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Livre électronique308 pages4 heures

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À propos de ce livre électronique

Été 2001, en Toscane.
Une troupe de théâtre répète une vieille histoire d'amour sous la chaleur étouffante. Matthew, seul, erre dans la ville.
Des années plus tard, ils se souviennent et prennent conscience de la marque indélébile que cet été a laissé sur leur vie.

LangueFrançais
Date de sortie20 oct. 2020
ISBN9781005948320
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    Aperçu du livre

    Ressouvenir - Pauline Macadré

    Prologue

    La lumière froide du soleil éclata contre la vitre sur laquelle il s’était appuyé, le réveillant en sursaut. La vue, dehors, avait changé ; les arbres étaient devenus plus verts, les montagnes plus hautes, leurs contours plus précis dans la lumière du soir. Il avait espéré voir leur silhouette devenir un peu floue, inexorablement envahie par l’obscurité ; il aurait voulu voir les sommets, là-haut, se mêler aux nuages et disparaître dans la même brume automnale qui s’était approchée sans que personne ne s’y attende et les avait surpris certains soirs, là-bas, en Toscane. Il avait espéré que le voyage du retour serait une véritable aubaine, lui permettrait d’oublier, de tout oublier, et que la distance géographique, sans cesse confirmée par les métamorphoses du paysage alentour, lui apporterait le réconfort de l’indolence, peut-être même une bienheureuse sensation d’anticipation à l’idée de rentrer, enfin, chez lui, après avoir déjà retardé ce départ au-delà de ce qu’il savait être raisonnable. À voyager au travers des impressionnantes Alpes, il s’était imaginé que ses propres pensées mélancoliques s’inscriraient d’elles-mêmes sur le flanc des montagnes et qu’il pourrait alors les laisser là, derrière lui, tandis que le train s’engouffrerait dans le tunnel aveugle qu’il devinait déjà au loin, qu’il traverserait à son bord les entrailles mêmes de la terre, et qu’alors il serait purifié.

    Il se souvint d’un temple, à Kyoto, qu’il avait visité et sous lequel les curieux étaient invités à emprunter un passage complètement noir censé symboliser le ventre de la mère du Buddha. Il se souvint de l’effet étrange, presque inquiétant, qu’avait produit sur lui l’expérience qui le poussait à garder les yeux ouverts sans parvenir à rien voir du tout, sans même s’habituer suffisamment à l’obscurité pour pouvoir commencer à distinguer quelque chose, n’importe quoi. Il avait traversé le passage en marchant à petits pas, incapable d’évaluer la distance, sans savoir si ses yeux étaient en effet ouverts ou fermés ou si les ténèbres l’avaient rendu aveugle, jusqu’à ce qu’une infime lueur, là, au milieu, ne révèle une pierre apparemment dotée du pouvoir d’exaucer les souhaits. Alors que le train s’approchait des montagnes, le soleil prêtait une teinte dorée à tout ce que ses rayons touchaient, et tout ce qu’il voyait semblait lui brûler le regard à chaque fois qu’il osait regarder par la fenêtre, lui faisant regretter son vœu.

    Il y avait eu une vieille femme avec lui lorsqu’il était monté dans le train à Milan, mais le compartiment était vide désormais. Il s’agita sur son siège, se leva pour étirer ses jambes avant de se laisser finalement retomber sur le siège d’en face, tourné vers l’arrière du train, fixant désespérément l’Italie qui lui glissait entre les doigts. Il ne pouvait se résoudre à faire face à ce qu’il l’attendait, pas dans cette lumière, pas tant que les montagnes contre lesquelles se précipitait ce long train sinueux lui semblaient si menaçantes. Mieux valait regarder en arrière. Il n’arrêtait pas de penser à cette phrase qu’il avait lue en arrivant en Italie, et poussa un soupir dédaigneux en se souvenant à quel point il était content de lui à ce moment-là. « C’est un endroit où l’on attrape le bonheur comme dans d’autres on attrape la peste. » Non. Il n’avait pas le courage d’y faire face, pas encore. Le paysage dehors, submergé par la pâle lumière du soir tombant, s’évanouissait lentement, englouti par les montagnes qui se dressaient, incandescentes. Déjà les ombres s’allongeaient ; bientôt tout ne serait plus qu’ombre. Le ciel était encore clair mais, à l’horizon, il faisait déjà presque nuit. Il regarda sa montre.

    Qui avait écrit cela ? Il avait lu les notes sur l’Italie de quelques-uns de ses auteurs préférés, Stendhal, D. H. Lawrence, et d’autres. Il s’était moqué de leur engouement pour le pays, s’attendant à être déçu, se servant de leurs mots comme s’il s’était agi d’un guide touristique tout en s’imaginant qu’il ferait mieux qu’eux ; et maintenant la rançon lui semblait trop élevée, et maintenant il les détestait d’avoir eu raison. C’était surtout à Giono qu’il en voulait. Il avait toujours aimé les descriptions de Giono qui l’emmenaient dans leur périple au travers de forêts désertes et de champs brûlés par le soleil, chevauchant à côté d’Angelo ou rampant sous l’ombre mortifère d’érables ensanglantés comme des bouchers. L’idée le fit frissonner. Il s’était laissé infecter par des attentes insensées. L’auteur lui avait fait croire que le bonheur s’attrapait, littéralement, comme un miracle, un trésor, une maladie. Ce que Giono n’avait pas dit, c’était ce qu’il fallait faire de ce bonheur une fois qu’on l’avait attrapé. Il n’avait pas dit comment survivre à de tels espoirs lorsque la réalité ne se contentait pas de les récompenser mais en surpassait même les plus fous. Ce que Giono avait oublié de dire c’était que ce bonheur, en quittant le pays, il faudrait le rendre.

    Matthew pensa à ce qu’il laissait derrière lui. Ses lèvres tressaillirent.

    ***

    Même traverser la rue était difficile. Il s’était imaginé parcourir des rues désertes, abandonnées par les hordes de touristes craignant la chaleur écrasante de l’été, mais Florence était aussi bondée et bruyante que jamais et il se sentit comme le dernier des abrutis. Il était là depuis quelques jours à peine et déjà il lui tardait de retrouver les pluies estivales britanniques, et le thé, et tout ce qu’il s’était empressé de fuir en venant ici. Il se voyait alors comme un voyageur littéraire, pas comme un de ces touristes clichés qui s’entassaient dans les musées et les églises en espérant être émerveillés ; et pourtant il était bien là, se sentant soudain trop grand, trop maladroit, à l’étroit partout où il allait, se frayant un chemin à travers la Piazza del Duomo comme tout le monde, en sueur dans ce fichu pantalon en lin, pied nu dans des mocassins et un panama sur le crâne. Deux jours – deux jours seulement avaient suffi à lui faire oublier la raison pour laquelle il avait décidé de venir en Italie. Du calme, c’est ce qu’il cherchait, du calme et de l’inspiration. Et de la solitude. Voilà. Il était même, peut-être, venu trouver une forme d’apaisement. Il marchait dans les pas de Forster, attiré et fasciné et écœuré par l’Italie. Il avait cédé, il s’était laissé prendre par cette forme de séduction facile qu’exerce le pays, et maintenant le voilà qui s’enfilait des expressos directement au comptoir, saluant des gens qu’il ne connaissait pas d’un « ciao » faussement détaché mais qu’il accentuait trop, sans faire le moindre effort pour apprendre un traitre mot d’italien.

    Alors quand il se retrouva presque par hasard à la gare, ce n’était pas en pleine conscience qu’il avait décidé de prendre un train pour Lucques. Il s’était plutôt senti obligé de fuir une ville où Stendhal lui avait laissé entendre que regarder les murs de Santa Croce suffirait à faire se pâmer les jeunes femmes qui ne manqueraient pas d’atterrir entre ses bras. C’était là la solution de facilité, une sorte d’astuce proactive lui permettant d’oublier de tout ce qui se serait sûrement produit s’il était resté à Nottingham – mais il préférait ne pas y penser. Il l’avait échappé belle, en effet. Après avoir fourré toutes ses affaires dans son sac, il avait fait un saut à l’église de Santa Maria Novella, juste le temps d’être émerveillé par la beauté des fresques (il ne s’était pas évanoui mais la chaleur, et la lumière, et la beauté l’avaient submergé ; il avait compris alors ce que Stendhal avait voulu dire) et il avait sauté dans le premier train qui partait de la gare voisine, envahi par une vague de soulagement dès qu’il se fut assis dans un wagon presque vide. Enfin seul, se dit-il. À l’autre bout du train, quelques touristes, apparemment aussi épuisés par la chaleur et la foule de Florence que lui, étaient déjà en train de piquer du nez, la bouche entr’ouverte dans leur sommeil. Ça lui allait. Qu’est-ce qu’il lui avait pris d’aller à Florence au mois de juillet. Imbécile heureux, bercé par ses propres illusions. À cet instant précis, alors que le train filait à travers la campagne toscane brûlée par le soleil, il se sentit à nouveau délicieusement fier de son coup.

    Lorsque le train s’arrêta à Lucques, il en descendit simplement et commença à marcher. Il y avait un festival de musique en ville, et ici aussi les rues étaient pleines de monde, mais l’ambiance était plus légère. La plupart des gens semblaient véritablement italiens, pour commencer. Des ribambelles de filles gloussaient en passant ; un type, la vingtaine, jouait de la guitare assis devant une église, chantant une version acoustique de je ne sais quelle chanson américaine à la mode ; des couples d’une cinquantaine d’années se partageaient un petit pot de glace, non loin de là, écoutant oisivement, s’échangeant des regards apaisés et le fruit d’années de complicité. L’air était plus doux, moins étouffant. Peut-être que la différence principale avec Florence était l’air absolument ravi que tout le monde arborait, heureux et détendus. Personne ne semblait se presser pour tenir les horaires d’un programme serré, personne n’essayait de faire tenir une visite des tours du Duomo entre leur promenade guidée au cœur du centre historique et la réservation au restaurant. Les gens se prélassaient comme s’ils avaient tout le temps du monde pour être aussi heureux que possible. Matthew n’avait pas la moindre idée de ce qu’il faisait là. Il ne savait pas qu’il y aurait un festival. Il ne s’était jamais senti aussi seul.

    Il prêta un instant une oreille distraite à la mélodie de la guitare, perdu dans ses propres pensées, envisageant vaguement la possibilité de tout abandonner et de simplement rentrer. Mais où ? Florence, hors de question. L’Angleterre aussi, peut-être encore plus. Un endroit avec la mer. Marseille ? Une vision de lui-même en train de jouer à la pétanque sur le Vieux Port lui apparut. Puis il se souvint du Pays basque, en Espagne, dont Hemingway parlait, et se demanda s’il était trop tard pour la fiesta, sans pour autant avoir l’intention d’aller où que ce soit. Est-ce qu’ils couraient toujours avec les taureaux dans les rues ? Il fut distrait par des chuchotements étouffés, en italien, et aperçut la bande de filles qui revenaient en ricanant, l’air à la fois surexcité et nerveux comme si elles venaient de croiser le mec dont elles étaient amoureuses. Elles lui rappelaient ses propres étudiantes, mais elles auraient tout aussi bien pu n’être que des adolescentes, c’était dur à dire dans la lumière du soir. Les rires étaient les mêmes. Elles lui jetaient des œillades timides tout en faisant semblant de ne pas le regarder. Il leva un sourcil et lança un sourire confiant dans leur direction. Son sourire ricocha d’une fille à l’autre et lui revint aux oreilles lorsqu’elles redoublèrent de gloussements et de petits glapissements à peine contenus. Une bouffée de satisfaction coupable l’envahit. Ça marchait encore, alors.

    « Ciao tesoro » lui jeta crânement une des filles en s’approchant de lui comme si elle le mettait au défi.

    Il leva les mains pour s’excuser et s’éloigna.

    ***

    Il reconnut le cliquetis familier des couverts, les bruits de la table en train d’être mise pour le petit déjeuner. Il ne savait pas du tout où il était et il lui fallut un moment, les yeux fermés, pour reprendre ses esprits. Il préférait essayer d’écouter un peu plus attentivement avant de s’autoriser à regarder autour de lui. Des voix lui parvenaient depuis une autre pièce, étouffées, comme d’un autre monde. Un homme et une femme, qui se disputaient gentiment. Puis des rires. Le café en train d’être moulu. Cette odeur caractéristique. Il finit par ouvrir les yeux et les écarquilla, incapable de reconnaître aucun meuble. La chambre était grande et propre, ce qui excluait les appartements de la plupart de ses amis. Elle était lumineuse et décorée avec goût, ce qui excluait son propre appartement. L’espace d’un instant, il crut être de retour à Lucques, à cause de la façon dont le soleil baignait la pièce. C’est là qu’il se souvint.

    Il se leva et se rendit compte qu’il avait encore tous ses vêtements sur lui. Il avait dû s’effondrer et s’endormir aussitôt, il ne se souvenait plus combien ils avaient bu hier soir. Impossible de retrouver ses chaussures, ni ses chaussettes. Il avait maintenant une idée plus précise d’où il pouvait être, mais il ne voulait pas encore se réjouir et préféra sortir discrètement de la chambre, grimaçant au contact froid du parquet sous ses pieds nus. Les événements de la veille lui revenaient en mémoire et défilaient à toute vitesse devant ses yeux, mais il devait d’abord être sûr, s’assurer que la voix grave qui résonnait dans le couloir appartenait bel et bien au visage auquel il l’associait. Le parquet craqua, mais les voix ne s’interrompirent pas. Elles venaient d’une pièce dont la porte était légèrement entr’ouverte, projetant au sol une écharde de lumière qui atteignit son pied lorsqu’il s’arrêta. Il aperçut ses baskets sales dans l’entrée. Il hésita. Il reconnaissait évidemment l’accent britannique, la chaleur du timbre, le ton un peu snob qui l’avait irrité au premier abord, la façon dont l’homme laissait ses phrases en l’air, presque pas finies, ponctuée par un « j’imagine » évasif. Il rassembla son courage et s’avança, puis ralentit lorsqu’il approcha de ce qui semblait être la cuisine. Il jeta à œil par la fente de la porte et s’immobilisa.

    Il était là. Debout. Appuyé nonchalamment au rebord du plan de travail de la cuisine, déjà rasé de près évidemment, sa mâchoire parfaitement ciselée, ses cheveux encore humides plaqués en arrière. Incapable de bouger, Samuel ne pouvait pas voir le visage de l’homme depuis le seuil qui retenait ses pas et l’empêchait de pénétrer dans ce territoire qui s’offrait désormais à sa vue mais lui demeurait interdit. Il ne pouvait pas non plus voir la femme qui devait être dans la pièce adjacente, probablement la salle à manger – mais il était si grand que ça, cet appart ? Est-ce qu’ils étaient encore dans Paris ? Ils parlaient de quelque chose que Samuel ne comprenait pas, les mots échouaient à revêtir la moindre signification comme s’ils parlaient dans une langue étrangère. Mais c’était bien de l’anglais, et ils se taquinaient gentiment d’une façon qui trahissait leur affection, leur intimité, leur rancœur. Ni l’un ni l’autre n’avait remarqué l’intrusion pour le moment, et pendant une fraction de seconde Samuel s’imagina rester planté là pour toujours, à espionner leur vie de couple et à observer avec la même ardeur cet homme qui parlait, qui s’appuyait sur le comptoir, un demi-sourire malicieux aux lèvres, qui glissait ses doigts dans ses cheveux, mais exactement à ce moment-là, comme s’il avait parlé à haute voix, Matthew se tourna et le salua d’un large sourire.

    « Tu es réveillé. »

    Les épaules musclées de Matthew se dessinaient sous son t-shirt qui tombait exactement de la même manière que la première fois que Samuel l’avait vu.

    « Apparemment » répondit-il. Puis il ajouta « sauf si je suis en train de rêver » et le regretta immédiatement, essayant de brouiller les pistes : « on dirait que j’ai perdu mes chaussettes. »

    Matthew jeta un œil à ses pieds et éclata de rire, plissant ses yeux d’un bleu impossible – ils avaient toujours la même lueur pleine de chaleur qu’avant – puis les plongeant directement dans ceux de Samuel avant de se tourner à nouveau vers la femme qui se tenait toujours, invisible, dans la pièce d’à côté.

    Il s’adressa d’abord à elle : « Les jeunes ne savent plus boire de nos jours » dit-il, d’adorables fossettes apparaissant au creux de ses joues. Puis, revenant à Samuel à qui il tendit une main en guise d’invitation : « Je te présente ma femme, Pénélope. » Le claquement de talons aiguilles contre le parquet lui indiqua que Pénélope s’était levée de la table du petit déjeuner. Pendant une fraction de seconde, Samuel se demanda quel genre de femme portait des chaussures à talons au petit déjeuner. Matthew ajouta, à l’attention de sa femme: « Et voilà celui qui s’est effondré dans la chambre d’amis hier soir. C’est Samuel. On n’était quand même pas si irresponsables que ça à son âge, chérie, si ? »

    Une femme grande, élancée, la trentaine à peine, apparut alors, un sourire illuminant son visage. « Enchantée. »

    Le cœur serré, Samuel se pencha vers elle et prit la main qu’elle lui présentait.

    « Je suis ravie de faire votre connaissance, Madame. »

    Il approcha la main de son visage et en effleura la peau du bout des lèvres.

    Elle laisse échapper un éclat rire aigu et ravi puis se tourna vers Matthew.

    « Il est bien élevé ton ami. Je suis contente que tu l’aies croisé, il va pouvoir t’apprendre les bonnes manières.

    - Mmh » grogna Matthew d’une voix grave, mais il ne pouvait pas s’empêcher de sourire.

    ***

    Il y avait quelque chose dans le sourire de Samuel ce matin-là (le bus roulaient lentement à cause de la foule du week-end), quelque chose qui l’avait toujours dérangée. Elle était allée s’asseoir à l’étage du bus dans l’espoir de se laisser gagner par l’esprit de Noël, et s’était sentie comme une enfant en prenant place à la rangée tout à l’avant, jusqu’à ce qu’elle se retrouve nez à nez avec la moue arrogante de Samuel qui la narguait depuis l’arrière du bus de devant, sur l’affiche d’un film indépendant. Matthew avait déjà parlé de lui, sur un ton faussement détaché, mais elle n’avait jamais imaginé qu’elle le retrouverait en chair et en os, comme s’il s’était purement et simplement matérialisé dans l’espace, parachuté par magie dans leur appartement un beau matin. Il avait déboulé sans prévenir, pieds nus, la gueule de bois, tellement jeune avec ses cheveux tout ébouriffés et les yeux encore endormis, un enfant adorable vraiment, et ils s’étaient tout de suite sentis tellement à l’aise Matthew et lui, comme s’ils étaient amis depuis des années – mais c’était le cas, en quelque sorte. La façon qu’il avait eu de la regarder, de lui faire un baise-main ! Charmant, presque séducteur. Un gamin quoi, elle s’était dit. Son sourire lui avait semblé faussement timide, forcé, ou au contraire trop confiant, du moins c’est ce qu’elle avait pensé ce jour-là. Un truc qui clochait. Maintenant qu’elle y repensait, elle se dit que l’adjectif qui lui avait manqué c’était « carnassier », un sourire de petit fouille-merde, qui guettait Matthew pour y déceler quelque chose qu’elle n’avait jamais perçu ni soupçonné mais qui avait toujours été là, soigneusement dissimulé, et qui n’avait jamais cessé de les attacher l’un à l’autre. Ce n’était pas seulement la nuit précédente – non, les deux hommes semblaient complices d’un savoir dont elle serait toujours exclue. C’était sûrement le cas. Après tout, ils étaient tous complices, tous ceux qui avaient passé ce foutu été en Toscane. Le même sourire carnassier avait gagné le visage de Matthew ce matin-là, et elle avait ressenti pour la première fois une étrange sensation, qui lui était jusqu’alors inconnue et qu’elle avait du mal à reconnaître – la jalousie.

    Il s’était mis à neiger, ce qui la rendait encore plus triste. Elle appréhendait déjà ce retour forcé depuis Londres, mais la perspective lui sembla tout à coup encore plus désagréable. Elle ne s’était jamais sentie aussi peu enthousiaste à l’idée de fêter Noël. Ses mains tremblaient. La bague en or à son doigt lui sembla absurde. Elle essaya de se rassurer. Les vieilles habitudes ont la vie dure, lui avait dit sa mère. Ne sois pas si exigeante avec toi-même. Elle avait même acheté un cadeau de Noël à Matthew, un gadget qui lui semblait peser une tonne dans sa poche, et elle se sentait mal rien que d’y penser.

    ***

    « Tu savais que Matthew était sur Instagram maintenant ? » dit-elle d’un ton neutre.

    Elle ne dit pas qu’elle avait passé des heures sur son téléphone à essayer de comprendre ce qu’il faisait, reconstituant des bribes de sa vie à partir des indices confus qu’elle piochait ici et là dans les photos qu’il postait au hasard des rues qu’il parcourait, des livres qu’il lisait. Elle ne dit pas que certains jours, elle avait l’impression que la journée n’avait pas vraiment commencé tant qu’il n’avait pas posté une story ou autre chose sur son jogging du matin. Elle ne le dit pas parce qu’elle se sentait idiote rien que d’y penser.

    Il ne postait jamais de photo de lui ; ça n’avait pas d’importance. C’était mieux : à chaque fois qu’elle voyait son nom apparaître, ça éveillait en elle une sorte de désir indescriptible, mais une telle sensation aurait probablement été annihilée si les vagues souvenirs qu’elle avait encore de son visage s’était retrouvés corrigés, confrontés à la réalité du présent. Car il aurait sûrement vieilli, ses traits seraient plus marqués, peut-être plus las. C’était de voir les choses depuis sa perspective qui lui permettait de se sentir plus proche de lui qu’elle ne l’avait jamais été, même à l’époque, même en Italie, et après ça. À chaque fois qu’elle voyait le moindre objet, le plus banal événement du quotidien – le tableau de bord de son foutu tapis de course, une route de campagne sous la pluie, son rire invisible que l’on pouvait entendre hors-champ, quelques vers de poésie – c’était comme si elle regardait la vie à travers ses yeux, sur le petit écran de son téléphone, et elle pouvait presque se revoir telle qu’il l’avait vue, à dix-neuf ans, assise sur ce canapé, sur ses genoux, cette nuit-là. Helen of Troy, il l’avait appelée, toujours à se prélasser dans ce monde futile, à la fois un compliment et un reproche, à rendre fous les hommes. Mais il était comme ça, non? Toujours à chercher la poésie partout, à intellectualiser tout ce qu’il voyait, toujours sur le point de faire la leçon, comme s’il vivait dans une grande salle de classe et qu’ils n’étaient tous que ses disciples.

    Et c’était passionnant. Toute sa vie portait encore la marque qu’il y avait laissée, au point qu’elle se demandait toujours ce qu’il aurait dit, quand elle voyait quelque chose de beau, au point qu’aujourd’hui encore, elle avait comme un vertige, comme si elle allait s’effondrer s’il ne postait pas un truc débile sur Instagram, comme s’il était resté, pendant toutes ces années, le gardien de ses pas, celui qui étendait une main protectrice pour l’empêcher de traverser la route sans regarder et de se faire renverser par un chauffeur de bus italien. Ils étaient arrivés au Mont Royal, qui se dressait devant eux, de manière inattendue en plein cœur de la ville, et entendaient maintenant nettement les tam-tams du dimanche.

    « Avant je croyais que c’était Daisy la conne, lâcha-t-elle dans un souffle. Mais je comprends mieux maintenant. Quand elle bégaie, tu te souviens ? Elle bégaie, je me suis toujours demandé pourquoi, quand elle dit qu’elle est p-paralysée de bonheur. Tu te souviens pas ? C’est exactement comme ça que je me sentais.

    - Arrête, Hélène, s’il te plaît…, murmura Samuel, mais elle écarta d’un geste la main qu’il avait voulu porter à son visage, et essuya elle-même avec colère la larme qui avait commencé à couler.

    - Tu te sens jamais comme Gatsby ? lui demanda-t-elle. C’est lui qui n’a rien compris. À courir désespérément après le passé. »

    Il ne répondit pas, mais ce n’était pas une question. Elle savait que la réponse était oui, pour lui comme pour tous les autres.

    I

    La chambre baignait dans la lumière violente des fins de matinées d’été lorsqu’il se réveilla enfin, le visage brûlant et la bouche sèche. Les fenêtres étaient restées grandes ouvertes mais l’air paraissait déjà trop chaud au contact de sa peau nue. Il resta là, immobile, à écouter les bruits qui montaient de la rue, les cris des vendeurs, la table en train d’être mise à la terrasse des restaurants, lorsque les gens qui partaient travailler ont quitté les rues depuis longtemps mais que la foule du déjeuner n’a pas encore été libérée. Il se concentra sur sa propre respiration, puis remarqua quelque chose de différent dans la pièce, les draps, le lit.

    La nuit dernière, la dernière du festival, Matthew avait décidé qu’il fallait que quelque chose arrive. Il y avait un concert de Neil Young. Il se dit qu’il ferait aussi bien d’y aller, d’autant qu’il entendrait tout par la fenêtre que la chaleur le forçait à laisser ouverte. La chambre qu’il avait louée dans un vieux palazzo près du Duomo était incroyablement peu chère, mais c’était un véritable gâchis qu’un homme comme lui en profite. Il avait probablement empêché un couple de passer une lune de miel torride au milieu de cette décoration luxueuse et exagérée. Adossé à la tête de lit tapissée de soie, sous les moulures peintes dont le bleu et le jaune éclatants contrastaient avec les ocres doux de la Toscane, entre deux icônes religieuses noires et dorées, un tapis

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