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Dans les méandres du fleuve: Une saga familiale sur les rives de la Garonne
Dans les méandres du fleuve: Une saga familiale sur les rives de la Garonne
Dans les méandres du fleuve: Une saga familiale sur les rives de la Garonne
Livre électronique403 pages4 heures

Dans les méandres du fleuve: Une saga familiale sur les rives de la Garonne

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À propos de ce livre électronique

Dans les années 1950, sur les rives de l’estuaire de la Gironde, les Bujold vivent le quotidien de n’importe quelle famille ouvrière. En apparence seulement ! Car Marthe, la mère, papillonne sous les yeux d’un mari complaisant, Ernest, qui l’encourage dans ses dérives adultères. Dans un tel environnement, difficile pour les enfants de s’épanouir. Et encore plus lorsque le père, consumé d’un feu intérieur que toutes les Marthe du monde ne sauraient éteindre, s’autorise à franchir les limites au sein même du cocon familial. Mais un jour, la vérité sur ses agissements menace de lui exploser à la figure, alors Ernest quitte le foyer sans laisser d’adresse.

Les années s’écoulent, le bonheur renaît, par petites touches, mais les secrets du passé continuent de noircir l’existence de chacun. Pour venger ces âmes blessées, certains sont prêts à agir et mettre un terme à ce cycle infernal qui ronge les âmes de l’intérieur.

Cette saga retrace les différents parcours des membres de cette famille, à Blaye, à Libourne, comme à Pau, où Ernest Bujold a refait sa vie sans regret ni remords.

L’auteure nous livre un roman puissant, sur un sujet difficile, avec des personnages aussi forts qu’émouvants.




À PROPOS DE L'AUTRICE 

Après des études de droit à Strasbourg, Sylvie Marchal devient professeur des écoles dans les Landes. Elle est aujourd’hui enseignante spécialisée et s’occupe d’élèves ayant des besoins éducatifs particuliers. Curieuse par nature, elle reprend en 2016 des études de psychologie à Toulouse en parallèle de son travail puis commence à écrire, sans penser à publier ses textes. En 2020, elle participe au concours littéraire proposé par le journal 20 minutes. Le manuscrit du roman "Le disparu de la corniche" sera retenu pour faire partie des 4 finalistes parmi plus de 500 romans.

"Dans les méandres du fleuve" est son premier roman édité par une maison d’éditions.

LangueFrançais
ÉditeurTerres de l'Ouest
Date de sortie30 nov. 2024
ISBN9782494231696
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    Aperçu du livre

    Dans les méandres du fleuve - Sylvie Marchal

    Chapitre 1

    Pau, le 16 octobre 1999

    Dans un modeste cercueil en pin, au fond d’un salon funéraire, repose le corps d’un homme. Soixante-dix ans environ, plutôt chétif, de taille moyenne, on lui a enfilé un costume gris bon marché pour son dernier voyage. Une coupe de cheveux désuète, une fine moustache à la Errol Flynn, le défunt semble tout droit sorti d’une autre époque. Peut-être était-il représentant de commerce, petit banquier de province, instituteur… En somme, Monsieur Tout-le-Monde. On peut imaginer qu’il a été bel homme. Un séducteur des temps passés, un danseur qui aurait fait tourner la tête de quelques jolies filles au bal du samedi. De lui, on connaît simplement son état civil, inscrit sur le registre de condoléances. Ernest Bujold. Là encore, un nom propre assez commun, une identité parmi d’autres, sans odeur ni saveur.

    Une modeste gerbe de fleurs semble s’être échouée aux pieds de la funèbre boîte, amenée là par celle qui s’est présentée comme sa compagne. La femme n’est venue qu’une seule fois se recueillir auprès de son défunt. Ses traits tirés témoignent plus d’une vie que l’on devine misérable que du chagrin éprouvé en cet instant. Les racines blanches de ses cheveux, sa peau de fumeuse abîmée par le temps, ses cernes ne datent pas d’hier. Tout en elle indique la résignation, la tristesse et l’isolement. Elle est presque invisible, spectre furtif parmi les vivants.

    Ernest Bujold n’aura pas les honneurs d’une cérémonie religieuse ni le privilège de larmes qui roulent sur les joues d’enfants éplorés. Encore moins celui d’une ultime homélie qui mettrait en valeur les fugaces décennies de son existence. Pas d’ami non plus pour prononcer un discours le portant aux nues. Pas de frère pour porter son cercueil. Sa vie s’achève dans la solitude et l’indifférence la plus totale. Personne, à part cette femme fanée aux cheveux de paille et au regard vide. Assise sur le canapé de velours noir mis à disposition des familles endeuillées, elle garde les yeux baissés, s’arrache de minuscules bouts d’ongles, millimètre après millimètre.

    Quand les employés, cérémonieux, l’invitent à se lever pour rejoindre la salle du crématorium, elle obéit, sans un mot.

    Après un court discours de l’agent funéraire, dans une mise en scène sobre, les lumières blanches s’intensifient à l’ouverture de la porte qui mène au four. Un tapis roulant emporte Ernest Bujold vers son dernier voyage, vers des flammes aussi puissantes que celles de l’enfer.

    Chapitre 2

    Libourne, le 31 décembre 1999

    Les températures demeurent bien trop douces pour une fin d’année, même pour la Gironde et son climat océanique. La luminosité décline déjà, teintant les façades de nuances blanches et rose pâle. Les arbres se trouvent nus, austères gardiens des allées pavillonnaires. L’après-midi a été dense, presque nerveux pour Marie, car elle met un point d’honneur à préparer une soirée de réveillon parfaite. Après un rapide passage chez le traiteur, elle s’empresse d’aller récupérer les dernières décorations de table repérées dans un magasin discount. De retour à la maison, elle fonce sous la douche pour ensuite se glisser dans sa robe-pull noire, la même qu’elle portait lors de la précédente Saint-Sylvestre. Depuis la salle de bains, alors qu’elle se maquille avec autant de sobriété que de maladresse, la voix de son époux lui parvient :

    — Marie ! Je mets la nappe rose pâle brillante sur la table, hein ? C’est bien celle-là ?

    — Parce que tu en vois une autre dans l’armoire qui pourrait faire l’affaire, peut-être ? Ben oui, c’est la seule nappe présentable de la maison, donc…

    Si Manu est un mari investi et attentif, il subit parfois les sautes d’humeur de Marie. Il ne s’en offusque pas, il sait que c’est juste un trait de son caractère, développé au gré des événements qui ont jalonné son existence. Le couple s’aime depuis plus de vingt-cinq ans et, comme d’autres, il a traversé bien des tempêtes. Les difficultés, c’est sans doute aussi ce qui constitue le ciment de leur alliance, leur force. Ils ont résisté, ensemble, aux drames, aux chagrins qui rendent certaines fois le quotidien aussi amer qu’un mauvais café.

    Du soleil, Marie et Manu en ont également, quelquefois. Leurs plus beaux rayons sont Guillaume et Solène, leurs enfants, devenus aujourd’hui de jeunes adultes.

    Solène a été une fillette discrète, facile à élever, toujours à tenter de se faire oublier, comme si elle avait peur de déranger. C’est sans doute pour cela qu’elle s’est engagée dans des études de lettres. Pour ne pas faire de bruit.

    Guillaume, lui, a vécu une adolescence plus tourmentée. Il ne se passionnait pas pour l’école et ne reculait jamais devant les mauvaises fréquentations. Grâce à l’amour de ses parents, le jeune homme a franchi tous les caps pour être aujourd’hui militaire, sous-officier de gendarmerie.

    Guillaume et Solène vont arriver dans peu de temps à la maison, tout comme Marianne, la sœur de Marie, accompagnée de Carla, sa fille.

    Marianne est veuve depuis quatre ans maintenant, ce qui ne l’empêche pas de savourer davantage encore chaque moment passé en famille. Elle répète toujours que les vivants n’ont pas à s’enterrer en même temps que leurs morts, que c’est un devoir. La vie, un présent. Sa philosophie suscite l’admiration de tous ses proches.

    Les coupes à champagne sont prêtes, disposées au centre de la table comme une île de verre au milieu d’un océan de tissu rose. À côté, les toasts préparés par Manu régaleront les convives. On mettra la musique en sourdine, Guillaume se chamaillera avec sa sœur puisque l’un voudra écouter NTM pendant que l’autre défendra Björk. Les parents couperont court à la dispute en choisissant un best of des années 70, au grand désespoir des plus jeunes.

    Marie est enfin apprêtée. Son homme la regarde traverser le couloir et marcher jusqu’à lui. Sans articuler un mot, elle vient appuyer sa tête contre son torse et se laisse enserrer par des bras plein de soutien et d’amour. Quand elle sent des larmes lui piquer les yeux, elle recule et se ressaisit.

    — Manu, dis-moi que tout ira bien. S’il te plaît, dis-le-moi. Que je tiendrai le choc, face aux gens, face aux enfants. Jure-moi que ce sera un Nouvel An comme les autres !

    — Mon cœur, tu es la femme la plus solide de l’univers. On le sait tous les deux. Alors oui, ça va aller. Oui, la soirée se passera bien.

    — Je ne veux pas que les gamins entendent parler du courrier reçu à midi, plus question de les exposer à toute cette merde.

    — La merde, comme tu dis, elle est derrière nous. C’est terminé. Ils vont bien, nos gosses, alors maintenant tu peux souffler. C’est fini. Définitivement terminé.

    Marie s’essuie les yeux, reprend sa respiration. Elle veut croire aux paroles rassurantes de son compagnon. Elle a à peine le temps de boire un verre d’eau que les convives arrivent. Guillaume, tout fier de sa Golf GTI noire, est allé chercher sa sœur, sa tante et sa cousine. La voiture est garée dans la cour, les portières claquent, les rires des trois jeunes leur parviennent déjà aux oreilles. Ils arrivent tambour battant, heureux de se retrouver, font la course dans l’allée pavée qui mène à la porte d’entrée. Guillaume, grand sportif, en sort vainqueur et se précipite vers sa mère pendant que les filles, essoufflées, le rose aux joues, se dirigent vers Manu pour l’embrasser.

    Marianne arrive la dernière. Son sourire est moins éclatant que d’ordinaire. La quadragénaire étreint affectueusement son beau-frère, puis sa sœur, peut-être un peu plus longuement que d’habitude. Solène, Guillaume et Carla ne le remarquent pas, pas plus qu’ils ne perçoivent les quelques mots que les deux femmes se murmurent à l’oreille.

    La Saint-Sylvestre se passe dans la joie, Marie semble avoir séché ses larmes et son cœur, Marianne retrouve ses habituelles couleurs et son regard pétillant. L’alcool coule à flots, les jeunes sont dans la force de l’âge, alors ils trinquent avec leurs parents.

    — Je n’étais pas prêt à vous voir grandir si vite ! J’ai l’impression que je vous servais encore des cocas l’an dernier ! Ça me fout un coup, si vous saviez !

    Devant l’élan de nostalgie de Manu, les cousins rient de plus belle ! Ils sont émancipés, autonomes, responsables et pleins de vie… Des bombes d’énergie, d’espoir, des missiles lancés vers le futur. Ce soir, ils ne se priveront de rien, ils s’enivreront avec légèreté. Solène s’autorise même à sortir sur la terrasse pour allumer une cigarette au nez et à la barbe de ses parents qui ne peuvent réprimer de petites moues inquiètes et réprobatrices. Mais qu’importe, c’est la fête, et tout le monde passera la nuit à la maison.

    Peu de temps avant minuit, Manu veille à couper la musique, il lance le décompte. « Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un… Bonne année !!! » Les bises et les étreintes s’enchaînent, chacun souhaite « une bonne santé surtout ! » aux autres et, à trois heures du matin, Guillaume, Solène et Carla partent se coucher. Manu se retire lui aussi. Il laisse Marie et Marianne seules, il sait qu’elles vont prendre le café qu’il leur a préparé, s’installer au salon et fermer la porte. Pour être tranquilles. Pour ne pas être entendues. Elles ont à parler.

    Chapitre 3

    Blaye, le vingt-quatre décembre 1960.

    Le sol du jardin est couvert de givre, des toiles d’araignée en poudre de diamant s’étirent d’une touffe d’herbe à une autre. Le ciel est gris, nuageux, la lumière blanche du soleil peine à percer les épaisses couches de coton. Marie tournoie au milieu du salon, fière de voir s’envoler la jupe de tweed écossais que sa tante lui a confectionnée. Ses bottillons gris, eux, ne sont pas neufs, mais elle les aime tellement qu’elle marcherait jusqu’au bout du monde, ainsi chaussée. Ses cheveux épais, noir de jais, sont retenus au-dessus de chaque oreille par deux pinces dorées.

    La petite fille rit aux éclats, ses yeux clairs irradient lorsqu’ils se posent sur le sapin modestement décoré. Quelques aiguilles traînent sur le sol, diffusant leur odeur boisée et apaisante. Marie a cinq ans, elle est heureuse. Son monde imaginaire est léger, pétillant, coloré, empli d’histoires de princesses aux cheveux de poussières d’étoiles.

    Noël et ses réjouissances arrivent à grands pas, alors, du haut de son mètre dix, Marie s’impatiente. Elle est pressée que le soir arrive, surexcitée, de retrouver ses cousins venus de Jonzac, désireuse d’assister avec eux à la messe de minuit célébrée par le père Gilbert. Le chœur des hommes magnifiera les chants de Noël, puis un repas extraordinaire réunira la famille élargie. Une orange, un chocolat, et peut-être même une poupée l’attendront à son retour.

    Lorsque la fin de journée arrive enfin, la fillette entend le ronflement du moteur de la 404 Peugeot de son oncle ralentir dans la cour de la vieille bâtisse. Marie, comme son frère et sa sœur, se précipite à la porte d’entrée pour accueillir ses trois cousins et leurs parents. Trois garçons, tous plus âgés et tous aux petits soins pour les plus jeunes de la famille.

    Après les effusions habituelles, les premiers éclats de rire, le rituel peut enfin démarrer ! Tante Gisèle, parfumée au jasmin, se perd en explications culinaires, vante les grillons charentais et la bûche débordante de crème au beurre qu’elle vient de ranger dans le frigidaire. Quant à l’oncle Alfred, il s’enroule de fausse modestie en décrivant les bouteilles de Pineau blanc qu’il a amenées.

    Le départ pour la messe se fait à pied, chacun prend soin de se pelotonner dans un épais manteau de laine. Lorsqu’ils atteignent le parvis de l’église Saint-Romain, dédiée à celui qui aurait le don de calmer les tempêtes, une douce musique s’élève. Elle incite les paroissiens à venir se recueillir pour fêter la naissance du divin enfant. Si la petite Marie n’a pas encore commencé les cours de catéchisme, elle se réjouit à l’idée de fêter Noël. La naissance de Jésus résonne comme un conte de fées dans son imaginaire naïf, et les animaux de cette histoire lui plaisent tant ! Alors, quand les paroles du prêtre deviennent trop abstraites, la petite fille s’amuse à compter les carreaux rouges et blancs du sol défraîchi. Chaque adulte, au milieu des volutes d’encens, prie avec conviction, se signe à de nombreuses reprises. Leur âme ira droit au paradis.

    À l’issue de cette longue célébration, les familles du village se saluent et chacun rentre chez soi, pressé de retrouver la douceur du foyer. Chez Marie, les ripailles sont à la hauteur de l’événement. Après un apéritif festif, la table s’est remplie de victuailles, vidée, puis remplie à nouveau, jusqu’à très tard dans la nuit.

    Après le départ de tante Gisèle et de ses ouailles, Marthe a la voix pâteuse et l’haleine chargée :

    « Allez, Marie, Daniel et Marianne, filez au lit maintenant ! Vous avez bien profité des cousins, vous avez eu un véritable repas de roi, sans compter le chocolat et l’orange ! Ouste les marmots !»

    Habitués à voir leur mère un peu plus alcoolisée que ne pouvaient l’être leur tante ou les autres femmes de leur entourage, les trois rejetons ne discutent pas, se dirigent vers l’escalier et lancent en chœur un sonore  « Bonne nuit ! Et encore joyeux Noël ! »

    Daniel, prenant son rôle d’aîné à cœur, conduit Marianne et Marie jusqu’aux petites pièces qui servent de chambres. Des lits en bois contreplaqué à proximité de la fenêtre, une petite armoire de ton plus clair, la décoration reste spartiate. Les filles sautent dans leur épaisse chemise de nuit, gardent leurs chaussettes et se glissent dans les draps froids. Le simple vitrage de la fenêtre n’empêche pas l’hiver de faire son œuvre ni l’humidité qui rentre dans la maison la nuit, de se transformer en petits cristaux de glace. Des moisissures empuantissent la pièce. Qu’importe, les fillettes portent cette chaleur qui fait défaut à la pièce dans leur cœur. Et même si cette année, elles n’ont pas reçu de poupée, les chants de Noël, la présence de leurs grands cousins, le sapin, les lumières, et même l’odeur de cannelle, resteront comme un trésor dans leur mémoire.

    Bercée par ces belles images, Marie s’endort.

    Au petit matin, les enfants sont réveillés par quelques éclats de voix. Rien de trop grave, la dispute ne dure pas plus longtemps que les autres jours et quand Marianne et Marie arrivent à la cuisine, la casserole de lait réchauffe déjà sur la plaque en fonte du poêle à bois. Daniel rejoint ses sœurs, attrape trois bols dans le buffet en formica blanc et les pose sur la table. Il distribue une cuillerée de cacao à chacun et Marthe verse le lait chaud sur la poudre sucrée. Le père est adossé à un mur, une cigarette allumée aux lèvres. Il reste silencieux, mâchoires crispées. Après quelques instants, il écrase son mégot dans un cendrier débordant de tabac froid, et disparaît en lançant un regard sombre à son épouse. Il part en direction du garage et on entend la porte du couloir claquer derrière lui. Marthe n’en fait pas cas. Sourire aux lèvres, mains sur les hanches, elle lance :

    « Je pars à la boucherie ce matin, il y aura sans doute foule pour acheter le gigot de Noël, mais je veux bien un peu d’aide ! Si vos petits bras m’accompagnent et récupèrent ma commande à la boulangerie pendant que je fais la queue pour la viande, vous gagnerez un bonbon au retour ! »

    Enthousiastes à l’idée du bonbon Krema qui les attend, Daniel et Marianne se portent volontaires en même temps et éclatent de rire devant l’air surpris de leur mère. Daniel a huit ans, il sait surveiller sa sœur de cinq ans sa cadette, alors Marthe décide de les amener tous les deux.

    Marie, elle, n’a pas envie de sortir. « Ça gèle trop dehors ! Je préfère faire un dessin ! ». La mère, fatiguée par son trop-plein d’alcool de la veille, acquiesce en même temps qu’elle jette une bûche dans le fourneau. « Très bien, je préviens ton père ! Sois sage et obéissante. Nous, nous filons dans cinq minutes ».

    Marie hoche la tête, débarrasse son bol et remonte le vieil escalier de bois qui mène aux chambres. La fillette tire de sous son lit une boîte en bois dans laquelle elle range précieusement un cahier de brouillon, quelques crayons de couleur et de jolis cailloux parsemés de cristaux de quartz. Ce sont ses diamants. Les plus beaux. Elle s’installe en tailleur sur son lit et dessine maladroitement un sapin de Noël. Une minute à peine après avoir commencé son œuvre, Marie entend la porte de la chambre s’ouvrir avec lenteur. Elle sursaute, surprise, car elle n’a pas perçu le craquement des marches, et elle ne s’attend pas à voir arriver son père. Celui-ci entre dans la pièce, à pas feutrés, et affiche un sourire figé. Alors qu’intriguée, Marie pose ses crayons sur le couvre-lit, le père s’assied sur le bord du matelas. Sans un mot, il caresse les cheveux noir de jais, puis le doux visage de son enfant. Marie, qui ne reconnaît pas l’expression qui anime le regard de son géniteur, est prise d’un sentiment d’alerte intense, puis d’une terreur inexplicable.

    La main de l’homme glisse sur sa chemise de nuit, puis disparaît sous la flanelle. Marie tente de reculer. Le père la bloque fermement et attrape, de sa main libre, une photo cachée dans la poche de son pantalon. Sur cette image, Marie découvre le visage de Marthe en gros plan, lèvres entrouvertes, faisant face à ce que la petite fille allait découvrir être le sexe d’un homme en érection. L’homme, d’ailleurs, elle le reconnaît. C’est Pierre, le meilleur ami du père.

    « Tu vois, Marie, voilà ce qu’on fait quand on aime les gens. Quand on aime ses amis. Quand on aime son papa ! »

    Le père dégrafe sa ceinture, puis son pantalon. Il attrape la main de sa fille, qu’il conduit de force entre ses cuisses, puis il l’attrape par les cheveux pour satisfaire ses plus bas instincts.

    Dix minutes plus tard, Marie vomit son petit déjeuner et son innocence, se jurant qu’elle tuerait le père.

    Chapitre 4

    Blaye, hiver 1963.

    Sur le chemin du retour de l’école, la neige tombe à gros flocons. Marie, gelée, donne la main à Marianne pendant que Daniel marche une vingtaine de mètres devant elles. Leurs godillots bon marché produisent un bruit de succion à chaque pas, les semelles collent au sol, engluées dans le maigre matelas blanc presque fondu. En tirant la langue, les enfants s’amusent à recueillir dans leur bouche ces cristaux glacés dont ils apprécient le goût métallique.

    La classe… Lieu d’amitié et d’émancipation, mais aussi épicentre d’une mise en abîme, de confrontation à des impossibilités. Si leur frère est un élève moyen, les filles sont plus en difficulté. Marianne devrait apprendre à lire cette année, mais son cerveau semble réfractaire à cet art abstrait qui consiste à associer des lettres à des sons. Marie, quant à elle, est réputée distraite, parfois même bagarreuse. Elle n’hésite pas à attraper par les cheveux l’une ou l’autre de ses camarades qui viendrait à lui jeter un regard torve ou pire, une moquerie sur son niveau scolaire. Impétueuse, Marie a cassé une dent à Denise, une fille de bonne famille qui, malgré les blouses qui leur tiennent lieu d’uniforme, perçoit bien leur différence de classe, le gouffre culturel qui sépare les deux tribus.

    Le père de Denise est négociant en vin de Bordeaux tandis que celui de Marie est ouvrier viticole, petite main dans les rangées de ceps de Merlot et de Cabernet Sauvignon. Rien de déshonorant, bien sûr, mais cela donne matière à la jeune bourgeoise pour tourmenter sa victime.

    Ce jour-là, après avoir fait quelques détours dans Blaye avant de rentrer à la maison, Marie s’arrête brusquement devant la fontaine de l’allée des soupirs, et pose son cartable sur le sol pour en extraire trois cahiers, reliés par une sangle noire. La cadette l’observe, sans comprendre ce que prépare son aînée. Cette dernière sourit, lève son trophée au-dessus de sa tête et jette à l’eau les carnets d’orthographe et de mathématiques de son ennemie. Daniel se retourne au même moment et comprend ce qui se joue. Il ne peut s’empêcher de réprimander sa sœur, conscient des punitions que cela pourrait lui valoir.

    En classe, les maîtresses ne se privent pas pour donner des coups de règle en acier sur les doigts ou pour tirer sèchement quelques mèches de cheveux, mais ce que Daniel craint par-dessus tout, c’est la réaction du père, si ce dernier vient à apprendre l’incident. Depuis trois ou quatre ans, le vieux boit davantage, ses sautes d’humeur sont de plus en plus fréquentes. Daniel se demande souvent ce qui provoque cette rage sourde tapie au fond de ses yeux, son besoin de s’alcooliser pour oublier. Mais pour oublier quoi ?

    Du passé du père, on connaît peu de choses. On sait qu’il a grandi en Charente, qu’il lui reste sa mère en ce bas monde, mais pour le reste, c’est l’omerta. A-t-il eu des frères et sœurs ? Et son père à lui, existe-t-il ? Est-il toujours vivant ? Daniel n’a osé aborder le sujet qu’une seule fois et pour unique réponse, il a reçu une paire de gifles, le condamnant au silence.

    L’aîné sort de ses pensées pour observer à nouveau la scène :

    — Marie ? Ça ne va pas, la tête ? Comment vas-tu expliquer ça, si quelqu’un t’a vu prendre les cahiers et qu’on ne les récupère pas ?

    — Arrête de faire ta poule mouillée, Daniel ! Comment veux-tu que je me fasse pincer ?

    Le trio retourne à la maison où il retrouve Marthe, épuisée par les deux marmots de six mois et deux ans, les derniers-nés de la famille.

    Le père rentre en début de soirée, s’installe à la table de la cuisine et se sert un verre de rouge. Peu de temps après, on frappe à la porte.

    Marthe se déplace et ouvre à la visiteuse tardive. C’est la mère de Denise qui vient se plaindre, on a aperçu Marie voler les carnets de sa fille. Le père se lève sans mot dire, va dans la pièce voisine et attrape violemment Marie par la manche. Amenée devant la mère de Denise, la fillette nie puis, sous l’insistance du vieux, avoue. « De toute façon, elle l’a bien mérité, Denise. Et ses cahiers, elle ne les reverra jamais, ils sont partis à la flotte ! »

    Pas le temps de reprendre son souffle que Marie est catapultée contre le mur par le coup au visage que lui porte Bujold. Effarée, la visiteuse se tait, écarquille les yeux, recule et finit par faire demi-tour.

    La porte d’entrée se referme, Marie reste seule face à son bourreau. Celui-ci sort sa ceinture en cuir des passants de son pantalon et commence alors la séance de punition qu’il a décidé de lui infliger. Marie, révoltée, serre les dents, ne crie pas. Elle sait. Elle sait que ce ne sont que les prémices de ce qu’elle va endurer. Ce soir, il reviendra dans sa chambre. Il attendra que la mère, exténuée par ses marmots, s’endorme. Que Marianne, couchée dans la minuscule pièce voisine, soit plongée, elle aussi dans un sommeil profond.

    Il abusera de sa fille.

    Encore.

    Le lendemain midi, en mettant la table, Marie, l’âme et le corps blessés, n’a qu’une obsession. Tuer le père. Elle attrape des aiguilles de couture et les glisse dans la mie du morceau de pain posé à côté de son assiette. S’il les avale, s’il saigne, si son ventre se déchire, il crèvera. Alors je serai libre.

    À peine a-t-il touché sa nourriture que le père a appréhendé le rempart innocent que sa fille a tenté de construire. Lentement, il se lève et jette la tranche dans la poubelle, lance un regard assassin à Marie. Il est tout-puissant, son enfant n’est qu’un objet et devra se contenter de cette

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