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Chantons la Liberté: Révolution chantante lettone et chute de l'Empire soviétique
Chantons la Liberté: Révolution chantante lettone et chute de l'Empire soviétique
Chantons la Liberté: Révolution chantante lettone et chute de l'Empire soviétique
Livre électronique895 pages11 heures

Chantons la Liberté: Révolution chantante lettone et chute de l'Empire soviétique

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À propos de ce livre électronique

Chantons la Liberté : la Révolution lettone et la chute de l'empire soviétique raconte l'histoire des hommes et des femmes très courageux qui se sont réunis en 1988 dans de larges mouvements démocratiques pour exiger de l'Union soviétique la liberté de la Lettonie qui leur fut confisquée en 1940. À l'époque, rares étaient ceux qui croyaient à une infime chance des États baltes d’obtenir une plus grande autonomie au sein de l'Union soviétique, sans parler de la restauration de leur indépendance. Un peu moins de deux ans plus tard, le 4 mai 1990 le Front populaire de Lettonie venait de gagner les élections du parlement soviétique letton et le 4 mai 1990 approuva la déclaration restaurant l’indépendance de la Lettonie.


Le livre de Sandra Kalniete est un compte rendu détaillé et précis de la Révolution balte et des gens qui ont vécu et mis en œuvre cette grande transformation. Ce livre est un récit passionnant de la vie et des événements dans l'épicentre de la planification de ce mouvement de masse. Il permet au lecteur de comprendre l'évolution d'un large mouvement de masse : comment se fixent les objectifs, comment ils sont atteints et comment l’utilisation pacifique de méthodes non­violentes permet d’atteindre le but ultime, la restauration de l'indépendance de la Lettonie.


Le succès des mouvements prônant l'indépendance des nations baltes a secoué l'Union soviétique jusque dans ses fondations et mené à sa dislocation en 1991. Le monde, tel que nous l'avions connu en occident depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a irréversiblement changé pour toujours. C’est l’effondrement de l'Union soviétique qui marqua la fin de la Seconde Guerre mondiale pour ces nations d'Europe de l'Est et de la Baltique captives. L'Europe occidentale et l’Europe orientale ne sont plus séparées par le Rideau de fer et, en 2004, l'Union européenne a accueilli 10 nouveaux États membres qui ont enfin retrouvé leur place légitime en Europe.

LangueFrançais
ÉditeurLasītava
Date de sortie3 avr. 2019
ISBN9789984899725
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    Aperçu du livre

    Chantons la Liberté - Sandra Kalniete

    SANDRA KALNIETE

    CHANTONS LA LIBERTÉ

    Révolution chantante lettone

    et chute de l'Empire soviétique

    Métadonnées du livre :

    Sandra Kalniete

    Chantons la Liberté !

    Traduction : Ansis Reinhards

    Version originale en letton :

    Es lauzu. Tu lauzi. Mēs lauzām. Viņi lūza. (Editeur : Jumava, Rīga, 2000, ISBN : 9984-05-310-5)

    La version française comporte des modifications effectuées par l’auteure

    Consultante : Estere Braķe

    Couverture : photo Gunārs Janaitis

    © 2001 : Sandra Kalniete

    © 2006 : Ansis Reinhards

    © 2017 : Estere Braķe

    © 2018 : Conception graphique : Constatin Deaconescu

    © 2019 : Editeur de la version française : « Publicētava »

    ISBN : 978-9984-899-72-5

    Grand merci à mon mari Ansis Reinhards pour ce long effort de traduction de ce livre.

    J’exprime ma profonde reconnaissance à Žanis Bezmers, au Musée de l’occupation de la Lettonie, au Musée national de l’histoire de Lettonie, qui m’ont permis d’utiliser les photographies de leurs collections.

    L’édition de ce livre a bénéficié du soutien du Parti populaire européen.

    À mes parents

    Ligita Kalniete et Aivars Kalnietis

    J'assume la responsabilité de chaque mot écrit ici.

    PRÉFACE

    Il y a 25 ans, les habitants de la Lettonie, de l'Estonie et de la Lituanie se sont unis dans de larges mouvements démocratiques pour exiger de l'Union soviétique la liberté qui leur fut confisquée en 1940. On ne peut qu'admirer le courage de ces gens qui, armés seulement de chansons et d'une forte envie de justice, défièrent le géant soviétique. Cette révolution chantante pacifique secoua le monde, en menaçant l'équilibre bipolaire finement ajusté de l'ordre mondial. À l'époque, rares étaient ceux qui croyaient à une infime chance des États baltes d’obtenir une plus grande autonomie au sein de l'Union soviétique, sans parler de la restauration de leur indépendance. Au printemps 1990, les habitants de la Lituanie, de la Lettonie et de l'Estonie purent élire leurs parlements, et le monde retint son souffle dans l’attente du vote de ces nouveaux élus pour ou contre la restauration de l'indépendance. Le succès des mouvements prônant l'indépendance des nations baltes a secoué l'Union soviétique jusque dans ses fondations et mené à sa dislocation en 1991. Le monde, tel que nous l'avions connu en occident depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a irréversiblement changé pour toujours. C’est l’effondrement de l'Union soviétique qui marqua la fin de la Seconde Guerre mondiale pour ces nations d'Europe de l'Est et de la Baltique, trop longtemps captives. L'Europe occidentale et l’Europe orientale ne sont plus séparées par le Rideau de fer et, en 2004, l'Union européenne a accueilli 10 nouveaux États membres qui ont enfin retrouvé leur place légitime en Europe.

    Il est parfaitement naturel qu'un certain nombre de dirigeants de cette Révolution balte soient devenus aujourd'hui membres du Parlement européen. Leurs expériences et leur confiance dans les idéaux et les valeurs démocratiques enrichissent le Parlement européen. Je suis heureux que le livre de Sandra Kalniete, Chantons la Liberté : la Révolution Lettone et la chute de l'empire soviétique, soit désormais disponible en format électronique en langue française.

    Cela signifie que toute personne intéressée par l’histoire des bouleversements dans l’Europe des années 1980 pourra lire un compte rendu détaillé et précis de la Révolution balte et des gens qui ont vécu et mis en œuvre cette grande transformation. Ce livre est un récit passionnant de la vie et des événements dans l'épicentre de la planification de ce mouvement de masse. Il permet au lecteur de comprendre l'évolution d'un large mouvement de masse : comment se fixent les objectifs, comment ils sont atteints et comment l’utilisation pacifique de méthodes

    non

    

    -

    

    violentes

    permet d’atteindre le but ultime, la restauration de l'indépendance de la Lettonie.

    Depuis l'indépendance des États baltes, le monde fut témoin de la Révolution des roses en Géorgie, de la Révolution orange en Ukraine et du Printemps arabe. Chacun de ces événements fut différent et spécifique, mais ils ont tous en commun un soutien populaire actif avec des objectifs clairs d'idéaux démocratiques. Cependant, nous savons que toutes les révolutions ne se terminent pas avec autant de succès que celles des pays baltes. Pour comprendre pourquoi, il est important de lire le livre de Sandra Kalniete : elle raconte l'histoire de la stratégie et de la tactique, des choix difficiles et des compromis qui, à chaque étape du processus, ont pu menacer le but ultime de ces mouvements de masse. J'espère que ce livre atteindra des personnes qui vivent encore sous la domination de régimes non démocratiques. Je souhaite que Chantons la Liberté puisse servir d'inspiration et de modèle aux peuples opprimés, qui se lèveront inévitablement pour la conquête de la liberté et la démocratie, pour pouvoir vivre dans une société libre et fondée sur le droit. L'histoire du succès des mouvements populaires de la Lettonie, de la Lituanie et de l'Estonie peut servir d’exemple pour les millions de personnes dans le monde qui aspirent encore à la liberté.

    Joseph Daul,

    Président du Parti populaire européen

    INTRODUCTION

    Printemps et été 1988. Mikhaïl Gorbatchev dirigeait l'Union soviétique depuis trois ans. Il était connu dans le monde entier comme l'homme qui a cherché à ouvrir son pays après des décennies de dictature totalitaire sous la domination d'hommes tels que Lénine, Staline, Brejnev et Andropov. En 1986, Gorbatchev avait lancé ses réformes jumelles glasnost et perestroïka. Cela signifiait « transparence » et « reconstruction », « restructuration »). Le nouveau maître de l’URSS était conscient de l’état déplorable de son pays. La guerre en Afghanistan vidait les coffres du pays depuis six ans. De l'autre côté du monde, le président américain Ronald Reagan menaçait de couvrir

    lui

    

    -

    

    même

    le ciel avec un bouclier contre les attaques de ce qu'il a qualifié un jour d'empire du mal. Les Soviétiques devaient rattraper leur retard, mais ils n’y arrivaient pas. Pas avec une économie centralisée moribonde, pas avec un concept complètement discrédité de planification quinquennale, pas avec une nation confinée dans une soumission maussade et dans les petites tricheries des tours et des détours du quotidien. Pour ne rien arranger, un réacteur nucléaire fondit à Tchernobyl, en RSS d'Ukraine, et le secret automatique, avec lequel l'URSS traitait toute information négative, a fini par éclabousser le gouvernement lorsqu’on mesura une forte radioactivité non seulement près de Tchernobyl, mais aussi à des centaines de kilomètres de là, bien

    au

    

    -

    

    delà

    des frontières de l'URSS.

    Gorbatchev a invité les citoyens de l'Union soviétique à se joindre à lui dans le processus de la perestroïka, les encourageant, entre autres, à s’exprimer sur ce qu'ils n'aimaient pas dans le système. Bien sûr, il ne voulait pas entendre quelqu'un se plaindre du système

    lui

    

    -

    

    même

    . Au lieu de cela, les gens devaient concentrer leurs griefs sur les longues files d'attente pour la nourriture, sur les gestionnaires incompétents au travail, etc. Les citoyens soviétiques devaient aider leur leader dans la poursuite des réformes économiques et autres qui lui semblaient nécessaires pour ramener le pays sur la voie de la croissance.

    Il y avait, cependant, trois républiques en Union soviétique qui avaient été incorporées relativement récemment. Des pays comme l'Ukraine, la Biélorussie, l'Arménie, la Géorgie avaient été indépendants seulement quelques mois ou quelques années avant d'être engloutis dans la vaste expérience de la réforme sociale de Lénine. Par contre, les États baltes, la Lettonie, la Lituanie et l'Estonie avaient été indépendants pendant toute la période entre les deux guerres mondiales. Quand Gorbatchev engagea les citoyens à exprimer le fond de leur pensée, il pouvait être certain que rares étaient ceux qui, en Russie ou au Kazakhstan, se souvenaient encore du système d'avant le communisme, et ceux qui s’en souvenaient étaient rarement des nostalgiques du système tsariste ultra corrompu remplacé par les bolcheviks. Par contre, dans les républiques baltes, beaucoup de gens se souvenaient encore de la période de l’indépendance. Ils se souvenaient du rétablissement économique de leur pays après les énormes destructions de la Grande Guerre pour atteindre la prospérité. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, par exemple, la Lettonie se trouvait parmi les premiers pays exportateurs de beurre et de viande de porc en Europe et avait le plus grand nombre d'étudiants universitaires par habitant.

    Mais surtout, les peuples des États baltes se souvenaient de ce qu’ils avaient subi au début des années 1940. En août 1939, les nazis de l'Allemagne et les bolcheviks de l'Union soviétique ont signé l’infâme pacte

    Molotov

    

    -

    

    Ribbentrop

    , celui du partage de l'Europe entre ces deux grandes puissances. L'Armée rouge de Staline envahit les trois républiques baltes au printemps 1940, puis procéda à une purge féroce des élites et des intellectuels. Des milliers de personnes furent torturées et tuées dans les cachots de la police secrète et des dizaines de milliers de personnes furent entassées dans des wagons à bestiaux pendant la nuit du 14 juin 1941 et déportées dans les vastes étendues de la Sibérie soviétique, quelques jours seulement avant l’attaque de la Wehrmacht d'Hitler qui repoussa l'Armée rouge en Russie. Les habitants des républiques baltes n’avaient pas oublié que l'Union soviétique persistait à imposer la langue russe à tous ses habitants dans toutes les sphères de la vie. Ils savaient que la collectivisation forcée de l'agriculture s’était réalisée au prix de la déportation de plusieurs dizaines de milliers de personnes dans les goulags en fin mars 1949. Ils savaient que d’innombrables immigrants étaient venus d'autres régions de l'URSS dans les républiques baltes pour reconstruire l'industrie et l'infrastructure, des gens qui n’en sont jamais repartis. Rīga, la capitale lettone, était le siège de

    l’état

    

    -

    

    major

    du district militaire de la Baltique des forces armées soviétiques. Une grande partie de la Lettonie était un territoire interdit pour des raisons militaires. Il y avait un parti unique, un système unique, un jeu unique de règles, et malheur à celui qui était assez courageux ou téméraire pour sortir du rang.

    Les premiers frémissements d'agitations dans les Républiques soviétiques baltes étaient liés à un problème que Gorbatchev avait

    lui

    

    -

    

    même

    reconnu : l’environnement. Dans sa course frénétique à la modernisation après la Seconde Guerre mondiale, l'Union soviétique n'avait prêté aucune attention à la protection de l'environnement. Dans le cadre de la glasnost, des Clubs de protection de l'environnement surgissaient partout en Union soviétique. En Lettonie, un jeune journaliste, Dainis Īvāns, a persuadé une revue littéraire d’engager une polémique contre le projet de construction d'une nouvelle centrale hydroélectrique sur le fleuve Daugava. Il s’agissait d'un sujet douloureux pour beaucoup de Lettons : dans les années 1960, la construction d'un barrage avait déjà conduit à la destruction d'une falaise légendaire connue sous le nom de Staburags. Le thème de la protection de la Daugava fut repris par un journal littéraire de Moscou et ce fut l’arrêt de mort du projet. Les Lettons avaient compris qu’il était possible d’arrêter les grands projets de Moscou. Ils se mobilisèrent contre la construction d'un métro à Rīga, pour des raisons environnementales une fois de plus, mais aussi par crainte d’une immigration massive :  des milliers de travailleurs nécessaires à la construction du système ferroviaire. Au milieu des années 1980, le pourcentage de Lettons de souche dans la RSS de Lettonie avait commencé à s'enfoncer dangereusement sous la barre des 50 %. Dans ce contexte, l'idée d'une nouvelle vague d'immigrants était choquante.

    Le 14 juin 1987, anniversaire de la déportation de 1941, un groupe de gens extrêmement courageux d'une organisation appelée « 

    Helsinki

    

    -

    

    86

     » se dirigea vers le monument de la Liberté dans le centre de Rīga pour déposer des fleurs. Les autorités n'osèrent pas envoyer les forces de sécurité, comme ils l’avaient fait lors d’une tentative semblable six mois plus tôt et comme ils le feront lors d'une manifestation ultérieure la même année. L’information fut répercutée dans le monde entier par les émigrés lettons vivant en Europe occidentale, en Amérique du Nord, en Australie et en Amérique du Sud, qui firent en sorte que le message soit largement diffusé, tout cela avant l'Internet, avant les téléphones mobiles et leurs caméras, avant même les courriels. Le peuple de Lettonie commençait à secouer le joug de l'Union soviétique.

    Comment ces mouvements naissants ont fusionné en quelque chose de beaucoup plus durable, de beaucoup plus large ? C'est l'histoire que raconte ce livre. Sandra Kalniete, qui fut une figure centrale dans l'organisation faîtière indépendantiste connue sous le nom de Front populaire de Lettonie, démarre son récit le 1er juin 1988. À ce

    moment

    

    -

    

    , personne dans l'URSS ou ailleurs dans le monde ne pouvait imaginer que quelques années plus tard, l'URSS n'existerait plus. En effet, les dirigeants mondiaux étaient subjugués par « Gorby », et ils craignaient surtout que tout effondrement supplémentaire de l'URSS engendre des effusions de sang et l'anéantissement d'un pays qui, après tout, possédait un large arsenal d'armes nucléaires. En public, les gens comme Ronald Reagan disaient à Gorbatchev d'« abattre ce mur ». En privé, on disait aux militants baltes de se tenir tranquilles, de faire profil bas, et ne pas trop espérer. Le mur de Berlin était encore debout. Ceausescu était toujours le dictateur implacable de la Roumanie. L’Allemagne était encore divisée en deux, et il y avait beaucoup de responsables politiques occidentaux qui craignaient qu’elle puisse être de nouveau unifiée.

    Chantons la Liberté : la Révolution lettone et la chute de l'empire soviétique raconte l'histoire de quelques hommes et quelques femmes très courageux qui se sont réunis en 1988 pour poursuivre des objectifs qu’ils n’avaient pas encore clairement formulés pour

    eux

    

    -

    

    mêmes

    . Plus de souveraineté, oui. Une plus grande protection de la langue lettone ? Oui. Pouvoir donner son avis concernant ce qui était fabriqué en Lettonie soviétique et ce qui était exporté vers d'autres parties de l'Union soviétique ? Absolument. Mais l'indépendance ? Oubliez cette pensée ! Le récit débute le 1er juin 1988, à la session plénière des associations des professions créatives de la Lettonie soviétique. Le politologue Mavriks Vulfsons prit la parole calmement, en présence de plusieurs représentants de haut rang du gouvernement de la Lettonie soviétique et du Parti communiste letton, et déclara que la Lettonie avait été occupée par l'Union soviétique. Le Comité central de la RSS de Lettonie réagit hystériquement, en particulier après avoir appris que les artistes qui s'étaient réunis en session plénière ont en fait revendiqué la création d'unités militaires entièrement lettones.

    Sandra Kalniete clôt son récit un peu moins de deux ans plus tard, le 4 mai 1990. Le Front populaire de Lettonie venait de gagner les élections du parlement soviétique letton, le Soviet suprême. Ce fut la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, qu’une alternative politique fut autorisée à se présenter aux élections. Ce 4 mai 1990, la nouvelle majorité du Conseil suprême (l’assemblée législative qui a succédé au Soviet suprême et détenait le pouvoir législatif en Lettonie après le 4 mai 1990 et jusqu’à l’élection de la cinquième Saeima les 3 et 4 juin 1993) approuva la déclaration restaurant l’indépendance de la Lettonie. Les républiques baltes ne deviendront réellement indépendantes qu’en août de l'année suivante, lorsque, à la suite du coup d'État manqué contre Mikhaïl Gorbatchev, ils auront réussi à faire reconnaître cette restauration par la communauté internationale. Chantons la Liberté raconte les événements entre le premier souffle de la glasnost et les premières élections où les habitants de la Lettonie soviétique furent autorisés à décider d’une alternative. C'est une histoire importante, d'autant plus que dans de nombreuses parties de l'ancienne Union soviétique, dans des pays dits « indépendants », des populations restent captives aujourd’hui de dictatures brutales. Depuis la parution du livre en 2000, Sandra Kalniete a continué de travailler comme ambassadeur de Lettonie auprès des Nations Unies, en France et auprès de l'UNESCO, puis elle fut ministre des Affaires étrangères de son pays, première Commissaire de la Lettonie à la Commission européenne. En 2006, elle est devenue députée au Parlement letton et, en 2009, membre du Parlement européen. Elle est l'auteure de plusieurs autres livres dont En escarpins dans les neiges de Sibérie qui raconte l'histoire de la déportation de sa famille en Sibérie et a été traduit en quatorze langues.

    Kārlis Streips,

    traducteur de la version anglaise

    L’ÉVEIL NATIONAL FUT UNE CÉLÉBRATION POUR L'ÂME

    Les historiens prétendent que trop peu de temps s'est écoulé pour commencer l’étude de l’Éveil national Letton (Atmoda). Ils disent que la vraie histoire exige un recul d’au moins vingt ou trente ans. C'est alors seulement qu’il peut y avoir une évaluation neutre des événements, des personnes et des corrélations. Sur quelles bases l’Éveil national

    sera

    

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    il

    évalué ? L'accent

    sera

    

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    il

    mis sur les bribes d'informations qui peuvent être collectées à partir de la presse et de diverses déclarations officielles ou sur les programmes ? Ces documents dans un langage lissé sont des sources historiques plutôt discutables, car ils ont été préparés dans des conditions de censure soviétique. Dans ces conditions, il ne peut y avoir aucune source fiable de l'histoire, car tout a été falsifié dans l'État agonisant de l'URSS : les décisions du Parti communiste letton (PCL), les statistiques, les comptes rendus de réunions. Les historiens futurs seront des hommes et des femmes libres ayant grandi dans des pays libres. Ils n'auront aucune idée de la nature altérée des textes écrits sous un régime totalitaire. Comment

    seront

    

    -

    

    ils

    en mesure de surmonter cette contradiction entre la réalité et les falsifications intentionnelles? Si nous nous basons uniquement sur les documents écrits concernant l’Éveil national, nous pouvons bien aboutir à une idée erronée du processus de démocratisation et des forces qui ont joué un rôle moteur pour le faire progresser. Beaucoup de choses n'ont pas été prononcées à haute voix, mais elles étaient évidentes pour tous ceux qui participaient au processus, ce qui renforce la valeur des mémoires, qui constituent une source importante et même irremplaçable de l'histoire. On ne peut se rapprocher de la vérité qu’en confrontant les récits des nombreux témoins oculaires avec les reportages fragmentaires parus dans la presse quotidienne et en les complétant avec l'analyse des documents des organisations informelles et ceux, officiels, du PCL. Ce qui rend ces mémoires exceptionnelles, c`est le vécu personnel, une perception très personnelle de ce qui s'est passé, car l’Éveil national n'était pas seulement une suite d'événements et de faits.

    L’Éveil fut une célébration pour l'âme, quand tout semblait possible, accessible, réalisable et pur. L'énergie spirituelle du peuple avait été opprimée et s’était empêtrée dans la toile de la conjoncture communiste depuis trop longtemps, puis elle s'était libérée avec une force extraordinaire et purifiante. L’Éveil national nous a rendus meilleurs, car il nous permit de nous élever

    au

    

    -

    

    dessus

    de nos petits égoïsmes et de respirer ensemble un court moment. C'était une ère nouvelle digne du grand poète et dramaturge letton Rainis. Plus grande fut la foi en l’utopie, la foi que l'impossible deviendrait enfin possible et que l'idéal se transformerait en réalité, plus amer fut le retour, après cette fête de l'âme, dans le quotidien de toutes les petites querelles stupides et les recherches mesquines de son bénéfice personnel. Cet atterrissage fut le plus grand défi pour chacun d'entre nous. Il est facile de participer à une fête. Cela exige peu d'effort. Il en va tout autrement dans la vie quotidienne. La grisaille de la vie quotidienne est telle que l'on doit toujours chercher la force pour ne pas perdre le rayon de lumière qui mène au sacré.

    J'ai été incitée à écrire ce livre après en avoir lu un autre, La restauration de l’État letton : 1986-1993¹ J'ai lu les chapitres sur le Front populaire de Lettonie (LTF, Latvijas Tautas Fronte). D’abord, je fus perplexe. Puis j'ai ressenti une colère. Quelle description incomplète et superficielle de ces événements récents ! Si vous lisez uniquement ce livre, vous n'aurez pas le sentiment que l'organisation rassemblait 230 000 membres et deux fois plus de partisans. Au lieu de cela, ce livre vous amène à penser que le LTF a été dirigé par un groupe de collaborateurs contrôlés par le PCL, des gens qui n'ont pas arrêté d’hésiter et de se fourvoyer jusqu'à ce que, par hasard, ils soient arrivés à la Déclaration sur la restauration de l’indépendance de la République de Lettonie du 4 mai 1990, et à la restauration de la République de Lettonie. Apparemment, les auteurs de ce livre n'ont fait aucun effort pour étudier les

    procès

    

    -

    

    verbaux

    des réunions du Conseil du LTF et de son Comité exécutif, ou au moins pour lire les comptes rendus de ces réunions dans le journal du LTF Atmoda (« Éveil »). Je ressentais la même chose en lisant les livres d'histoire de l'ère soviétique. C`était la même langue rigide et bureaucratique, à la seule différence que le jargon du PCL était remplacé maintenant par un jargon patriotique. Dans le susdit livre, j'ai aussi trouvé des vérités déformées et des falsifications de faits. J'ai compris :  plus les années passent, plus il y aura de vétérans de l’Éveil national, car de moins en moins nombreux seront ceux qui pourront témoigner sur l'époque et sur les gens qui ont effectivement contribué à la révolution chantante. C'est pourquoi j'ai pris la décision d'écrire mes mémoires, couvrant la période entre le 1er juin 1988 et le 4 mai 1990. Je fus une activiste de l’Éveil national, et je fus extrêmement engagée pendant une partie de son histoire. Je laisserai l'analyse des documents du LTF à d'autres. Ma contribution, ce sont les pensées et les souvenirs de quelqu’un qui a pris une part active au processus.

    Combien de personnes ont osé s’exprimer avant 1988 ? Pas moi. Je n'ai pas eu ce courage. J’éprouvais des émotions, mais je gardais le silence, comme la plupart des gens. Et puis vint le 1988, juste une année, mais une année si importante pour nous tous ! Quant à la métamorphose personnelle de chacun, à sa décision de s’impliquer, ce n’était même pas le mois, c’était le jour qui comptait :  il y avait une grande différence entre s’engager en juin ou en fin juillet, en automne ou au début de l'hiver. Comme il y a une énorme différence entre faire partie d’une centaine de personnes facilement repérables ou d'une foule immense de 200 000 militants. Ce qui semblait trop audacieux en automne était devenu complètement évident en hiver ; puis, au printemps de l'année suivante, personne ne pouvait comprendre pourquoi on avait si longtemps hésité à s'impliquer. Les événements se développaient à une vitesse incroyable. Les individus devenaient de plus en plus audacieux. Il m’est douloureux de constater que le temps a effacé beaucoup de noms de ma mémoire. Je tiens à saluer les innombrables personnes qui surmontèrent la peur inculquée par le régime soviétique et qui, tôt ou tard, déclarèrent : « Je suis là, moi aussi ! » Ils sont venus, ils nous ont rejoints, ils ont donné leur travail et leur temps pour que cela soit le plus grand mouvement dans l'histoire du peuple letton, ils l'ont créé, ils l’ont développé et ils l’ont fait fonctionner. C'est l'histoire du Front populaire de Lettonie (LTF).

    Les historiens ont tendance à considérer les mémoires comme une source de troisième ordre. Ce préjugé ne s’applique pas au troisième Éveil national. Les mémoires doivent être recueillies avec soin, car elles sont fragiles et volatiles. Elles peuvent révéler des événements, des personnes et la nature de l'âme d’un peuple. Je voudrais demander à chaque membre ou sympathisant du Front populaire de Lettonie d'écrire ce dont il ou elle se souvient. Nous ne devons pas oublier ceux qui ont été les premiers à être assez courageux pour DÉMARRER le processus dans leur quartier, leur ville, leur village ou sur leur lieu de travail. Certains d'entre eux faisaient parfois des erreurs ou déviaient, mais ils ont eu le courage de DÉMARRER le mouvement. S'il vous plaît, ne décrivez pas uniquement des événements importants, décrivez aussi les événements insignifiants en apparence et les petites victoires qui se sont fondus en notre grand triomphe : la restauration de l’indépendance de la Lettonie. Écrivez, ne vous préoccupez pas de la maladresse de votre style ! Écrivez, comme l’ont fait des milliers et des milliers de paysans qui ont répondu au défi du premier Éveil national à la fin du 19e siècle : ranimez l’âme de notre peuple. Le folkloriste légendaire Krišjānis Barons a recueilli des milliers et des milliers de daïnas (chansons folkloriques cristallisant la sagesse populaire), manifestation de la participation massive de notre peuple à la préservation de notre mémoire historique. Il a reçu ces daïnas sur des bouts de papier, souvent écrits d'une main malhabile, permettant à Krišjānis Barons de sauver de l'oubli ces grands trésors. Aujourd'hui c’est une des pierres angulaires de notre nation lettone, le fondement sur lequel se basent nos normes éthiques, et qui nous a permis, à la fin des années 1980, de nous unir dans la Révolution chantante. S'il vous plaît, écrivez votre vécu pour préserver la vérité de la mémoire vivante du troisième Éveil du peuple letton.


    1 Latvijas valsts atjaunošana. 1986-1993/ LU žurnāla « Latvijas Vēstures fonds »; LZA Baltijas stratēģisko pētījumu centrs. Rīga, 1998.-528 lpp.

    LES PROTAGONISTES

    Le Front populaire de Lettonie comptait plus de 200 000 membres. C’était une gigantesque organisation, dont les dirigeants élus étaient des personnalités brillantes intellectuellement et performantes dans l’action. Ils travaillaient comme une équipe soudée et homogène.  Cette équipe n’avait pas de carcan hiérarchique et chacun se consacrait entièrement notre but : la restauration de l’indépendance de la Lettonie. Je serai toujours fière d’avoir pu travailler avec des personnalités aussi exceptionnelles.

    Dainis Īvāns.

    Auteur Žanis Bezmers.

    Jānis Škapars.

    Auteur Gunārs Janaitis.

    Ivars Godmanis.

    Auteur Žanis Bezmers.

    Jānis Dinevičs.

    Collection du Musée national de l’histoire de Lettonie. Auteur Elmārs Ošs.

    Jānis Kinna.

    Collection du Musée national de l’histoire de Lettonie. Auteur inconnu.

    Eduards Berklavs.

    Auteur inconnu.

    Ints Cālītis.

    Auteur Žanis Bezmers.

    Sarmīte Ēlerte.

    Auteur inconnu.

    Anatolijs Gorbunovs.

    Auteur Žanis Bezmers.

    Marina Kosteņecka.

    Auteur Žanis Bezmers.

    Ita Kozakeviča.

    Auteur inconnu.

    Jānis Peters.

    Auteur Uldis Briedis.

    Einars Repše.

    Collection du Musée national de l’histoire de Lettonie. Auteur inconnu.

    Juris Rubenis.

    Collection du Musée national de l’histoire de Lettonie. Auteur Juris Krieviņš.

    Džemma Skulme.

    Auteur inconnu.

    Mavriks Vulfsons.

    Auteur Žanis Bezmers.

    LE DÉBUT

    1er juin 1988

    Quand me

    suis

    

    -

    

    je

    impliquée dans l’Éveil ? Ce fut le 1er et le 2 juin 1988, lorsque les associations des professions créatives de Lettonie se sont réunies en session plénière. J'étais chef du secrétariat du Comité exécutif de l'Union des arts plastiques de Lettonie, mais je n'avais pas participé aux préparatifs de la session plénière. J'étais en congé non rémunéré pour finir un livre sur les arts textiles lettons. Mais la peintre Džemma Skulme a convaincu le Comité exécutif de me déléguer en tant que représentante de l'Union des arts plastiques à la commission de rédaction de la session plénière. À ce

    moment

    

    -

    

    , j'avais déjà publié de nombreux articles et j'avais aidé Džemma dans la rédaction d'importants rapports et de discours qu’elle a prononcés lors des réunions de l'Union des arts plastiques soviétiques à Moscou et lors de sessions du Soviet suprême de l’Union soviétique. J'avais prouvé que je pouvais analyser les faits sèchement et me concentrer sur le langage. J'avais reçu une médaille de l'Union des arts plastiques comme la meilleure critique d'art de l'année. Je reste très fière de ce prix professionnel.

    C`était au Centre d'éducation politique, lieu de la session, que j'ai lu le projet de résolution de la session plénière pour la première fois. À la commission de rédaction, j'ai fait connaissance avec Jānis Škapars, Vladlens Dozorcevs, Arnolds Klotiņš et Ēriks Hānbergs, son président. Je n'ai pas entendu le discours historique de Mavriks Vulfsons dans lequel il osa utiliser le terme « occupation » en présence des patrons du Parti communiste letton. Occupée à peaufiner le texte de la résolution, je n'étais pas dans la salle. C’était seulement quand des collègues bouleversés se précipitèrent pour me rapporter ce que Vulfsons venait de dire, que j'ai compris que quelque chose d’extraordinaire avait eu lieu. Mais il n’était pas encore possible d’apprécier pleinement la dimension de cet événement.

    Le soir de la deuxième journée, il était prévu d'approuver la résolution. Ēriks Hānbergs était un homme calme, il avait du mal à maîtriser les débats. Une ambiance passionnée régnait dans la pièce, les propositions allant de suggestions modérées, pragmatiques et prudentes aux recommandations beaucoup plus radicales dans le contexte de l'époque. L'écrivain Viktors Avotiņš était le leader de l’aile radicale. Je ne sais pas ce qui m'a pris de monter sur scène pour aider Hānbergs à faire face aux dizaines de propositions d'amendements à la résolution. Peu à peu je suis devenue la véritable modératrice du processus. Ma copie de la résolution comprenait toutes les modifications et tous les compléments proposés. Si je n'avais pas été aussi active dans l’affinage de cette résolution, je n'aurais

    peut

    

    -

    

    être

    pas été si rapidement impliquée dans l'organisation du Front populaire de Lettonie. En dehors de l'Union des arts plastiques, je n'étais pas particulièrement connue. Les membres des autres associations des professions créatives me remarquèrent lors de cette session plénière.

    Depuis la mort de Leonid Brejnev, j'avais observé avec un mélange bizarre d'espoir et de méfiance les hérauts des changements, venant de Moscou. Je devins plus politisée lorsque Gorbatchev prit le pouvoir. J'étais vraiment enthousiasmée par ces événements. J'ai lu tous les romans interdits qui étaient publiés. Je regardais obsessivement la télévision centrale de Moscou. Nous nous passions de main en main le magazine populaire Ogonek (le Feu). Mon mari et moi, nous en parlions passionnément avec nos amis. D’importants changements étaient en train de se produire à Moscou. Partout le passé renaissait, et seulement la Lettonie soviétique était un lagon conservateur dans cette mer de renouveau. Pour la première fois, j'ai pris une position politique active. Dainis Īvāns et Artūrs Snips ont écrit une série d'articles contre la construction d'une centrale hydroélectrique à Daugavpils. J'ai contacté l’adjointe du rédacteur en chef de la maison d'édition Liesma, et j'ai proposé que tous les employés de la maison d'édition signent une lettre de protestation contre la construction de la centrale. Nous l’avons envoyé.

    Ce fut l'époque où Juris Podnieks a produit son film-message 

    Est

    

    -

    

    il

    facile d'être jeune ? Quelle ironie pour démasquer l’irréel dans lequel vivaient les jeunes générations « chanceuses » de l'Union soviétique ! Le magazine Avots (« Source »), ainsi que les journaux Skolotāju Avīze (« Le Journal des enseignants ») et Literatūra un Māksla (« Littérature et Arts ») ont entrepris de secouer la Lettonie encore sagement endormie. Le premier messager de l'agitation fut l’émission populaire de télévision Labvakar (« Bonsoir »), diffusée pour la première fois le 31 janvier 1988. Ce programme fut créé sur les instructions du premier secrétaire du PCL, Boriss Pugo, mais comme beaucoup des « enfants de la » au sein du parti, il a suivi son propre chemin et a commencé à présenter des informations sur des sujets tabous. Les gens rigolaient et disaient que, lorsque Labvakar était sur les ondes, vous pouviez trouver n'importe qui, car tout le monde était à la maison devant la télévision. C’était vrai, les animateurs de l'émission captivaient tout le monde en parlant intelligemment et malicieusement de sujets totalement interdits

    jusque

    

    -

    

    . Labvakar traita de pages escamotées et effacées de l'histoire lettone connues seulement des ainés. Pour la première fois, nous avons pu voir à l’écran l'émigré

    social

    

    -

    

    démocrate

    Bruno Kalniņš et d'autres représentants célèbres de la communauté lettonne exilée. Labvakar traitait talentueusement et intelligemment des sujets douloureux tels que l’immigration disproportionnée venant des autres républiques soviétiques, les critères injustes de l’attribution des logements et les privilèges accordés aux membres de la nomenklatura et de l'armée soviétique. Pendant la première année, Labvakar a jonglé avec ingéniosité sur le fil du rasoir, en agaçant fréquemment le Comité central du Parti communiste et le KGB. Après un sujet osé sur l’immigration, l’émission a failli être fermée. Le premier plan montrait une foule arrivant à la gare de Rīga. Puis, en gros plan, une femme qui serait présentée aujourd'hui comme représentante d'une organisation non gouvernementale à Yaroslavl, en Russie, appelant les Russes à rentrer dans leur pays d'origine. Suit un très long vol d'oies migrant vers leur pays.

    Le Comité central a tenté de discréditer les producteurs de l'émission avec un vieux truc, en publiant des « lettres d’indignation de la part de travailleurs » avec des critiques acerbes dans la presse du Parti. Quelqu’un a écrit dans le journal officiel du PCL Sovetskaïa Latvia (« Lettonie soviétique ») que ces journalistes étaient dirigés depuis l'Amérique par la CIA. Encore et encore, il y eut des rumeurs sur l’interdiction de l’émission. Mais les trois animateurs de l'émission, Ojārs Rubenis, Edvīns Inkēns et Jānis Šipkēvics, avaient gagné une telle confiance et un tel soutien de la part de la population du pays, que les membres conservateurs du Parti se plaignaient souvent que Rubenis et Inkēns dirigeaient la république à leur place. Ils avaient tort. Labvakar ne faisait que présenter et analyser les processus se déroulant dans la société. Les trois journalistes parlaient des causes de ces processus ouvertement et avec un grand talent. Labvakar fut la plus grande réussite journalistique de l’Éveil national et son impact sur le processus fut énorme.

    14 juin 1987

    Le 14 juin 1987 me secoua profondément. C'était le 46e anniversaire de la déportation soviétique de 1941. Encore aujourd’hui je ne peux pas me pardonner d'avoir manqué de courage pour aller déposer des fleurs au pied du monument de la Liberté ce

    jour

    

    -

    

    . Je me trouvais dans un attroupement de l'autre côté de la rue parmi ceux qui regardaient. Je me détestais, mais c'est ainsi que j’ai réagi. Je suis née en Sibérie et je suis imprégnée de la peur invisible des personnes qui ont été déportées de Lettonie. Mes parents n'avaient jamais, vraiment jamais dit un seul mot de ce qu’ils pensaient réellement du régime au pouvoir. J'ai des souvenirs flous d'une soirée où nos bagages étaient faits et mes parents attendaient que le KGB vienne sonner à la porte tard dans la nuit. Je n'allais pas encore à l'école, c’était sans doute en 1959. Quand j’ai eu l’âge d’aller à l'école, mes parents ont cessé de célébrer Noël et Pâques à la maison pour que leur enfant n'ait pas à mentir à l'école. À l'époque, une campagne active se déroulait en URSS contre les manifestations du « nationalisme bourgeois » et de la religion. Mes parents craignaient d’être redéportés là où fut broyée leur jeunesse. Surtout, ils ne voulaient pas que leur unique enfant se retrouve en Sibérie.

    Jour après jour, des gens déposaient des fleurs au pied du monument de la Liberté. Plusieurs fois chaque jour, j’allais au monument, mais je restais dans la foule et je regardais de loin. Finalement j’ai réussi à rompre mon mur d’ignorance construit par

    moi

    

    -

    

    même

    et le régime totalitaire. Quelques années auparavant, une remarque faite par ma mère en passant avait jeté un éclairage terriblement cru sur ce que mes parents avaient vécu. Je suis née en Sibérie, mais comme n'importe quel enfant, j'étais dans un monde qui commençait et se terminait avec l'amour de mes parents. Les premières années après notre retour en Lettonie, ma famille parlait de la déportation, puis le sujet a disparu peu à peu des conversations. C’était resté dans ma mémoire comme quelque chose d’abstrait, c'était juste un mot inscrit dans mon acte de naissance. Une fois, des années plus tard, quand j'étais à ma troisième année d'études à l'Académie des

    beaux

    

    -

    

    arts

    et me préparais pour un examen d'histoire de l'art russe, maman remarqua une peinture que j'analysais, Les haleurs de la Volga d’Ilia Répine. Elle regarda la peinture, puis dit d'un air pensif : « Tu sais, j'ai

    moi

    

    -

    

    même

    halé des barges en Sibérie. C'était le plus difficile là où des affluents se jetaient dans la grande rivière, parce qu’on était dans l'eau jusqu’'au cou. » Maman a prononcé ces paroles simplement, comme si elle parlait de ses courses ou d'un trajet en bus. C'était la simplicité de sa déclaration qui m'a ébranlé. Je la vis dans un éclair, elle, une fille de quinze ans dans l'eau froide jusqu'au cou, puis moi, une femme de trente ans. J’avais vécu beaucoup de bonnes expériences dans ma vie entre l'âge de quinze et trente ans, elles m'appartiennent toutes. Maman est rentrée de déportation quand elle avait trente ans. Entre quinze et trente ans, elle n'a eu que la Sibérie, rien d'autre.

    Après le 14 juin 1987, j'ai vu tout plus clairement et plus émotionnellement. J’étais devenue plus ambitieuse à la maison d'édition où je travaillais. Zigurds Konstants (*) travaillait sur un livre sur le peintre légendaire Jānis Pauļuks. Il avait lu les

    procès

    

    -

    

    verbaux

    des réunions du Comité exécutif de l'Union des arts plastiques des années 1950, lorsque les « bons » artistes dénonçaient et critiquaient Pauļuks, et finirent par l'exclure de l'Union des arts plastiques. Il ne pouvait plus exposer nulle part. Après avoir lu le manuscrit de Konstants, le rédacteur en chef de la maison d'édition m'a appelée et a déclaré que le livre ne pouvait tout simplement pas être publié sous sa forme actuelle. Il m'a chargée de m'assurer qu'une partie des citations de ces

    procès

    

    -

    

    verbaux

    soient retirées du manuscrit. Je n'étais pas prête à céder facilement, et j'ai lutté avec le rédacteur en chef pour chaque phrase. Konstants fut contraint de supprimer une partie du texte, mais cela n'a pas réduit l'importance fondamentale de son livre. Il fut le premier à montrer clairement comment le régime a mutilé la vie des artistes.

    C'était l'époque où j'étais

    moi

    

    -

    

    même

    en train d'écrire un livre sur l'art textile letton. J’ai décidé que le mot « soviétique » ne figurerait pas sur la couverture du livre dont le titre était Art textile letton, le mot « letton » établissant le lien avec l’époque des grands artistes textiles Jūlijs Madernieks (1870-1955) et Arvīds Dzērvītis (1897-1942). L'éditeur insista pour que le titre soit Art textile soviétique letton, mais il manquait de conviction. C'était au printemps 1988. Mon livre est revenu de la censure sans corrections. À ce jour, je suis fière que la couverture de mon livre n'ait pas été défigurée par la référence obligatoire à la période soviétique.

    3 juin 1988

    Revenons à la session plénière des associations des professions créatives. Tôt le lendemain matin, avec Rūta Muižniece (*), nous étions à l'Union des arts plastiques pour préparer le texte final de la résolution. Nous avons dû réécrire les amendements afin qu'ils puissent être compris, et nous étions prêtes à soumettre la résolution à Literatūra un Māksla pour publication. Nous avons préparé deux copies du texte, pour plus de sécurité. J'ai encore cette deuxième copie. Vers 10 h 00, nous avons reçu un appel de Jānis Peters de l’Association des écrivains demandant que l'on retire de la résolution un amendement voté appelant à la formation d’unités militaires nationales. Ceci avait déchaîné la colère au sein du Comité central (CC) du Parti communiste letton (PCL). J'obéis, je n’osais pas ignorer les instructions d'en haut. C'est seulement plus tard que j'ai compris que je n'avais pas le droit de modifier le texte de la résolution, et Jānis Peters n'avait pas le droit d'exiger que je le fasse. Des années plus tard, lors d'un forum en Suisse, un homme politique letton qui avait participé à la session plénière m’a demandé ce qu’était devenu cet amendement. Je n'ai pas eu le courage d'avouer ce que j'avais fait.

    Juin 1988

    Dès la publication de la résolution, il y eut des réunions de « travailleurs indignés » qui ont durement critiqué la session plénière et la résolution adoptée lors de

    celle

    

    -

    

    ci

    . Les « travailleurs indignés », c’était, dans le jargon du Parti communiste, un concept qui remontait à l'époque de Staline. Quelques jours plus tard, le chanteur Igo Fomins, pendant son récital en direct à la télévision, appela les téléspectateurs à lancer une campagne de pétition en faveur de la résolution. Mes yeux se sont ouverts ce

    jour

    

    -

    

    . Le lendemain matin, je suis allée à l'Union des écrivains, qui recrutait des conférenciers bénévoles pour aller dans les usines et les entreprises expliquer la résolution en tant qu’un document soutenant la politique de la perestroïka du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique (CC du PCUS). Il s'agissait là d'une formule magique qui devait nous permettre de nous opposer à l`ordre donné par le PCL, se résumant en un seul mot : « Condamner ! » Moi aussi, j'ai visité plusieurs entreprises. Dans une de

    celles

    

    -

    

    ci

    , Straume, eut lieu mon baptême du feu : j'y ai rencontré des travailleurs russophones enragés qui avaient encore un mode de vie et de pensée brejnévien ou même stalinien. J'ai été surprise de voir à quel point ils étaient agressifs. J’avais travaillé à l'usine d'électronique VEF chaque été depuis l'âge de treize ans, et j'avais passé deux ans dans la maison de couture Baltijas modes (« La mode balte »), ayant de bonnes relations avec tout le monde, indépendamment de leur appartenance ethnique. Quand je pense rétrospectivement à cette résolution, je vois que c'était un compromis entre ce que nous voulions dire et ce que notre puissante autocensure nous a permis de dire. Malgré les lacunes, cette résolution fut le premier document majeur de l’Éveil à être largement diffusé. Oh, quelle tempête cela a déclenché ! Et, combien cela a affecté les couches cachées de notre conscience !

    14 juin 1988

    Vint le 14 juin 1988. J'ai convaincu mon père de venir avec moi à une réunion que le Club de protection de l'environnement (VAK) organisait au Centre d'éducation politique. Mon père hésitait, parce qu'il n'était pas du tout certain que ce bref éclair de liberté ne serait pas suivi d’une série de nouvelles répressions. Sa vie n'a pas été facile, et son instinct, né de la peur, lui disait de se méfier et de me protéger. Il a fini par céder. Je me souviens de l'émotion qui m’a étreinte quand j'ai vu des gens avec des fleurs dans leurs mains arriver de partout pour assister à la réunion. Nous ne pouvions pas nous approcher de la scène. Les muscles des joues de mon père tremblaient. J'avais une boule dans ma gorge. Un soleil éclatant était entrecoupé de pluie, mais personne ne partait. Après la réunion, nous étions tous les deux très heureux de ce que nous avions vécu. J’étais reconnaissante à mon père pour son courage. Il avait surmonté sa peur et m'avait accompagnée à ce moment si important. Selon le KGB, il y avait quelques 20 000 personnes.

    En même temps avait lieu la sélection des délégués à la 19e Conférence du Parti communiste soviétique. Augusts Voss, l'ancien premier secrétaire du PCL, fut bien sûr l'un d'entre eux. Nous, les représentants des professions créatives, nous étions indignés et avons décidé d'envoyer des télégrammes de protestation à Moscou, à Gorbatchev. Je fus chargée de la rédaction du projet de texte du télégramme de l'Union des arts plastiques. Il y eut beaucoup de dépêches, mais aucun effet. Après tout, Voss n’a été que l'un des délégués.

    18 juin 1988

    Dans le train, en allant à la maisonnette d'été de mes parents à Skulte, j'ai lu dans le journal que le 18 juin, le Comité central (CC) du PCL avait dénoncé les manifestations de nationalisme bourgeois dans un style et un langage digne des années Brejnev. C'était une chose inimaginable : alors même que les préparatifs étaient en cours pour la 19e Conférence du Parti à Moscou, les réactionnaires à Rīga organisaient un plénum pour condamner celle des associations des professions créatives. Une fois de plus ils étaient en retard, cette dernière avait déjà été suivie, quelle horreur, par la manifestation du 14 juin. Des personnes indignées avaient envoyé des télégrammes et des lettres à Moscou pour protester contre le processus non démocratique de sélection des délégués à la Conférence du PCUS. Le

    procès

    

    -

    

    verbal

    du plénum du CC était grotesque. Le jargon professionnel du Parti contenait des formes de dénonciation qui étaient presque ludiques, car les participants s’étaient préalablement mis d'accord sur le sens de chaque mot. Cela n'avait rien à voir avec la réalité. Mais c’était un théâtre redoutable, car ce n'était pas du tout un jeu. Quelques années plus tôt, le régime avait été assez impitoyable en punissant quiconque avait refusé de prendre part au processus.

    Lors du plénum, les orateurs avaient rivalisé pour se montrer comme les plus vrais protecteurs des idéaux du léninisme. Le chef de la branche lettone du KGB disait fièrement qu’il avait vu

    lui

    

    -

    

    même

    la révolution soviétique de 1940. Le premier secrétaire Pugo fit une déclaration pleine de pathos : le Club de protection de l'environnement s’était beaucoup préoccupé des espaces verts de la ville, mais il n'avait pas remarqué le dommage qu'il avait causé à « notre plus précieux arbre, l'arbre de l'amitié des peuples de notre république ! » L’intervention suivante, celle du

    vice

    

    -

    

    président

    de l'Académie des sciences de la RSS de Lettonie, m'a fait penser à un cours de scolastique médiévale en affirmant que les événements de 1940 furent une révolution, mais en aucune façon une occupation militaire. Les orateurs suivants n'étaient pas intéressés à la poésie, et ils n'avaient pas besoin d’arguments à l'appui de leur point de vue. Leurs discours auraient parfaitement leur place dans les procès de l'ère stalinienne : « Vulfsons est une prostituée politique ! », « Des mesures doivent être prises », « Nous devons diluer les masses réactionnaires par des forces saines, sinon demain il y aura plus de gens qui marchent sous des drapeaux étrangers que sous le nôtre ! ».  Les gens ont demandé l’envoi de chars d’assaut en ville, ils ont parlé d'« ennemis du régime soviétique » et de l'« extrémisme politique ». Mais toute cette pagaïe n'est pas restée entre les quatre murs de la salle de réunion. Il y eut des fuites. Radio Free Europe obtint un enregistrement audio de la réunion. Les

    procès

    

    -

    

    verbaux

    furent copiés et transmis de main en main. Il ne serait pas utile de mentionner ici ce plénum, si son ton agressif n`avait pas été la dernière goutte qui a fait déborder le vase et a déclenché la consolidation du LTF.

    La veille du solstice d'été, le 22 juin, je suis allée à la Maison des médias afin de présenter un autre article à publier dans Literatūra un Māksla. Tous ceux que j'ai rencontrés étaient comme électrisés. On avait organisé une réunion pour discuter des moyens pour rendre inopérantes les répressions contre la presse. Je me glissai dans la salle et j’écoutai les débats. Il y avait le secrétaire idéologique du CC Anatolijs Gorbunovs. Au plénum du CC du PCL du 18 juin, il fut vivement critiqué pour avoir participé au rassemblement du 14 juin. La réunion se transforma en un événement de soutien à Gorbunovs, car les journalistes craignaient qu'il soit remplacé par un des conservateurs avec lequel aucune collaboration ne serait possible. Je me souviens de deux interventions en particulier qui m’ont frappée lors de cette réunion. Dainis Īvāns parlait de la chasse aux sorcières ayant eu lieu lors du plénum du CC du PCL, et quelqu'un du CC a soudainement crié : « Dainis Īvāns, qui vous a donné le droit de divulguer des informations sur le déroulement d'une séance à huis clos ? » Je fus également très impressionnée par Elita Veidemane, qui allait devenir rédactrice en chef du journal du LTF. Elle vint sur la ​​scène, petite fille fragile avec de grands yeux. Elle répondait directement, sans éluder la question, sans concessions et avec insistance. Viktors Avotiņš a lu ensuite une lettre écrite par le groupe d'initiative du Front populaire et signée par des journalistes, des membres du clergé et d'autres. Le révérend Juris Rubenis m'a dit plus tard que la première discussion en vue de la création d'une nouvelle organisation a eu lieu en mai 1988 entre

    lui

    

    -

    

    même

    , le révérend Modris Plāte, et Viktors Avotiņš. Ils s’étaient rencontrés peu de temps avant la visite à Moscou du président américain Ronald Reagan. Les deux pasteurs avaient été invités à une réception à l'ambassade américaine et ils avaient contacté Avotiņš pour définir ce qu'ils devraient dire au président américain. Ce fut la première fois que le mot « front » fut prononcé. Des mouvements populaires semblables s`étaient créés dans d'autres pays socialistes. À l’époque, atteindre un niveau de liberté pareil en Lettonie leur semblait inimaginable. Lorsque le projet de résolution de la session plénière des associations des professions créatives atteignit le stade de polissage, Avotiņš essaya plusieurs fois d'y inclure un point sur la création d’un Front populaire, mais en vain. Les gens n'étaient pas encore prêts à l’accepter, mais

    peut

    

    -

    

    être

    aussi qu’Avotiņš n`a pas su les convaincre. Ce

    soir

    

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    , enthousiasmée, j'ai rapporté à mes parents ce qui s'était passé, en détail et en me référant à mes notes. Mon père a dit à mon mari : « Tu dois l'enfermer. » Il craignait pour moi.

    8 juillet 1988

    Le 8 juillet, l’Institut d'histoire du PCL et l'Institut historique de l'Académie des sciences de la RSS de Lettonie ont organisé une discussion visant à prouver que le peuple letton avait volontairement accepté de rejoindre l'Union soviétique et que cela avait été une révolution socialiste. Un second objectif était de régler leurs comptes avec Mavriks Vulfsons. La peintre Helēna Heinrihsone est venue me voir. Elle était inquiète. La fille de Vulfsons lui avait dit qu'on préparait une attaque contre son père. La seule façon de l’éviter était d'insister pour que la réunion ne soit pas tenue à huis clos et que le public le plus large et le plus nombreux puisse accéder à la salle. J'ai appelé chacune des associations des professions créatives et leur ai demandé de « s'inviter » à la réunion. J'ai demandé des invitations

    moi

    

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    même

    . Les gens de l'Institut d’histoire étaient dépassés par les événements. La directrice, Ļuba Zīle, est allée jusqu'à appeler l'artiste Džemma Skulme pour s’étonner de l’intérêt extrême des professions créatives pour une discussion professionnellement spécialisée. Elle avait

    peut

    

    -

    

    être

    espéré tenir un procès à huis clos, mais la réunion fut transférée au Centre d'éducation politique, d’abord dans le petit auditorium, puis dans le grand auditorium quand il y eut 1 000 personnes. La plupart des historiens présents soutenaient plus ou moins l'idée qu'il y avait eu une révolution socialiste et que la Lettonie avait rejoint l'URSS volontairement. « Le principal dans cette question », a déclaré l'un d'eux, « c'est que Staline a bien sûr faussé les idées du socialisme, mais sans pour autant pouvoir changer les institutions sociales et économiques du nouveau système socialiste. » On consacra un grand effort à « prouver » l’existence d’une situation révolutionnaire en Lettonie en 1940, car c’était un des principes de base de la théorie soviétique de la lutte des classes et des autres théories révolutionnaires. Des historiens plus jeunes essayèrent prudemment d’atténuer la nature idéologique de la discussion en traitant de problèmes historiques spécifiques et de faits relatifs à la situation internationale et au régime autoritaire au pouvoir à l’époque.

    Plus tard Ļuba Zīle a écrit dans un livre que ce débat avait été axé sur la restauration de l’indépendance étatique de la Lettonie. Elle a menti sur toute la ligne. Elle a écrit que la réunion avait été une démarche courageuse entreprise par les historiens afin d'évaluer les événements de 1940 de manière professionnelle. Lors de cette réunion, Mavriks Vulfsons exhiba des cartes éditées en 1939 et réservées à l'usage exclusif de l'Armée rouge : ces cartes montraient déjà la Lettonie, l'Estonie et la Lituanie faisant partie de l’Union soviétique avant même que « l’adhésion volontaire » ait eu lieu. Afin de convaincre tout le monde dans la salle d’authenticité de ces cartes, Vulfsons les fit circuler parmi le public. Ces éléments de preuve étaient convaincants, et la réunion s'est transformée en une nouvelle victoire pour Vulfsons.

    Beaucoup d'autres événements et de souvenirs de témoins oculaires furent rappelés lors de cette réunion : les résultats de l'« élection » de la Saeima de 1940 furent publiés dans The Times avant même que cette élection ait eu lieu ; le 2 août, le ministre soviétique des Affaires étrangères Viatcheslav Molotov parla ouvertement de déplacer les frontières de l'URSS vers la mer Baltique ; plusieurs vétérans du Parti communiste letton clandestin du début des années 1940 ont insisté sur l’influence fort limitée qu'ils ont eue sur les événements de 1940. La conférence dura dix heures, et ce fut une étape importante dans l’établissement de la vérité. La presse lettone traitait largement le sujet, et l'émission Labvakar du lendemain soir fut entièrement consacrée à ce débat. J'étais tout simplement submergée par tout ce que j'avais entendu. Nous l’étions tous. Mais il existe encore une autre raison pour laquelle cette réunion fut importante : elle a montré la grande confusion qui régnait au sein du CC du PCL. Le CC avait tous les moyens nécessaires pour étouffer la discussion, mais ils ne les ont pas utilisés. Je crois qu'ils ont eu peur de ne pas être approuvés par Moscou à l'heure de la glasnost.

    11 juillet 1988

     À Moscou aussi, la situation était plutôt confuse : le sang avait été versé dans le

    Haut

    

    -

    

    Karabagh

    en juin. La nouvelle de cette effusion de sang fit la Une partout dans la presse mondiale, le gouvernement soviétique ne put garder secret le conflit comme il l'avait réussi l'automne précédent après le massacre d’Almaty. Les intellectuels soviétiques purent s’informer dans la presse sur le conflit du

    Haut

    

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    Karabagh

    , exprimer bruyamment leur indignation et exiger que les responsables du massacre soient traduits en justice. En Arménie, les émeutes commencèrent début juillet. Pour le Parti, ce fut un avertissement supplémentaire d’une évolution de la société de plus en plus incontrôlable. Certains dirigeants plus clairvoyants comprirent qu'il fallait permettre aux gens d'exprimer leur mécontentement d’une façon plus organisée et ouverte pour prévenir l'extrémisme et pour permettre au Parti de garder le contrôle de la situation. Une proposition constructive vit le jour en Estonie, où un Front populaire comme moyen de soutenir les réformes fut proposé en avril 1988 par Edgar Savisaar, alors membre estonien de bas niveau de la nomenklatura politique et économique soviétique, mais futur Premier ministre de l'Estonie indépendante. Gorbatchev

    lui

    

    -

    

    même

    a salué la création de cette organisation au cours de la 19e Conférence du PCUS. Après la session plénière des associations des professions créatives et le soutien général à la résolution qui y fut adoptée, et après avoir été témoin de la profonde expression de deuil national le 14 juin, le PCL était convaincu qu'il fallait trouver des moyens pour contrôler le processus de manière à affaiblir l'influence croissante des militants informels.

    Telle était la situation le 11 juillet, lorsque la télévision diffusa un débat politique en direct, animé par deux journalistes de Labvakar. Les participants furent avertis à l'avance que l’émission serait interrompue en cas de dérapage politique. Quelques vingt personnes participèrent à la discussion qui devait porter sur la nécessité d'un mouvement populaire et sur ses missions et objectifs. Les participants

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