La nuit noire engloutit Samuel Katz, quand un fracas retentit au-dessus de sa tête. Une fraction de seconde, il suivit du regard les wagons enténébrés desservant les usines alimentant la guerre. Ses yeux accoutumés à l’obscurité, il prit sur sa droite et passa sous les arcades supportant la voie ferrée. Lui aussi s’en allait gagner sa vie, en cette soirée glaciale.
Au-dessus de la rivière animée par de rares reflets, le froid lui parut plus intense et il remonta le col de son manteau. À l’approche d’Unter den Linden, il dressa l’oreille : avec leurs feux éteints, les véhicules aveugles traçant dans la nuit représentaient un danger dont il avait pris conscience un mois plus tôt, en trébuchant sur un cadavre au milieu de la chaussée. À quelques mètres de l’endroit où il avait échangé son premier baiser avec Eva, en décembre 1932… Prémices d’un bonheur fou mais trop court avant la plongée dans l’abîme. Au moins avait-elle eu la présence d’esprit de fuir quand il était encore temps. Cette soirée d’octobre 1937 où elle lui avait montré son visa pour les États-Unis comme elle aurait exhibé un ticket gagnant de loterie… En ces temps incertains, la naissance d’un enfant ne pouvait se concevoir, ils ne s’étaient donc pas mariés, et ainsi avait-elle obtenu son sauf-conduit de son côté. Il avait su faire bonne figure et feindre de partager sa joie, sa joie égoïste et légèrement entravée par l’idée de partir sans lui, mais elle venait de lui déchirer le cœur.
À présent, les souvenirs des jours heureux étaient un fardeau lui faisant ressentir à quel point sa vie était devenue misérable. Parfois, au contraire, ils renforçaient sa détermination à poursuivre son existence dans cette ville dont, en dépit de la solitude et de la peur, sa musique se nourrissait encore. Ainsi, même au cœur de la nuit, avec pour repères essentiels les marquages au Lumogen sur les bordures des trottoirs, ces rues demeuraient une source d’inspiration. Et ces traversées nocturnes étaient malgré tout l’occasion de réflexions apaisées sur le malheur ayant frappé les siens,