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Liqueur de la Succession
Liqueur de la Succession
Liqueur de la Succession
Livre électronique320 pages5 heures

Liqueur de la Succession

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À propos de ce livre électronique

Un jeune homme, doux, vivant une vie protégée en l'absence des horreurs de la société moderne se retrouve un jour au froid, brutalement retiré de sa famille et de son domicile. Même s'il a d'abord du mal à s'habituer à sa nouvelle vie, son désespoir se changera bientôt en un désir obscur et il cessera d'agir comme il l'a toujours fait. Dès lors il prendra en main les choses, mais arrivera-t-il à ne pas perdre son essence, son ancien Moi, en cours de route, si loin de sa terre natale? Qu'en est-il de ses nouveaux compagnons, saura-t-il mettre à profit leur fidélité? Et ce jeune homme qu'il rencontre, qui lui paraît si différent des autres, pourrait-il être capable de lui montrer un côté différent de la vie?

LangueFrançais
Date de sortie7 oct. 2012
ISBN9781301426348
Liqueur de la Succession
Auteur

Jim Schumacher

Jim Schumacher is a lawyer and writer whose work has appeared in Boston Magazine, Newsday, and The Atlantic Monthly, among others. Bookchin and Schumacher are married to each other and live in Vermont with their daughter.

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    Aperçu du livre

    Liqueur de la Succession - Jim Schumacher

    Table des matières

    Dédicace

    Remerciements

    Préface

    Chapitre I: Je n'ai pas froid.

    Chapitre II: Il fait froid.

    Chapitre III: Arrêtez-moi cette machine!

    Chapitre IV: Meurs!

    Chapitre V: Veux-tu devenir grand?

    Chapitre VI: Bonjour, mes enfants.

    Chapitre VII: Travaillons!

    Chapitre VIII: So blühe denn, Wälsungenblut!

    Chapitre IX: Me suivrez-vous, madame?

    Chapitre X: On m'offre le ventre de Paris.

    Chapitre XI: Repose-toi dans mes bras, Siegfried.

    Chapitre XII: Messieurs, allons-y!

    Chapitre XIII: Nous serons vos dieux.

    Chapitre XIV: Comment ne pas adorer cette beauté démoniaque?

    Chapitre XV: Sauras-tu m’accompagner?

    Chapitre XVI: Plane sur les falaises, mon bel albatros!

    Chapitre XVII: Protège-moi!

    Chapitre XVIII: Fais-moi sourire!

    Chapitre XIX: Ne me déçois pas, je t'en prie.

    Chapitre XX: Nous sommes des dieux.

    Chapitre XXI: Le débridé aveugle

    Chapitre XXII: Le sacrifice

    Chapitre XXIII: Elle s'estompe.

    Chapitre XXIV: Essuie tes mains sanglantes sur ma peau.

    Postface

    Pour contacter l'auteur

    DEDICACE

    À ceux qui m’ont fait rêver,

    À ceux que j’ai pu aimer,

    Au jour d’aujourd’hui, d’hier et de demain,

    À la gloire de nous, humains.

    REMERCIEMENTS

    Je remercie tous ceux qui m'ont aidé et qui m'ont inspiré ces dernières années avec un remerciement particulier pour Gilles et Romain et leur soutien inlassable. Un grand merci aussi à mes anciens professeurs de lettres dont mesdames Lucarelli, Scheller et Reimen ainsi que messieurs Putz, Lantz, Maroldt et Huss, pour en nommer quelques uns qui m'ont donné le goût du rêve en noir sur blanc. (Et que j’espère de nempas froisser par mes errances grammaticales, que je n’aurai certes pas su entièrement éliminer.)

    PREFACE

    Cher lecteur, chère lectrice,

    La création de l'œuvre  que tu tiens en main a été amorcée par un jeune garçon qui croyait au génie mais elle fut achevée par un homme plus sage qui croit savoir qu'il n'y a pas de génie, mais que du travail. La vision selon laquelle une œuvre d’art naîtrait de l'esprit d'un être surhumain, d'un homme élevé par sa brillance au-dessus de l'homme moyen, tel l’albatros baudelairien, est un paradigme cher à la culture occidentale, ne serait-ce qu’en raison de la panthéonisation des Grands qui justifie que les petits doivent sombrer dans la médiocrité. Cher lecteur, saisis maintenant, sur cette page même, ta chance de détruire un mirage maladif, de voir la réalité. Toute valeur ne peut être que fruit d’un long travail et ne peut naître d’un instant miraculeux. L’auteur de ce texte a appris au fil des années que « achevé » est bien mieux que « parfait » car le second ne précède jamais le premier. Il convient d’appeler charlatan tout artiste qui, au-delà d’une vision artistique de son œuvre, en vient à prétendre que cette vision correspondrait à la réalité de la création au quotidien car il ne s’agit là de rien de plus que d’un ébéniste cachant la sciure à ses clients pour faire croire que telle armoire ou telle chaise aurait jailli de son plein gré des entrailles de l’arbre qui en a fourni le bois, sous l’impulsion du regard savant du menuisier.

    Si cette première œuvre ne peut pas faire valoir ces raffinements admirables que beaucoup de lecteurs sont si épris de trouver dans des œuvres écrites au milieu ou en fin de carrière par des admirables laboureurs comme le créateur d'Edmond Dantès, celui de Gwynplaine ou encore le père de Dorian Gray, réjouis-toi, cher amateur des Belles Lettres, car l’art de cet auteur-ci ne fait que commencer et, comme pour tant d'autres avant lui, son incapacité montrera ses limites un jour et, fatiguée par le combat interminable contre les deux alliés de l'artiste que sont la curiosité et la persévérance, elle finira par succomber à ce que d'aucuns méprendront alors pour du génie et qui n’est en vérité que la maîtrise par habitude.

    Si cette préface peut paraître prétentieuse - sois assuré(e), cher lecteur, chère lectrice, que si l’aplomb est une condition essentielle de la santé mentale de tout humain, l’arrogance est la base de tout art, de tout ce qui vaut d’être vu ou entendu. À quoi peut prétendre un homme pour justifier de passer des centaines d’heures à écrire, si ce n’est que son produit final ait quelque valeur? Heureusement pour l’auteur, ce qu’un homme produit est toujours - et il s’agit là d’une règle universelle - bien meilleur que ce qu’il ne craint et bien moins bien que ce qu’il n’ose espérer. L’auteur admet donc les limites de son talent et s’incline humblement devant les grands maîtres de son art, tout en s’engageant à continuer de s’incliner devant eux jusqu’au jour où son art égalera - s’il ne peut dépasser - le leur. Il se réconforte donc par l’idée que, loin de devoir prétendre à la perfection, toute nouvelle œuvre de son clavier devra simplement réussir à être un peu moins horrible que la précédente et qu’au fil des années, ce simple principe devra logiquement aboutir à quelque chose qui ne soit que très peu horrible.

    30 septembre 2012

    Dudelange, Grand-Duché de Luxembourg

    CHAPITRE I: JE N'AI PAS FROID.

    Enfenne, un petit village en Haute-Savoie, était plongé dans l’obscurité et couvert d'une épaisse couche de neige. Fuyant le froid, ses habitants s’étaient rassemblés autour de petites conversations près de gros poêles de faïence, en train de regarder la télévision et de se moquer des autres ou bien des riches dans leur villa de l’autre côté du coteau.

    Romina della Cantarella ne s'intéressait guère au mépris des villageois, elle ne savait que trop bien que l'homme simple se méfiait de celui qui n'était pas des siens. La belle Sicilienne était assise dans un fauteuil Louis XVI près de la fenêtre de sa chambre richement décorée, observant à travers la vitre le tapis de neige qui recouvrait son beau jardin, ce grand carré de blancheur qui avait perdu de manière lente et sournoise le charme des endroits inconnus car nouveaux ; toute beauté passée était si lointaine qu’elle semblait n’être qu’un mensonge qui servait à embellir ses souvenirs. Elle souleva une petite tasse en porcelaine délicate contenant du noir frémissant. Des centaines de minuscules yeux à la surface lui jetaient un regard familier, et ses yeux à elle devinrent nostalgiques, éclairés par la faible lumière bleue du jour filtrant à travers ses cils épais.

    « Merci. »

    La servante disparut silencieusement, et la Comtesse écoutait ses doux pas, se doutant qu'ils la porteraient vers l’office, où elle discuterait avec le cuisinier Marcel et Giraldo son vieux majordome, chef des domestiques. « Quelle commère », pensa-t-elle en baissant la tête avec un léger soupir. Elle n'avait pas envie d'aborder le sujet de ses états d'âme, surtout devant ces personnes dévouées qui mettaient un peu de vie dans son habitation pour qu’elle, la maîtresse des lieux, puisse s'adonner à l'illusion qu'un peu de renouveau s'opérait constamment autour d'elle. Elle voulait croire que le temps n’avait pas d’emprise sur elle, que le monde autour d'elle ne pesait pas sur sa personne, et se dit que sa mélancolie ne devait être qu'un léger pressentiment de la fatigue à l'approche de ses quarante-deux ans.

    Détachant son regard immobile de la fenêtre, elle ferma les yeux et laissa ce qui restait de son âme plonger dans le café frémissant, écoutant les bruits sourds des grands éventails de palmiers qui vacillaient dans le doux rythme des vents méditerranéens; ces vents qui saupoudraient de poussière salée les draps blancs suspendus aux cordes à linge et les visages bronzés de ceux qui se tournaient vers la plage. Un parfum d'eau de mer hantait ses récepteurs olfactifs, et elle se mit à penser à la madeleine de Proust. Le cours de sa vision la ramena à la surface brillante de la mer, embrasée par les reflets dorés d'un soleil plus brillant et plus brûlant que le soleil savoyard. Ce soleil descendait vers l'horizon, là où il devait y avoir l'Espagne et le détroit de Gibraltar, à l'ouest de cette belle île qu'était la Sicile, sa patrie bien-aimée, cet endroit si lointain et cher qu'elle avait regretté à chaque instant de sa vie en exil. Cela la consommait, ce feu qui tombait inlassablement du ciel dans les récits de Lampedusa, et dont les étincelles n’atteignaient plus sa peau froide.

    « Madame, Monsieur vous fait appeler, la table est mise. »

    Elle fut tirée de sa rêverie et dut tristement s'apercevoir que la seule chaleur dans cette chambre qui regorgeait de meubles baroques provenait de quelques petites flammes qui agonisaient dans la cheminée en marbre d'Italie. Là où elle était assise il faisait froid, et elle sentait le vent glacial se mouvoir lourdement, telle une bête géante qui nageait dans les flots glacés devant sa fenêtre, cherchant à pénétrer dans la pièce. Seule une plaque en verre translucide l'empêchait d'entrer, ce démon, et la Comtesse de la Cantarelle se serait volontiers adonnée à la fraîcheur distante de ce vent si proche mais intouchable face à la chaleur vulgaire de la flamme infirme de son foyer qui n'avait rien de ces lents feux embrasés du soleil dont la chaleur irradiait et perméait les airs autrefois. Les odeurs de cendre et de vieux bois que dégageait cette cheminée empestaient l'air, tout comme la poussière d'un matelas qui était apparemment destiné à devenir le cercueil d'un amour qui s'éteignait de plus en plus au fil des années. Tout ce qui restait de son passé de femme heureuse n'était qu'un almanach de photographies, de lettres, de robes et de bijoux que sa vieille mère, la dernière véritable Contessa di Cantarella, une descendante des Borgia, lui avait offerts en guise de dot pour son mariage, vestiges d'un héritage dont l'élément le plus précieux était sans doute l'esprit farouche héritée de sa mère. Propriétaire de leur résidence en Savoie, Romina semblait être, en ce début de vingt-et-unième siècle tellement éloigné des débuts de ses ancêtres, le dernier fleuron d'une dynastie prête à s'éclipser.

    Sur la peau dorée de son décolleté reposait un fin collier en argent avec un pendentif remarquable, soulevé à chaque fois que ses poumons se gonflaient, restant pourtant toujours au creux de sa poitrine. Le pendentif était un rubis sphérique d'un teint qu'elle se plaisait à voir comme le mariage d'un verre de bordeaux et du sang; il avait la taille d'un gros raisin et avait été décoré avec une précision inouïe : on pouvait y voir finement ciselés les contours des continents et des îles qui parsemaient la Terre à la façon des anciennes cartes de navigation, recouverte sur les océans d'une fine grille de tiges argentées représentant latitudes et longitudes, et de petits diamants indiquant la position des phares. Cette Terre rouge était tenue en l’air par deux anges masculins en or blanc dont l'un agrippait les segments argentés du collier et l'autre le poignet du premier, encerclant tous les deux de leurs bras libres la Terre.

    Le collier avait été un cadeau de son fils, Fioréat de la Cantarelle, Fiorino, lorsque celui-ci n'avait que 12 ans. Au moment où elle pensa à son beau collier, Fio devait se trouver dans sa chambre ou au-dehors dans le jardin, près du lac. Ayant vidé sa tasse de café devenue froide, elle jeta un coup d'œil par la fenêtre pour voir s'il y avait quelqu'un, mais il était tard et la lumière faisait défaut. Sa chambre était la seule de laquelle l'éclat des lampes pouvait sortir, car son mari avait fait fermer les volets de toutes les autres fenêtres pour économiser sur les coûts de chauffage. Eprouvant des difficultés à apercevoir l’extérieur à travers les reflets lumineux sur la vitre, la Comtesse rassembla ses mains en visière et aperçut une silhouette assise sous un pin dans la neige, tenant une plaque blanche sur les genoux, immobile. « Mon fils… », soupira-t-elle, non sans douleur en contemplant sa solitude, mais fière de le voir au-dehors, défiant la prison qu'était devenue la villa. Elle l'envia pour ce courage juvénile qui l'avait abandonnée depuis des années. Enfin elle ne se sentait plus la force de s'opposer et descendit.

    Dans le jardin en robe d'hiver, tout près des rives du vieux lac sous la glace duquel les carpes endormies étaient en train d'attendre un nouveau printemps savoyard, un beau jeune homme avec des boucles brunes venait de s'asseoir, papier, crayons et couleurs acryliques en main, prêt à oublier les murs derrière lui, ouvert à ce que le vieux lac lui montrerait l’espace de  quelques instants. La densité de l’air le rendit froid lourd et, flottant doucement autour du lac, il pénétra les habits du jeune homme, les trempant à la façon d’un liquide visqueux.

    Le jeune homme commença à peindre, mélangeant les couleurs sur le dos de sa main pour qu'elles ne refroidissent pas, les appliquant ensuite sur le grand canevas sur ses genoux. Comme il sortait tout juste de la villa, le froid mordait ses membres, mais il n'avait pas pu mettre de manteau parce qu'il fallait autant de liberté de mouvement que possible. S'efforçant d’exécuter des mouvements coordonnés malgré ses tremblements, il posa les premières lignes de couleur et vit se former des contours rigides, divisant le plan en secteurs séparés et opposés par leurs teintes. Il vit que cela ne lui convenait pas, alors qu’il savait faire mieux. Il ne fallait pas s’obstiner à vouloir être en contrôle et contracté s'il voulait créer, car la création nécessite une main souple. Fioréat de la Cantarelle se relâcha, et ses muscles se décrispèrent, le froid envahit ses bras, ses jambes et ses mains, et il sentit son sang chaud affluer dans son torse, près de son cœur, d'où une agréable chaleur rayonna à travers tout son corps. Son opposition à l'environnement s'évanouit et la rigidité des lignes noires et bleuâtres sur le canevas fondit, donnant lieu à des vagues successives de teints nuancés qui inondaient le plan, le dissolvant dans un jeu harmonieux de gris, vert foncé et noir avec des accents de blanc qui couronnaient les surfaces de glace foncée. Cela lui convenait et il était content, mais au moment même où il se rendit compte de sa douce satisfaction, la froideur le mordit tel un chien apaisé qu'on cesse de caresser. Les flocons de neige produisaient des sons de piano à chaque fois qu'un d'entre eux touchait le sol couvert de glace. « Quel drôle d'effet que l'effacement du moi quand on est absorbé par quelque chose de grand. Durant un court instant, on entre dans la nature par l'esprit, détaché du corps. Tout travail est inutile sans lui. Le ça nous submerge alors dans une vague communion avec notre côté créateur, il le laisse prendre le dessus sur notre minable intellect d'humains et à force d’œuvrer pour son amélioration, le génie naît. Csikszentmihalyi appelle cet état ‘Flow’ et la seconde même où l'on retourne vers les pensées vulgaires, vers l'arrogance et la satisfaction qui, après tout, sont les sentiments les plus opposé de par leur nature à l'art - qui nécessite l’insatisfaction et la recherche continuelles - on est expulsé de cette sphère qui immunise le corps et aiguise les sens. » Bien sûr qu'il y avait des moments où l'âme ne s'envolait pas lors du travail, mais de continuer malgré cela était ce qui, pour Fioréat, séparait l'artiste du chanceux.

    « Jeune monsieur de La Cantarelle, votre père vous fait appeler depuis une demi heure pour le dîner. Je me suis permis de ne vous appeler que maintenant en suggérant que vous seriez probablement encore en train d'étudier, mais on ne peut plus faire attendre monsieur le Comte. »

    « Soit », dit-il sur un ton énervé; il finirait plus tard son œuvre interrompue.

    « Merci pour votre aimable initiative Giraldo, vous avez fait bon de faire en sorte que le Comte accepte de m’octroyer  quelques minutes supplémentaires. Je vais rentrer à l'instant même… », expliqua le jeune homme en regardant le vieux servant d'un œil bienveillant en esquissant un sourire, pensant à ce beau visage de vieux grand-père qui l'avait accompagné tout au long de sa vie, de son enfance solitaire à Crevoladossola jusqu'à ce jour-là.

    Fioréat remit tout dans ses poches, prenant le canevas des deux mains pour ne pas effleurer les couleurs encore humides, et les deux hommes se dirigèrent vers l'immeuble, montant les marches de la grande terrasse sous un auvent énorme supporté par des piliers en marbre blanc, gros comme des troncs d'arbres et absolument indifférents à l'hiver. Un dernier regard languissant fit retourner l'une des deux têtes avant que les deux ne disparurent derrière les grands battants de la portière vitrée, avant qu’ils ne se refermèrent, gardés par des colosses stupides. 

    « Tu prends ton temps, fils, le gronda le Comte de Cantarelle alors qu’il entrait dans le salon. Assieds-toi, et mange! »

    Aussitôt ces mots dits, le Comte s'enfonça dans sa chaise à haut dossier, le dos courbé, les yeux fixés sur l'assiette vide devant lui. Il fit signe d'apporter les plats. La table était un long rectangle recouvert de crêpe beige qui harmonisait parfaitement avec l'ocre des murs et le blanc de la rocaille qui décorait les bords du plafond et la fixation du grand lustre central. Les choix de la Comtesse. À chaque extrémité de la table, un de ses parents avait sa place. Il s'assit devant son couvert, à distance égale des deux, et regardant des deux côtés le long de la table il avait, comme si souvent ces dernières années, l'impression que la table se rallongeait à chaque minute, écartant toujours plus le Comte et la Comtesse, qui déjà dans leur tenue ne semblaient guère s'accorder: Son père était un homme sévère et nerveux qui ne tolérait pas les changements, son costume était si raidi par l'amidon qu'il devait avoir de la peine à plier bras et jambes, et sa tête dégarnie, qui portait sur le front une quantité remarquable de rides pour l'âge de 54 ans et presque toujours de grosses gouttes de sueur. Il avait toujours l'air en hâte quand ils étaient ensemble. Les rares jours où il était à Enfenne, son Blackberry sonnait inlassablement et il courait sans cesse le long  des couloirs de la villa, avec des dossiers et des fiches annotées en main, comme pour rattraper un client qui s'apprêtait à partir de quelque chambre éloignée, bien que depuis des années aucun de ses « clients » n’ait visité les lieux. Il s'enfermait dans son bureau, fixait comme anesthésié l'écran de son ordinateur portable où les cours insensées tantôt montaient, tantôt baissaient, altérant la valeur du monde à chacun de leurs caprices révérés, causant en lui en alternance euphorie, fatigue ou malaise qui se traduisaient par un tic: il effilait alors constamment les pointes de sa moustache en guidon, et se faisait apporter un morceau de viande froide à mordiller pendant les sessions boursières les plus dramatiques.

    À sa gauche, la Comtesse de Cantarelle trônait, annihilant ce portrait distrait et simple qu'avait son mari avec chacun de ses gestes. Elle était vêtue d’une belle robe volumineuse qui paraissait tissée d'air et de brume, si légère et aérée, suivant chacun de ses mouvements. Sa taille mince constituant le centre de sa silhouette, prolongée vers le bas par des hanches finement courbées et des jambes fort longues, et vers le haut par un buste souple, de fines épaules et un cou long et vigoureux sur lequel reposait une tête tout à fait ravissante. Son visage, composé d'yeux profonds et d'une bouche voluptueuse, s'enveloppait dans sa crinière de cheveux marron bouclés comme le carpelle dans une fleur de calla.

    Pendant quelques minutes, ils mangeaient et Fioréat causait avec sa mère, parlant de son dernier tableau et de leur prochaine sortie en ville quand ils iraient à Chambéry, chef-lieu de la Savoie qui se trouvait à une vingtaine de kilomètres d'Enfenne, pour faire des courses et prendre l'air. Pendant tout ce temps, son père restait silencieux si ce n'était pour lui dire de manger sa soupe avant qu'elle ne refroidisse. La neige tombait doucement au dehors et Fioréat et sa mère promenaient leurs regards dans le jardin, leurs yeux sautant d'un petit monticule de neige à l'autre et d'un chêne enneigé au prochain, remuant leur bisque de homard en attendant impatiemment la fin du dîner.

    Soudain le Comte interrompit leur calme et lança d'un ton aigre et déçu, comme s'il était arrivé à la conclusion d'une discussion imaginaire:

    « Mais regarde-toi, fils! Toujours en train de rêver, jamais sérieux et conscient de ce qui se passe autour de toi. D'autres possèdent déjà une entreprise à ton âge, et toi? Tu ne sais rien faire! Tu ne saurais même pas maintenir ton niveau de vie si tu étais seul! »

    Indifférent à tout ce que son père pouvait lui dire ce jour-là comme tout autre, Fioréat ne répondit pas, passa sa main dans ses cheveux indomptables et continua à manger sa soupe. Il avait déjà passé l'âge ou il s'était cru obligé de s'opposer catégoriquement à tout ce que son père lui disait de faire, et il venait tout juste de laisser derrière lui l'envie de se résigner car il s'était rendu compte que le monde n'était pas hideux en entier à cause d'un individu pareil, que seul un petit coin de la toile blanche était noirci et qu'il quitterait ce coin à tout jamais au bon moment. À quoi servirait-il donc de protester? Il fallait vivre malgré ces gens, et personne ne le priverait de la douce indifférence qu'il avait acquis au fil des années et qui lui permettait de ne s'émouvoir ni pour le Comte, ni à son encontre. Mais ce dernier était d'humeur particulièrement mauvaise et usait de ce moment si propice au calme pour réclamer du respect:

    « T’as pas entendu? Réponds donc quand quelqu'un te parle, et n'oublie pas à qui tu dois tout! Ta tête est remplie de ces conneries artistiques que t'apprend ta mère, et rien de profitable n'en sortira jamais! » Il fit une pause, respirant difficilement, et continua: « La semaine prochaine, une jeune professeur de Chambéry viendra pour faire de toi quelque chose d'utile, elle t'enseignera l'économie de gestion. »

    Sa tête devenait de plus en plus rouge au fur et à mesure qu'il élevait le ton de sa voix, et les gouttes de sueur se multipliaient sur son visage enflé. Il avait enfin trouvé une ouverture et en usait pour simuler du courage, mais dès la fin de sa phrase, il s'aperçut avec horreur que le silence s'était emparé de la salle à manger, et que même les domestiques avaient arrêté tout maniement des couverts. Seul le lourd bruissement du vent se fit entendre au dehors, et son regard terrifié s'éleva lentement vers la Comtesse de Cantarelle.

    Cette dame, cette reine dans sa large robe, avait posé sa cuillère, relevé la tête et s'était dressée de toute sa taille à la tête de la table. Sa poitrine se gonflait avec l'oxygène que ses poumons extrayaient de l'air pour préparer une réplique, et une voix claire et distincte, non sans arrogance et pleine de force se leva pour emplir la salle:

    « D’abord, Georges, celui dont tu parles est mon fils, et je te conseille de soigner le ton sur lequel tu lui adresses la parole. Il ne s'agit point là de tes domestiques, et à ceux-là aussi tu pourrais mieux leur parler. Personne ne t'a demandé ton avis sur mes compétences en matière d'éducation. C'est moi qui dirige ce ménage, et c'est moi qui décide par qui et de quelle façon mon fils est éduqué. »

    Ces mots sonnaient dans la pièce comme le timbre d'un tambour. On pouvait voir sur le visage du Comte une expression de terreur. Personne ne dit mot durant un laps de temps assez long, jusqu'à ce que le Comte se redressât difficilement sur sa chaise avec sur sa mine honteuse une expression d'indignation et de colère.

    « Il était temps qu'on se dise nos quatre vérités, Romina! Tu crois que tu peux décider de tout, ici, parce que cette villa t'appartient? Je peux m'occuper de tout ici sans toi, je suis riche, putain de merde! Et ton fils va tout de suite arrêter ses conneries. Personne ne peut parvenir à quelque chose avec des romans, des tableaux et l'opéra! Vous n'êtes tous les deux que des arriérés qui n'ont pas de place dans ce monde, mais crois-moi, Fioréat n'ira pas jusqu'au bout de ce chemin comme toi, je vais en faire quelqu'un d'utile! »

    La Comtesse sourit.

    « Tu crois donc que t'as les moyens nécessaires pour t'occuper de tout ceci? D'abord, ce que tu as, tu l'as grâce à moi. Personne ne te connaissait quand je t'ai pris pour époux, et d'aucune façon n'aurais-tu pu faire des investissements de cette envergure, si ce n'avait été pour ma fortune et mon nom. Tu es trop vain. Et finalement, je demande le divorce. Tu connais les termes de notre contrat: Tu gardes ton argent, j'emmène le mien et la villa sera vendue. Il y a longtemps que j'aurais dû te quitter, toi et cet endroit, mais enfin, mieux vaut tard que jamais. »

    Elle était toute calme en prononçant ces mots retournés à mille reprises dans sa tête depuis quelques années, toujours réticente à ôter la famille à son fils, bien qu'elle sût que son alliance avec Georges Valrins était motivée: pour lui, il ne s’agissait alors que d'entrer dans la noblesse. Elle avait dû émigrer du village italien de Crevoladossola au nord du Piémont, où sa famille résidait depuis trois siècles, pour s'installer en France avec son fiancé, dans un territoire inconnu, dans le petit village d'Enfenne en Savoie. Tout cela pour rien, pour ‘épargner’ avait-il dit, bien qu’ils ne manquassent ni d’argent, ni d’autre chose; son mariage n'avait apporté que du malheur à la Comtesse, et le seul qui lui procurait de la joie, son fils, venait d'être menacé par cet homme brutal et qui lui était devenu étranger. Elle regardait cette face rouge et coléreuse, ce vieil homme dans son costume ridicule d'homme d'affaires, et elle ne pouvait se fâcher que contre elle-même pour

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