Sous les néons de Cyberpunk 2077: Décrypter Night City
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À propos de ce livre électronique
Afin d’examiner toute la richesse de cette oeuvre marquante, il voyage dans le passé en plongeant dans les coulisses de cette adaptation du jeu de rôle papier signé Mike Pondsmith, avant de partir vers le futur, direction l’année 2077. Suivant l’odyssée de V, jeune merc aspirant à devenir une légende, contraint de coexister avec le fantôme d’un rockerboy vengeur, il revient sur le game design du jeu, sa direction artistique et différentes thématiques, telles que la vertu d’égoïsme, le sens de la vie et la menace de l’intelligence artificielle.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Du plus loin qu’il se souvienne, Matthieu Boutillier a toujours arpenté les territoires de l’imaginaire. Lors de ses voyages, il a rassemblé les sept Dragon Balls, médité auprès de Maître Yoda, bu des pintes avec Hellboy et triomphé du chaos avec Elric. Une fois, alors qu’il était revenu sur Terre, il se mit en tête d’étudier l’histoire, consacrant un mémoire aux représentations infernales dans la Grèce antique. Plus récemment, il a collaboré avec Third Éditions en partageant sa passion dévorante pour le manga GUNNM.
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Avis sur Sous les néons de Cyberpunk 2077
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Aperçu du livre
Sous les néons de Cyberpunk 2077 - Matthieu Boutillier
CHAPITRE 1 : NAISSANCE, CHUTE ET RESURRECTION
CYBERPUNK
30 mai 2012. Vous ne vous en souvenez peut-être pas, mais c’est ainsi que l’histoire a commencé. Par ce mot en « C » s’affichant à l’écran, en lettres blanches sur fond noir, dans une police reconnaissable. Son apparition avait alors révélé la nature du nouveau projet développé par CD Projekt Red.
Il y a quelques jours. Dans une courte vidéo¹ diffusée sur la chaîne YouTube dédiée à The Witcher, la licence de RPG² ayant fait connaître ce studio polonais, Marcin Iwiński, jeune homme âgé de 37 ans et cofondateur de CD Projekt, prend la parole devant la caméra pour vous inviter à la conférence d’été annuelle qui se tiendra la semaine suivante. Anticipant les inquiétudes des fans, il demande de ne pas se formaliser quant à son t-shirt, son flocage à l’effigie des Schtroumpfs n’ayant rien d’un indice. En revanche, il évoque bel et bien « une annonce majeure ». The Witcher 3 ? Rien n’est sûr, mais de nombreux joueurs se réjouissent déjà à l’idée de retourner explorer le Continent aux côtés du sorceleur Geralt de Riv.
Il y a quelques heures. La Toile, à nouveau, s’emballe ! Cette fois, elle réagit à la diffusion d’un étrange concept art figurant un punk futuriste, dont tout suggère qu’il est lié au nouveau jeu de CD Projekt Red.
Il y a quelques minutes. La conférence débute. L’événement est retransmis en temps réel sur YouTube³. Iwiński entre en scène, fébrile, pressé de découvrir les réactions de son audience à la fameuse annonce ; mais avant que ne survienne ce moment tant attendu, le porte-parole commence par revenir sur les autres actualités du studio, celles au sujet de The Witcher 2 : Assassins of Kings ou de la boutique en ligne GOG. À nouveau, son t-shirt attire l’attention : le texte de son flocage – Brainimplants : Reality Redefined by Microcybernetics – devient une nouvelle pièce du puzzle, dont le motif cyberpunk continue de se dessiner.
Il y a quelques secondes. Le businessman complète le casse-tête, décrivant succinctement les contours d’une dystopie futuriste.
Maintenant. Il apporte la résolution de l’énigme. Son studio va réaliser un jeu vidéo cyberpunk, plus précisément un jeu Cyberpunk, l’adaptation du jeu de rôle papier (JDR) de Mike Pondsmith. Créé par R. Talsorian Games en 1988, ce titre a séduit plus de 5 millions de joueurs et s’est imposé comme la référence absolue du genre. En revanche, il n’est pas (encore) connu du grand public. Afin de rendre son annonce plus prégnante auprès des profanes, Iwiński commence donc à esquisser rapidement le type d’univers dans lequel ce titre s’inscrit, avant de faire appel à l’imaginaire populaire en énonçant trois noms évocateurs : Blade Runner, William Gibson et Philip K. Dick.
Blade Runner (1982) est le film qui a défriché l’esthétique cyberpunk. Son réalisateur, Ridley Scott, y a transposé l’intrigue du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick, en comblant l’économie de descriptions de cette œuvre confidentielle par le déploiement d’une imagerie baroque, née de la collaboration avec le directeur artistique David L. Snyder, le production designer Lawrence G. Paull et le « futuriste visuel » Syd Mead.
William Gibson est le « père du cyberpunk » ; « père putatif », faudrait-il corriger, car son roman Neuromancien (1984), pensé comme une contrepartie littéraire aux fulgurances de Blade Runner, usurpe involontairement le statut d’œuvre séminale du genre. Si le romancier n’est pas son initiateur, il est en revanche celui qui expose dans la lumière le Mouvement, un groupe informel composé de plumes inventives et fédérées par son compatriote Bruce Sterling autour du fanzine Cheap Truth.
Philip K. Dick n’est pas un écrivain cyberpunk, et ce, peu importe si Iwiński le considère comme tel. Pour autant, il ne faut pas lui jeter la pierre ; cette assertion est courante, justifiée par le fait que Dick est l’auteur original des Moutons électriques. Néanmoins, cela ne suffit pas à justifier son rattachement au genre, car Blade Runner se détache nettement du roman, et ce qui fait de ce film une œuvre cyberpunk vient davantage de Ridley Scott. Toutefois, Bruce Sterling rappelle dans sa préface à l’anthologie Mozart en verres miroirs combien lui et ses pairs se sont imprégnés de l’histoire et de la tradition de la science-fiction. Tous diffèrent peut-être dans leurs dettes littéraires, mais ils s’accordent sur certains noms ayant eu une influence claire et frappante sur leur production, une légion de « proto-cyberpunks », parmi lesquels figure Philip K. Dick.
Plutôt que de chercher à convaincre le public avec de nouveaux arguments, Marcin Iwiński préfère laisser la parole à un nouveau protagoniste, qui le rejoint sous un tonnerre d’applaudissements. Il s’agit de Mike Pondsmith, le créateur original de Cyberpunk, venu spécialement des États-Unis pour l’événement. Dans le domaine du JDR, c’est une véritable superstar. Fondateur de la maison d’édition R. Talsorian Games, souvent appelée simplement Talsorian, ce game designer né en 1954 a apporté une contribution essentielle au genre, ce qui lui a valu d’être intronisé dans l’Origins Hall of Fame en 2006, devenant la première personnalité noire à rejoindre ce panthéon. Outre Cyberpunk, il est reconnu pour Mekton : The Game of Japanese Robot Combat, Teenagers From Outer Space ou encore Castle Falkenstein.
Lorsque l’invité commence à parler de sa voix captivante, c’est pour exprimer la fierté de voir son bébé, celui dont il a pris soin ces vingt-cinq dernières années, amorcer une nouvelle vie grâce à ses nouveaux partenaires : « CD Projekt Red est l’équipe que nous attendions [chez Talsorian]. Leur incroyable travail sur The Witcher et The Witcher 2 montre qu’ils partagent le même dévouement et le même amour des grands jeux que nous […]. Je suis particulièrement ravi qu’ils veuillent que nous collaborions pour faire de ce titre un projet fantastique, qui sera à la hauteur de tout ce que les fans de Cyberpunk, anciens et nouveaux, attendent. Croyez-moi, ce jeu va déchirer. »
Mike Pondsmith ne mâche pas ses mots ; il est persuadé que CD Projekt Red parviendra à établir un nouveau standard du RPG cyberpunk. Il faut dire qu’Iwiński sait vendre son projet, n’hésitant pas à comparer l’expérience immersive que ses équipes cherchent à délivrer avec un plongeon dans les romans de Dick et Gibson, mais avec la possibilité de façonner l’intrigue à sa guise. Certes, ce n’est qu’une promesse, destinée à s’attirer les faveurs du public, mais la qualité des précédents jeux que le studio a développés donne envie d’y croire. Bien entendu, le défi sera de taille : il existe déjà de nombreux jeux cyberpunks, dont certains, comme System Shock et Deus Ex⁴, ont gravé leur nom dans l’histoire. Il faudra résoudre la problématique du cyberpunk, un genre fermement ancré dans l’époque qui l’a vu naître et qui peine à s’en extraire. Le studio paraît prêt à le relever.
CD Projekt Red ne semble avoir aucun doute sur ce qu’il fait et n’hésite pas à miser son avenir sur ce nouveau titre. Avec lui, il souhaite repousser une nouvelle fois ses limites afin de rattraper les meilleurs développeurs du monde, représentés par Blizzard Entertainment (Warcraft, Diablo) et Rockstar Games (Grand Theft Auto, Red Dead). Cette ambition pourrait paraître insolente, mais ne parle-t-on pas d’une société partie de rien, qui a pris « une licence presque inconnue en dehors de la Pologne » et en a tiré un blockbuster mondial ayant fait d’elle une actrice du jeu vidéo internationalement reconnue ? Imaginez donc ce qu’il serait possible de réaliser avec des moyens, une licence bien installée inscrite dans un genre moins obscur que la dark fantasy, une équipe composée de vétérans et une communauté de millions de joueurs. Cyberpunk doit être le jeu capable non seulement de gagner des récompenses prestigieuses, mais aussi de devenir cet énorme succès commercial qui permettra à CD Projekt Red de rejoindre à son tour les rangs des légendes.
Une révolution polonaise
Afin de tutoyer le soleil, il est nécessaire d’afficher une détermination sans faille. Voilà l’état d’esprit qui règne au sein du studio, l’héritage de son histoire tumultueuse, qui est tout d’abord celle de ses deux fondateurs, Marcin Iwiński et Michał Kiciński. Ces derniers viennent d’un pays où le jeu vidéo n’existait pas dans leur enfance. Nés en 1974, tous deux grandissent en Pologne à l’ombre du rideau de fer, opprimés par un gouvernement autoritaire soumis au régime stalinien. Dans ce « paradis », les gens vivent en rupture totale avec l’Occident, dont ils ne connaissent pas grand-chose. Iwiński a pourtant conscience d’être un privilégié. Le métier de son père, qui produit des documentaires, lui permet de voyager à l’étranger, en Suède en l’occurrence ; il lui donne aussi les moyens de se procurer des ouvrages de science-fiction occidentale (essentiellement traduits par des locaux et revendus sous le manteau) et d’acquérir un ordinateur ZX Spectrum pour jouer.
À l’approche des années 1990, cette réalité s’effondre d’un coup, sans crier gare. La Pologne s’émancipe du joug soviétique et adopte un régime démocratique, proclamant sa IIIe République. C’est une époque de transformations, où l’économie prend une forme entièrement nouvelle pour s’adapter au capitalisme. « Ça a été brutal, hardcore, et toutes les règles ont changé du jour au lendemain », explique-t-il. S’adapter n’est pas simple pour tout le monde, mais Iwiński a de la ressource, notamment quand il s’agit de satisfaire sa passion pour le jeu vidéo. Ce qu’une vie sous le régime communiste lui a appris, c’est comment se procurer ce qu’il désire en louvoyant pour esquiver les pouvoirs autoritaires. Dans la mesure où aucune législation sur le droit d’auteur n’existe encore, l’adolescent n’hésite pas à faire comme tout le monde, recourant allègrement au kombinować, l’art de trouver des combines pour obtenir ce que l’on veut, ou au réseau de distribution grise, qui opère en dehors des canaux autorisés par le fabricant ou le distributeur officiel, mais qui n’est pas nécessairement illégal, étant donné qu’il n’existe pas d’autres solutions. Ce manquement dans la loi lui permet non seulement d’acquérir de nouveaux jeux importés, mais également d’en réaliser des copies qu’il peut écouler à son tour.
C’est dans ce contexte qu’il se lie d’amitié avec Michał Kiciński, rencontré par hasard sur les bancs du lycée Czacki. Lui aussi est passionné de jeux vidéo. Lui aussi pirate. Lui aussi revend. Partageant une même vision de la vie, ils font régulièrement l’école buissonnière pour parcourir le marché de pièces informatiques de la rue Grzybowska, à la recherche de nouveaux clients. Ils structurent peu à peu leur activité, nouant des contacts avec des homologues étrangers pour importer des nouveautés en Pologne. Iwiński s’occupe de la communication avec les fournisseurs et de l’organisation des expéditions internationales, tandis que Kiciński se concentre plutôt sur la vente. Au printemps 1994, ils fondent leur propre société spécialisée, CD Projekt, afin de faire des affaires en toute légalité. Cette évolution leur permet de recruter leur premier salarié, Adam, le frère aîné de Michał. D’autres suivront.
Le modèle économique qu’ils ont imaginé consiste à importer des logiciels auprès de détaillants américains pour les distribuer sur le territoire polonais. Ils ne sont pourtant pas les premiers sur le marché ; d’autres entreprises pionnières, Mirage Software et IPS Computer Group notamment, se sont imposées avec des jeux Atari, Commodore et Amiga. Pour faire la différence, Iwiński et Kiciński préfèrent se concentrer sur un support révolutionnaire, celui-là même qui leur a inspiré le nom de l’entreprise : le CD-ROM.
À 20 ans et sans expérience, ils peinent à se crédibiliser auprès des partenaires qu’ils ciblent, mais à force de détermination, ils finissent par signer leur premier accord de distribution officiel avec American Laser Games. Suivent d’autres contrats, avec des producteurs de plus en plus prestigieux comme Acclaim, Blizzard, Interplay ou encore Psygnosis. Si CD Projekt subit une concurrence acharnée, c’est moins celle que leur livrent les autres entreprises que celle des pirates, qui n’ont pas renoncé à leur activité et qui proposent des jeux copiés à des tarifs cinq fois inférieurs, et ce, seulement deux jours après la sortie officielle. Il faut alors trouver un moyen de convaincre les joueurs d’opter pour une offre légale. Ce moyen, c’est la localisation.
À l’époque, les jeux proposés sont pour la plupart en langue anglaise. Or, celle-ci est encore peu pratiquée en Pologne, parce que les habitants apprenaient le russe sous le régime communiste. Pourquoi donc ne pas traduire les jeux en polonais ? C’est une chose que les pirates ne pourront jamais proposer et qui permettrait à CD Projekt de faire la différence ! La société commence par publier des titres dans des boîtes polonaises et avec des manuels en polonais. L’initiative, fort bien accueillie par les joueurs, les convainc de passer à l’étape suivante : la traduction intégrale d’un jeu vidéo. Suivant le modèle d’IPS, qui a proposé une version localisée de Syndicate dès 1993 – avec un succès relatif, puisque le jeu s’est écoulé à seulement 1500 exemplaires –, ils décident d’une première tentative avec un jeu anecdotique, Ace Ventura, afin de s’assurer de la faisabilité d’une telle entreprise. Ils s’attellent ensuite à Baldur’s Gate de BioWare, une adaptation en jeu vidéo du JDR Dungeons & Dragons (D&D) de Gary Gygax. Édité en 1999 dans un écrin particulièrement soigné, ce dernier titre s’écoule à plus de 100000 exemplaires en quelques mois ! Ce succès permet à CD Projekt de devenir le distributeur polonais officiel d’Atari, de Cryo, de Konami, de Microsoft, de SEGA et d’autres.
Quand en 2001 l’éditeur Interplay leur propose une mission inédite, à savoir réaliser le portage PC de Baldur’s Gate : Dark Alliance, Iwiński et Kiciński n’hésitent pas longtemps et partent à la recherche de recrues qui leur permettront de s’atteler à ce projet sans précédent. L’équipe se met au travail, mais la santé financière d’Interplay ne lui permet pas de concrétiser le projet. Après l’arrêt des travaux de conversion, les fondateurs réfléchissent à l’avenir de l’entreprise. Dans la mesure où CD Projekt Red est propriétaire du code issu du travail sur Baldur’s Gate : Dark Alliance, ils se mettent en tête de concevoir leur propre jeu vidéo. Mettant à profit les bénéfices tirés de la distribution et de la localisation de jeux, ils se dotent en février 2002 d’une unité de développement interne, CD Projekt Red – « Red », parce qu’« il s’agit d’une référence à la couleur des briques de [leur] premier bureau » –, se mettant bille en tête d’adapter Wiedźmin (The Witcher, à l’international), la plus grande série de fantasy polonaise, dont ils ont dévoré les histoires durant leurs études. Même si cette idée leur semble idéale, ils savent que rien n’est gagné ; en effet, le prestige de la licence est tel qu’ils n’imaginent pas sérieusement pouvoir en acquérir les droits d’exploitation… Pourtant, ils n’hésitent pas à tenter leur chance en abordant son créateur, l’écrivain Andrzej Sapkowski. Bien que sensible à leur démarche, ce dernier les informe néanmoins qu’ils ont été précédés par Metropolis Software en 1997. Découvrant que le projet est abandonné, les deux ambitieux reviennent consulter l’auteur, qui les autorise à exploiter la franchise contre une somme de 35000 złotys⁵ payable d’avance. Après avoir signé le contrat, ils comprennent dans quelle folie ils se sont lancés : « Nous avons obtenu les droits, et c’est là que les vraies difficultés ont commencé, parce que nous devions faire un jeu et que nous n’avions aucune idée de la façon de le faire. »
Ne disposant d’aucune expérience dans le domaine, ils avancent à l’aveugle sur un chemin qu’ils ne connaissent pas. Leur naïveté les pousse à imaginer concevoir un jeu avec une quinzaine de personnes en un an, deux au maximum ; il leur faudra finalement une centaine d’employés et cinq ans de labeur. Comme il n’existe pas encore de développeurs à l’époque en Pologne, de simples passionnés de jeu vidéo et des curieux rejoignent les effectifs… Ces salariés ne savent pas vraiment ce qu’ils font et doivent apprendre sur le tas. Ils doivent s’investir totalement dans la création de ce projet complètement fou, notamment lorsqu’il n’y a plus d’autre choix que d’augmenter la cadence de travail bien au-delà de ce qui est prévu dans leur contrat. Ils découvrent alors le crunch, qui devient l’une des expressions de la philosophie cultivée par les dirigeants du studio : ces travailleurs acharnés n’attendent rien de moins qu’un dévouement total de la part de leurs recrues, estimant que c’est la condition requise pour réaliser un miracle.
Au prix de nombreux sacrifices, ce premier jeu se voit intitulé The Witcher – CD Projekt Red réutilise le nom international de Wiedźmin, inventé par Adrian Chmielarz dans le cadre du projet de Metropolis – et sort en octobre 2007. S’il a englouti tous les fonds de l’entreprise – budgété à 20 millions de złotys, il devient le jeu vidéo polonais le plus cher jamais créé –, il reçoit un accueil chaleureux de la part du public et de la critique, ce qui permet de valider tous les efforts de CD Projekt Red. L’engouement rencontré par le titre permet à la société de rejoindre Hard Reset, People Can Fly, Techland ou encore Reality Pump parmi les fleurons de cette industrie vidéoludique polonaise naissante.
Au sortir d’une telle expérience, le studio rassemble désormais une équipe de développeurs expérimentés et passionnés sur lesquels il peut compter pour son avenir. Couronné de ce premier succès impertinent, CD Projekt Red entame la conception d’une suite confiée à Adam Badowski, qui avait rejoint l’équipe en tant que designer à l’époque du premier épisode. En parallèle, il confie au studio lyonnais WideScreen Games le portage sur consoles de The Witcher, nommé Rise of the White Wolf et lancé à l’instigation d’Atari. Malheureusement, la collaboration avec les Français se révèle désastreuse ; ce partenaire est incapable de développer le jeu. Badowski et les dirigeants comprennent alors qu’ils sont en train de tout perdre et demandent l’arbitrage de l’éditeur pour annuler le projet avant qu’il ne soit trop tard. Afin de rembourser les sommes investies par Atari, ils consentent à lui céder les droits de distribution de The Witcher 2. Dans la tourmente, le studio mise le tout pour le tout sur ce titre. Il n’a pas le choix, d’autant plus que la crise économique mondiale de 2008 vient le fragiliser davantage.
Afin de se relever, Iwiński et Kiciński procèdent à une grande réorganisation de la société. Ils commencent tout d’abord par créer CDP Investment, une holding regroupant CD Projekt, CD Projekt Red et GOG Ltd – le service commercial de distribution numérique de jeux vidéo lancé la même année. L’année suivante, ils concluent un accord d’investissement avec le fabricant de matériel informatique Optimus, ce qui leur permet d’entrer à la Bourse de Varsovie. Cette stratégie longue et complexe leur permet de considérablement renforcer l’entreprise, qui bénéficie désormais de la confiance des investisseurs et peut envisager sereinement l’avenir.
C’est dans ce contexte très particulier que, à la suite de quatre ans de travail acharné et un nouveau crunch, The Witcher 2 : Assassins of Kings sort le 17 mai 2011. Après un nouveau bilan encourageant, Iwiński et Kiciński s’imaginent alors pouvoir passer à la vitesse supérieure en lançant la production simultanée de deux jeux. Ils veulent d’une part offrir un épisode conclusif à la trilogie du sorceleur, et d’autre part réaliser l’adaptation d’un JDR avec lequel ils ont grandi : Cyberpunk 2.0.2.0.
Le JDR en Pologne
Au début de la décennie 1990, l’ouverture de la Pologne a convaincu différents éditeurs de s’immiscer dans la brèche créée par l’initiation de la population locale à la culture occidentale. Très rapidement, une profusion de classiques littéraires a déferlé sur les étagères des librairies polonaises, parmi lesquels figurent les pionniers du cyberpunk : la revue Fenix⁶ accueille successivement « Dogfight », cosigné par William Gibson et Michael Swanwick, et « Video Star » de Walter Jon Williams. De son côté, l’éditeur Alkazar publie le roman Neuromancien en 1992.
Dans le même temps, le JDR s’invite sur les tables, notamment par le biais de la revue Magia i Miecz. Ce premier magazine polonais spécialisé joue alors un rôle déterminant dans la propagation et la popularisation de ce loisir. Il accueille notamment dans ses pages le premier JDR polonais, Kryształy Czasu, qui jouit déjà d’une base de fans fidèles s’étant développée dans les années 1980, alors que son auteur, Artur Szyndler, en distribuait des copies sur disquettes lors de conventions. Rapidement, le marché connaît un développement très dynamique, accueillant de nouveaux JDR originaux et des traductions, favorisant l’émergence de magazines comme Labirynt, Złoty Smok et Talizman, qui viennent entretenir l’intérêt en proposant des scénarios inédits.
En 1995, la jeune maison d’édition varsovienne Copernicus Corporation acquiert les droits de Cyberpunk 2.0.2.0. pour en commercialiser une traduction en polonais. Cette sortie est loin de passer inaperçue ; aussi, nombreux sont ceux qui, chez CD Projekt Red, ont passé leur jeunesse à lancer les dés pour défier les mégacorporations. Des années durant, ils ont littéralement vécu dans le monde de Cyberpunk, donc la perspective de transposer une telle expérience les enivre au plus haut point. Il reste néanmoins un dernier obstacle à franchir, et pas des moindres : convaincre son géniteur.
La fabuleuse histoire de Mike Pondsmith
Mike Pondsmith n’est pas de ces créateurs qui cèdent les droits de ses licences à n’importe qui, encore moins quand il s’agit de celle ayant changé sa vie. Cyberpunk voit le jour en 1988, mais pour comprendre l’importance de cette sortie, il faut remonter quelques années en amont, en 1977, à une époque où le game designer était étudiant. Déjà jeune adulte, celui-ci suit alors un double cursus en psychologie comportementale et en conception graphique à l’université de Californie, à Davis. Après les cours, il a pris l’habitude de retrouver quelques camarades pour jouer dans l’appartement miteux de son ami Greg Wirth, qui s’enorgueillit un jour d’avoir acquis l’une des fameuses boîtes de l’édition originale de Dungeons & Dragons. Sorti trois ans plus tôt, ce jeu édité par Tactical Studies Rules est le premier représentant du JDR, dont le créateur résume le principe comme « pénétrer dans la trame d’un livre pour participer au récit ». Concrètement, sa pratique consiste à faire vivre des aventures à des personnages incarnés par les joueurs à l’aide de dés à faces multiples, dans un monde imaginé par un des participants, surnommé « maître de jeu » ou « arbitre ». Bien qu’inédite, cette approche n’est pas forcément originale, selon Pondsmith ; ce dernier pense qu’elle n’est qu’une évolution d’une forme de jeu que chacun expérimente durant son enfance : « [Faire] semblant d’être quelque chose ou quelqu’un, de voyager dans des endroits magiques ou d’avoir des capacités et des pouvoirs. » Jouer un rôle. « Les jeux de rôle, c’est faire semblant, avec des règles. […] Avec des règles, parce que les adultes se battent avec des règles, ce qui n’est généralement pas le cas des enfants. »
Lui qui était fan de wargames et en particulier de Chainmail est évidemment conquis par le jeu, bien qu’il regrette le genre dans lequel il opère, cette fantasy inspirée de Robert E. Howard, Lyon Sprague de Camp, Fletcher Pratt, Fritz Leiber, Poul Anderson, J. R. R. Tolkien et Howard P. Lovecraft, qui le laisse indifférent, voire l’exaspère totalement. S’il continue de participer à la campagne en cours, c’est avant tout parce qu’y contribue également Lisa, une fille qui l’intéresse. S’il veut la séduire, il doit mettre ses goûts personnels de côté et accepter de combattre des orcs et ce balrog – « balor », rectifieront les puristes de D&D – que lui oppose l’ex-petit ami embarrassant. Lui qui se rêve en Lando Calrissian, le contrebandier beau parleur de Star Wars, s’imagine pourtant se départir de ce cadre ennuyant au profit de la science-fiction, qu’il chérit depuis ses 11 ans. Cette aubaine semble s’offrir à lui le jour où il vient acheter de nouveaux dés dans une quincaillerie de la Bay Area et pose les yeux sur Traveller. Cette nouveauté éditée par Game Designers’ Workshop se déroule en effet dans un univers qui a tout pour lui plaire : un empire galactique, des extraterrestres, des vaisseaux spatiaux… C’est comme si son concepteur Marc Miller avait écrit ce jeu de rôle pour lui ! Il repart avec, pressé d’en expérimenter les mécaniques. Pourtant, la joie des premiers instants s’estompe quelque peu, car de nombreux défauts entravent l’expérience. Il doit se résoudre à l’évidence : le titre qu’il cherche n’existe sans doute pas.
Une idée révolutionnaire traverse alors l’esprit du rôliste contrarié : pourquoi ne pas le concevoir lui-même ? Après tout, n’a-t-il pas créé toutes sortes de jeux depuis sa plus tendre enfance ? Plutôt que de partir de zéro, il décide de hacker Traveller. Courante dans le milieu du JDR, cette pratique consiste à prendre un jeu existant et à le personnaliser pour obtenir une expérience nouvelle correspondant mieux à ses préférences. C’est ainsi qu’il donne naissance à Imperial Star en 1980. Le jeu séduit immédiatement ses proches ; certains sont même si enthousiastes qu’ils continuent de jouer à la même campagne depuis plus de trente ans ! Désormais doté d’une base solide, il comprend qu’il lui suffit de la reprendre et de l’adapter à de nouveaux univers pour concevoir d’autres titres. En 1982, il transpose ses mécaniques à un univers inspiré de la « lecture⁷ » de Gundam et GoLion, accouchant ainsi de Mekton.
À l’époque, Mike Pondsmith travaille comme typographe dans une imprimerie de l’université de Californie à Santa Cruz, ce qui lui donne accès à toute une série d’outils lui permettant de réaliser lui-même le livre de règles et la boîte du jeu. Le produit qu’il obtient se montre suffisamment convaincant pour que Lisa, qui l’a épousé en février de la même année, le pousse à visiter la DunDraCon, une convention de rôlistes, pour aller à la rencontre du game designer Steve Jackson⁸. Suivant ce conseil avisé, il se rend donc à San Ramon, près de San Francisco, pour faire une démonstration de Mekton à son idole. Cette entrevue ne donne rien de concret – « Je pense que Steve regrette encore de ne pas m’avoir embauché à l’époque », plaisante Pondsmith –, mais la participation au salon n’est pas vaine pour autant. En effet, les présentations publiques de son jeu suscitent un réel attrait. Ainsi, le deuxième jour de l’événement, lorsque plusieurs dizaines de personnes se massent autour de sa table, il comprend qu’il est possible de professionnaliser son activité. Jusqu’à présent, il ne s’agissait que d’un doux rêve qu’il n’avait jamais osé vraiment caresser, et pourtant, au mitan de cette décennie, le voilà qui emprunte 500 dollars à sa mère pour fonder R. Talsorian Games⁹, une petite société installée à Berkeley et grâce à laquelle il pourra commercialiser ses propres créations.
Même s’il se retrouve au cœur de la panique morale qui s’empare alors des États-Unis¹⁰, le JDR connaît un véritable âge d’or. Ces années sont marquées par une créativité débordante et l’émergence de communautés passionnées, qui ont solidifié ce loisir comme une partie intégrante de la culture geek. C’est un temps où chaque nouvelle sortie apporte des innovations et élargit l’univers du jeu de rôle. Conscient que la concurrence est rude, Mike Pondsmith s’efforce de suivre son intuition pour percevoir comment va évoluer le marché. C’est ainsi qu’il parvient à anticiper ce que les historiens identifient comme la troisième révolution du JDR : selon lui, celle-ci verra l’émergence de jeux dans des genres fictionnels n’ayant encore jamais été abordés. Les éditeurs qui parviendront à se distinguer devront à la fois être les premiers à s’y lancer et ceux qui concevront le meilleur jeu.
Parmi les genres qui restent encore inexplorés, il y en a justement un que Pondsmith aimerait bien défricher : le cyberpunk, dont il a perçu le potentiel en matière de JDR dès le visionnage de Blade Runner à sa sortie. Visionnaire, le game designer surdoué prend ses concurrents de court en étant le premier à inscrire un titre dans ce genre de la science-fiction : Cyberpunk : The Roleplaying Game of the Dark Future, publié en 1988 par Talsorian, précède ainsi CyberSpace d’ICE, Shadowrun de FASA, et enfin GURPS Cyberpunk de Steve Jackson Games.
Comportant trois livres ainsi qu’une paire de dés, la première édition de Cyberpunk plonge les joueurs dans le futur dystopique de 2013, dans lequel ils incarnent des rebelles en lutte contre le système représenté par d’impitoyables mégacorporations. Si Pondsmith s’attend à ce que son jeu fonctionne, il n’imagine certainement pas surfer aussi insolemment sur la vague culturelle. Le jeu se vend de manière inouïe, marquant pour Talsorian le début d’une nouvelle ère, la société pouvant notamment quitter le domicile familial pour s’installer dans un véritable bureau.
Après s’être vu doté de quelques suppléments, ces ouvrages qui permettent de prolonger l’aventure au-delà du cadre du livre de base, Cyberpunk reçoit dès 1990 une mise à jour, Cyberpunk : The Classic Roleplaying Game of the Dark Future 2.0.2.0. – The Second Edition, laquelle conforte la position de l’éditeur en tant que figure centrale dans le monde du JDR, influençant des générations de joueurs et de créateurs. Ainsi, durant des années, le jeu reçoit de nombreux suppléments, certains intégrant des idées du public lui-même ou étant directement issus de fanzines – l’américain Interface et le britannique ‘Punk ‘21 – officialisés par l’ayant droit de la licence.
Différents partenariats noués par Talsorian viennent enrichir l’expérience de jeu des rôlistes de Cyberpunk. Ceux-ci peuvent ainsi visualiser leurs avatars lors d’une partie à l’aide de mini-figurines Grenadier Models, s’immerger dans l’univers en écoutant la bande originale officielle Night City Trax composée par Erich Izdepski, ou utiliser des cartes dans le cadre d’une partie de Cyberpunk 2.0.2.0. grâce au supplément Rache Bartmoss’ Brainware Blowout et au jeu de cartes à collectionner Netrunner conçu par Richard Garfield, le game designer de l’inévitable Magic : L’Assemblée. Les joueurs peuvent également découvrir des aventures inédites dans le monde du jeu en lisant The Ravengers et Holo Men, deux romans écrits par Stephen Billias.
Passé de mode, le marché du JDR s’effondre toutefois brutalement à la fin de la décennie. Les principaux éditeurs s’en sont désintéressés et le public les a délaissés, au profit d’autres types de loisirs plus séduisants comme les jeux vidéo, les jeux de société et surtout les jeux de cartes à collectionner. Dans ce contexte morose, Mike Pondsmith, alors président de la GAMA¹¹, assiste à une marche vers la mort. Impuissant, il voit les entreprises concurrentes déposer le bilan les unes après les autres, et des amis se retrouver à la rue. Si le patron fait tout son possible pour assurer le paiement des salaires de ses employés et les aider à s’établir vers d’autres emplois, il comprend vite que Talsorian seul ne peut plus lui permettre de subvenir aux besoins des siens.
Désormais père de famille, il s’inquiète et prend ses responsabilités : il délègue la gestion de la société à Lisa, qui la maintient en activité avec des publications restreintes, circonscrites au label ANimechaniX (basé sur des licences d’anime comme Bubblegum Crisis, Armored Trooper VOTOMS et Dragon Ball Z) ainsi qu’aux réimpressions de ses plus grands succès (Mekton Z – la version la plus récente de Mekton – et Cyberpunk 2.0.2.0.). Ainsi libéré, Mike Pondsmith se saisit d’une perspective intéressante et qui lui offre un salaire confortable : intégrer l’industrie du jeu vidéo. Ce monde l’a toujours intéressé. Il l’a même investi une fois, après avoir obtenu ses deux bachelors en 1982, en commençant à travailler comme graphiste chez California Pacific Computer Company à Davis, mais à cette époque, la technologie était encore limitée et il n’y avait pas grand-chose à faire dans la conception de jeux vidéo.
Aujourd’hui, le secteur a bien changé, et c’est avec un plaisir non dissimulé qu’il intègre les rangs de Microsoft. Pourtant, il quitte la société dès 2004 pour rejoindre Monolith Productions, attiré par la perspective de travailler dans l’équipe live¹² du jeu de rôle massivement multijoueur The Matrix Online. En 2010, il se tourne finalement vers l’enseignement du game design au sein du Department of Game Software Design and Production du DigiPen Institute of Technology à Redmond, Washington, où il distille son savoir en dispensant des cours dédiés à l’histoire du jeu vidéo et aux mécaniques de jeu.
Durant tout ce temps, il ne désespère pas de voir l’industrie du JDR se relever et ne s’éloigne jamais vraiment du milieu. Si le secteur a connu un sursaut au début des années 2000, la relance de Cyberpunk avec Cyberpunk V3.0 en 2005 s’est soldée par un échec. Depuis, il ne cesse de travailler à la résurrection de son univers fétiche avec une nouvelle itération intitulée Cyberpunk RED.
Proposition incongrue
Début 2012. « Driiing ! Driiing ! » Chez Talsorian, la sonnerie du téléphone retentit. « Driiing ! Driiing ! » Lisa décroche. À l’autre bout du fil, son interlocuteur de CD Projekt Red se présente dans un anglais avec un accent d’Europe de l’Est prononcé : « Bonjour, nous sommes une bande de Polonais et nous voulons faire [un jeu] Cyberpunk. » Mike Pondsmith songe tout d’abord à une mauvaise plaisanterie lorsque son épouse lui transmet le message. Il n’ignore pas que son jeu a reçu une traduction polonaise des années auparavant, mais de là à imaginer qu’un jour des joueurs locaux viennent le démarcher, il y a un pas qu’il n’aurait pas cru franchissable. Ainsi, il tend l’oreille, mais ne dit rien. Quand bien même ces gens seraient sérieux, il ne voit aucune raison de s’emballer. Le jeu vidéo dans les pays de l’ancien bloc soviétique laisse à désirer… Il ne le sait que trop bien. Lorsqu’il était en poste chez Microsoft, il avait collaboré avec différents développeurs de cette région du monde, et il sait quels ravages ont causés des décennies de communisme isolationniste. Encore traumatisé par la visite d’un studio hongrois, il s’imagine déjà ces Polonais entassés avec une chèvre dans un atelier clandestin bidouillant sur un vieil Apple II. Autant dire qu’il les voit mal programmer un jeu Cyberpunk.
De surcroît, ce n’est pas la première fois qu’il reçoit une telle demande, comme il n’hésite pas à le rappeler : « Nous avons essayé de travailler avec de grands et de petits studios. Nous avons essayé d’intégrer l’essence de Cyberpunk dans tous les domaines, des jeux multijoueurs massifs aux petits jeux pour téléphone. Parfois, ces projets ont échoué parce que l’ego du développeur l’a conduit sur la voie fatale de la création d’un jeu qui n’avait de Cyberpunk que le nom [N.D.A. : il voulait mettre en scène des invasions extraterrestres et des guerriers animaux créés génétiquement]. D’autres fois, le projet a échoué parce que le développeur n’avait pas les ressources de l’équipe ou l’argent nécessaire pour le mener à bien. L’une des itérations les plus prometteuses, un MMO¹³ ambitieux sur lequel travaillaient des employés talsoriens, a échoué lorsqu’un membre important de l’équipe de développement a été appelé sous les drapeaux de façon inattendue ! » Le passage de Cyberpunk au stade numérique n’a été pour le moment qu’une longue et pénible expérience, dont n’est ressortie que de la frustration. Ou presque. En effet, jusqu’à présent, un seul interlocuteur s’est montré digne de confiance, un studio espagnol appelé Mayhem Studio, qui a transformé Cyberpunk en un jeu mobile intitulé The Arasaka’s Plot.
Pour convaincre Mike Pondsmith, CD Projekt Red lui fait parvenir un exemplaire de The Witcher 2. Lorsque le créateur lance le jeu sorti quelques mois plus tôt, sa réaction est sans attente : « Merde. » Ce jeu est absolument génial ! Même s’il n’ose pas vraiment envisager sérieusement cette idée d’adaptation, il répond favorablement à l’invitation de ses interlocuteurs de se rendre en Pologne pour rencontrer l’équipe. Après un long voyage en avion et neuf heures de décalage horaire, il est accueilli en grande pompe par ses hôtes, qui lui déploient le tapis rouge : hôtel chic, chauffeur privé conduisant une Mercedes. La Pologne se révèle très différente de ce qu’il imaginait. Ses derniers préjugés tombent quand il franchit les portes du studio et découvre l’environnement dans lequel ses développeurs travaillent : ils disposent de tous les outils nécessaires et ne semblent encombrés d’aucun caprin ! Il commence à tomber sous le charme, mais ce n’est que quand il se met à échanger avec eux qu’il comprend la sincérité de leur démarche : ils en savent plus sur la licence que quiconque avec qui il s’est entretenu jusqu’à présent ; plus que lui, parfois, quand il se rend compte qu’ils lui parlent de choses qu’il a fini par oublier. « Ces gars sont des fans. Ils [l’aiment] parce qu’ils ont grandi en y jouant. »
« Comme pour envoyer un homme sur la Lune », pour créer un jeu Cyberpunk, Mike Pondsmith devait avoir « le bon feeling, la bonne technologie, les bonnes ressources et (surtout) la bonne équipe ». Or, il trouve tout cela chez les Polonais. Convaincu d’avoir rencontré le partenaire idoine, il consent à entamer les négociations. Ayant travaillé sur la propriété intellectuelle chez Microsoft, il sait d’ailleurs quel type d’arrangement mettre en place. C’est ainsi que, durant plusieurs mois, Talsorian et CD Projekt Red ne cessent d’échanger. Cette durée se révèle nécessaire, parce que les deux sociétés ne se demandent pas comment leur partenariat peut se dérouler sur un jeu, mais sur cinq ! Ils raisonnent déjà « en termes de série et de franchise », ce qui, forcément, les amène à envisager toutes sortes de scénarios. Au terme de cette période de tractations, les deux partis signent un contrat de licence.
Pour la première fois depuis 1988, deux projets Cyberpunk sont lancés en parallèle : un jeu de rôle, Cyberpunk RED, et un jeu vidéo, qui sera baptisé Cyberpunk 2077.
CD Projekt Red × Mike Pondsmith
Pour CD Projekt Red, cette nouvelle aventure ne pourrait se révéler plus différente de la précédente. Andrzej Sapkowski, l’auteur de The Witcher, ne faisait pas grand cas du jeu vidéo, il ne pensait absolument pas qu’une adaptation puisse lui rapporter quoi que ce soit et avait signé un contrat sans forcément réfléchir. Lors de la production, sa participation s’était réduite au strict minimum ; tout au plus s’était-il contenté de valider quelques visuels. Après la sortie du jeu, il avait désavoué publiquement le studio, expliquant son insatisfaction quant au résultat. L’accueil reçu par la franchise vidéoludique, qu’il jugeait mérité mais qu’il n’avait pas su anticiper, a fini par le convaincre de demander réparation en dénonçant le contrat en vertu de l’article 44 de la loi sur le droit d’auteur polonais¹⁴. Si le développeur refuse de céder, considérant que le juste prix a été payé à l’époque et que « les accords déjà signés doivent être respectés », il consent néanmoins à lui verser en 2019 une somme d’environ 35 millions de złotys, une forme de reconnaissance pour son travail et une façon de consolider leur relation pour les années à venir.
Mike Pondsmith nourrit quant à lui un véritable amour pour le médium. Il l’aime en tant que divertissement, tout d’abord, puisqu’il reconnaît lui-même être un joueur invétéré, mais aussi en tant que création : il a passé des années à travailler au sein de gros studios américains, ce qui lui a permis de comprendre le genre de problématiques auxquelles CD Projekt
