La Vieille laide
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À propos de ce livre électronique
Voici l’histoire de Marie-Anne, rebaptisée Anne-Marie par des parents insensibles qui la surnomment «la vieille laide». Il faudra le décès de ceux-ci pour que Marie-Anne goûte enfin à la douceur d’une vie tranquille, libérée de toutes méchancetés.
Son existence sera cependant bientôt chamboulée lorsqu’elle apprendra de Charles, un jeune homme dont le destin est lié au sien, qu’elle a été adoptée. Cette révélation sera la première d’une série de découvertes qui mettront la résilience de Marie-Anne à rude épreuve. Déterrer les secrets des morts peut faire remonter un lot de souffrances…
Une saga familiale savoureuse et bouleversante de l’auteure de Chez les Paquette, La femme de l’éclusier, La forge des Maheu et La veuve de Labelle.
Lucy-France Dutremble
Lucy-France Dutremble est née sur la rue Royale, devenu le boulevard Fiset, à Sorel-Tracy. Elle a travaillé en secrétariat avant de donner naissance à ses deux enfants, puis dans la domaine de la restauration. Auteure de huit romans, elle se consacre aujourd’hui à sa passion pour l’écriture.
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Aperçu du livre
La Vieille laide - Lucy-France Dutremble
Première partie :
1942 à 1977
Chapitre 1
Anne-Marie
Alors que les roses flétries cédaient leur place aux couleurs chaudes de l’automne, le 8 octobre 1942, Madeleine, épouse de Delphis Jolicœur, donnait la vie à leur fille Marie-Anne, à l’hôpital Comtois de Louiseville. Deux jours après sa naissance, la petite fut déposée dans les bras de ses parents adoptifs. Il n’y avait rien à comprendre de cet abandon : son père possédait une terre de quatre-vingt-dix arpents, trente bêtes à cornes et un grand poulailler ; de quoi faire vivre toute une famille.
Il est vrai que les temps étaient durs, les fermiers se plaignaient, mais de là à se séparer d’une enfant, c’était triste et inconcevable.
Marie-Anne avait été accueillie dans la ville de Trois-Rivières, dans une modeste maison campagnarde, celle de Françoise et Jean-Paul Sirois, et renommée Anne-Marie Sirois. Elle grandit dans un climat sévère auprès d’une mère draconienne et d’un père indifférent qui ne possédait en rien la fibre paternelle. À six ans, elle avait abandonné tous ses loisirs d’enfant. Cinq heures trente sonnaient, elle sortait du lit et enfilait ses vêtements pour préparer le déjeuner de son père, qui travaillait à l’usine de coton Wabasso, avant de se rendre à l’école. Elle vaquait aux tâches quotidiennes pendant que sa mère adoptive dormait. Françoise se levait pour écouter la chaîne de Radio-Canada à la radio, sa tasse de café à la main et dans l’autre une cigarette. Elle ne se souciait pas des miettes et de la vaisselle crasseuse qu’elle laissait traîner dans l’évier. Elle ne cuisinait pas, elle attendait Anne-Marie, qui se débrouillait du mieux qu’elle pouvait pour cuire les œufs et le jambon. La pauvre enfant ne récoltait que des insultes au sujet de la préparation des aliments et promettait à ses parents de faire mieux pour ne pas brûler le souper.
Souvent, la petite éclatait en sanglots, fatiguée de ses journées exigeantes. Son père, ne pouvant tolérer ses pleurs, lui disait qu’elle était vilaine et que son visage ressemblait à une galette de sarrasin. « La vieille laide » était le surnom que ses parents lui avaient attribué sans se soucier de la tristesse qui s’accumulait au fond de son âme.
À sept ans, elle était devenue chétive et ne respirait pas la santé. Il était hors de question que ses parents dépensent un sou pour elle. Elle n’avait droit qu’aux vêtements octroyés au sous-sol de l’église et, quand elle se présentait à l’école, les élèves lui criaient qu’elle puait la naphtaline. Elle faisait pourtant de son mieux pour soigner son image. Elle ne pouvait pas utiliser le shampoing Halo de sa mère ; elle nettoyait donc ses cheveux avec du savon à vaisselle. Sa chevelure brune qu’elle ne coiffait qu’à l’occasion était toujours propre. Sous ses grands yeux verts, de petites taches de son s’étalaient sur son nez, et jusque sur ses pommettes émaciées.
Les années passèrent ; l’adolescente résiliente devint une femme autonome. En novembre 1972, à l’âge de trente ans, alors qu’elle habitait un modeste appartement sur la rue des Forges, au centre-ville de Trois-Rivières, Anne-Marie reçut la visite d’un policier lui annonçant une terrible nouvelle : ses parents venaient d’avoir un accident de voiture et la collision leur avait coûté la vie. Après les funérailles, elle vendit la demeure familiale, qu’elle ne visitait plus depuis plusieurs années. Elle quitta son logement pour s’installer dans la jolie ville de Contrecœur, afin d’oublier cette sombre période de sa vie.
Elle avait déniché une petite maison centenaire dans le rang du Ruisseau. Elle travaillait comme cuisinière trois avant-midis par semaine au presbytère Sainte-Trinité, et le samedi, elle guidait les gens dans le choix d’un premier roman à la bibliothèque de Tracy. Personne n’avait encore possédé son cœur et, à ses yeux, la Providence ne serait jamais de son côté. Elle n’avait pas encore fait connaissance avec ses voisins, malgré leurs invitations. Anne-Marie se dévouait à ses fleurs et à son potager durant l’été, et le dimanche matin, elle se rendait à la Colonie des Grèves pour assister le curé à la distribution pour la communion aux jeunes pensionnaires.
Un beau jour de mai 1973, Anne-Marie était à son quart de travail à la bibliothèque.
— Bonjour, mademoiselle, la salua le client en s’approchant du grand comptoir encombré de livres.
— Je peux vous aider, monsieur ? Vous cherchez quel livre ? lui demanda Anne-Marie simplement.
— En fait, le seul roman que j’ai lu dans ma vie, c’est Les petites filles modèles de la Comtesse de Ségur au primaire, dit-il en souriant.
— Je vois. Je pourrais vous conseiller, si vous voulez. Qu’est-ce que vous avez envie de lire ? Roman policier, biographie, philosophie ? Peut-être un roman québécois ? Je viens justement de recevoir celui de Claude Jasmin, La petite patrie. Connaissez-vous ?
— Non. Écoutez, je suis parti de la Mauricie pour venir vous rencontrer, je suis pas du coin. Vous êtes Marie-Anne Jolicœur ? risqua l’homme en espérant une réponse positive.
Anne-Marie lui sourit gentiment.
— Non, je suis Anne-Marie et mon nom de famille est Sirois.
— Pardonnez-moi. Pourtant, dans la lettre, elle mentionne Marie-Anne…
— De quelle lettre parlez-vous ?
— Celle que ma tante m’a donnée après le décès de ma mère.
— Vous vous trompez de personne. C’est quoi votre nom ?
— Désolé, j’ai oublié de me présenter… Madame… ou mademoiselle ?
« Qui est cet homme ? » se questionna-t-elle.
D’un ton sec, elle finit par lui répliquer :
— C’est pas de vos affaires si je suis une madame ou une mademoiselle, monsieur.
Elle mit fin à l’échange en plongeant son regard sur le document qu’elle était en train de feuilleter.
— Je suis Charles Jolicœur.
— Ça me dit rien du tout et excusez-moi, je dois aller porter des livres abîmés au sous-sol.
Puis, elle s’adressa à sa collègue, qui avait suivi de loin la conversation.
— Peux-tu poursuivre avec monsieur, Solange ?
— Certainement.
Anne-Marie disparut vers l’escalier en songeant à l’inconnu.
« Quel bel homme, malgré son abord pour le moins insolite ! »
Le teint hâlé de l’homme dans la trentaine se mariait avec ses yeux marron balayés de grands cils noirs. Ses cheveux courts bruns étaient entremêlés de filets dorés et le complet vert forêt agrémenté d’une chemise blanche à col ouvert qu’il portait lui seyait à la perfection.
— Mon Dieu, t’as jamais vu un gars ? marmonna-t-elle pour elle-même.
Anne-Marie ne se trouvait pas jolie ; pourtant, ses yeux de couleur terre dégageaient une luminosité impressionnante, et les gens se fondaient dans son regard sans qu’elle y prête aucune attention. Quant à sa longue chevelure, elle ne la mettait pas en valeur. Ses cheveux étaient d’un brun acajou brillant et retombaient au creux de ses reins ; malheureusement, la jeune femme les coiffait souvent négligemment. Les taches de son à peine visibles sur ses pommettes rosées lui rappelaient tous les jours les bancs d’école, où ses compagnes de classe se gaussaient d’elle en lui disant que sa mère achetait du brandy au lieu de se procurer des pains de savon. Une dentition parfaite se cachait derrière ses lèvres bien dessinées, mais trop souvent fermées pour qu’il s’y glisse un sourire. Sa tenue de travail marine lui donnait un air autoritaire et réservé, contrairement au vieux jean délavé et au grand gilet blanc incrusté de torsades bleutées qu’elle enfilait quand elle soignait les roses de son jardin.
Un mois s’était écoulé depuis la visite de Charles à la bibliothèque, et Anne-Marie ne passait pas une journée sans penser au beau visage de l’homme.
— Dommage qu’il soit si indiscret, murmura-t-elle pour elle-même.
Elle ouvrit une poche de terre destinée à ses plates-bandes quand elle vit arriver sa voisine.
— Hé, Solange ! C’est ce soleil de juin qui te fait sortir de ta vieille piaule ? Laisse-moi deux minutes, je termine de planter mes pois de senteur pis on va rentrer boire un café.
— T’es pas gênée de traiter ma maison de piaule ! Je te signale que la tienne a encore un vieux poêle à bois bedonnant.
— J’ai l’électricité, mais je me débarrasserai jamais de mon odeur d’érable l’hiver. Merci aux Demers d’avoir gardé le cachet d’origine, voilà pourquoi j’avais eu un coup de cœur pour la maison en la visitant.
— Je t’agace, moi aussi ! J’aime te voir rire et ta maison est jolie.
Une véranda entourait la demeure d’Anne-Marie, et sur les planches écaillées reposaient plusieurs variétés de fleurs et de plantes délivrant un doux parfum. Des œillets blancs garnissaient le bas des fenêtres à guillotine et les lilas lui rappelaient l’odeur de son enseignante de première année à l’école.
La première fois qu’Anne-Marie avait visité le grenier, en ouvrant la trappe, un nuage de poussière s’était mis à virevolter. Une poupée de porcelaine aux joues écarlates et aux cheveux manquants, emprisonnée sous de grands fils blancs, reposait sur le rebord de la lucarne souillée. Sur un banc de piano aux pattes chevrotantes dormait un écrin rose garni de lettres ficelées de rubans violets pâlis par le temps. Anne-Marie n’avait pas osé parcourir ces lettres qui confessaient probablement des secrets de famille qui ne la concernaient pas.
La cuisine était fonctionnelle, malgré sa petitesse. La chambre à coucher de couleur amande, faisant face au salon, ne contenait qu’une coiffeuse en samba aux grains grossiers, une table de chevet et un lit couvert d’une catalogne aux teintes turquoise. Vers la droite, une vieille berceuse servait de lit douillet pour Grison, le chaton paresseux qu’elle avait recueilli six mois auparavant dans un refuge animal.
— Veux-tu un morceau de tarte aux pommes avec ton café, Solange ?
— Encore des calories, Seigneur de la vie ! T’as des biscuits à thé ? Il va falloir que je me décide à maigrir, je suis à la veille de rouler, se plaignit la jeune femme.
— T’es pas grosse, la rassura son amie en posant la main sur la sienne.
— Ouin, Jean-Claude pense pas comme toi, lui.
— Il fait des remarques sur ton poids ?
— Ben, il m’a rien dit, mais je vois ben qu’il me regarde plus comme la journée qu’on s’est rencontrés au club La Pomme d’or. Il va falloir que je me fasse violence, car comme on dit : « Ce qu’on laisse sur la table fait plus de bien que ce qu’on y prend. »
— C’est pas facile de se débarrasser de quelques livres. Ça prend une volonté de fer pis une tête dure pour entreprendre un régime. La journée que tu vas t’y mettre sera la bonne. En tout cas, moi, je t’aime comme tu es.
— Facile à dire pour toi ! T’as jamais eu à prendre une décision pareille, t’es taillée au couteau.
— Arrête donc ! Si tu savais ce qui me trotte dans la tête quand je me regarde dans un miroir.
— Pauvre toi, tu te plains le ventre plein.
— Tu penses ? Pourquoi je suis encore célibataire, d’abord ? Je vais avoir trente et un ans en octobre et je suis jamais sortie sérieusement avec un homme. À part des fréquentations avec un ou deux garçons quand j’étais adolescente. Y a un problème, hein ?
— Un jour, tu vas le croiser, ton prince avec son cheval blanc, poursuivit son amie, le regard attendri.
— Ma destinée est de rester vieille fille.
— Non, je crois pas ça, moi. Puis quand tu vas le rencontrer… T’aimes la pluie ?
— Oui, mais quel est le rapport avec le prince ?
— Quand tu vas tomber amoureuse, je te souhaite qu’y mouille à boire debout.
— Comique ! C’est vrai que j’adore la pluie, elle est si mélodieuse, ajouta Anne-Marie, songeuse.
Enfant, Anne-Marie craignait le tonnerre et les éclairs. Aujourd’hui, elle prenait plaisir à regarder le ciel s’assombrir jusqu’à ce que les nuages gonflés se libèrent de leurs lourdes charges, puis que les rayons dorés se faufilent à travers eux pour assécher le sol rassasié.
— Déjà quatre heures et demie, Jean-Claude est à la veille de revenir de la Dosco, lança Solange en se levant rapidement. C’est rare qu’il travaille le samedi. Je vais aller commencer à préparer le souper.
— Relaxe, c’est pas une course. Tu vas cuisiner quoi pour souper ?
— Je pense faire une sauce aux œufs avec du saumon.
— Hum… Y est gâté, ce Jean-Claude ! la taquina Anne-Marie.
— Que veux-tu, je l’ai habitué à se faire servir, mon gros toutou. Après treize ans de mariage, il saurait même pas se faire cuire une omelette.
— Tu sors du lit avant lui, tu le traites aux petits oignons. Quand il se lève, ses toasts sont beurrées dans son assiette. Tu travailles à plein temps, t’as le ménage à faire, le lavage… Par chance qu’il tond le gazon pis qu’il déneige l’entrée l’hiver.
— Je sais, mais il est fatigué quand il rentre de l’usine, le défendit la jeune femme en baissant la tête.
— Pauvre mari ! Tu fais le trajet matin et soir à la bibliothèque, tu arrives chez toi en vitesse pour préparer le souper et tu t’occupes des lunchs dans la soirée. Quand est-ce que t’as pensé à toi en treize ans de mariage, ma vieille ?
— Ouf… je m’en souviens pas. Toi aussi, tu travailles beaucoup. T’as pas d’homme à t’occuper, mais l’ouvrage chez toi, tu l’as en double. T’as deux jobs, si je me rappelle bien.
— Bien là, pousse, mais pousse égal ! Les deux emplois réunis me donnent seize heures par semaine, sainte mère ! Une sacrée chance que j’ai l’argent de la vente de la maison de Trois-Rivières. Sinon, je serais pas ici aujourd’hui.
— Si t’avais obtenu l’emploi à plein temps à la bibliothèque quand Marie-Anne est partie, tu ferais pas la queue de veau entre Tracy pis le presbytère de Contrecœur.
— Attends… As-tu dit Marie-Anne ?
— Bien oui ! Quand t’as commencé à travailler ici, elle avait déménagé à Sainte-Julie depuis deux semaines.
— Je comprends maintenant, conclut Anne-Marie.
— Qu’est-ce que tu comprends ?
— L’homme que t’as vu l’autre jour, c’était pas moi qu’il cherchait, c’était cette Marie-Anne-là. Je lui ai dit qu’il se trompait.
— Ah oui, le bel homme.
— Beau, mais pas fin.
— Pourquoi tu le traites de pas fin ?
— Une personne que t’as jamais rencontrée qui te demande si t’es une madame ou une mademoiselle, je trouve ça effronté.
— T’as pas allumé ? Il voulait savoir si t’étais mariée parce qu’il te trouvait à son goût.
— Voyons donc, un homme de cette classe-là peut pas s’intéresser à une vieille fille comme moi !
— Arrête, Anne-Marie Sirois ! Même si tes vieux te surnommaient « la vieille laide », t’es pas dans l’obligation d’assumer ce surnom toute ta vie. Moi, je te dis que t’es une belle femme pis qu’il est temps d’arrêter de t’enfoncer dans ton passé. C’est pas parce qu’il est habillé comme un homme d’affaires qu’il est plus intelligent qu’un autre.
— C’est pas si simple ! J’ai grandi dans un climat sévère, avec des parents qui m’aimaient pas. Je me souviens pas d’une seule fois où ils m’ont appelée par mon prénom.
— Ça a pas été facile pour toi. Seigneur, il est presque cinq heures, mon mari doit me chercher !
— Crains pas, ma vieille, ça va lui faire du bien de s’inquiéter un peu.
— Je le sais que tu le portes pas dans ton cœur, Jean-Claude.
— C’est un bon gars, mais je trouve qu’il profite de toi.
— Qu’est-ce tu veux, je l’aime !
Une canicule sévissait depuis deux semaines, et donnait l’impression qu’elle durerait encore un bon moment. Les Contrecœurois espéraient bien voir le ciel se déverser sur leurs terres, car la sécheresse se faisait menaçante. Les champs et les rivières étaient assoiffés.
Au presbytère, les feuillets paroissiaux servaient d’éventails aux ecclésiastiques, et l’eau bénite rafraîchissait le bedeau qui avançait à pas de tortue pour astiquer les bancs de l’église.
— Bonté ! Anne-Marie, vous n’auriez pas dû allumer le fourneau. Des sandwichs auraient fait l’affaire pour ce midi, argumenta le curé.
— Voyons, mon père, je suis payée pour cuisiner vos repas. Je serais gênée de vous faire des sandwichs. La chaleur a jamais tué personne, vous savez. D’ailleurs, je préfère préparer à manger ici que chez moi. On dirait qu’avec toute cette boiserie foncée dans les pièces, c’est un peu plus frais.
— C’est comme vous désirez. L’abbé est parti chercher de la limonade congelée au marché, nous allons pouvoir nous rafraîchir le gosier. Le bedeau n’a pas nettoyé mon bureau ?
— Non, pas encore. Vous comprenez qu’avec cette chaleur, il y va à son rythme.
— Vous voulez dire qu’il travaille au neutre, car sa vitesse normale, c’est le ralenti. C’est parce qu’il est père de cinq enfants que je le tolère à mon service, soupira le prêtre.
Anne-Marie s’esclaffa.
— Excusez-moi, mais vous avez le don de me faire rire. C’est vrai qu’il est pas vaillant, mais il a un cœur grand comme la terre. Il pourrait donner son argent aux moins nantis après s’être assuré que sa famille manque de rien.
— C’est un fait. Mais bonté divine qu’il me rend impatient. Juste à le regarder aller, je deviens fatigué. Cela fait au moins dix fois que je lui demande d’enlever les mauvaises herbes sur le côté du presbytère. Vu qu’il le fait lentement, c’est sûr qu’au bout d’une semaine, le travail est à recommencer. Tiens, ce n’est pas trop tôt pour la limonade, l’abbé !
— Elle a dégelé pendant que je revenais, s’excusa l’homme en déposant le contenant sur le comptoir.
— C’est correct, on va pouvoir la consommer tout de suite. Après, vous irez voir si le bedeau est à la veille de nettoyer mon bureau. Il y a tellement de poussière sur le dossier de ma chaise que je n’ose pas m’accoter, de peur d’avoir une ligne blanche sur ma soutane.
En regardant son employée s’affairer, il poursuivit :
— Mademoiselle Sirois, veuillez me faire plaisir et assoyez-vous. Vos cheveux frisent tellement c’est humide ici.
— D’accord. Je vous dis que si je vous avais pas, je me chercherais un père. Je pourrais plus me passer de votre générosité et de votre bienveillance.
— Vous êtes bien bonne, mon enfant. Croyez bien que je n’ai aucun regret d’être devenu curé, mais sentir que je représente une figure paternelle pour vous me touche.
Le cœur gonflé, il prit un instant et continua :
— Cela est sans oublier votre aide à la Colonie des Grèves le dimanche matin.
Anne-Marie sortit des verres et les déposa sur la table devant le bedeau qui venait d’arriver en essuyant son front avec un mouchoir de coton.
— Une limonade rose, monsieur Carignan ? lui offrit-elle avec empathie.
— Croyez-moi, c’est pas de refus, mademoiselle Sirois. Je suis en train de ratatiner tellement j’ai plus d’eau dans le corps.
— Vous en avez plus, mais à voir vos cheveux, intervint le père Forcier, vous avez vidé les bénitiers en vous trempant la tête dedans.
— J’en ai juste pris pour faire mon signe de croix. Avec la chaleur qu’y fait, l’eau des bénitiers s’évapore, sacristie !
— Vous venez de blasphémer, bedeau ! le réprima son supérieur avec un sourire au coin des lèvres.
— Excusez-moi, je voulais dire « sapristi ».
— C’est mieux ainsi. Allez-vous nettoyer mon bureau bientôt ? récidiva l’homme d’Église.
— Je bois mon verre de limonade pis je l’attaque, mon père.
— Ne l’attaquez pas trop vite, vous n’êtes pas habitué de travailler fort. Vous risqueriez de faire une syncope.
À soixante-deux ans, le curé Forcier jouissait d’une forme physique appréciable, malgré un accident de voiture qui l’avait privé de sa jambe gauche et qui l’obligeait à se servir d’une canne. Costaud et ventru, il se déplaçait assez aisément. De petites lunettes rondes reposaient sur son nez rougi à cause d’une rosacée avancée, et son regard gris s’avérait de la même teinte que ses cheveux drus parsemés de fils argentés.
L’abbé Charland, âgé de trente-quatre ans, était plus court et plus efflanqué que son supérieur. Sa chevelure ondulée d’un brun prononcé et ses paupières tombantes assombrissaient ses yeux bleu clair.
Le bedeau au visage creusé de sillons qui faisaient ressortir son nez pointu déposa son verre sur le comptoir et s’éclipsa vers le bureau de son supérieur.
En après-midi, les nuages avaient réussi à tasser le soleil. Le tonnerre, tintamarre féerique venu du plus haut des cieux, s’était mis à tambouriner et les éclairs flamboyants se succédaient. Les ruisseaux et les vergers se laissaient pénétrer par la pluie chaude, et comme par magie, les fleurs endormies dans le jardin s’étaient mises à se déplier lentement.
L’orage avait duré deux longues heures, et Anne-Marie avait pu regarder le spectacle de la lucarne du grenier aux côtés de la poupée de porcelaine aux joues rougies qu’elle avait surnommée « mademoiselle Pétronie ».
Le temps se calma, et elle redescendit après avoir touché les lettres poussiéreuses ficelées de rubans violets.
Elle aperçut son vieux voisin à travers la porte moustiquaire.
Midas Hamelin, quatre-vingt-un ans, demeurait dans le rang du Ruisseau depuis plus de soixante ans. Sa femme Juliette et lui avaient élevé leurs enfants et ils étaient grands-parents de sept petits-enfants et de huit arrière-petits-enfants. Ils étaient fiers du patrimoine de leur ville et de ses sites historiques fréquentés par les touristes. Que de changements étaient survenus depuis qu’ils s’étaient enracinés dans la ville de Contrecœur : la première manufacture de chaussures, les usines sidérurgiques…
— Vous m’avez pas entendu cogner ?
— J’étais au grenier. Je peux vous aider, monsieur Hamelin ?
— C’est pas pour moi que je suis venu ici, c’est pour votre chat.
— Mon chat ?
— Oui, je roulais en voiture dans le rang quand je l’ai vu sur le terrain des Tessier. Il courait dans tous les sens. Je pense ben qu’y avait peur de l’orage.
Midas partit chercher dans sa voiture le chat à la toison mouillée.
— Pauvre minou, il tremble comme une feuille ! Merci de me l’avoir ramené, monsieur Hamelin.
— C’est la moindre des choses. Je sais que ça doit pas être facile de vivre seule. Si vous avez besoin de quèque chose, vous avez juste à nous téléphoner. Ça va nous faire plaisir de pouvoir vous aider si vous venez à être dans le trouble.
— Merci, j’en prends bonne note.
Chapitre 2
Le temps des réjouissances
Un sapin majestueux qu’Anne-Marie s’était procuré dans le stationnement de la Plaza Tracy, ouverte depuis un an, occupait une partie du petit salon et, à son sommet, scintillait l’étoile de Bethléem. Les cartes de Noël reçues de Solange, du curé Forcier et de madame Bélanger, la responsable de la bibliothèque, étaient disposées sur une étagère fixée au mur de plâtre, tout près du vieux poêle ventru. Des guirlandes multicolores passaient au-dessus de l’arche du salon et deux bougies rouges scintillaient dans de magnifiques couronnes de pin sur la table de merisier.
Le gros meuble stéréo émettait l’Adeste Fideles de Fernand Gignac, qu’il interprétait divinement.
Anne-Marie avait assisté à la grande messe chrétienne avec beaucoup de mélancolie dans le cœur. Après avoir souhaité ses vœux de prospérité et de santé au curé et à l’abbé Charland, elle se dirigea vers la sortie de l’église, en essayant de refouler une nostalgie d’antan.
Sur le parvis, les flocons s’accumulaient sur les épaules des paroissiens.
— Mademoiselle Sirois ! cria une vieille femme en levant la main.
— Bonjour, madame Hamelin, vous allez bien ? Joyeux Noël à vous deux.
— Merci. Avez-vous quèque chose de prévu pour le réveillon ?
— Pas vraiment, pourquoi ?
— Moi pis mon mari, on veut vous inviter chez nous. Tous nos enfants, sauf notre petit-fils Bruno, sont partis fêter dans leurs belles-familles. On aimerait ça vous avoir avec nous.
— Voyons, madame Hamelin, je suis pas pour aller chez vous comme ça à la dernière minute !
— Envoyez donc ! Midas pis moi, on va se sentir ben seuls juste avec Bruno. Dis-lui, Midas, bout de Bon Dieu !
— Là, on va cesser de se répéter : vous venez chez nous ! trancha le vieil homme en descendant les marches du parvis. Venez ! Avec les pieds sur le frette de même, je commence à avoir la vessie proche des yeux.
Anne-Marie éclata de rire.
Juliette Hamelin avait revêtu son tablier rouge, et elle était postée devant son fourneau, à arroser la dinde de sa sauce dorée, quand Anne-Marie se présenta. Un arôme de tourtière et de cannelle embaumait la grande cuisine campagnarde vieille de deux cents ans. La demeure autrefois remplie d’enfants avait connu le bonheur. Ceux-ci l’avaient vite quittée pour leurs vies d’adultes, laissant derrière eux des parents qui s’ennuyaient.
Midas déposa une énorme bûche dans l’âtre.
— Par chance que vous habitez pas loin, mademoiselle Sirois. Avez-vous vu le temps dehors ? On voit plus l’autre bord du rang, sacrebleu !
— Appelez-moi Anne-Marie, monsieur Hamelin. Si ça continue, je vais avoir de la difficulté à retourner chez moi.
— Inquiète-toi pas, la rassura Bruno, qui venait de s’installer dans la berceuse. Je vais aller te reconduire.
— C’est pas nécessaire, je suis juste à deux maisons. Qu’est-ce tu fais dans la vie ?
— Je travaille pas, j’étudie à Longueuil, à l’ancien Externat classique. C’est le Collège Édouard-Montpetit maintenant. Je veux devenir dentiste. J’habite à Boucherville présentement.
— Wow !
— Je me suis décidé tard pour apprendre le métier. Il me reste un an.
— Pourquoi tu passes la nuit de Noël à Contrecœur, au lieu de fêter avec ta famille ?
— Je suis bien avec ma famille, mais mes grands-parents comptent beaucoup pour moi. Je voulais pas les laisser seuls. C’est pas vraiment compliqué, reprit-il en se levant pour les rejoindre. Je vis seul, puis mes parents sont partis pour trois jours à Joliette. Voilà pourquoi j’ai décidé de venir réveillonner ici avec mon pépère pis ma grand-mère.
Juliette les invita à la table et donna un tablier rouge orné de dentelle verte à Anne-Marie
— Mets-le, ce serait ben dommage de salir ta belle robe bleue.
— D’accord, je vois. C’est gentil de votre part.
Midas se pencha sur son plat en se frottant les mains.
— Ça va être bon, ma femme !
Après quelques bouchées, il interrogea son petit-fils, qui n’avait pas encore pris ses ustensiles.
— T’as pas faim, mon gars ? T’as pas touché à ton assiette.
— Pas vraiment, pépère…
— Sacrebleu, que t’as la bouche fine !
— T’exagères pas un peu, là ? J’ai pas l’habitude de manger si tard.
— T’as trente-trois ans, pis tu manges comme un oiseau depuis que t’es au monde. La journée que je vais te voir t’empiffrer jusqu’à ce que les oreilles te frisent, je crois ben que j’vais aller faire brûler un lampion à l’église.
Bruno arborait un visage sympathique. Ses cheveux châtains étaient noués en queue de cheval et il portait un jean, un chandail à col roulé bleu foncé et des loafers bruns. Des pupilles turquoise entourées de longs cils rehaussaient son regard.
Ils avaient discuté pendant tout le repas, et Anne-Marie l’avait trouvé intéressant et sensible à la fois.
— J’ai trop mangé, madame Hamelin. C’était vraiment délicieux, mais je vais tourner dans mon lit toute la nuit.
— Ben non, ma fille. Quand on se couche le ventre vide, on passe pas une bonne nuit. Y faut chauffer le champion avant de dormir, comme disait mon vieux père.
— Oui, ma femme, confirma Midas en lui souriant. J’ai ben mangé, j’ai ben bu, pis j’ai la peau du ventre ben tendue. Merci, p’tit Jésus !
— Cré Midas, c’est moi qui vais écoper quand on va se coucher.
— Pourquoi tu dis ça, ma Juliette ?
— Tu vas ronfler comme un train toute la nuit.
— Arrête donc de te plaindre pour rien ! Toi, tu fais juste bâiller depuis tout à l’heure.
— Ben oui, j’ai une endormitoire, tout à coup.
— Avec tout le mal que vous vous êtes donné, je vais vous aider à laver la vaisselle, offrit Anne-Marie en se levant.
— Que je te voie toucher à ça, toi ! rouspéta Juliette. Je vais ramasser avec Bruno, s’il peut s’enlever les pieds de sur la bavette du poêle. Quand y vient se promener, celui-là, on dirait qu’il tombe au neutre.
Anne-Marie s’agrippait au bras de Bruno dans le petit chemin qu’il avait pelleté. Un vent du nord déménageait les flocons dans tous les sens.
En arrivant devant la grande galerie enneigée de sa maison, elle dénoua le foulard qu’elle avait enroulé sur son front et sa bouche.
— Ouf… merci de m’avoir raccompagnée. Veux-tu entrer ? On pourrait prendre une boisson chaude avant que tu retournes chez tes grands-parents.
— C’est pas de refus, merci. Tu grelottes, pauvre toi ! Rentre, je vais dégager tes marches pis ton perron.
Après s’être acquitté de sa tâche, Bruno enleva son manteau et le déposa sur le dossier d’une chaise.
— C’est chaleureux chez toi, complimenta-t-il Anne-Marie en s’installant sur le divan.
— Merci. C’est pas grand, mais je suis bien. J’ai passé une très belle nuit de Noël. Tes grands-parents sont vraiment attachants.
— Je les aime beaucoup. Pour des gens de quatre-vingts ans, ils sont assez en forme. Hélas, ils s’ennuient depuis que tous leurs enfants ont quitté leur maison. Je vais venir les voir régulièrement après les fêtes. Je trouve qu’ils sont trop délaissés.
— Ta famille y va pas souvent ?
— De temps en temps, mais ils ont tous leurs vies, eux aussi. Mon père et ma mère restent à Montréal-Nord, ma tante Paule, à Rimouski, ma tante Rita, à Sherbrooke, pis Jocelyn crèche jamais à la même place. Actuellement, il habite à La Pocatière, puis mon oncle Ludger est à Verchères. C’est lui le plus proche, pis il a peur de mettre de l’essence dans son vieux Chrysler tellement il est pingre, soupesa le jeune homme.
— C’est triste d’avoir autant d’enfants, mais si peu de visite.
— Quand t’es rendu à cet âge-là, reprit Bruno, pis que t’as plus aucun loisir, un moment donné, tu te couches après les nouvelles du souper. Ils passent des journées interminables à se bercer pis à s’occuper de l’ordinaire. Ils vont chez le docteur parce qu’ils sont déprimés, pis ils ressortent avec un flacon de pilules. Le meilleur médicament, selon moi, c’est que leurs enfants les visitent régulièrement et les appellent de temps en temps. C’est pas parce qu’ils sont vieux qu’ils ont plus rien à nous apprendre. Nous aussi, on va devenir vieux un jour pis on va subir le même sort. C’est trop cruel de passer ses dernières années en s’ennuyant de ses enfants.
« Il a une vieille âme », pensa Anne-Marie.
— Je te comprends, acquiesça-t-elle. J’aime beaucoup les personnes âgées. J’adore les écouter se raconter. On apprend plein de choses sur leur passé. Des fois, j’aimerais être transportée dans les années où ils ont vécu leur jeunesse, leurs fréquentations… quand il y avait pas de télévision. Y avait des familles heureuses et d’autres qui en arrachaient. La mère avec sept, huit enfants trimait du matin au soir, et même la nuit. Elle donnait tout à ses enfants, et un jour, la maisonnée se vidait. Qu’est-ce qu’il lui restait, quand elle se retrouvait seule avec son mari ? Cette femme qui sortait de sa maison juste pour se rendre au magasin général ou à l’église. Elle recommençait le travail quelques années plus tard, en s’occupant de ses petits-enfants qui arrivaient chez elle comme un cheveu sur la soupe pour se faire garder.
— T’as bien raison. Si on pouvait voyager dans le temps, on apprendrait beaucoup de choses, Anne-Marie. Quand j’entends mes parents, mes tantes et mes oncles dire « Je vous promets de revenir vous voir bientôt », bullshit ! Ils disent qu’ils ont juste une parole, mais bateau, y ont pas de mémoire !
— Je vais aller les visiter plus souvent, tes grands-parents. J’avais peur de les déranger.
Avant de la quitter, Bruno l’avait embrassée sur la joue en lui promettant de revenir la voir.
Chapitre 3
Rosalie
Malgré le doux climat du début de mars 1974, les chutes de neige se succédaient, et les fermiers patientaient avant de pouvoir s’activer aux champs. La machinerie agricole dormait dans les dépendances et les pelles demeuraient aux aguets sur les galeries engourdies.
Dans le rang du Ruisseau, les étourneaux et les carouges revenaient en grand nombre, et les hululements des hiboux s’entendaient à l’orée des bois. D’ici une semaine ou deux, les érables se gonfleraient d’eau sucrée et les acériculteurs les entailleraient pour amener le précieux liquide dans les grands tonneaux.
Le 3 mars, le deuil s’était installé chez les Hamelin. Midas avait remis son âme au Seigneur, et Juliette avait perdu toute envie de vivre. Elle refusait de se départir de la maison familiale. Ses enfants l’appelaient à tour de rôle pour la convaincre de déménager dans une résidence.
Aujourd’hui, c’était son ancienne voisine de rang, Rosalie Demers, qui était auprès d’elle pour lui vanter les mérites de la résidence pour retraités de Boucherville.
— Quand on a vendu à mademoiselle Sirois, on était effondrés, André pis moi. Mais quand la raison embarque par-dessus le cœur, des fois, c’est elle qui gagne. Tu vas me dire que j’étais trop jeune pour casser maison, mais c’est pour André que je l’ai fait.
— Je comprends, mais en plantant une pancarte sur mon terrain, c’est comme si je faisais un coup de cochon à Midas, bout de Bon Dieu !
— Moi, je suis certaine que Midas est inquiet de te voir rester seule, ajouta la vieille femme.
— Je reste dans le rang du Ruisseau depuis soixante ans, Rosalie. Comment veux-tu que je mette tout ça de côté ? Cette maison-là, c’était notre vie.
— Les souvenirs les plus importants vont s’en aller chez tes cinq enfants.
— Pourquoi les années ont passé si vite ? Après notre mariage, en 1912, on parlait déjà de notre vieillesse. Comme quand nos enfants seraient élevés, qu’on gâterait nos petits-enfants. Malheureusement, ils venaient pas souvent nous voir, à part Bruno. Asteure que je suis seule, c’est encore pire.
— Voyons Juliette, parle pas comme ça ! Arrête de reculer dans le passé. T’as encore du temps devant toi. Il est compté, mais inestimable. Moi pis André, on est bien traités à la résidence. On manque de rien. Je me suis fait des nouvelles amies pis pour les repas, c’est comme si on allait au restaurant tous les jours.
— T’as raison, je peux pas vivre les années qu’y me reste dans mes souvenirs, y en a trop.
— Oui, Juliette. Si tu songes à tout ce qui s’est passé depuis 1912, tu verras jamais autre chose.
— C’est ben vrai, acquiesça la vieille femme en prenant sa tasse de thé. Quand mon Midas est parti, je savais qu’il était prêt. Il voulait plus
