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Les morts se lèvent
Les morts se lèvent
Les morts se lèvent
Livre électronique372 pages5 heures

Les morts se lèvent

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À propos de ce livre électronique

Grâce à Jonah Delacroix, les avatars des Téléversés ont survécu et vivent maintenant dans un nouveau monde virtuel, un univers en pleine ébullition. Gagnant en force, les Téléversés se découvrent une envie désespérée, un désir
maladif de vivre à nouveau. Dans les mondes virtuel et réel, la guerre fait rage, et Jonah doit décider à qui faire confiance.
C’est le moment des décisions, Jonah doit faire vite… les morts se lèvent —et rien ne
les arrête.
LangueFrançais
Date de sortie14 juin 2013
ISBN9782897331283
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    Aperçu du livre

    Les morts se lèvent - Jeff Norton

    Caden

    1

    Jonah Delacroix aimait voler.

    Il étendit les bras et joignit les pieds. Il décrivit une grande courbe pour aller survoler la nouvelle et tentaculaire ville digitale de Changhai. Le vent chaud qui lui caressait le visage était virtuel, mais les papillons qu’il avait à l’estomac étaient bien réels.

    Dans les rues animées sous lui, des édifices se pixélisaient, se mettaient soudainement à exister et d’innombrables avatars venaient peupler ce jeune et brave nouveau monde. Derrière chaque avatar, il y avait une vraie personne. Son cerveau, connecté en interface directe avec Internet, générait une représentation numérique de cet utilisateur.

    Jonah vivait la plupart du temps dans le monde virtuel appelé la métasphère. En cela, il n’était pas différent de la plupart des gens. En fait, rares étaient ceux qui n’avaient pas adopté le mode de vie « méta ».

    Mais depuis peu, la métasphère avait de la compétition, un monde rival.

    C’est dans ce nouveau monde en pleine expansion que Jonah volait en ce moment, un univers virtuel qu’on appelait la Changsphère. Et ce monde attirait de plus en plus d’avatars de la métasphère avec ses graphiques en haute définition, ses serveurs ultra-rapides et son vent de fraîcheur, son optimisme contagieux. Pour Jonah, la méta­sphère — avec ses riches graphiques en 3D et son rendu réaliste de tous les cinq sens — avait toujours semblé plus réelle que le vrai monde qui tombait en ruine. À l’intérieur de la Changsphère, cependant, tout semblait encore plus beau, plus clair, plus net.

    Ce qui plaisait à Jonah dans le monde virtuel, c’était l’immense diversité d’avatars qu’on y rencontrait. Ces avatars prenaient toutes les formes et toutes les tailles, parfois familières mais aussi souvent impensables. Tandis qu’il volait, il vit un chat monté sur le dos d’un éléphant. Dans les rues de la ville sous lui, il aperçut un chimpanzé ven-dant des applications à un rapace, et un requin se baladant sur deux jambes. Il remarqua aussi deux triangles translu­cides (le premier isocèle et le second équilatéral) qui palpitaient en se querellant, et un colvert paradant avec ses trois canetons à la file indienne.

    En regardant tous ces gens numériques, Jonah eut une pensée troublante. Dans ce nouveau monde, il était impossible de discerner les avatars des vivants et les avatars des morts.

    Dans la métasphère des premiers temps, certains utilisateurs choisissaient de se téléverser, un processus où tous leurs souvenirs étaient numérisés et stockés dans leur avatar. Ils continuaient ainsi à vivre dans le monde virtuel, dans un état d’allègre ignorance, confinés à un endroit précis du monde virtuel : l’île des Téléversés. Le processus de téléversement tuait l’utilisateur, ce qui signifiait que tous les avatars téléversés s’étaient suicidés pour survivre virtuellement. Mais par ce sacrifice, ils devenaient immortels.

    Immortels, oui, mais pas indestructibles.

    Les parcs de serveurs qui stockaient leurs mémoires avaient récemment connu la plus grande panne de l’histoire, mais de justesse, Jonah avait sauvé des millions d’avatars téléversés en les guidant vers la lumière du nouveau monde de la Changsphère, là où ils « vivaient » désormais parmi les vivants. Selon Jonah, c’était un miracle que les morts puissent revenir à la vie — à la vie numérique, en tout cas.

    Jonah avait ouvert le portail entre les mondes deux mois auparavant. À voir Changhai grandir aujourd’hui, il était difficile de croire que, quelques semaines auparavant, elle n’était qu’une grille numérique vide et zonée pour le développement. En fait, ce monde tout entier venait à peine de naître.

    Jonah n’était pas seul dans le ciel. Il croisa dans son vol une étoile argent à cinq branches qu’il salua en hochant la tête :

    — Bonjour.

    — C’est certainement une bonne journée, répondit l’étoile.

    Jonah vit brièvement le reflet de son avatar à la surface de l’étoile. Il avait la même apparence que dans le vrai monde ; il était plutôt maigre avec une touffe rebelle de cheveux noirs. Mais ce qui frappa Jonah, ce fut l’aspect réaliste que son avatar avait. La qualité des graphiques dans ce monde était incroyable. En se voyant à la surface de l’étoile, Jonah avait eu l’impression de se regarder dans un miroir du vrai monde. L’illusion était parfaite.

    Des milliers de nouveaux avatars arrivaient à chaque jour pour s’installer à Changhai. Ils achetaient des lots de terrains virtuels, construisaient des maisons et des commerces, et déménageaient toute leur vie en ligne vers ce nouveau monde. Jonah partageait l’optimisme de ces pionniers d’un nouvel âge. Et pour Jonah, la Changsphère représentait davantage qu’un nouveau monde à explorer. C’était surtout le seul endroit où son père était encore vivant.

    Cela dit, tous n’étaient pas heureux de l’avènement de la Changsphère.

    Sous Jonah, une manifestation s’organisait dans Changhai Square. Il vola haut au-dessus de la place pour voir ce qui causait une telle agitation. Comment peut-on être malheureux dans un endroit pareil ? songea-t-il.

    Il y avait une centaine d’avatars réunis et leurs voix furieuses s’élevaient jusqu’à lui :

    — Boycottons la Changsphère !

    — Ne soutenons pas les terroristes !

    — Rendez-nous le Coin sud !

    Jonah sentit la colère monter en lui. Ils ne savent pas de quoi ils parlent ! pensa-t-il. Une partie de lui voulait descendre parmi les manifestants pour leur faire entendre raison, mais, à 100 contre 1, il y avait peu de chance que sa voix fût entendue. Du reste, il avait mieux à faire. Il était en route pour voir son père téléversé.

    — Rendez-nous le Coin sud ! Dites non aux terroristes !

    David Foster souriait à l’intérieur. Tout allait comme il le voulait.

    Il avait commencé en réunissant autour de lui quelques Millénaires endurcis — des gens de son camp —, mais ce rassemblement éclair qu’il avait annoncé sur Internet était devenu viral et avait attiré une foule de participants. C’était au-delà de ses attentes.

    Une hyène galeuse et bleue s’élança dans les airs et cria :

    — Mort aux Gardiens ! À mort monsieur Chang !

    David se dandina dans la foule, pressant les protestataires de se fâcher davantage, de crier plus fort. Dans les mondes virtuels, David prenait la forme d’un manchot empereur. Il aurait préféré un avatar plus imposant, comme un oiseau de proie, peut-être, mais il fallait faire avec cette bizarrerie cruelle de l’Interface Directe, la méthode employée pour connecter le cerveau au monde virtuel, qui faisait que l’utilisateur ne choisissait pas son avatar. C’était dans l’esprit subconscient que l’avatar était généré, et l’esprit conscient devait s’en accommoder.

    Avec un peu plus d’encouragements, pensa-t-il, je réussirai à amener ces dupes à l’émeute, et peut-être que M. Granger m’accordera enfin ma promotion et je serai enfin muté de la division antivirale.

    — C’est ça ! cria-t-il. Faisons-leur savoir ce que nous pensons de leur Changsphère !

    Mais quelque chose se produisit. La foule devenait en fait plus calme. Certains manifestants n’ouvraient même plus la bouche et fixaient bêtement le ciel. Ce n’était pas un geste aisé pour David, en tant que manchot, de regarder vers le haut, mais il s’efforça de suivre les regards.

    Un nouveau groupe d’avatars était arrivé ; ils étaient une vingtaine environ. Ils flottaient au-dessus des manifestants, et ils ne semblaient pas venus pour se joindre à eux. L’un des nouveaux venus, un zèbre avec des rayures vert fluo et noires, regarda David de haut et l’invectiva :

    — Si vous n’aimez pas ça ici, rien ne vous empêche d’aller vous dandiner dans la métasphère !

    Quelques protestataires s’élevèrent dans les airs à la rencontre des nouveaux venus, mais David, méfiant, préféra rester au sol. C’était lui qui avait mis le feu aux poudres, lui l’instigateur de la manifestation, mais il préférait regarder à distance la vitesse à laquelle son feu se répandrait.

    La hyène se braqua devant le zèbre.

    — Nous allons partir, siffla-t-elle, dès que monsieur Chang nous aura redonné le quart de la métasphère que ses amis Gardiens nous ont volé !

    — Vous allez partir sur-le-champ, dit le zèbre, sinon je vous le ferai regretter !

    — Oh, vraiment ? Nous sommes plus nombreux que vous. Et d’ailleurs, qui êtes-vous ? Je mettrais ma main au feu que vous êtes vous-mêmes des Gardiens.

    — Saleté de Gardiens terroristes ! cria David, et cinq autres manifestants reprirent son cri en chœur avant de s’envoler pour défier les nouveaux venus.

    — Les Gardiens nous ont sauvés, dit le zèbre. Ils nous ont guidés dans la Changsphère quand notre île a été détruite. Donc, nous ne vous laisserons pas…

    La hyène changea soudain d’attitude : de défiante, elle parut soudain apeurée.

    — Vous êtes… des Téléversés ?

    Un murmure de peur se répandit parmi les protestataires.

    — Des Téléversés !

    David frissonna lui aussi. C’était contre nature, anormal, de vivre avec des morts. Je n’arrive même pas à les différencier de nous, pensa-t-il.

    Il savait qu’il fallait faire quelque chose. Sa foule éclair était sur le point de se disperser, de perdre sa cohésion. Il leva la tête pour crier aux nouveaux venus :

    — Ces questions concernent les vivants, pas les morts ! Vous n’avez pas votre mot à dire ! Vous n’avez aucun droit !

    David n’aurait su dire qui frappa le premier, mais l’affrontement mena vite à la bagarre. La hyène bleue criait et griffait le zèbre. Une sangsue géante et grasse — parmi les Téléversés — bondit sur la tête d’un minotaure du camp adverse et fit un bruyant bruit de succion en se fixant sur sa peau.

    C’est de l’or en barre, se dit intérieurement David. C’est sûr, ça va nous faire passer dans les plus grands blogues vidéo, et peut-être même dans celui de Bryony…

    Un sursaut agita la foule autour de lui. La moitié des avatars téléversés s’était éloignée des autres et s’élançait dans un bombardement en piqué sur les gens réunis au sol.

    Une chauve-souris vampire tomba en piqué sur une vache aux mouvements lents et plongea ses griffes dans l’épaule du bovin. Au début, la vache sembla plus irritée qu’apeurée, mais elle se mit à donner des coups de pattes et à se démener tandis que le vampire la soulevait dans les airs. La vache réussit à se libérer, mais pas plus d’une seconde. La chauve-souris était maintenant dans son dos. Elle l’agrippa avant que celle-ci n’ait le temps de s’enfuir, et sa gueule s’ouvrit grande… et continua de s’ouvrir…

    David regardait avec horreur la chauve-souris. Sa gueule était à présent aussi large que sa proie — peut-être plus large encore — et en un seul mouvement rapide et violent, elle étira la tête vers l’avant et avala la vache effarouchée d’un coup de gosier. L’avatar bovin avait complètement disparu dans la chauve-souris téléversée.

    David ne pouvait pas croire ce qu’il venait de voir. Et pour cause : c’était impossible. Il observa impuissant tandis que ses protestataires partaient en tous sens, courant à l’aveuglette, sans jamais se retourner. Les Téléversés se jetèrent à leurs trousses, leurs gueules ouvertes et béantes. David n’attendit pas de voir si d’autres finissaient dévorés.

    Il fallait s’enfuir avant que les Téléversés ne s’en prennent à lui !

    Il fit volte-face et s’envola dans la rue. Il battait des nageoires de toutes ses forces, gagnant de l’altitude jusqu’à apercevoir le tout nouveau centre commercial, la galerie marchande où il avait laissé son halo de sortie. Ce n’était plus très loin. Il y arriverait. Or, c’est à ce moment que David Foster commit l’erreur fatale.

    Il regarda derrière.

    Un simple regard jeté par-dessus son épaule. Ce fut le geste de trop. La tête tournée, il ne vit pas l’énorme mille-pattes vert qui fonçait sur lui. Sous l’impact, David fut projeté dans les griffes d’une crécerelle qui n’attendait que cela pour l’attraper. L’oiseau l’emmena sur le toit d’un bâtiment situé non loin. Tandis que David se débattait dans la prise féroce des serres de la crécerelle, trois autres Téléversés atterrirent sur le même toit, l’encerclant. Il y avait le mille-pattes et la sangsue qu’il avait vus précédemment et leur chef, le zèbre noir et vert.

    — Où penses-tu te dandiner comme ça, petit manchot ? railla le zèbre. Le plaisir ne fait que commencer.

    — Laisse-le-moi, Suki, supplia la sangsue avec une voix baveuse et aspirante. J’ai si faim.

    — S’il vous plaît, laissez-moi tranquille, cria David. Je ne faisais que passer.

    — Tu es le meneur de la bande, dit le zèbre d’un ton accusateur.

    — Non, c’est faux, gémit David. Je le jure, je ne suis rien de ça. Je ne faisais que…

    — Par contre, c’est vrai ce que tu as dit, continua le zèbre. Nous sommes morts, mais toi, il te reste la vie.

    — Laisse-le-moi, Suki, implora encore la sangsue qui étirait son corps collant en avant, de la bave pendant de sa gueule ouverte. Moi, je ne gaspillerai pas sa vie comme lui l’a fait.

    Le zèbre secoua la tête.

    — Non.

    Dieu merci, pensa David.

    — Mer… merci, bégaya-t-il. Merci beaucoup. Je…

    — C’est Joshua qui l’a attrapé, déclara le zèbre. C’est à lui qu’il revient.

    — Non ! s’écria David. Non, je vous en supplie, vous ne pouvez pas ! Non, pitié !

    La crécerelle ne le retenait plus dans ses serres, mais les Téléversés encerclaient David. Il n’y avait rien qu’il puisse faire. Rien sauf trembler de peur tandis que l’oiseau de proie flottait au-dessus de lui, ses yeux brillants comme des billes. Il claqua du bec, son bec petit et tranchant et, dans un bruit d’articulation qui craque et d’os fêlé, sa mâchoire se disloqua et il ouvrit grande la bouche.

    — Je crève de faim, dit la crécerelle, sa voix comme celle d’un vieil homme.

    David pouvait sentir l’haleine chaude de l’oiseau sur son visage.

    La crécerelle se jeta sur lui. David hurla tandis que le bec s’ouvrait toujours plus grand et béant autour de lui. Il fut alors plongé dans l’abîme le plus noir.

    Haut dans les airs, au-dessus de l’échauffourée, Jonah observait sans comprendre ce qui se passait tout en bas. Une chauve-souris téléversée avait ingéré une vache et une crécerelle venait d’avaler un manchot. Il n’y comprenait rien. Où avaient-ils pu disparaître, ces avatars ?

    Il n’existait qu’une seule manière de sortir du monde virtuel. Il fallait traverser un halo de sortie, un portail virtuel et unique à chaque utilisateur. Peut-être que la chauve-souris a aussi avalé le halo de la vache, pensa Jonah sans trop y croire. Aucun des avatars mêlés à la rixe n’avait encore remarqué la présence de Jonah dans le ciel, mais ce n’était qu’une question de temps. Jonah décida de partir, pour ne pas être entraîné dans cette horrible scène de violence.

    Tandis qu’il s’éloignait, Jonah se retrouva confronté à un dilemme. En son for intérieur, Jonah savait que la prudence voulait qu’il informe les Gardiens et M. Chang de l’incident. Mais il ne comprenait pas lui-même ce qu’il venait de voir. D’un autre côté, si certains Téléversés devenaient violents, Jonah craignait qu’on ne décide de tous les bannir. Il ne pouvait pas risquer qu’une telle chose se produise. Il venait à peine de retrouver son père.

    Et Jonah ferait tout pour ne pas le perdre une deuxième fois.

    2

    Jonah filait vers les brillantes lumières du stade Chang. Un gigantesque panneau rouge annonçait que l’imposant bâtiment flambant neuf serait désormais « Le nouvel hôte de la Gamescom ». Une horloge faisait le décompte des heures avant l’ouverture de cette grande fête bisannuelle, véritable célébration du monde virtuel, qui attirait les plus grands joueurs du monde et où l’on dévoilait les plus récents jeux de rôle immersif. Sur l’horloge numérique, on pouvait lire « 52 heures, 16 minutes ».

    Le stade au terrain immense pouvait accueillir plus d’un million d’avatars, si l’on comptait les places en vol stationnaire au-dessus des gradins.

    En ce moment, le ciel au-dessus du stade était vide, protégé par un programme pare-feu qui empêchait l’accès non autorisé avant la cérémonie d’ouverture des jeux. Jonah, lui, put traverser sans problème le pare-feu. Il avait une invitation.

    Un grand dragon rouge l’attendait sur le terrain ; c’était son père. L’avatar de Jason Delacroix, avec l’impressionnante envergure de ses ailes, ses yeux jaunes et trois petites cornes le long de son museau plat, donnait l’impression que l’« humatar » de Jonah était minuscule.

    Le dragon ouvrit les ailes et Jonah vint le serrer dans ses bras. Après l’incident bouleversant qu’il avait vu, Jonah se sentait protégé sous les ailes écailleuses de son père.

    Jonah avait pleinement conscience que son père n’était pas vraiment vivant, que son avatar n’était qu’une synthèse téléversée des souvenirs de son père, mais dans l’instant, dans l’étreinte de son père, il n’en avait que faire.

    Un objet rond apparut entre les griffes de Jason Delacroix. Il l’avait tiré de son espace de rangement personnel. C’était un ballon de soccer.

    — Une petite partie ? proposa Jason.

    — Et comment ! répondit Jonah.

    Ils s’élancèrent sur le terrain, profitant de l’occasion unique. Entre deux passes, ils parlaient de tout et de rien, riaient, se taquinant à propos de leurs bons comme de leurs mauvais coups.

    Jason aimait bien parler « du bon vieux temps », de cette époque où il était pilote au sein de la RAF et proté-geait les dernières réserves de pétrole de l’Angleterre. Il avait son lot d’« histoires de guerre » à raconter, et Jonah se plaisait à l’écouter alors qu’ils s’échangeaient le ballon.

    Jonah avait le sentiment de retrouver ce qu’on lui avait volé, cette relation normale entre un père et son fils que ses camarades de classe tenaient trop souvent pour acquise. L’école, pensa Jonah, on dirait que c’était il y a 1000 ans. Le dragon rouge réussit une superbe feinte et s’échappa vers les buts. Jonah se rendait compte maintenant que son père lui avait manqué quand il était enfant. En effet, durant les dernières années de sa vie, Jason s’embarquait souvent pour de longs vols, ou partait travailler pour le compte des Gardiens ; il n’était pas vraiment ce qu’on appelle un père présent. Et après…

    Après, Jonah n’avait plus eu de père.

    Au cours des deux derniers mois, ils s’étaient souvent réunis pour jouer au soccer. Pour rattraper le temps perdu. Jonah s’était même amélioré dans ses jeux de pieds. Les premières fois où ils avaient joué ensemble, son père avait dû faire de gros efforts pour le laisser gagner. Maintenant, ce n’était plus nécessaire.

    Jonah courut après son père et lui reprit le ballon, le bousculant à la ligne médiane. Jonah remontait à présent la ligne de touche, tout à fait en maîtrise, mais Jason lui filait le train et arriva bientôt sur ses talons.

    Jonah décocha un tir et le ballon alla filer entre les montants, dans les buts vides. Le ballon avait décrit un arc parfait dans les airs, dépassant l’avatar de Jason. À coup sûr, il allait finir sa course dans le fond du filet.

    Sans trop comprendre, Jonah vit soudain Jason apparaître entre le ballon et sa cible. D’un coup de tête, le ballon fut dévié de sa trajectoire, loin des buts.

    — Ce n’est pas juste ! Les règles sont claires : interdiction de voler !

    — Mais qui vole ? dit Jason. C’était un saut ! Si j’avais volé, mes pieds auraient quitté le sol plus qu’une demi-seconde.

    — Et c’est ce que tes pieds ont fait, protesta Jonah.

    — Je ne crois pas, non, se défendit Jason.

    — Reprise vidéo ! réclamèrent-ils d’une seule et même voix.

    Une fenêtre apparut entre eux. Ils visionnèrent au ralenti les 10 dernières secondes de leur match ; en petits caractères sous l’image, les statistiques du jeu défilaient.

    — Juste là ! dit Jonah. Tu vois, ça dit 83 centièmes de seconde. Tu es resté dans les airs pendant 0,83 seconde !

    — Ce n’est pas de ma faute, mes ailes me donnent plus de portance, se justifia Jason.

    Ils rirent de bon cœur de cette contestation bidon tandis que Jonah se mettait en position pour un penalty. Les ailes de Jason remplissaient presque en totalité les buts, mais Jonah avait appris que la grosseur pouvait autant être une faiblesse qu’une force.

    Jonah visa le coin inférieur gauche du filet. Jason tenta de saisir le ballon dans ses griffes, mais ses propres ailes se mirent dans son chemin. But !

    Jonah entendit quelqu’un applaudir. Un avatar venait d’apparaître dans les gradins. C’était un superbe dragon doré. Son corps était allongé, il avait une grande paire de cornes et une barbe fine et blanche. Il vint en ondulant vers le terrain, se frayant un chemin entre les sièges fixes.

    — Voilà pourquoi j’ai créé la Changsphère, mes amis, dit le dragon d’une voix familière, une voix jeune mais toute contenue. Pour réunir des familles, des dynasties entières, et leur permettre de créer de nouveaux souvenirs et de les ajouter à leur patrimoine. Et vous, Jonah, vous avez rendu tout cela possible.

    Jonah sentait qu’il aurait rougi s’il s’était trouvé dans son vrai corps.

    Ce dragon majestueux s’appelait M. Chang. C’était lui le génie créateur de la Changsphère. Jonah l’avait aidé en ouvrant le portail entre la Changsphère et la plus vieille métasphère, ce qui permettait désormais de circuler entre les deux mondes virtuels.

    Le geste n’avait pas été tout à fait volontaire, cependant ; Jonah avait agi en dernier recours. En effet, les serveurs de la métasphère tombaient en panne, et le pont Chang offrait la seule solution pour sauver les morts, et donc le père de Jonah. M. Chang ne savait pas tout de cette histoire et Jonah préférait que les choses restent ainsi pour l’instant.

    — Je suis seulement content que nous ayons pu offrir aux Télé… au monde la chance d’un nouveau départ, dit Jonah, qui se refusait à prononcer le mot « Téléversé » devant son père.

    Son père ignorait qu’il avait été téléversé ; il ne savait pas qu’il était mort, et Jonah craignait de le bouleverser en le lui annonçant. Il avait entendu dire que si les Téléversés apprenaient comment ils étaient entrés dans la métasphère, ils deviendraient fous. Et à en juger par les violences qu’il avait vues un peu plus tôt, c’était peut-être déjà le cas.

    — J’en suis aussi fort content, dit M. Chang. Ici, dans la Changsphère, nous travaillons à donner à tous les avatars le meilleur de ce que la vie numérique a à offrir. Aussi suis-je très fier d’accueillir cette année la Gamescom. Est-ce que vous avez hâte, Jonah ?

    — Je n’y crois pas encore, s’enthousiasma Jonah. En ce moment même, je me trouve sur le terrain où tous les grands jeux de rôle vont être joués.

    — À quel jeu êtes-vous impatient de jouer, en parti­culier ? demanda M. Chang.

    — Je dirais Zombies suceurs de cerveaux 4, sans hésiter, répondit Jonah, qui avait joué à tous les jeux de la franchise ZSC depuis le tout premier, mis en ligne six ans plus tôt.

    — Alors vous aimerez sans doute apprendre que monsieur Wexler sera dans ma loge privée pour les cérémonies d’ouverture.

    — C’est vraiment incroyable, dit Jason, la vitesse à laquelle vous avez développé la Changsphère.

    Jonah acquiesça d’un hochement de tête.

    — J’ai peine à croire que vous ayez pu amener la Gamescom dans la Changsphère. Granger doit être furieux.

    M. Chang accepta le compliment d’une petite révérence.

    — Nous avions le soutien des plus grands concepteurs, bien entendu. Depuis trop longtemps, le monde a permis à la métasphère de se détériorer, faute de véritable compétition.

    — Je me souviens quand la métasphère est née, quand elle était toute neuve, dit Jason. C’est là que j’ai rencontré Miriam, vous savez. J’étais encore dans l’Air Force à l’époque, mais…

    Il le refaisait. Le père de Jonah se souvenait — mais pas seulement cela, il faisait des liens entre ses souvenirs. Il les plaçait en ordre, et en contexte. Jonah s’en inquiétait. Il ne devrait pas être capable de faire ça.

    M. Chang entraîna Jonah à l’écart.

    — Nous avons fait beaucoup de chemin en très peu de temps, dit-il, même plus que je l’espérais. Cependant, nous pourrions faire beaucoup plus.

    — Comment ? demanda Jonah.

    — Le dispositif, le pont Chang, expliqua M. Chang. Sauriez-vous le récupérer pour moi ?

    — Je ne sais pas. Il se trouve encore dans le vrai monde, à Uluru. Je ne sais pas si je pourrais le reprendre.

    — Essayez au moins, dit M. Chang. Maintenant qu’une connexion permanente a été établie entre nos deux mondes virtuels, je pourrais utiliser le dispositif pour créer une multitude d’autres connexions. Nous pourrions ainsi amener plus de familles à se réunir ici, faire en sorte que les ancêtres connaissent leur descendance. Réunis, les gens pourraient vivre de nouvelles expériences et créer des souvenirs impérissables.

    — À ce propos, dit Jonah d’une voix hésitante. Mon père. Il devient de plus en plus…

    Jonah ne trouvait pas les mots pour exprimer ses inquiétudes.

    M. Chang hocha gravement la tête.

    — Votre père est plus lucide qu’il ne l’était. Il est capable de raisonner, d’évoquer ses souvenirs, de les situer dans le temps.

    — Oui.

    — Il faut que vous sachiez, jeune Maître Delacroix, que l’on vous a menti. On a menti au monde entier, en fait. La confusion n’est pas l’état naturel des Téléversés.

    — Mais j’avais cru…

    — Vous croyiez ce qu’on a bien voulu vous dire, que seule une fraction de ce que contient le cerveau humain peut être stockée par le processus de numérisation. Le véritable pourcentage est bien plus grand. Les serveurs surchargés de la métasphère ne pouvaient tout simplement pas décrypter et traiter l’ensemble des données de l’esprit humain.

    — Et vos serveurs le peuvent ?

    — Dans ma Changsphère, dit M. Chang, les Téléversés peuvent vivre une existence aussi complète que nous, vivants, le pouvons.

    Jonah jeta un regard vers son père, qui s’exerçait à jongler avec le ballon devant les buts.

    — Attendez. Vous dites, reprit Jonah, que vous êtes en mesure de ramener les morts à la vie ?

    Cela semblait trop beau pour être vrai. Durant les trois longues années qui venaient de s’écouler, Jonah n’avait plus eu de père. À présent, Jason était revenu dans sa vie. Il était vraiment revenu. Ensemble, ils pouvaient jouer au soccer, discuter, rigoler. Jason était présent comme le père dont il avait toujours rêvé.

    — Non, Maître Delacroix, répliqua M. Chang, jetant sur le coup une ombre sur les espoirs de Jonah, pour les raviver en précisant les faits. Je dis qu’en ramenant les morts ici, Jonah, vous les avez ramenés à la vie.

    Jonah se sentait un poids à l’estomac, un mauvais pressentiment qui lui faisait craindre que ses récents moments de bonheur ne soient sur le point de prendre fin.

    M. Chang annonça qu’il devait partir.

    — Il faut que je voie à plusieurs affaires urgentes, dit-il, mais sentez-vous tout à fait libres de rester, ton père et toi. Amusez-vous.

    M. Chang parti, Jason et Jonah se remirent à jouer, mais cette fois ensemble plutôt qu’un contre l’autre.

    — Est-ce que je t’ai déjà parlé, dit Jason, de la fois où nous avons été attaqués, Axel et moi, par un avion des Millénaires au-dessus de l’Atlantique ?

    Jonah eut un grand sourire. Il connaissait cette histoire, mais il trouvait plaisant de l’entendre à nouveau.

    — Je crois que c’est d’ailleurs l’incident qui a fini

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