font qu’un de ses très rares demi-sourires plonge toute la gent masculine dans l’extase collective et en gros, il lui suffit d’un léger froncement de sourcil pour que les crises familiales, une institution en Corse, se tassent à l’instant.

    Et quand elle plaide, le seul fait de paraître au tribunal dans sa stricte robe noire et sa cascade de boucles dégoulinantes est déjà un saisissement en soi.

    Le jour où elle a été piquée pour la première fois par une des méduses qui arrivent par bancs quand le climat est incertain, j’étais sur la plage. La famille entière se retrouvait en Corse pendant les grands congés, sauf mes parents et ceux de Jeanne qui nous laissaient alors à la garde de notre grand-mère. Cet été-là, je m’en souviens parfaitement, la mer était calme et fraîche. Or, Jeanne prétendait depuis plusieurs jours avoir remarqué les méduses. Mais personne ne l’a écoutée, et lorsqu’elle a été emmenée à l’hôpital de Bastia, j’étais le seul à l’accompagner. Dans l’ambulance, j’ai vu sur son corps les tâches violettes, énormes, enflammées, douloureuses.

    Depuis, elle est dépendante de la cortisone. Elle souffre d’un terrain allergique qui se manifeste de temps à autre par un urticaire géant, aussi effrayant que soudain. Ce qui est d’après moi, sa seule faille. Nous en rions. Et c’est le jour où j’ai assisté à cette première crise que Jeanne s’est prise éperdument d’affection pour moi. Je suis en quelque sorte un initié, quelqu’un à qui on peut faire confiance, un confident et un allié.

    Je suis distrait par le tintement de la sonnette. J’attends une livraison de médicaments, dont la cyclosporine

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